Les 3 sens de bereshit en Gn 1,1 ; le Christ commencement, tête et fils en Col 1,15-19
Dans la mystique juive, et notamment dans la kabbale, les premiers versets de Genèse ont été considérés comme renfermant les secrets de Dieu, en particulier le premier mot, bereshit en hébreu. Déjà dans la Bible, la littérature sapientielle fait cette lecture de Genèse en un sens spirituel, et saint Paul lui-même le fait.
Dans son cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73, Jean-Marie Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?) s'est référé à Colossiens 1, 15-19 et a été amené à parler des trois sens de bereshit : commencement, tête et fils. C'est ce cours qui figure ici.
Les 3 sens de bereshit en Gn 1,1
Le Christ commencement, tête et fils en Col 1,15-19
INTRODUCTION
La première pensée chrétienne lit le Christ comme appartenant aux premières réalités, de même qu'elle le lit comme étant la dernière chose. Nous savons déjà que l'eschatologie (ce qui concerne des dernières choses) est une dimension de la résurrection elle-même. Or il en va de même pour la protologie (ce qui concerne les premières choses). Tout se passe dans la première littérature chrétienne comme s'il était évident que le Christ n'est pas contenu dans sa parution historique. En d'autres termes, la rupture en tous sens de ce que l'historique a de limité appartient à l'affirmation de la résurrection.
En particulier saint Paul attribue au Christ ce que la pensée juive a conçu de la Sagesse préexistante de Dieu, un des lieux majeurs étant Proverbes 8 où la Sagesse dit : « Le Seigneur m'a créée, commencement de ses voies ». Voici ce qu'il dit en Colossiens 1 :
« 15Il est image du Dieu invisible, premier-né de toute création 16puisqu'en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre (…) 17et il est avant toute chose, et la totalité consiste en lui, 18et lui est la tête du corps [qui est] l'Église, lui qui est archê, premier-né d'entre les morts (…) »
Les titres du Christ énumérés dans ce passage sont tous empruntés à la littérature sapientielle. Dans cette littérature il est dit que la Sagesse est "image du Dieu invisible", qu'elle est "premier-né de toute créature", qu'elle est archê (principe, commencement). Il est donc bien évident que ce qui permet de retrouver la source du vocabulaire de ce passage, ce sont les textes sapientiaux que saint Paul relit pour exprimer à travers eux son expérience des dimensions du Christ. Or la littérature sapientielle elle-même, et probablement saint Paul qui l'utilise, se fondent l'un et l'autre sur une lecture de Genèse en un sens spirituel.
De toujours dans la mystique juive, et notamment dans la kabbale, les premiers versets de Genèse qui évoquent les premières choses, ont été considérés comme renfermant les secrets de Dieu, en particulier le premier mot, bereshit en hébreu. Il y a des spéculations infinies dans la mystique juive sur ce mot, même sur la première lettre, et même sur le point que les massorètes ont placé à l'intérieur de cette première lettre.
Il va sans dire que la démarche méditative, la façon de lire qui est mise en œuvre dans ce champ de réflexion, ne coïncide pas avec ce que nous appelons aujourd'hui lire. Bien sûr nous ne vous invitons pas à vous mettre à penser sur ce mode pour votre propre compte, mais ce qui nous paraît indispensable, c'est de savoir que saint Paul lit sur ce mode, et que par suite telle est la lecture que le Nouveau Testament fait de l'Ancien Testament.
Nous allons entrer là encore dans un type de spéculation rabbinique. En effet, dans la littérature juive contemporaine du début du christianisme, on reconnaît dans ce mot bereshit trois sens : le sens de "commencement" (ou "principe"), le sens de "fils" et le sens de "tête".
Ici nous ne faisons qu'énumérer le résultat d'études qui ont été faites sur le début du christianisme et dont le Père Daniélou fait état dans le tome 1 de son Histoire des doctrines chrétiennes pré-nicéennes, qui traite de la Théologie du judéo-christianisme, Desclée, 1958 (p. 221) dit que le mot bereshit signifie 1/ commencement (ou principe), 2/ tête et 3/ prôtotokos (prémices, premier-né, fils).
Nous allons essayer de voir pour notre compte ces trois sens, puis nous verrons comment ils se retrouvent en Col 1,15-19.
