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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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11 septembre 2024

Le Christ premier-né et principe d'une totalité unifiée

Comme le dit saint Paul, le Christ est premier-né de toute créature, en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre … Pour approcher cela Jean-Marie Martin développe la notion de pré-existence du Christ telle qu'elle est entendue par la première pensée chrétienne, et montre que le rapport du principe à la totalité se pense chez saint Paul dans le rapport tête/ corps.

Il s'agit d'un extrait du cours de théologie qu'il a donné à l'Institut Catholique de Paris en 1969-70, la première partie du chapitre sur le Corps du Christ.

Sur le blog figure une étude du même genre où le texte des Colossiens est lu et commenté de façon suivie (Col 1, 12-20 Le Christ premier-né et principe de la totalité)

 

Le Christ premier-né et principe d'une totalité unifiée

 

PLAN :

1) Préexistence du Christ

   a) Trois approches de la préexistence du Christ, le 3e étant la Sagesse de l'AT

   b) En Col 1,15-20 réminiscences de la Sagesse de l'AT qui est image, premier-né, arkhê

2) Premier-né et premier-créé – lecture de Gn 1, 1

   a) Lecture du 1e mot de la Bible, bereshit, en sens spirituel : commencement, tête, fils

   b) Ces trois sens dans le texte de Col 1, 15-30

3) Sens ecclésiologique du mot "corps" chez saint Paul.

   Similitude des rapports "principe / totalité" et "tête / corps"

 

Dans ce chapitre nous retrouvons la parole des sources en particulier saint Paul. En ce sens notre chapitre de maintenant peut être considéré comme une suite du chapitre 2 “Adam et l'humanité nouvelle”[1]. Nous n'allons guère que dégager les conséquences, au mieux les harmoniques ecclésiologiques de ce que nous avons étudié chez saint Paul à partir de son expérience de la résurrection.

Le texte central est ici Col 1, 15-20. Nous vous donnons d'abord lecture de ce texte que vous connaissez, que nous avons déjà eu occasion de considérer en christologie, mais dont nous allons désormais dégager les implications ecclésiologiques.

« 15Lui (le Christ) est image du Dieu invisible, premier-né de toute créature 16puisque, en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Principautés et les Puissances, la totalité par lui et pour lui a été créée, 17et il est avant toute chose, et la totalité consiste (ou subsiste) en lui. 18Et il est la tête du corps qui est l'Église, lui qui est arkhê (principe, commencement), premier-né d'entre les morts en sorte qu'il soit prééminent en toute chose, 19puisque il a plu [à Dieu] de faire habiter en lui tout le plérôme (la plénitude) 20et par lui de réconcilier la totalité vers lui, pacifiant par le sang de sa croix, soit les choses qui sont sur la terre, soit celles qui sont dans les cieux. »

À première lecture ce texte présente un certain nombre d'obscurités. Nous allons essayer d'en dégager quelques lueurs.

 

1) Préexistence du Christ

a) Trois approches de la préexistence du Christ par la 1ère pensée chrétienne

La première pensée chrétienne s'est intéressée à la préexistence du Christ, à son appartenance aux réalités préexistantes : préexistence par rapport à son apparence historique, préexistence même par rapport à la genèse de ce monde. Il s'agissait pour la première pensée chrétienne de prendre, pourrait-on dire, les "dimensions de Jésus".

Ce débordement de Jésus par rapport à son apparition historique s'est exprimé de 2 façons :

  • dans le témoignage de sa résurrection qui atteste ce qu'on pourrait appeler une "post-existence",
  • dans les recherches de sa "pré-.existence" :

 

Qu'en est-il de ces recherches concernant sa pré-existence ?

1/ Ce fut par exemple une tentative chez saint Justin que de trouver, dans les apparitions de Dieu au cours de l'histoire vétéro-testamentaire, des manifestations déjà de celui qui devait finalement paraître comme homme en Jésus[2].

