Jn 2, 13-25, Les vendeurs chassés du Temple, le signe du temple, par J. PIERRON
Le récit des vendeurs chassés du Temple met en scène une certaine violence chez Jésus, et cela nous oblige à parler de la violence de Dieu. Plusieurs mots du texte nécessitent d'être bien approchés : le temple, les signes et en particulier "le signe du temple", la foi (croire), le zèle… et bien évidemment la résurrection.
C'est en avril-mai 1997 que Joseph Pierron a déployé la lecture de ce texte sur quatre séances, à l'église Saint-Merri de Paris, avant la messe du dimanche matin. Joseph a longtemps enseigné les Écritures (cf. Qui est Joseph Pierron ?). Il a aussi beaucoup écouté Jean-Marie Martin lire l'évangile de Jean, et ici, en plusieurs endroits, on retrouve des choses qu'on a entendu dire par Jean-Marie. Mais Joseph développe beaucoup plus certains thèmes.
Ce même texte est approché par Jean-Marie Martin (Jn 2, 13-25 Purification du temple et annonce de la mort-résurrection. Signes et foi). Vous trouvez d'autres messages de Joseph dans le tag Joseph Pierron, en particulier la lecture des Noces de Cana qui précède celle des vendeurs chassés du Temple.
Les vendeurs chassés du Temple
Commentaire de Joseph Pierron
Nous venons de faire une lecture rapide des Noces de Cana en essayant de voir quelle était la dimension de ce texte qui dépasse de beaucoup l'anecdote, et qui vise le sort même du monde et des hommes. Je prends maintenant la lecture de la suite, ce qu'on appelle "les vendeurs chassés du Temple". C'est un autre épisode qui me paraît bien situé dans la construction de Jean. Je vais dans un premier temps essayer de calquer une traduction du texte qui m'est présenté, puis je répondrai à des questions qui m'ont été posées et à celles que vous susciterez, ensuite on pourra se mettre en marche vers ce qu'il en est de cet évangile.
« 13Et était proche la Pâque des Judéens et Jésus monta vers Jérusalem. 14Et il trouva dans le Temple (hieron) ceux qui vendent bœufs et brebis et colombes, et les changeurs de monnaie assis. 15Faisant un fouet de cordes il les chassa tous hors du Temple (hieron) (à savoir) les brebis et les bœufs, et il renversa l'argent des changeurs et retourna les tables 16et à ceux qui vendaient des colombes il dit : "Enlevez ça d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché. 17Ses disciples se remémorèrent qu'il était écrit : "Le zèle (la passion) de ta maison me dévorera".
« 18 Les Judéens répondirent donc et lui dirent : "Quel signe nous montres-tu de ce que tu fais ces choses ? 19Jésus répondit et leur dit : "Détruisez ce sanctuaire (naos, temple) et en trois jours je le relèverai." 20Les juifs dirent donc : "C'est en 46 ans que ce sanctuaire (naos) a été construit ; et toi, en 3 jours, tu le relèveras ?" 21 Mais lui parlait du sanctuaire qui est son corps. 22Quand donc il fut relevé (ressuscité) des morts, les disciples se remémorèrent (se souvinrent) de lui, de ce qu'il avait dit cela, et ils crurent à l'Écriture et à la parole qu'avait dite Jésus.
23Tandis qu'ils étaient à Jérusalem pendant la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, constatant les signes qu'il faisait ; 24lui, Jésus, ne les croyait pas car il les connaissait tous 25et parce qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un témoignât sur l'homme En effet, lui connait ce qu'il y a dans l'homme. »
Première approche du texte
Voilà ce texte qui n'est pas lisse.il y a des choses qui se bousculent dedans.
On peut se poser la question du caractère anecdotique de ce récit. Pour moi, c'est clair, Jean n'a pas voulu raconter simplement un petit événement. D'ailleurs cela ne s'est certainement pas passé comme ça, si même ça s'est passé. Par contre, est posée la question de la violence de Dieu. Je ne peux pas passer rapidement et dire : c'était des idées de l'Ancien Testament qui couraient encore. Non, non. La question de la violence de Dieu fait vraiment partie de ce qui est de l'ordre du sacré. Je ne peux pas éliminer d'un seul coup ce qu'il en est de la violence de Dieu. Parce qu'on a peur de la violence en soi, on essaie de la gommer totalement en Dieu.
