Symboliques de l'onction et du parfum à partir de Jn 12, 3 par JM Martin
En Jn 12, 3 se trouve une petite phrase qu'on peut longuement méditer : « Marie, ayant pris une livre d'un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l'odeur du parfum ».
Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean – c'est à lui qu'est dédié le présent blog – nous a introduits plusieurs fois dans le symbolisme peu connu de l'onction et du parfum à l'occasion de la lecture de Jn 12, 1-11. Ce qui figure ici en première partie vient d'un mélange de deux de ses interventions, d'où éventuellement des redites dans le texte, et pas vraiment d'introduction. Notez que J-M Martin préfère en général ne pas traduire le mot "pneuma" (qui est souvent traduit par "Esprit" dans nos Bibles).
Dans le message suivant figurera un extrait du livre de Frédéric Manns (o f m), L'évangile de Jean à la lumière du judaïsme, livre paru en 1991 chez Franciscan Printing Press, et épuisé aujourd'hui. Le passage choisi concerne la symbolique du nard et la symbolique de la maison en référence à Jn 12, 7. Il se réfère aux objets créés avant la fondation du monde. Jean-Marie Martin a parlé plusieurs fois de ces éléments cachés, mais pas à propos du nard.
Symboliques de l'onction, du parfum à partir de Jn 12, 3
Par Jean-Marie Martin
Regardons le verset 3 chapitre 12, celui qui suit le chapitre de la résurrection de Lazare. Il est question de l'onction d'un parfum faite par Marie de Béthanie.
« 3Marie prit alors une livre d'un parfum de nard pur de grand prix ; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de l'odeur de ce parfum. »[1]
« La maison fut remplie de l'odeur du parfum ». : la maison a l’ampleur du Royaume, de l’humanité appelée.
L'odeur dont il est question ici se distingue de l’odeur de corruption. En effet, d'après ce que va dire Jésus, l'onction de Marie est faite « en vue du jour mon ensevelissement » (v. 7). Cette onction sera donc symbole d'incorruptibilité. Or l'odeur d'incorruptibilité est appelée aussi "odeur de consécration".
L'odeur de corruption est mentionnée à propos de Lazare : « Il sent déjà car il est de quatre jours, » (Jn 11, 39) car à l'époque la corruption est censée commencer le quatrième jour. Et en ressuscitant le troisième jour Jésus n'a donc pas connu la corruption, ce qui accomplit l'Écriture citée par Pierre au jour de la Pentecôte : « Tu ne laisseras pas ton consacré voir la corruption » (Ac 2, 27).
Parenthèse. Aujourd'hui, au lieu de parler d' "odeur de consécration", on parle d' "odeur de sainteté". Il est vrai que le mot grec hagios peut être traduit par "saint". Cependant, à cause de la moralisation du mot "saint" dans notre langage, je trouve qu'il est préférable de le traduire par "sacré"… et ceci en dépit du fait que nous ne sachions pas ce que veut dire le mot "sacré" : il sert quand même de repère, et donc je préfère parler d'odeur de consécration.
Cependant, ici, il ne s'agit pas explicitement de la consécration christique (messianique), En effet, il y a deux verbes "oindre" chez saint Jean :
- chrieïn qui donne les mots Christ (Oint) et christianoï, notre nom de chrétiens,
- aléiphô, celui qui apparaît ici : « êléipsen tous podas jésou ».
Donc, la référence à l’onction consécratoire (l'onction christique) n’est pas immédiate dans notre texte, d’autant que Marie n’est pas habilitée à « oindre » (un roi, un prophète ou un prêtre)[2]. Oindre… C’est essentiellement le Pneuma qui oint
Cependant dans le texte il y a un rapport avec la consécration – on peut même prononcer le mot de consécration – du fait qu'on y trouve la thématique du pneuma qui oint. Ce rapport est second par rapport au mouvement du texte. Il y est fait allusion par la mention du verbe "emplir" (« Et la maison fut emplie de l'odeur du parfum »).
Emplir est un des noms du pneuma[3]. Par exemple à la Pentecôte on a ce verbe emplir : « L'Esprit emplit la demeure où ils étaient assis » (Ac 2, 2). Et nous avons aussi « L'Esprit du Seigneur emplit l'orbe des terres » (Sg 1, 7 – Introït de la Pentecôte), et puis Étienne est « empli de force et d'Esprit » (Ac 6, 5), autrement dit, le Pneuma emplit à toutes les dimensions. Donc nous avons des traits de Pentecôte à l'intérieur de ce qui se passe dans l'onction faite par Marie.
Dans le verbe "emplir" il y a l'idée de fluide, de liquide, cela fait donc partie de la symbolique du pneuma, y compris la symbolique du parfum.
Nous savons que le verbe "répandre" et aussi le verbe "emplir" que nous avons dans notre texte sont des verbes qui disent le Pneuma ou la gloire de Dieu c'est-à-dire la présence de Dieu. C'est une présence qui emplit la demeure. Les hébreux appellent ça aussi la Shékinah (l'habitante), du verbe shakan (habiter). Référence est donc faite ici à l'habitation de Dieu au milieu de son peuple. Ce verbe "habiter", nous l'avions dès le verset 14 du chapitre premier : « il a habité en nous » où figure le verbe grec skênoô (habiter sous la tente).