2/ Saint Jean assurait cette préexistence du Christ par rapport à la genèse même de ce monde, en l'assimilant à la parole créatrice[3]. Vous savez que le monde juif avait développé une certaine "spiritualité" - pourrait-on dire - de la parole divine, de cette parole qui a fait le monde. Or pour Jean, le Christ "est" cette réalité, "est" cette parole : « Il était le Logos ».

Toutes ces questions eurent lieu bien avant que la pensée chrétienne ne s'occupe de la divinité du Christ prise au sens théologique strict. Le problème des premiers siècles n'est pas : cet homme est-il rigoureusement Dieu ? Le problème est : cet homme a-t-il quelque dimension, quelque réalité antérieure à son apparition d'homme ? C'est cela le problème.

Le problème de la divinité du Christ apparaîtra surtout au IVe siècle et sera débattu à propos de la lutte contre les positions d'Arius où l'Église prendra - très légitimement d'ailleurs - position en faveur de la divinité du Christ au sens strict, lors du concile de Nicée. Il ne s'agit pas du tout pour nous de nier l'importance de cette question qui est évidemment décisive dans la pensée chrétienne, mais qui se trouve, pourrait-on dire, de façon plutôt enveloppée dans nos sources, enveloppée dans une autre question qui est celle de sa préexistence.

3/ Donc saint Jean assimilait Jésus à la parole créatrice. Mais déjà avant saint Jean, saint Paul avait attribué au Christ ce que la pensée juive avait conçu de la Sagesse préexistante de Dieu. Il faut se référer ici à la littérature sapientielle, en particulier par exemple Pr 8, 22 : « Le Seigneur m'a créée commencement (arkhê) de ses voies » dit la Sagesse. Cette Sagesse, qui parle comme une personne, qui est considérée comme une réalité préexistante, qui est à l'origine du monde (voir ce même chapitre de Pr 8) sera identifié au Christ par saint Paul.

Sur la manière d'entendre cette préexistence, nous vous renvoyons à ce que nous avons étudié à propos de la notion de mustêrion c'est-à-dire de cette réalité cachée qui préexiste dans le caché (ou dans le secret de Dieu), et qui se manifeste (ou s'exprime, se dévoile) à un certain âge. Pour bien comprendre le sens de cette préexistence, il faut vous référer à cette analyse que nous avons faite à propos de l'articulation mustêrion - apocalupsis (caché - dévoilé)[4].

 

b) En Col 1, réminiscences de la Sagesse de l'AT qui est image, premier-né, arkhê

Revenons à notre propos. Les titres du Christ énumérés dans le passage de l'épître aux Colossiens que nous avons lu au début sont tous empruntés à la littérature sapientielle. Il est dit dans cette littérature que la Sagesse est image du Dieu invisible, qu'elle est le premier-né de toute créature, qu'elle est arkhê c'est-à-dire principe ou commencement[5]. Et il est bien évident que ce qui permet de donner une unité à cette texture, à ce texte de Paul, à cet ensemble de vocabulaire, c'est la réminiscence explicite dans son esprit des textes sapientiaux sous-jacents : il y a cette réflexion sapientielle qui en fait l'unité.

Or cette littérature sapientielle, et saint Paul lui-même qui l'utilise ici, se fondent eux-mêmes sur une lecture de la Genèse en sens spirituel. C'est ce que nous allons montrer.

 

2) Premier-né et premier-créé – lecture de Gn 1, 1

a) Lecture du 1e mot de la Bible, bereshit, en sens spirituel :

Vous savez que de toujours dans la mystique juive les premiers versets de Genèse ont été considérés comme renfermant les secrets de Dieu. Vous savez sans doute en particulier le premier mot bereshit et même la première lettre, et même le point que les massorètes ont introduit dans la première lettre, ont fait, par exemple, dans la mystique cabalistique, l'objet de spéculations infinies.