Jésus est en train de poser une question fondamentale : est-ce que le sacrifice peut gérer le meurtre ? On est tous meurtriers d'une certaine façon, on est tous dans le mortel. C'est donc notre question d'homme qui est extrêmement profonde.
Première remarque.
La lecture anecdotique que l'on fait de ce texte ne peut pas mener bien loin. Elle repose en effet sur des impossibilités : le temps que Jésus a pris pour se faire un fouet, le fait qu'il aurait à lui seul projeté tous les types dehors sans qu'il y ait d'émeute, c'est impossible d'intervenir ainsi dans le Temple. Donc ce n'est probablement pas dans cette direction-là qu'il faut chercher. Il faut avoir l'humilité de reconnaître qu'on ne sait pas ce qui s'est passé. Par contre je sais que la communauté qui écrit essaie de me dire sa foi, c'est donc un bon lieu pour voir comment Jésus devient Christ pour nous. C'est dans l'acte d'écriture que nous commençons d'exister. Je n'ai pas moyen de rencontrer Jésus immédiatement, je ne peux l'imaginer ni historiquement ni psychologiquement. Je n'ai pas le droit non plus de le réduire simplement à de la morale. Je suis obligé de me dire : dans ce texte il est en train de se dévoiler, c'est là qu'est son épiphanie, sa manifestation, quand il entre par écrit.
Deuxième remarque.
Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est que cet épisode des vendeurs chassés du Temple se trouve dans les synoptiques, mais - et c'est là le problème - dans Matthieu et Luc cela se passe lors de l'entrée en gloire de Jésus à Jérusalem (le jour des Rameaux), c'est-à-dire dans la dernière semaine de sa vie, et dans Marc il y a un petit changement, cela se passe non pas le premier jour, mais le deuxième jour. Par contre, pour Jean, c'est un des premiers épisodes.
Vous vous rappelez comment se présente la révélation du Jésus dans Jean. Au début vous avez l'appel des disciples. Autrement dit Jésus ne se trouve que dans l'accueil des hommes, dans la recherche qu'ils poursuivent. Nous avions lu les six paragraphes d'appel et les six titres donnés à Jésus dans ces textes, c'était la question de l'identité.
Le texte des vendeurs chassés du Temple est juste après les Noces de Cana, et il est en juxtaposition avec lui : d'un côté Cana est dans la Galilée des nations, c'est dans le pays de métissage, dans le pays de la non-pureté ; de l'autre côté ici on est en plein cœur de Jérusalem qui est un lieu de pureté, et c'est pratiquement le premier séjour de Jésus mentionné à Jérusalem.
La question qui peut être soulevée et qu'on peut poser à Jésus c'est : « De quelle autorité fais-tu cela ? Qui t'a donné cette puissance ? » Mais chez saint Jean la question posée c'est : « Quel signe fais-tu … ? » Donc on passe du thème de la puissance au thème du témoignage.
Ce que nous remarquerons aussi, c'est que la référence scripturaire n'est pas la même chez Jean et chez les synoptiques :
- Dans les synoptiques la référence à l'Écriture c'est Isaïe 56, 7 : « Ma maison sera appelée une maison de prière, vous vous en faites une caverne de voleurs » et c'est appuyé sur Jérémie 7, 11.
- En Jean la référence c'est le psaume 69, 2 : « Le zèle de ta maison me dévorera », et aussi de Zacharie 14, 21 avec la défense qui était faite par le prophète « il n'y aura pas de marchands dans la maison de Yhwh Sabaot ».
Dans le récit johannique, le geste n'est plus simplement prophétique, il devient messianique. Chez les synoptiques, la parole de condamnation porte sur le Temple comme étant une caserne de voleurs, et dans le texte de Jean la condamnation est d'en faire une maison de commerce. Autrement dit, radicalement, ce qui est annoncé, c'est que la parole qui avait suscité la Loi juive n'a pas encore été dévoilée. Ce qui fait tenir la Loi, ce n'est pas le commandement, ce n'est pas la rétribution, ce n'est pas le salaire pour les œuvres bien faites, ce qui fait tenir, c'est la gratuité. Par exemple le vrai pain est gratuit, on ne l'achète pas. Vous vous rappelez ce fameux récit de la multiplication des pains où le Christ lui-même pose une objection à Philippe : « Où achèterons-nous des pains ? » Eh bien ce que Jésus révèle à Philippe, c'est que le vrai pain, il n'est pas à acheter ; le seul pain qui soit vrai, c'est le pain qui est donné, le pain qui est gratuit. Le pain n'est fait que pour être donné.