1) Les trois sens de Bereshit
1/ Le sens de "commencement"
C'est le sens le plus courant du mot, il ne fait pas de difficulté. Quand nous ouvrons n'importe quelle traduction française de la Bible, nous commençons par lire : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » En effet le mot bereshit signifie "au commencement" au sens le plus courant du mot, il est traduit dans les Septante par en arkhei, dans la Vulgate par in principio. Mais il existe une vieille tradition latine, antérieure à la Vulgate, que par exemple Tertullien utilise dans son Adversus Hermogenem, et qui traduisait bereshit par in initio, marquant de façon évidente la notion même de commencement.
2/ Le sens de "tête"
Il ne fait pas difficulté non plus. En effet, en hébreu ce mot se dit rosh, or bereshit est formé de la proposition be qui signifie "dans" et du mot reshit dont la racine est rosh. Par exemple les juifs appellent le début d'année : Rosh Hachana (la tête de l'année). Dans sa traduction André Chouraqui a pris "Entête" comme titre du premier livre de la Bible à la place de "Genèse" qui vient du grec génésis, les Septante ayant appelé Génésis (Création) ce premier livre.
D'ailleurs, dans la symbolique spontanée de nos langues, on remarque que :
- l'idée de tête n'est pas très étrangère à l'idée de commencement dans les expressions "venir en tête" et "la tête de la procession (ou de la manifestation)" ;
- de même on a l'expression "à la tête de", cette fois avec l'idée de commandement.
Nous avons déjà dit que les idées de commandement et de commencement étaient assez impliquées l'une dans l'autre, et les expressions que nous relevons ici ne sont pas des preuves mais seulement des traces de ce que nous voulons dire.
Ces réflexions ne sont pas inutiles à la mesure où Paul parle de la « tête du corps qui est l'Église » (Col 1, 18). Nous pouvons donc penser qu'il continue à gloser le contenu de ce reshit du mot Bereshit.
3/ Le sens de "fils" (de "premier-né")
Le troisième sens, celui de fils, paraît d'abord plus difficile à tirer de bereshit. Il faut le situer précisément dans l'idée de "premier" : premier-fait ou premier-né (prôtotokos). Autrement dit l'idée est contenue dans celle de "premier" ou de "commencement".
Parenthèse. Il peut vous paraître étrange d'assimiler rapidement le premier-fait et le premier-né, à la mesure nous avons derrière nous toute une théologie du genitum non factum (engendré et non fait) que nous récitons sur la forme "engendré et non créé" dans le Credo de Nicée en usage dans nos célébrations, distinguant ainsi la génération éternelle du Fils et la création, le faire et le premier-né. Or cette distinction, qui a une signification dans son domaine à l'époque où elle est apparue, est tout à fait inopérante dans les textes du Nouveau Testament. La création ex nihilo comme contre-distinguée de l'idée de génération commence à surgir en clair au début du IIIe siècle, dans l'Adversus Hermogenem de Tertullien[1] où elle apparaît pour la première fois, bien que par ailleurs Tertullien continue à assimiler "engendrer" et "faire" au point de vue du langage, il dit par exemple qu'il n'y a pas de différence entre "faire des enfants" et "engendrer des enfants".
Or à l'époque des premiers chrétiens, lorsqu'il s'agit des premières choses, on ne distingue pas entre "engendrer" et "créer" du point de vue du vocabulaire : "le premier fait" ou "le premier engendré", c'est la même chose. C'est donc dans une problématique postérieure que nous trouverons le genitum non factum ("engendré non pas créé") de notre Credo.
Donc le mot "créer", dans ce contexte, ne signifie jamais "tirer de rien", il signifie "produire" dans le grand sens du terme, de quelque manière que ce soit.
Ainsi la première chose créée au sens large, la première née, la première émanée de quelque manière de Dieu, c'est prôtotokos. Et on comprend ainsi que la glose de "fils" ait pu s'introduire parfois dans le texte même de Gn 1, 1.
Il y a par exemple un texte curieux attesté par saint Irénée dans son livre Démonstration de la prédication apostolique (paragraphe 43)[2] :
« Il faut croire à Dieu en toute chose, car Dieu est véridique en tout, et [croire] qu'un fils existait à Dieu et il est, non seulement avant d'être apparu dans le monde, mais encore avant que le monde fût. Celui qui le premier l'a prophétisé, Moïse, dit en hébreu : "Baresit, bara elovim basan benowam sameni'ares", et cela se traduit en langue arménienne : "Dieu créa un fils au commencement, ensuite le ciel et la terre". »
Cela ne s'explique que si la glose interprétative que nous venons de recenser s'est glissée dans un texte qui donne lieu à cette citation.
