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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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25 avril 2024

Étude critique de la notion d'HISTOIRE DU SALUT ; la place centrale de la RÉSURRECTION du Christ

L'histoire du salut a souvent été racontée de façon un peu mythique : Dieu crée le monde, puis il crée l'homme ; or l'homme pèche, pour sauver l'humanité Dieu envoie son Fils, etc. Le catéchisme d'aujourd'hui a souvent pris ses distances par rapport à cela, en particulier par rapport à la doctrine du Péché originel. Mais en fait ne faut-il pas aborder la chose du Christ d'une manière différente ?

C'est ce à quoi s'est employé Jean-Marie Martin en début d'année du cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1966-67. Ce cours est donc très ancien et il y a sûrement des passages qu'il modifierait, mais cela donne de nombreuses pistes très intéressantes pour nous aider à changer de regard.

Dans cette transcription le mot "Église" a différents sens, ça va du grand sens qui désigne toute l'humanité convoquée (parfois notée ici Ekklêsia) jusqu'à l'Église catholique (où on a un magistère), en passant par l'Église apostolique.

 

Étude critique de la notion d'histoire du salut

La place centrale de la Résurrection du Christ

 

 

On nous a demandé de parler de "l'histoire du salut". Nous comprenons très bien que dans un domaine proprement exégétique, on entreprenne de réciter l'histoire du salut. Cependant nous allons interpréter cela en fonction de notre discipline propre qui est la théologie, c'est-à-dire la tentative de lecture rationnelle du donné de la foi, avec toutes les exigences de la raison. Nous allons donc commencer par une étude critique, un examen libre de cette notion d'histoire du salut.

 

1°) L'ANECDOTE DU SALUT

 

Nous voulons refuser l'anecdote du salut. Ce que nous appelons "l'anecdote du salut", c'est l'historiette bien connue que voici :

Dieu créa le monde, puis il créa l'homme ; or l'homme pécha ; il fallait de quelque manière que, pour sauver l'homme – dans l'hypothèse évidente où Dieu voudrait le sauver, ce qui est assez conforme d'ailleurs à la notion abstraite de Dieu –, Dieu envoya son Fils ; donc son Fils s'incarna ; ici se situent les Évangiles ; puis le Christ institua l'Église avec des sacrements qui sont des moyens pour appliquer les mérites acquis par la mort du Christ, etc.

Voilà l'historiette qui est censée répondre aux questions essentielles de l'homme.

Notez qu'ici nous ne parlons pas de "l'histoire du salut" mais de "l'anecdote de l'histoire du salut", c'est-à-dire de la façon - que nous pensons d'ailleurs désuète et qui fut trop divulguée -, de lire le salut.

Devant ce texte, ce tissu continu, nous faisons les remarques suivantes.

 

1/ D'abord le fil et la trame ne sont pas homogènes. Nous avons un compromis entre l'histoire et la métaphysique. Il y a des faits, mais des faits reliés par une explication qui tente de leur donner une certaine unité, une certaine intelligibilité, c'est-à-dire une cohérence intrinsèque et aussi une intelligibilité par rapport à la requête éventuelle de l'homme. C'est un tissu que nous appelons anecdotico-logique. Et c'est un tissu qui habillait le catéchisme que nous avons appris.

Or nous soupçonnons qu'en tout cela "l'anecdote" - nous allions dire "le fait divers" car d'une certaine manière les événements ainsi présentés ne sont pas autre chose que des faits divers, et qu'y puis-je si nous ne nous intéressons pas aux faits divers ? – l'anecdote (le fait divers) ne garde pas le sens authentique de l'histoire sacrée. Il y a les faits, et il doit y avoir une certaine manière de les lire.