Ce que nous voudrions montrer ici – même si ce type de démarche intellectuelle peut, de notre point de vue, paraître gratuit, ce n'est pas du tout pour lui-même que nous le présentons ici –, ce que nous voudrions montrer, c'est qu'à la base de la pensée de Paul, il y a une spéculation juive de ce genre.

 

● Préalable : Les trois sens de be-reshit (Gn 1, 1) : commencement, fils et tête.

En effet, on reconnaît dans la littérature juive contemporaine du début du christianisme, dans bereshit, le premier mot de la Bible, les trois sens de commencement (ou principe), fils et tête. Ce point a été noté par le Père Daniélou dans sa Théologie du judéo-christianisme au tome 1 de son Histoire des doctrines chrétiennes avant le concile de Nicée, p. 221. Il recense d'ailleurs là la découverte de quelqu'un d'autre que lui.

 

● Les deux premiers sens : "commencement" et "tête"

1/ D'abord commencement. C'est le sens le plus courant du mot qui est traduit dans les Septante par en arkheï ; la Vulgate dit in principio, et les éditions françaises retiennent en général au commencement. Donc pas de difficulté pour ce sens.

2/ Le mot tête. En hébreu c'est le mot rosh qui est la racine du mot reshit : rosh signifie tête, be est la préposition "dans" ou "au", donc be-reshit signifie "en tête". D'ailleurs les deux mots de commencement et de tête ne sont pas absolument, même chez nous, étrangers l'un à l'autre : si quelque chose vient en tête, il vient au commencement. Mais par ailleurs le mot grec qui a traduit ce mot reshit et qui est arkhê a non seulement le sens de commencement mais, nous l'avons vu aussi, celui de commandement, et arkheïn signifie "commander". Les archontes sont ceux qui sont "à la tête de".

Voilà pour ces deux premiers sens de "commencement" et de "tête", en tant qu'ils pouvaient être lus dans ce premier mot de la Bible.

 

● Le troisième sens : "fils" comme premier-né ou premier-créé (au sens large)

3/ Le troisième sens, fils. Il paraît d'abord plus difficile de montrer comment on peut le tirer du mot bereshit. Or nous pensons qu'il faut le tirer de l'idée de fils premier-né (prôtotokos). L'idée de "premier" est contenue dans celle de commencement. Or à l'époque, on ne distingue pas entre "engendrer" et "créer", du point de vue du vocabulaire. Tertullien, qui pourtant est déjà le début du IIIe siècle, dira encore : « Nous faisons des enfants, c'est-à-dire que nous les engendrons » marquant par là qu'il n'y a pas de différence de vocabulaire entre faire et engendrer. C'est ainsi que l'expression « engendré non pas créé (genitum non factum) » se rapporte à la perspective théologique du IVe siècle, celle du Concile de Nicée. Elle se réfère donc à une problématique postérieure bien que, par ailleurs, une distinction entre l'artisan et le père, entre le fait de créer et le fait d'engendrer, se trouve dans d'autres lignes antérieurement ; vous la trouverez par exemple chez Philon d'Alexandrie, contemporain de saint Paul, mais qui n'entre pas dans notre perspective ici.

Donc "créer", dans ce contexte, ne signifie jamais "tirer de rien", mais "produire", de quelque manière que ce soit. La polémique à propos de l'ex nihilo qui contribuera beaucoup à la définition du créé, et corrélativement à une conception philosophique de Dieu comme incréé, apparaît, nous l'avons vu l'an dernier, avec Tertullien qui combat Hermogène et qui introduit ainsi toute la problématique occidentale dans l'opposition du créé et de l'incréé[6]. Mais cela n'appartient pas, sous cette forme, à la pensée de l'époque que nous considérons maintenant.