S'il n'y avait que ce seul exemple, ce serait peu de choses ; il y en a d'autres. Par exemple, dans son Adversus Praxeam, Tertullien accuse les modalistes, partisans de Praxéas, de ce qu'ils lisent dans les premiers versets de Genèse : "Au commencement Dieu se fit à soi-même un fils" ! Il y a deux choses ici :
– premièrement il y a la lecture modaliste qui apparaît au IIe - IIIe siècle, selon laquelle le Fils et le Père ne sont que des modes du même et ne sont pas distincts. Contre cette hérésie, Tertullien dit qu'il y a une distinction, donc que l'on ne peut pas dire que "Dieu se fit un fils".
– deuxièmement, c'est une réfutation à propos d'une certaine intelligence d'un texte présupposé qui lisait d'une certaine façon dans le début de la Genèse la mention du Fils : Dieu fit un fils.
Ce n'est pas un simple jeu que de tenter de découvrir ce dont une mystique a rempli un mot, d'autant que le mot bereshit sera ensuite utilisé à partir de nos multiples acceptions pour dire ce qu'est le Christ par rapport aux premières choses qui sont l'objet de méditation dans cette mystique.
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2) Commencement, tête et fils en Col 1, 15-19
Voyons comment nous retrouvons ces trois sens de bereshit dans le texte de Paul.
« 15Il est image du Dieu invisible, premier-né de toute création 16puisqu'en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre les visibles et les invisibles, à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Principautés et les Puissances, la totalité par lui et vers lui a été créée, 17et il est avant toute chose, et la totalité consiste (ou subsiste) en lui, 18et lui est la tête du corps [qui est] l'Église, lui qui est arkhê, premier-né d'entre les morts en sorte qu'il soit prééminent en toute chose, 19puisqu'en lui il a plu qu'habite toute la plénitude ; 20et par lui il a réconcilié la totalité vers lui, faisant la paix par le sang de sa croix, soit avec les choses de la terre, soit avec celles du ciel. »
Remarque préalable.
Notons d'abord que le contexte immédiat du passage que nous commentons nous invite déjà à rechercher du côté de la Genèse. Ce qui précède dit ceci :
« 12Rendons grâces au Père qui vous a rendus dignes de participer à l'héritage des consacrés dans la lumière, 13qui nous a arrachés à la puissance de la ténèbre et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, 14(Fils) en qui nous avons la rédemption, l'abandon de nos péchés, 15lui qui est image du Dieu invisible… »
Nous avons là l'antithèse ténèbre/lumière qui est caractéristique des premiers versets de Genèse. Or cette idée de "lumière" appelle aussitôt l'idée d'image du Dieu invisible, principe de ce qui apparaît.
Et là, entre lumière, image, gloire, il y a une infinité de significations qui seraient importantes pour découvrir les premières articulations de la pensée chrétienne, à la mesure où sont impliqués simultanément ce qui remplace une ontologie et ce qui remplace une gnoséologie, c'est-à-dire l'articulation de l'être et du paraître, ou du paraître et du connaître. C'est vraiment dans ces lieux-là que pourrait être mise en cause même cette histoire du verbe "être" dont nous sommes prisonniers et dont c'est la fonction de la résurrection aussi de nous libérer.
Nous vous signalons la lecture que saint Paul fait de la parole « Que la lumière soit » en 2Cor 4, 6 « 6Car le Dieu qui a dit : "De la ténèbre luira la lumière" – allusion explicite à Gn 1 – c'est lui qui a fait luire dans nos cœurs en vue de l'illumination de la connaissance de la gloire de Dieu dans le visage du Christ. » La parole “Que la lumière soit” a lieu dans nos cœurs lorsque nous affirmons la résurrection, par exemple quand nous disons “Jésus est Seigneur". Nos cœurs sont le lieu originel de la Genèse.
Autrement dit, la Genèse est lue comme le récit archétypique de toute expérience de Dieu et non pas comme la fabrication de la réserve de matériaux et d'énergie que nous appelons la création. Il faut prendre conscience de cela pour entrer de quelque manière dans la lecture implicite que saint Paul introduit ici et qui nous conduira dans son développement à l'idée de Christ principe, Fils premier-né, tête du corps qui est l'Église.