 

2/ Par ailleurs l'aspect logique du récit, les liaisons logiques qui sont instituées entre ces faits, outre qu'elles paraissent assez peu nécessaires, assez peu logiquement concluantes, appartiennent à des tentatives d'interprétation en général postérieures à l'énoncé des faits. Nous n'avons pas raconté tout à fait l'anecdotico-logique de la rédemption telle qu'elle est exposée depuis des siècles et des siècles, nous n'entrons pas dans le détail, mais de toute façon ceci, sous cette forme, n'appartient pas aux sources du christianisme. C'est une sorte de réflexion qui est d'ailleurs relativement légitime, mais à son plan, à son ordre. Cette réduction, cette tentative de cohérence ne recouvre pas totalement l'intention initiale qui présidait à la proclamation des faits.

 

3/ Enfin autre critique. Personnellement nous ne nous sentons pas concernés par une histoire de ce genre. Aux problèmes que nous nous posons, ce tissu d'anecdotes ne répond pas. Il suppose d'ailleurs un certain nombre de notions qui ne nous sont pas spontanément familières, et quand nous disons "nous", nous ne parlons pas tant de nous-même que de l'homme conscient et exigeant que nous imaginons courant. La notion de péché n'est pas spontanément familière, et corrélativement, celle de salut ne s'impose pas non plus. Ces notions de péché et de salut telles qu'elles ont été réduites par une certaine lecture morale ou moralisante, ou théologisante, ou théologisée, ne comportent pas la vigueur nécessaire pour s'imposer à nous. On dit : ce monde n'a plus le sens du péché. Oui, mais si l'on pense que le péché est ce qui a été défini dans les manuels de théologie morale du XIXe siècle, on comprend très bien pourquoi !

 

2°) FAIT ET INTERPRÉTATION

 

Ce que nous venons de dire de façon sommaire et caricaturale de l'anecdote du salut pourrait se transposer de façon plus sérieuse au plan de l'histoire du salut, avec toutes les corrections que suppose cette transposition.

Le terme d'histoire est un terme ambigu. Il peut désigner l'histoire vécue ou l'histoire lue, c'est-à-dire racontée ou interprétée. Les Allemands ont deux termes pour cela. Il faudrait réfléchir longuement sur les rapports du fait et de l'interprétation, c'est-à-dire les rapports de l'histoire vécue et de l'histoire lue, interprétée.

Or une première chose est certaine, c'est que le christianisme ne consiste pas essentiellement ni même principalement dans un fait nu, un fait dénué de toute interprétation. Il y aurait à contester que le christianisme soit essentiellement historique, ou que la temporalité (ou l'historicité) définisse l'essentiel du christianisme. Ce n'est pas le cœur du christianisme que d'être une histoire.

 

Donc pour nous le christianisme ne consiste pas essentiellement dans le fait nu. Ce qui est proposé à notre foi, ce n'est pas le fait, c'est le fait "dit", le fait "dans la Parole". Autrement dit, c'est un certain sens ou une certaine interprétation porteuse du fait que cette Parole interprète. Par là nous disons qu'il y a deux choses :

  • il y a que le contenu du christianisme n'est pas un fait historique brut, mais l'énoncé de ce fait historique, ou l'interprétation, ou la diction de ce fait ;
  • et il y a aussi cette autre chose que le christianisme n'est pas constitué et d'un fait d'une part, et d'une interprétation surajoutée à ce fait d'autre part, mais qu'il est constitué principalement et essentiellement par le sens, par l'interprétation, sens qui est lui-même porteur (porteur par en-haut) du fait brut lui-même.

L'histoire sacrée n'est pas une série d'événements dont nous serions susceptibles dans un second temps de conjecturer le sens, mais l'histoire sacrée est la "dictio" faite par Dieu.