C'est ainsi par exemple que, de la Sagesse, il est dit : « Le Seigneur m'a créée commencement de ses voies » (Pr 8, 22). Pendant les premiers siècles cette Sagesse est assimilée à Jésus qui, en tant que Dieu, est incréé au sens moderne, mais cela sans difficulté, parce que justement cette opposition entre le créé et l'incréé ne constitue pas le point de la problématique. Et au contraire, ce texte de Pr 8 deviendra un lieu privilégié de la polémique arienne contre le concile de Nicée lorsque les arianistes argueront : vous voyez bien que le Verbe n'est pas éternel puisqu'il est écrit de la Sagesse : « Dieu m'a créée commencement de ses voies ». Seulement alors nous serons dans une problématique du IVe siècle. Dans les premiers siècles ce texte de Pr 8 ne faisait aucune difficulté à cause de l'emploi vaste du mot "créer", mais il commence à faire difficulté au IVe siècle lorsque créer est explicitement contre-distingué d'engendrer.

Donc la première chose engendrée (ou créée au sens large), c'est-à-dire la première chose émanée de quelque manière de Dieu est ce prôtotokos. Il n'y a pas de différence entre. prôtoctystos et prôtotokos : "premier créé" et "premier engendré".

Et l'on comprend ainsi que la glose de "fils" ait pu s'introduire parfois dans le texte même de Gn 1, 1, comme par exemple dans un texte curieux attesté par saint Irénée, non pas dans son grand ouvrage, l'Adversus Haereses, mais dans un ouvrage catéchétique intitulé Démonstration de la prédication apostolique, § 43, n° 5 (Éd. Sources chrétiennes p. 99-100). Nous en avons une traduction de M. Froidevaux sur un texte arménien, mais nous ne possédons pas l'original grec de cet ouvrage. Le texte cité par saint Irénée est celui-ci : « Au commencement Dieu créa un fils, ensuite le ciel et la terre. Voilà ce qu'on lit au premier verset de la Genèse. » Cela peut s'expliquer si le sens de "fils", implicitement lu, est glissé comme une glose interprétative dans le texte même.

Et cette attestation de saint Irénée n'est pas la seule, nous pourrions en signaler d'autres. Par exemple, dans un passage de l'Adversus Praxeam ouvrage polémique, Tertullien qui écrit contre le modaliste Praxéas, lit ainsi le début de la Genèse : « Dieu se fit fils pour soi (ipse se filium sibi fecit) ». Là nous avons affaire à un double étage. D'abord l'interprétation de Praxéas qui, en tant que modaliste, veut montrer qu'il n'y a pas de différence entre le Père et le Fils, c'est-à-dire que le Père s'est fait Fils pour soi – c'est cela le modalisme – mais cette interprétation modaliste ne peut qu'être projetée elle-même sur la base antérieure d'un texte qui serait : « Dieu fit pour soi un fils ». Il y a là une attestation encore de ce genre de traduction glosée du début de Genèse qui devait avoir cours dans les premiers siècles, et qui attesterait ce que nous avons essayé d'expliquer, à savoir la possibilité du sens de "fils" dans le mot de bereshit.

 

b) Ces trois sens dans le texte de Col 1, 15-30[7]

Nous revenons maintenant au texte même de saint Paul.

D'abord nous voudrions noter que le contexte immédiat nous invite à chercher du côté de Genèse. Le contexte immédiat est celui-ci : « … 12Rendant grâce au Père qui nous a rendus dignes de participer à l'héritage des saints dans la lumière, 13qui nous a arrachés de la puissance de la ténèbre et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour 14en qui nous avons rédemption et rémission des péchés, 15lui qui est image du Père… » C'est là que s'introduit notre texte.

Dans ce texte nous avons là l'antithèse ténèbre/lumière qui est caractéristique des premiers versets de Genèse. Et cette idée de lumière appelle aussitôt l'idée d'image du Dieu invisible, la lumière principe de ce qui apparaît. C'est comme dans 2 Cor 4, 5-7 où les termes de lumière et d'image (éikon) sont liés de la même manière. Indication que cette parution de la lumière est la parution de celui qui est image du Dieu invisible.