Cette première remarque note simplement que le contexte rend plutôt favorable le recours à l'interprétation par Genèse du fait de ce rapport ténèbre / lumière. Maintenant, nous allons voir comment les trois sens que nous avons décelés dans le mot bereshit, et attestés de façon contemporaine à la lecture de Paul, sont repris explicitement par Paul à propos du Christ. Voyons ces trois mots.
1. D'abord le mot de "commencement".
Il se trouve au verset 18 b : « Hos estin arkhê (il est principe) ». Or il faut noter que le mot arkhê se trouve explicitement ici non pas à propos de la création du monde mais à propos de la résurrection des morts : il est arkhê prôtotokos ton nekron (premier-né d'entre les morts). Or nous savons le rapport qui existe entre la résurrection et les premières choses ; notre texte ici en est encore un témoignage explicite.
La première partie du texte se situe par rapport à la création, et, à partir de hos estin arkhê la seconde se situe par rapport à la résurrection : il s'agit des premières choses dans la résurrection.
Parenthèse sur le rapport résurrection/création.
Nous ne faisons pas de tour de force pour rapprocher création et résurrection. Celui qui est familier des premiers textes de la littérature chrétienne, voit cela à toutes les pages. Il me vient à l'esprit un texte magnifique de saint Justin [3] sur le rassemblement du dimanche c'est-à-dire le premier jour de la semaine. Justin explique que les chrétiens se réunissent le dimanche parce que c'est le premier jour, le jour où Dieu a fait jaillir la lumière d'entre les ténèbres et aussi le jour où le Christ a jailli hors de la mort. Il y a ce rapport constant entre mort et ténèbre d'une part, entre lumière et résurrection d'autre part. Et c'est ce rapport ici qui s'exprime dans la mystique du jour du Seigneur considéré comme premier jour ou parfois comme huitième, mais c'est toute une mystique originelle du dimanche.
Je vous dis ceci pour marquer le rapport étroit qui existe dans la première pensée chrétienne entre résurrection et création. N'en tirez aucune conclusion immédiate, mais c'est une chose qui nous est, même à ce niveau, spontanément étrangère.
Donc dans le texte de Colossiens, le mot arkhê se trouve à propos de la résurrection. Pour notre part nous pensons qu'il se trouve implicitement employé dans la première partie également. En effet on lit « 16en lui ont été créé toutes choses dans les cieux et sur la terre », ceci est le décalque exact de « dans l'arkhê il créa le ciel et la terre ». Alors bien sûr, pour vous cela n'est peut-être pas très convaincant parce que "en lui" et "au commencement" (dans l'arkhê), ce n'a pas de sens de substituer l'un à l'autre puisque nous entendons "lui" comme une personne et "commencement" comme un substantif abstrait désignant une réalité temporelle ! Or cette intelligence du mot arkhê date du IIIe siècle, elle est récente par rapport à la lecture que Paul peut faire.
Saint Paul et saint Jean et toute la première littérature chrétienne du IIe siècle entendent arkhê ou bien comme désignant la Sagesse[4] – et pour la plupart[5] la Sagesse est référée au Christ – ou bien éventuellement comme désignant "la matière", mais pas au sens moderne du terme, dans un sens qu'il faudrait expliquer.[6]
En effet, pour Hermogène « Dans l'arkhê Dieu a fait le ciel et la terre » veut dire : "Dans la matière Dieu a fait le ciel et la terre". Tertullien l'accusera de « faire du mot principium (arkhê)… quelque chose de substantivum et corpulentum » (AH, XIX, 1) c'est-à-dire une réalité consistante – dans le langage stoïcien les mots corpus et substantia sont à peu près identiques, et pour eux, tout est corpus, même Dieu est corpus[7] – « alors que, dit Tertullien, principium ou commencement n'est qu'un terme d'action, non un nom de substance (ita principium sive initium inceptionis esse verbum, non alicuius substantiae nomen) » (AH XIX, 2). Pour lui c'est un mot qui ne désigne rien d'autre que "le commencement". C'est du reste ainsi que nous lisons aujourd'hui. L'intervention de Tertullien est novatrice sous ce rapport. La distinction entre un mot d'action et un mot de substance est une grille grammaticale – et même précisément, de la grammaire stoïcienne – qui est appliquée sur le texte au détriment de la lecture traditionnelle du texte.