 

Plus profondément – et là nous allons dans une autre direction - mais tout se tient – l'histoire sacrée est l'interpellation de nous-même qui s'exprime dans le langage des faits narrés de l'histoire sacrée. Nous trouvons ici d'une certaine façon une nouvelle étape. Il y a l'histoire racontée, l'histoire de Jésus qui est né, a vécu, est mort, est ressuscité, - pour ne prendre que cette portion de l'histoire sacrée -; et il y a l'histoire vécue de mon rapport à Dieu. Ce qu'on appelle l'histoire sainte, c'est la première ; la seconde, l'histoire vécue de mon rapport à Dieu n'est pas une histoire narrée et n'est pas une histoire sacrée. Le mot histoire n'a pas un sens identique, c'est-à-dire que le temps n'est pas le même quand je considère le temps narré dans l'histoire sainte et le temps que je vis dans mon rapport à Dieu. Et pourtant ces deux temps ne sont pas simplement juxtaposés parce que l'histoire narrée est une histoire qui me concerne. Elle est racontée par Dieu pour moi. Il faudrait alors essayer de comprendre comment en un sens l'histoire sainte est plus que ma vie, mais précisément à la mesure où elle est autre chose que de l'histoire. Et pour expliquer ceci, il faut comprendre que l'histoire n'a pas un sens immanent en elle, que le sens de l'histoire n'est pas de la temporalité.

Ce principe méthodologique important est d'emblée facile à saisir. C'est qu'en théologie nous avons à écouter la Parole de Dieu et non pas à conjecturer le sens des événements du salut. Nous voulons dire que le donné de la foi ne se borne pas à énoncer des faits, mais annonce quelque chose pour nous, autrement dit que la Parole de Dieu concerne d'abord le sens, l'interprétation de ces faits qu'elle porte avec elle ensuite. Et l'essentiel est cette donnée du sens.

 

La Parole de Dieu est sa Sagesse éternelle, est son secret, son sens caché. Il y a un mot grec qui nous paraît très central, très important, le mot mystêrion qui désigne le secret de Dieu[1]. Ce secret se révèle, se dévoile ; et ce dévoilement donne le sens de l'homme et de l'histoire. Il se dévoile dans une expérience spirituelle, dans une communication de la Sagesse qui est constitutive de l'Ekklêsia.

Nous parlons ici de la Révélation aux apôtres, de la Parole de Dieu en tant qu'elle est essentiellement constituante de l'Ekklêsia, en tant qu'essentiellement ecclésiale. Tout se tient. L'homme n'a pas de sens sinon dans l'Ekklêsia et sinon par rapport au Christ. Tout est en tout.

Mais ce que nous voulions noter ici, c'est ce principe méthodologique que notre source, le principe de notre réflexion, c'est la Parole de Dieu, ce que Dieu dit. Cela distingue notre fonction de croyant d'abord, et de théologien ensuite, de la fonction de l'historien qui procède par la recherche conjecturale du sens d'événements préalablement attestés, alors que nous partons du sens, et que le sens même est une donnée. Cela nous distingue aussi du travail du philosophe pour d'autres raisons. Cela fait que de toute manière l'individu n'est la norme ultime ni de son agir ni de son savoir dans le christianisme. Le théologien ou le croyant est d'Église, il n'a accès aux choses du christianisme que dans et par l'Église qui est porteuse de la Parole de Dieu.

 

3°) PAROLE CONSTITUTIVE DU CHRISTIANISME

 

Nous ne précisons pas encore en quel sens le Christ lui-même est la Parole de Dieu. Il est la Parole de Dieu : non seulement il la dit, mais il l'est.

Pour rester dans des choses relativement simples nous voulons, en plus, marquer que la communication de la Parole se fait essentiellement dans la Résurrection. La rencontre spirituelle du Christ ressuscité est une expérience, une expérience que, si le mot ne vous faisait pas peur, nous appellerions "intellectuelle" au grand sens du terme, qui s'est exprimée dans toute une imagerie de l'apparition, de la vision de la gloire, etc. Mais au-delà de ces expressions symboliques, ce qui fait le fond de cette réalité communiquée est une expérience intellectuelle.