Ceci est simplement une remarque pour noter que le contexte rend plutôt favorable le recours à l'interprétation de la Genèse. Voyons maintenant comment les trois sens que nous avons décelés dans le mot bereshit se trouvent repris par saint Paul à propos du Christ, ces sens qui, nous l'avons montré, ont été utilisés à propos de la Sagesse qui est aussi commencement, premier-né, image, et que nous allons retrouver attribués au Christ simultanément dans ce passage que nous avons lu. D'abord arkhê (commencement) puis képhalê (tête) puis prôtotokos (premier-né). Ce sont les titres que saint Paul applique ici au Christ.

1/ D'abord commencement. Nous lisons (v. 18b) : « Il est arkhê – il faut cependant marquer que cette idée de commencement est dite ici non pas explicitement à propos de la création du monde, mais à propos de la résurrection des morts – premier-né d'entre les morts. » Et ceci peut nous rappeler d'une certaine manière le texte de 1 Cor 15 que nous avons étudié où il est dit au v. 23 que le Christ, par sa résurrection, est prémice (aparkhê)[8].

Vous voyez où nous allons ? Nous avons déjà acquis que la résurrection du Christ n'était pas un fait singulier, un fait entre autres, particulier, mais qu'il concernait l'humanité à la mesure où le Christ est ressuscité précisément comme prémice d'une série, d'un ensemble. Or ce que nous cherchons en ce moment, c'est à approfondir cette notion. Et nous verrons que la notion d'arkhê (commencement ou principe) par rapport à une totalité, et plus tard la notion de tête par rapport au corps… approfondissent cette intuition initiale de Paul.

Nous disons donc ici que ce terme d'arkhê pourrait faire une petite difficulté par le fait qu'il n'est pas précisément employé à propos de la création mais à propos de la résurrection. À cela on pourrait répondre plusieurs choses. D'abord – là vous en penserez ce que vous voulez, nous vous le présentons comme une hypothèse – il nous semble que le mot arkhê est implicitement employé à propos de la création elle-même dans les versets précédents, en particulier dans le verset 16 : « En lui (en auto) furent créées toutes choses (ta panta) dans les cieux et sur la terre.» Or nous croyons que ce verset est le décalque de « En arkhêï (au commencement) il créa le ciel et la terre. » Pourquoi ta panta ? Nous l'expliquerons tout à l'heure.

Si bien que en auto (en lui) et en arkhêï (au commencement, dans le principe) seraient ainsi synonymes.

Il faut bien comprendre que le mot arkhê ne désigne pas du tout simplement ce que désigne pour nous le mot "commencement", mais qu'il a été entendu de la Sagesse ; il est donc très substantifié au point de vue du langage. "En lui" et "dans l'arkhê", c'est la même chose. C'est seulement Tertullien qui dira que cet arkhê ne désigne pas quelque chose de corpulentum (corpulent) mais est seulement verbum inceptionis (un verbe qui indique une action qui commence). Or toute la mystique antérieure a entendu l'arkhê comme désignant ou la Sagesse ou le Verbe ou le principe. Évidemment une conjecture n'est qu'une conjecture, et une certitude est une certitude. Nous ne présentons ce petit point précis que comme une conjecture.

Mais par ailleurs l'idée de commencement est surtout exprimée dans notre texte par la répétition de l'antériorité du Christ (v. 17), qui se trouve dans la première partie, or elle parle plus particulièrement de la création avant qu'il ne soit question de la résurrection : « Le Christ est avant toute chose (estin pro pantôn) » et cela sera répété ensuite dans la seconde partie, à propos de la résurrection cette fois : « Il est le premier-né d'entre les morts afin qu'il soit le premier en tout. » Et alors, plus profondément surtout, nous avons ici non pas une juxtaposition de deux choses sans rapport l'une à l'autre, création et résurrection, nous avons une continuelle comparaison entre la résurrection et la création. La résurrection du Christ est d'ailleurs présentée comme le renouvellement de la création, ou l'achèvement de la création.