Or arkhê ne désigne pas le commencement d'une action, mais c'est un des noms du Christ dans toute la littérature antérieure à Tertullien, et cela de façon constante. Donc s'il y a difficulté pour nous dans le transport que nous faisons entre "en lui" et "dans l'arkhê", dans la première pensée chrétienne cela ne fait pas difficulté. En fait, tout cela peut être considéré comme broutille parce que dans notre texte de Colossiens l'idée de commencement est exprimée par la répétition à maintes reprises de l'antériorité du Christ. Verset 17 : « Il est avant toutes choses (pro pantôn) », voilà une affirmation de protologie, et cela sera repris à propos de la résurrection au v. 18 : « Il est le premier-né d'entre les morts afin qu'il ait la prééminence en tout. »
Pour toutes ces raisons – soit l'emploi explicite du mot arkhê une fois, soit son emploi soupçonné une autre fois, soit l'équivalence dans la notion d'antériorité et la préposition pro –, pour toutes ces raisons il y a ici évidemment une allusion au mot arkhê du début de la Genèse.
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2. Le sens de fils est explicitement exprimé lui aussi, et à deux reprises dans notre texte. D'abord par rapport à la création, puis par rapport à la résurrection :
– par rapport à la création : premier-né de toute créature (prôtotokos pantes ktiseos) v. 15
– par rapport à la résurrection : premier-né d'entre les morts (prôtotokos ek ton nekron) v. 18
Nous savons par ailleurs le rapport qui existe entre naissance (ou filiation) et résurrection dans la pensée antérieure de Paul. Vous vous rappelez le début de l'épître aux Romains et aussi ce qui est rapporté en Actes 13 dans le discours de Paul à Antioche de Pisidie : « Nous vous annonçons une bonne nouvelle : Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 32-33). Filiation, résurrection, prôtotokos (premier-né) ces mots-là désignent le même.
Ce qui serait important, ce serait de voir comment l'idée de cette naissance se réfère à l'ar-chétype de toute naissance, à cette naissance cryptique à laquelle il est fait allusion en Genèse, c'est-à-dire à la parution des premières choses ou de la première chose. C'est cela le mouvement du texte.
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3. Enfin le troisième sens, le sens de tête. C'est celui qui conduit, selon une certaine voie – il y en a d'autres également légitimes – à l'intelligence de ce mot très important de notre texte au v. 18 : « le Christ tête de son corps qui est l'Ekklêsia. » En ecclésiologie, cela a une importance considérable de savoir que nous ne pouvons pas partir de notre compréhension des rapports entre la tête et le corps pour entendre cela. En disant cela nous ne prétendons pas qu'une expression paulinienne de ce genre soit tout entière sortie du chemin que nous sommes en train de suivre, nous verrons qu'il y a d'autres genres d'attestations.
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Nous aimerions ajouter que, dans un texte comme celui-ci, il est très difficile de disjoindre l'aspect ecclésiologique et l'aspect cosmologique. En effet les "ta panta" dont il est question dans « 16en lui ont été créé toutes choses (ta panta) dans les cieux et sur la terre », "toutes choses" désigne effectivement ce que nous appellerions des créatures spirituelles car il est dit « toutes choses qui sont dans les cieux et sur la terre », et ensuite les choses qui sont "dans les cieux" sont énumérées, à savoir les Puissances, les Trônes, les Domination… toute cette angélologie de l'époque ; quant aux choses qui sont "sur la terre", ce sont les hommes et c'est cela qui va constituer le corps. Dans la perspective de Paul ici, ta panta désigne les hommes comme pantes par rapport à aparkhê en 1 Cor 15 tel que nous l'avons lu[8]. Et il en va de même du reste du mot ktisis qui signifie en général "création" mais qui chez saint Paul signifie "les créatures" c'est-à-dire "les hommes" : c'est la créature qui gémit en Rm 8. Il y a "les fils de Dieu" et "la ktisis", c'est-à-dire les ressuscités en Jésus-Christ et les hommes dans leur totalité.
En ecclésiologie nous avons beaucoup insisté pour donner le plein sens ecclésiologique et anthropologique de ces termes, il ne faudrait pas en conclure que cela n'a aucune signification cosmologique. Simplement, il faut bien entendre que cette distinction qui a tellement de vigueur chez nous entre les choses et les personnes est une distinction qui n'existe pas dans cette littérature, et que le monde est toujours considéré réellement dans le rapport de l'être-au-monde. En d'autres termes, il n'y a de monde que dans le regard de l'homme. Et c'est une longue histoire occidentale qui nous fait disjoindre ces choses.