Regardons le début de 1Cor 15 qui est un des lieux privilégiés du témoignage de Paul où il rappelle ce qu'il a transmis et qu'il avait lui-même reçu, à savoir : la mort selon les Écritures, la Résurrection au troisième jour selon les Écritures (ce qui est l'embryon de notre Symbole des apôtres, une sorte d'attestation des faits essentiels) ; et puis ensuite Paul énumère toute une série d'attestations : « il fut vu (il apparut) » par de nombreux témoins, et à la fin : « et finalement il fut vu comme au dernier, par moi aussi ». Cette expérience de Paul fut à l'origine de notre foi et par suite de notre théologie. Jean dira de même : « Et nous avons vu sa gloire » (Jn 1).

Ce qu'ils attestent, ce n'est pas d'avoir vécu avec un homme, cela ils l'attestent secondairement ; ce qui donne le titre d'apôtre, c'est d'avoir le vu le Ressuscité comme tel. Et c'est en cela que consiste la communication de la Révélation, du dévoilement du secret à ceux qui furent les témoins de la Résurrection, et qui tirent de cette qualité de témoins le rôle d'apôtres (en 1 Cor 15 Paul revendique son titre d'apôtre de son expérience du Christ ressuscité).

Nous pouvons appeler ceci une connaissance expérimentale, religieuse. Ce qui importe, c'est de bien voir qu'il s'agit d'une connaissance spirituelle et intellectuelle, et non pas d'une simple attestation sensorielle. La Résurrection du Christ n'est pas un miracle entre autres, un fait divers. La Résurrection du Christ ne peut pas être comparée par exemple à la résurrection de Lazare puisque celle-là reste au plan d'un fait, d'un fait miraculeux qui remet Lazare dans une vie cosmique avec la nécessité de mourir à nouveau. Alors que la résurrection du Christ est une transformation, une résurrection à une vie autre que cosmique, c'est-à-dire autre que liée aux conditions spatio-temporelles de notre monde, vie que nos sources appellent aïonique, ce que l'on peut traduire par "éternelle", une vie d'un autre type que la vie dont nous avons l'expérience. La Résurrection du Christ le fait passer à une vie neuve. Et le dévoilement, c'est-à-dire le contact, l'expérience de cette vie neuve est la Bonne Nouvelle essentielle, l'annonce heureuse de l'Évangile. C'est la bonne nouvelle non pas pour la seule personne du Christ, cela c'est l'Évangile précisément, c'est la bonne nouvelle parce que c'est la communication du secret de Dieu sur l'humanité (cf. 1Cor 15 où sont développées nettement les relations singulières du Christ et de tous).

Ici nous avons à rejeter les petites idées qui nous restent d'un Christ simple individu qui "mérite" par rapport à nous. Il y a entre le Christ et les hommes une relation qui n'est pas exprimable dans les catégories de causalité ni physique ni morale du mérite. Il y a ce que nous appelons une relation singulière que Paul essaie de décrire, d'exprimer, et qu'il faut saisir. Pour cela il faut broyer, briser nos petites catégories rationnelles simplistes qui régissent nos façons de comprendre les relations d'un homme à un autre homme. Les relations du Christ à chacun de nous ou du Christ à tous ne sont pas pensables avec les catégories que nous utilisons pour comprendre le rapport d'un homme à un autre homme ou d'un homme à d'autres hommes. Il y a là une réalité mystérieuse, singulière, qui est un des points essentiels du christianisme, qui fait que la vision même de la Résurrection du Christ est simultanément la vision du secret de Dieu sur l'humanité. Nous tâcherons de nous approcher de ce rapport, d'en saisir quelque chose selon le mode propre selon lequel cela a été exprimé dans nos Écritures, selon un certain type symbolique d'expressions qui nous permet d'en apercevoir quelque chose, même si une théologie rigoureusement rationnelle ne peut parvenir, de par sa nature même, à en exprimer le caractère singulier, original.