Le Pneuma est le déversement de la résurrection sur l'humanité. Dès le baptême le Christ est empli de Pneuma. Sa manifestation se fait dès la croix où il livra le Pneuma et où sont mises en évidence d'autres dénominations du Pneuma qui sont ruisselantes, comme l'eau et le sang qui coulent et qui sont également des émanations de la présence et de la gloire de Dieu.
« La maison fut remplie de l'odeur du parfum » : sentir ou entendre la présence de l'absent, c'est l’attestation de la résurrection. Il est absent du point de vue de notre sensorialité native, mais ce n'est pas une présence imaginaire. Saint Jean dit un peu plus loin qu'il est bon que Jésus s’en aille pour que le Pneuma puisse venir. Or, le Pneuma n’est jamais séparé de Jésus, le Pneuma, c’est la diffusion de Jésus ressuscité, c’est la présence parmi nous de Jésus ressuscité. Autrement dit, il y a un aspect sur lequel Jésus s’absente et qui est la condition même d’une autre présence.
Donc cette petite phrase – « et la maison fut emplie de l'odeur de myrrhe » – est extrêmement vaste, et dans son exiguïté elle fait appel à une symbolique attestée : une plénitude de sens emplit la petite phrase ! C'est un exemple de petite phrase johannique qu’on peut ressortir du texte et méditer pour elle-même, elle résume l’Évangile.
● Questions de parfum et d'odeur
► On a ici le verbe oindre. Est-ce que le verbe "enduire" est proche du verbe "oindre" ?
J-M M : Oui mais il y a ceci qu'enduire chez nous est réputé superficiel alors que très curieusement, même dans notre langue, l'essence du parfum, c'est l'intériorité : le parfum est censé pénétrer quand il est apposé, et emplir celui qui le reçoit.
Le parfum est sans doute une des dénominations les plus rares mais aussi les plus précieuses de la semence.
► Est-ce ce verbe "enduire" qu'on a dans le récit de l'aveugle de naissance en Jn 9 : Jésus crache sur le sol, fait de la boue avec sa salive et "enduit" les yeux de l'aveugle (v.6).
J-M M : Ici on a le verbe chrieïn (oindre), bien que la signification du geste de Jésus soit tout à fait autre à la mesure où c'est la reprise de Adam de Genèse 2 qui est fait de boue. Autrement dit le baptême est la reconnaissance de notre aveuglement natif, de notre boue native qui, lavée par les eaux du baptême, donne de voir en vérité. Car l'aveugle de naissance, c'est nous, c'est tous les hommes, nous sommes nés aveugles par rapport à l'essentiel des choses[4].
► Donc la dimension du pneuma, c'est le laver ?
J-M M : Voilà, et là il est dans la symbolique de l'eau.
► Qui dit parfum, dit odeur. Je crois que c'est un thème qui t'est cher. Peux-tu nous en parler ?
J-M M : Chez les Anciens, l’odeur est la révélation de l’essence, du plus intime
À propos de l'odeur il faudrait, mais nous ne pouvons le développer ici, étudier cette notion de façon très réaliste, dans le christianisme orthodoxe surtout, soit par rapport à la chrismation (donc au baptême), étant donné qu'elle est faite par une huile ou par un "myrrhon" qui embaume, soit par rapport à l'eucharistie, étant donné que l'eucharistie est originellement la louange, et que les symboliques de la louange et de l'odeur sont extrêmement mêlées dans les tous premiers siècles.
Par ailleurs, si l'on voulait faire une étude exhaustive et attentive de la notion de "pneuma" dans les premiers siècles, il faudrait tout un chapitre sur le pneuma comme "souffle odorant". Il y a là toute une symbologie de l'odeur, toute une dialectique aussi des rapports entre l'odeur et la lumière, ou si vous voulez, entre l'œil et le nez. Et c'est tout le thème de l'odeur de Dieu, une certaine odeur de divinité qui est conférée, qui existe avant la parution claire de la lumière
Il y a de magnifiques textes du IIe siècle sur la symbolique du parfum[5].
[1] Voir le texte lui-même : Jn 12, 1-7 : le parfum répandu par Marie-Madeleine. Odeur et mémoire du futur.
[2] De plus, pour l’intronisation royale, pour la consécration des prêtres du Temple ou l’investiture des prophètes, l’onction était faite avec de l’huile, une huile simple dans une simple corne, et non un parfum couteux dans un vase d’albâtre
[3] Le mot emplir est utilisé explicitement à propos du pneuma dans d'autres passages. Emplir (plêroun) signifie aussi "accomplir" c'est-à-dire mener une chose à sa plénitude. Cet emplir est à mettre en rapport avec le vide puisqu'il concerne ici l'absence de Jésus comme il le dit lui-même : « Moi, vous ne m'aurez pas toujours » (v. 8). J-M Martin a lui-même précisé ce rapport du vide et du plein : « Comme nous sommes dans l’ordre du don, cet "emplir" (qui est la même chose que le verbe donner) suppose le vide, un rapport à la vacuité. Il n'y a pas quelque part des pensées du vide et ailleurs des pensées du plein, ce sont des mots d'ordre pour débutants, et c'est faux. Là où il y a du plein, il y a du vide ! Le mot plein n'a pas de sens si le mot vide n'est pas là. L'exemple pratique de cela c'est la respiration. Il n'y a possibilité de recevoir le don du souffle que pour autant que j'expire. Il suffit de bien apprendre à expirer et l'inspiration viendra toute seule. »