Donc, pour toutes ces différentes raisons, soit l'emploi explicite du mot arkhê, soit son emploi implicite éventuellement dans le verset 16, soit dans la répétition de l'idée d'antériorité, soit parce que le mot arkhê vaut nécessairement dans les deux cas étant donné que création et résurrection ne sont pas adéquatement distinctes comme deux choses étrangères dans la pensée de Paul, pour toutes ces raisons le mot arkhê dans le sens de principe (commencement) est fortement attesté dans notre texte.

2/ Le sens de "fils" est exprimé explicitement à deux reprises dans notre texte, d'abord par rapport à la création et ensuite par rapport à la résurrection.

  • par rapport à la création : premier-né de toute créature (prôtotokos pasês ktiseôs), v. 15
  • par rapport à la résurrection : premier-né d'entre les morts (prôtotokos ek tôn nekrôn), v. 18

Donc c'est le même mot, cela ne fait pas de difficulté.

3/ Enfin le troisième sens, celui de "tête" se trouve lui aussi explicitement dans notre passage, et c'est évidemment le sens qui nous intéressera le plus. « Il est la tête du corps, l'Église » (v. 18). Nous pensons qu'il y a là une des sources de la doctrine paulinienne du Corps du Christ, des rapports corrélatifs entre kephalê (tête) et soma (corps) au sens ecclésiologique. Et par suite l'étude attentive de tout le contexte nous est nécessaire pour essayer de dégager la visée de Paul lorsqu'il dit que l'Église est le corps du Christ. Nous allons essayer de développer ce que cette étude peut nous apporter par rapport à la notion de tête et de corps dans les réflexions qui viennent.

 

3) Sens ecclésiologique du mot corps chez saint Paul.

L'étude technique que nous venons de faire nous éclaire-t-elle sur un des sens ou sur quelques nuances du mot "corps" lorsque saint Paul l'emploie en contexte ecclésiologique ? Voilà la question que nous nous posons maintenant.

 

Il semble qu'il y ait une équivalence, au moins partielle, entre le rapport arkhê / ta panta, et le rapport kephalê / soma c'est-à-dire entre principe / tout et tête / corps.

       arkhê                  kephalê                              principe             tête

      ----------      =      ----------       c'est-à-dire       ----------    =    ----------    

      ta panta                  soma                               totalité              corps

L'intérêt de cette recherche serait de nous permettre de mettre un rapport entre soma et ta panta, c'est-à-dire d'expliquer, au moins partiellement, la notion de "corps" par l'emploi paulinien de ta panta (le tout, la totalité). Il nous faut donc voir ce que désigne ce ta panta.

 

   Que désigne ta panta chez saint Paul ?

Ce mot ta panta désigne les créatures spirituelles. En effet, littéralement ta panta signifie "toutes choses", c'est un neutre pluriel ; mais dans la littérature contemporaine de Paul, c'est aussi un terme technique qui correspond, partiellement aussi, à un autre terme que nous allons étudier plus tard et qui est le terme de plérôma (plénitude, plérôme) auquel nous avons réservé la troisième partie de ce chapitre[9]. Et ce terme de plérôma désigne techniquement les créatures spirituelles ; pour lui, c'est très clair.

En fait ici : « En lui furent créées toutes choses (ta panta) dans les cieux et sur la terre » (v. 16). Ce qui intéresse Paul ici, ce n'est donc pas que le Christ ait créé le ciel et la terre comme réalités matérielles. Du reste, il s'agit très rarement de cela dans les premières exégèses du récit de Genèse. Ce n'est pas propre à Paul, c'est commun à l'époque : le ciel et la terre sont entendus comme des réalités tout autres que ce que nous appelons spontanément le ciel et la terre.

Cela est expliqué par Paul dans ce même verset à l'aide de deux termes : « les visibles et les invisibles – par choses "invisibles", il faut entendre, selon ce que lui-même explique – les Trônes, les Seigneuries, les Principautés et les Puissances » ; et par "visibles", il faut entendre des réalités spirituelles visibles qui sont les hommes. Ta panta désigne donc les créatures spirituelles des cieux et de la terre.