Donc cette expérience a, de par soi, quelque chose de trans-temporel, à la mesure où elle est la connaissance du secret trans-temporel de Dieu, à la mesure où elle est la rencontre du Christ trans-cosmique, du Christ au-delà de ce monde, du Christ ressuscité. C'est une véritable expérience spirituelle. Et ce qui fonde notre christianisme, c'est la perception de cela, ce n'est pas le fait comme fait. Ce n'est pas l'historicité qui marque le caractère spécifique du christianisme, moins encore son caractère essentiel. Par sa Résurrection, le Christ échappe à l'histoire, c'est-à-dire que par là, il n'est pas contenu dans l'histoire, mais que précisément il la contient. Le Christ contient l'histoire : c'est une chose que nous aurons à expliquer, en particulier à travers des expressions comme celle que nous rencontrons chez Paul : « Le Christ est l'archê (l'origine, le principe) ».

 

Dans cet exposé de la Parole de Dieu, Parole constitutive du christianisme, nous avons marqué le caractère central de la Résurrection du Christ. Nous montrons maintenant par rapport à cette expérience, le rôle des apôtres.

Les apôtres sont pour eux-mêmes témoins, au sens strict, de la Résurrection du Christ. Ceci est une caractéristique de l'Église apostolique. Nous dirons que les conditions ne sont pas tout à fait les mêmes dans l'Église sub-apostolique, c'est-à-dire dans l'Église d'après la mort des apôtres. L'épiscopat, qui est le successeur de l'apostolat, hérite de certaines fonctions de l'apostolat mais non pas de toutes, et non pas d'être témoin au même sens que les apôtres le furent de la Résurrection du Christ. Nos évêques, pour infiniment vénérables qu'ils soient, ne sont pas les témoins de la Résurrection du Christ au sens plein. (Nous savons bien qu'on vous demande d'être vous aussi témoins, mais faisons attention à l'ampleur que l'on accorde à un terme dans telle ou telle circonstance.)

 

Donc parce qu'ils sont "apôtres", c'est-à-dire envoyés, les apôtres ont pour fonction essentielle de communiquer leur expérience. Ils l'expriment par la parole, par l'écrit, dans un langage humain communicable. Car l'expérience, la connaissance à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure, est une connaissance de type non exprimable, comme saint Paul lui-même le dit : « des paroles indicibles ».

C'est l'expérience qui est constitutive du christianisme, quelque chose qui dépasse l'ordre proprement humain, qui rattache le christianisme à quelque chose d'autre que de l'humain, même dans son mode et son type d'expression.

Et de cette communication, notez bien, l'épiscopat n'hérite pas non plus. Car ce que les apôtres expriment à ce titre est la Révélation. Ils sont en cela les instruments, au moins dans certains cas, de la Parole de Dieu. Or l'épiscopat ne révèle pas, le Souverain Pontife ne révèle pas. Ceci nous paraît assez important, ne serait-ce que pour saisir la structure des différents temps et le caractère hétérogène des temps dans l'économie, celle du secret de Dieu, et l'existence en particulier d'un certain kaïros, (temps privilégié, référentiel) par référence à quoi nous nous situons. Il y a eu une certaine tentative d'assimiler les temps et de saisir le rôle de l'Esprit dans l'Église sur le plan de ce que fut le rôle de l'Église dans l'âge apostolique, ce qui est une erreur.