Ce qui ici a une très grande importance, c'est cette idée de totalité (ta panta) en tant qu'unifiée, c'est-à-dire en tant que référenciée à la tête qui est son principe (arkhê). Là encore il y a quelque chose d'absolument fondamental dans la pensée paulinienne, qui est difficile à interpréter à la mesure où, d'un point de vue culturel, on oscillera toujours en le rapportant soit à une pensée juive soit à une pensée hellénistique – à chaque fois pensons-nous, que l'on fait l'un ou l'autre, on manque l'essentiel. Que l'on puisse le référer à une pensée juive, cela est clair d'après le mode de raisonnement typiquement juif que nous venons d'énoncer. Que cela puisse également se référer à une pensée hellénistique, cela est clair aussi à la mesure où il y a bien là un certain écho du « un et tout (hen kaï to pan) » du stoïcisme, stoïcisme que Paul a dû connaître dans son école de Tarse avant d'être disciple de rabbins à l'école de Jérusalem. Il y a un autre terme également, le terme de sunestéken qu'on traduit par "consister" ou "subsister" (sun = avec mais le "con" de "consister" n'a pas le même sens), "faire tenir ensemble", c'est un mot caractéristique du langage stoïcien également. Or nous ne pouvons pas être contents en ayant repéré culturellement soit un processus de pensée juive, soit un processus de pensée hellénistique. Ce qui est en cause ici, c'est de voir quel type d'expérience authentique de Paul s'exprime quand il fait usage de ce langage. C'est seulement à ce niveau-là que ce texte nous parle.
C'est un texte dont on ne peut pas ne pas parler en christologie. Nous avons vu ses références, nous avons vu comment de là se dégage une certaine compréhension du Christ, non pas par rapport à une histoire, mais par rapport à la totalité (ta panta). Nous avons vu que cela désigne une dimension de la résurrection. C'est à partir de là que vont se déployer des considérations sur la préexistence, puis sur la divinité du Christ, mais dans des problématiques différentes que nous aurons à commémorer plus tard.
[1] Cf. Le tournant théologique avec Tertullien IIe-IIIe s. : "De la cosmogonie à la création" et "Des puissances de Dieu à la Trinité".
[2] La traduction mise ici vient d'un article de Joseph Wolinski paru dans La Sagesse biblique de l'Ancien au Nouveau Testament, Lectio Divina 160, Cerf 1995, dans l'article "La Sagesse chez les Pères de l'Église", p. 438
[3] Cf. Pratique eucharistique de la 1ère Église (Justin) et récit de la multiplication des pains (Jn 6).
[4] Pour la Sagesse divine, cela vient de Pr 8, 22 dans la version grecque : « Le Seigneur me créa, arkhê de ses voies vers ses œuvres. »
[5] La Sagesse est le terme qui prend le plus d'importance au IIe siècle pour méditer sur le Christ, ce n'est pas le terme de Fils. Jusqu'à Tertullien et au-delà de lui, ce qu'il en est du Christ est médité à travers les mots Logos et Sophia, avec des nuances puisqu'en général c'est le Logos qui est la Sophia, mais chez certains comme Théophile d'Antioche dans les années 180, la Sophia est plutôt référée à l'Esprit Saint qu'au Logos.
[6] Cf. I – 2° de Le tournant théologique avec Tertullien IIe-IIIe s. : "De la cosmogonie à la création" et "Des puissances de Dieu à la Trinité".
[7] « La notion de corps se trouve appliquée à des domaines qui pourraient nous surprendre : tout est corps, la nuée est un corps, le soir, l'aurore, minuit, sont des corps (cf. Plutarque), la parole est un corps (cf. Sextus Empiricus), Dieu est un corps (Hippolytus), l'âme est un corps, les vertus sont des corps (cf. Sénèque) […] Si tout est corps, il y a tout de même place dans le stoïcisme pour la notion d'incorporels : “Les stoïciens comptent quatre sortes d'incorporels : l'exprimable, le vide, le lieu et le temps” (Sextus Empiricus, Adv. Math., X, 218) » (Jean Brun, Le stoïcisme, PUF, p. 54-55)
[8] Voir une lecture faite une autre fois : 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question