Parenthèse. Ce que nous venons de dire peut vous étonner, mais, de façon très générale, "la terre" peut avoir beaucoup de sens. Elle peut avoir un sens géographique, elle peut avoir un sens anthropologique - à savoir la terre des ancêtres -, elle peut avoir un sens, même pour nous, proprement anthropologique c'est-à-dire l'habitation des hommes considérée comme telle, sous ce rapport… Donc vous voyez que pour l'emploi d'un mot de ce genre, il faut toujours faire très attention. Et nous sommes enclins habituellement à emprunter le sens physique ou chimique d'une expression alors que les Anciens qui, pour un certain nombre de raisons, ne sont pas portés sur ce genre d'études, les emploient dans des sens anthropologiques.

Il y aurait d'ailleurs beaucoup de réflexions à faire à ce sujet, par exemple à propos de la notion de "pain" dans le domaine eucharistique : en quel sens le mot pain est un concept physique ou un concept anthropologique ? Ceci simplement pour que vous ne vous étonniez pas. Il n'y a pas ici le moindre discrédit jeté par nous sur la valeur ou l'intérêt des choses matérielles, au contraire nous leur en reconnaissons un très grand. Nous disons simplement qu'il ne nous semble pas que Paul fasse allusion à elles dans ce passage. De même d'ailleurs que dans le passage qui est très souvent utilisé par certaines théologies selon lequel « La création tout entière gémit en attendant la révélation des fils de Dieu » : la ktisis (création) en question ce sont les hommes, et "les fils de Dieu" ce sont "les hommes ressuscités" c'est-à-dire les chrétiens dans la pensée de Paul.

Fin de parenthèse.

Ce ta panta se rapproche, en outre, d'une expression paulinienne moins technique – nous disons "moins technique" parce que ta panta a un petit goût gnostique, ou en tout cas sera employé techniquement par les gnostiques. Donc cependant ce mot nous invite à penser à une autre expression de Paul, une expression moins technique et antérieure, c'est-à-dire appartenant aux grandes épîtres, c'est le terme que vous avez trouvé dans 1 Cor 15 : pantes (tous) au masculin pluriel. Vous vous rappelez - c'était le premier point de notre recherche -, que nous avions soupçonné qu'il y avait un rapport singulier entre le Christ et pantes (tous) [vv. 22-23]. Comme ici nous avons un rapport entre "celui qui est arkhê" et ta panta.

Il semble qu'au point où nous en sommes, nous ayons d'une certaine manière approfondi la première idée qui se présentait à nous, par exemple sous le rapport de prémice (aparkhê) à pantes (tous), en étudiant ce rapport de arkhê à ta panta et c'est ce qu'il nous faut préciser.

 

   Le rapport de arkhê à ta panta.

L'idée de corps (soma) en ce sens, si on l'identifie au moins d'une certaine manière à ta panta comporterait avant tout l'idée de "totalité des êtres spirituels", l'idée de totalité en tant qu'unifiée. Alors attention. Nous ne disons pas" l'idée de collectivité" au sens où nous parlons de corps social. Dans notre étude du Corps du Christ chez saint Paul nous ne sommes pas partis de la métaphore contemporaine qui s'exprime dans la forme de corporation par exemple, dans la locution "corps social", ou dans les expressions comme "le corps des officiers", etc. Nous avons cherché dans un contexte proprement paulinien le sens du mot "corps". Et nous n'arrivons pas du tout à l'idée d'une collectivité comme telle, mais bien à l'idée d'une totalité considérée comme unifiée.

Ce point est important dans l'histoire de la notion de corps mystique. Ce que nous venons de dire a été bien développé et mis en évidence particulièrement par Mgr Cerfaux dans son ouvrage, classique, sur L'Église suivant saint Paul, bien qu'à un grand nombre de points de vue son étude soit différente de la nôtre, ses options et ses résultats différents des nôtres. Mais ce point est certain.