 

Nous avons dit que les apôtres traduisaient leur expérience. Notez bien qu'ils ne déduisent pas d'une expérience des conséquences anthropologiques par exemple. Nous savons que Paul (1 Cor 15) paraît le faire lorsqu'il assure la Résurrection de l'humanité par le fait de la résurrection du Christ. Mais ce qui fait la valeur de son témoignage n'est pas la valeur de son raisonnement logique. Ce qui importe pour nous, c'est que dans le point unique de leur expérience spirituelle que constitue la rencontre du Christ ressuscité, ils ont simultanément perçu le destin de l'humanité et le secret de Dieu sur cette humanité. Il y a une vue globale de type non discursif, non temporel, non mental au sens humain du terme, qui est une vue d'une vérité non pas à partir d'une autre vérité (ex : à partir de), mais dans une autre vérité (in : dans). Ils ont vu dans le Christ ressuscité l'enseignement, le rayonnement qu'il comporte. D'où le développement de Paul sur le statut nouveau de l'humanité révélé en Jésus-Christ qui s'exprime chez Paul par l'opposition avec la situation de l'homme adamique, le vieil homme comme dit saint Paul.

En particulier, Paul s'est plu à ressaisir le secret de Dieu sur l'humanité à travers la résurrection du Christ. Les Synoptiques, puis Jean, eux, relisent, revoient dans la lumière de l'expérience spirituelle de la Résurrection leurs souvenirs personnels de leur vie (de leur convivium) avec Jésus, et c'est cela qui est attesté. À travers leur récit, ce qui est attesté, c'est la résurrection du Christ. L'Évangile, c'est cela et non une biographie au sens moderne du terme.

Les problèmes que nous évoquons sont surtout abordés en exégèse, surtout en perspective de genre littéraire. Nous arrivons ici à des conclusions un peu semblables, mais nous ne situons pas le problème sur le même plan. Pour nous, il ne s'agit pas tant de genres littéraires différents que de types de connaissance différents. Notez au moins que nous recoupons ici une donnée acquise aujourd'hui par l'exégèse contemporaine.

 

 Il nous faut ici faire intervenir un certain nombre d'écrits qui sont appelés en un sens encore particulier Parole de Dieu, ces écrits apostoliques ayant très vite été considérés par la communauté chrétienne sur le type selon lequel étaient considérés les écrits de l'Ancien Testament, c'est-à-dire comme Parole de Dieu. Et nous avons là à la fois une attestation historique de ce que disent les apôtres, et à un autre titre, la Parole de Dieu au titre de l'inspiration. Nous sommes donc encore ici au plan du langage exprimé, c'est-à-dire du langage verbal, communicable, dans le vocabulaire humain.

Il y a donc un langage référentiel pour les âges suivants. Et comme nous le disions, le point de départ pour la théologie n'est pas la spéculation conjecturale sur le fait brut, mais l'audition du sens tel qu'il s'exprime dans la Parole. L'Église ensuite ne s'appuiera pas sur de nouvelles révélations constitutives, mais la pensée de l'Église montre que lorsqu'il s'agit de décider à propos d'un problème neuf qui surgit, on se réfère à l'Écriture. Et c'est là le caractère référentiel, axial, de l'âge apostolique.

Ceci peut créer un certain nombre de difficultés et de problèmes pour une mentalité moderne où l'on pense que la vérité est plutôt en avant qu'en arrière dans le temps. On ne peut d'ailleurs résoudre ces difficultés que si l'on pense que l'intérêt du temps apostolique n'est pas d'être derrière mais d'être d'une certaine manière au-dessus du temps, de n'être pas complètement immergé dans l'histoire.

Nous verrons d'ailleurs que ce point central (axial), que les spéculations sur le commencement (qu'il s'agisse du commencement du cosmos ou des différentes formes de ce commencement), et que les spéculations sur la fin (l'eschatologie) – ces trois points (le centre, le commencement et la fin) – ont des façons différentes de se poser par rapport à quelque chose qui est essentiellement considéré comme n'étant pas uniquement dans la ligne du temps, mais quelque chose de transcendant et de principiel par rapport au temps. Autrement dit, la conception chrétienne du temps exige qu'on sorte du temps. La conception chrétienne de l'histoire exige un principe transcendant à l'histoire.

 

***

 

Il nous faudrait noter aussi, rapidement, que nous autres, auditeurs de l'Évangile, ne sommes plus témoin dans le même sens, nous n'avons pas l'évidence. D'autre part, nous ne croyons pas en vertu d'arguments au sens strictement logique du terme, mais en vertu d'une action de Dieu qui se reconnaît en nous dans le fait même d'adhérer à l'annonce. L'Évangile, dit Paul, est une dynamis de Dieu pour le salut de tout croyant. C'est une activité actuelle de Dieu.

On peut aussi appeler Parole de Dieu cette activité de Dieu agissant à l'intérieur de tout auditeur. Seulement il ne faut pas confondre les choses : cette activité de Dieu n'a pas pour effet de susciter en nous une doctrine nouvelle, une révélation, elle contribue à nous faire reconnaître l'affirmation référentielle. Elle n'est pas révélation dans le même sens que précédemment : c'est une activité en nous de reconnaissance et non pas de connaissance. Sous l'action de la foi, nous ne nous sentons pas prophètes, révélateurs, nous nous saisissons comme étant de l'Église apostolique. Nous nous reconnaissons dans le langage des apôtres, et du même coup nous sommes introduits dans cette Église, et cette introduction procure le salut.

À ce que nous venons de dire de la Parole de Dieu, il faut ajouter d'autres aspects, en particulier sur les conditions de la parole de Dieu dans l'Église sub-apostolique, c'est-à-dire qu'il faudrait préciser le rôle de l'Église magistérielle ; il faudrait bien distinguer le rôle de la révélation qui est une "action immédiate" de Dieu, même si elle se reconnaît dans l'expression apostolique, et "l'action médiate" que joue le magistère. Nous n'en avons pas le temps aujourd'hui. Nous voulons simplement que, méthodologiquement, vous sachiez quelle est notre source, et distinguiez bien entre d'une part la Parole de Dieu en elle-même, et d'autre part certaines fonctions qui existent dans l'Église, qui sont nécessaires, mais qui ne se confondent pas avec la Parole de Dieu elle-même.

 

4°) PROBLÈME DE L'HERMÉNEUTIQUE

 

De tout ce que nous avons dit de l'histoire, il suit que l'histoire racontée porte un sens qu'il nous faut saisir. Autrement dit, il suit de là que l'histoire racontée, l'histoire sainte, est le symbole d'autre chose, ce qui pose le problème de l'herméneutique, de l'interprétation. L'étude critique de la notion d'histoire sainte que nous avons entreprise sommairement aujourd'hui nous conduira à une enquête plus vaste concernant le langage. Les spéculations sur l'histoire peuvent être très intéressantes et très actuelles, mais nous pensons que le problème pour la théologie aujourd'hui, c'est le problème de l'interprétation du langage. Et ce problème-là recoupe un certain nombre de préoccupations très actuelles (Cf. Le traité de l'interprétation de Paul Ricoeur).

En premier lieu nous ferons donc prochainement la recherche d'une "théologie du symbole". Nous élargirons la problématique qui se posait ici par rapport au temps (qui est une des réalités du monde) jusqu'à la signification du monde. Nous verrons que le Christ est prince ou principe de l'histoire et de l'humanité ; nous verrons ce que signifie la révélation en lui du mystêrion (du secret) de Dieu sur le monde, et donc du sens du monde et de l'histoire.

 

Il est important de bien voir que le christianisme reforme notre sens de l'histoire comme notre sens de l'homme. Dire que nous avons un sens de l'histoire et que le christianisme y est conforme est absurde. Et le sens spontané de l'histoire, apparemment séduisant, n'est peut-être rien par rapport à celui que nous attendons de la Révélation du Christ.

 

[1] J-M Martin insiste beaucoup sur le fait de ne pas traduire le mot mystêrion, il l'associe au mot dévoilement (apocalypsis) ; voir par exemple Le dévoilement comme notion-clé du discours chrétien originel, partie I – Cette notion chez Paul et Le dévoilement comme notion-clé, Partie II – Nous avons vu sa gloire.

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