Or, à l'inverse, c'est un certain développement de la métaphore du corps pour désigner la société qui sera emprunté par une certaine réflexion chrétienne et sur quoi se développera une certaine idée de "corps mystique". Et tout cela sera assumé par "Mystici corporis Christi" (1943) l'encyclique qui procède de façon tout à fait différente et arrive à des résultats très différents aussi de ceux que nous cherchons.

 

   L'idée de "totalité en tant qu'unifiée"

C'est maintenant cette idée de totalité en tant qu'unifiée que nous voudrions examiner un peu pour elle-même. Il faut dire que nous rejoignons là des préoccupations et un langage courant à l'époque de Paul, chez les stoïciens – or le médio-stoïcisme a une grande influence sur l'expression du premier christianisme. Vous connaissez cette formule « hen kaï pan » qu'on peut entendre sous la forme « L'un est le tout » c'est-à-dire que le Christ serait principe d'unification, car il est principe du tout, et que le tout, c'est un, c'est "un" tout. Là nous sommes désarmés car il est difficile de vous faire entendre cela. On pourrait presque dire qu'une collection d'individus additionnés fait un total au sens mathématique, et ici nous n'envisageons pas le total dans le domaine de la quantité, mais en tant qu'il est un, "un tout", qu'il est "un" et "tout". Et il n'est "tout" qu'en étant "un tout", il n'est un qu'en étant tout. Que dire de plus ?

De toute façon, le contexte est ici un contexte de réunification des choses du ciel et de la terre en un tout, de récapitulation de toutes choses dans le Christ. L'idée de corps comporterait donc celle de totalité en tant que la totalité est unifiée, en tant qu'elle se tient ensemble en lui, qu'elle tient ensemble en lui. Tout con-siste en lui : le verbe que nous avons ici (v. 17) sunestêken (con-siste) appartient d'ailleurs au langage technique stoïcien pour désigner cette fonction de Logos ou de pneuma dans le système stoïcien, ce côté cohésif de celui qui retient les choses dans l'être, qui les fait être. Le mot "subsister" est peut-être ce que nous pouvons trouver de mieux pour traduire cela : "toutes choses subsistent en lui", mais il ne traduit pas la nuance de sunestêken qui est con-sistit, c'est-à-dire "subsiste ensemble" : toutes choses subsistent ensemble par lui. Le mot français serait "consiste", seulement l'emploi courant du mot dans l'expression « les choses consistent en lui » pourrait prêter à confusion. Donc disons qu'elles subsistent ensemble en lui, "ensemble" c'est-à-dire comme un tout. Donc le Christ serait le principe de la totalité.

Voilà donc ce que ce texte pouvait nous fournir pour nous aider à déceler déjà quelque chose de ce rapport tête / corps. Et même si nous avons été quelquefois dans une petite technicité, très petite car nous n'avons conservé que les choses essentielles et relativement sommaires, il ne faut pas oublier qu'à travers cela, ce que nous cherchons c'est de saisir comment le Christ est le sens de l'homme. Ici le Christ est le sens de l'homme précisément en tant que l'homme est réuni.

 

[5] « Elle est reflet de la lumière éternelle, miroir sans tache de l’activité de Dieu et image de sa bonté. » (Sagesse 7.26) ; « Le Seigneur m'a créée commencement (arkhê) de ses voies. Il m'a établie avant le temps, au commencement, avant de créer la terre… » (Pv 8, 22)

[7] Cela figure déjà d'une autre manière dans une partie du message Le Christ premier-né de toutes les créatures (Col 1, 15-20) (étude faite par J-M Martin). Il y a deux autres études un peu différentes dans  Col 1, 12-20 Le Christ premier-né et principe de la totalité (étude faite par J-M Martin) et  Par Joseph Pierron : l'hymne de Colossiens 1, 15-20

[9] Cette troisième partie sur le Plérôme sera mise ultérieurement sur le blog

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