Lecture suivie de Jn 2, 13-25
1) Verset 13 : la Pâque juive, la montée à Jérusalem.
« 13Et proche était la Pâque des juifs et Jésus monta à Jérusalem. »
Vous avez à peu près la même détermination au début de la multiplication des pains « et la Pâque, la fête des juifs était proche » (Jn 6, 4). Voyez aussi Jn 11, 55.
Le thème de la fête s'avère important, il se trouve derrière ce récit. Je ne peux donc pas faire abstraction de la conception de la Pâque telle qu'elle était à cette époque-là en Palestine. C'est un arrière-plan, un contexte, et je ne dois pas prendre la fête de la Pâque comme étant un élément qui me permettrait de dater, au sens du calendrier, je dois la prendre au sens de la qualité et me poser la question : quelle est la visée de l'évangéliste quand il se met à parler de la Pâque ? En effet cette fête de la Pâque est caractérisée ici par le fait que Jésus « monte à Jérusalem ». Or chez Jean, "monter à Jérusalem" c'est monter à la mort, c'est monter vers le lieu sacrificiel, c'est monter vers ce qui sera le don. Donc là on est obligé d'interpréter. À l'inverse quand il s'agit de descendre en Galilée – par exemple descendre à Capharnaüm –, c'est le lieu où se fait la diffusion du message, la Galilée étant le point de diffusion par la parole et la prédication. Il y a donc un double mouvement, comme une diastole et une systole entre d'une part le fait de monter et d'être tourné vers la mort, et d'autre part de diffuser à partir de la résurrection. Nous avons donc ici un schéma de relecture des Écritures juives et des fêtes qu'elles évoquent.
Les grandes fêtes primitives juives étaient au nombre de trois, l'une regroupant deux réalités. Ces trois fêtes étaient des fêtes de pèlerinages, des fêtes où tout le peuple se rassemblait dans le sanctuaire qui au départ était celui douze tribus rassemblées. Ce sanctuaire a varié, cela a d'abord été Silo, puis Béthel, ensuite Sichem, et enfin d'une part Samarie et d'autre part Jérusalem. La fête est donc un pôle de rassemblement. N'oubliez pas que la visée essentielle de saint Jean, c'est que l'Église c'est la totalité de l'humanité, ce n'est pas telle ou telle petite communauté. Si la fête est un pôle de rassemblement, l'Écriture elle-même est un pôle de rassemblement abouti.
Les fêtes préexistaient chez les cananéens : il y avait la fête des pains d'orge (dans la scène de multiplication des pains, un jeune possède cinq pains d'orge, l'orge est ce qui était récolté en premier) ; la fête des Semaines marquant la fin de la moisson ; puis la troisième grande fête, en septembre, la fête de la Récolte (et aussi le don de l'eau).
À côté de cela, pour les Hébreux, il n'y avait qu'une seule fête qui était une fête de nomades, la fête pour le passage des pâturages d'hiver aux pâturages d'été. Les pâturages d'hiver étaient à la lisière du désert, il avait plu, il y avait des trous d'eau, le désert avait plus ou moins refleuri, et à ce moment-là, devant l'été qui s'annonçait, il fallait revenir aux pâturages d'été. Mais il fallait éviter d'entraîner les esprits mauvais après soi. Pour cela on tuait un agneau : d'un côté on le partageait dans la communauté pour maintenir la communion entre les membres, pour maintenir la fratrie, et d'un autre côté on marquait les montants des tentes avec son sang pour faire peur aux esprits mauvais. Quand les Hébreux arrivent en Palestine, ils reprennent les fêtes cananéennes mais ils les interprètent en fonction de leur histoire :
1. Pour la fête des pains d'orge, ils en font la fête des Azymes, donc la fête du départ rapide et de la libération d'Égypte, et en même temps ils la lient avec la fête du passage des pâturages d'hiver aux pâturages d'été dont je vous ai parlée, cela devient le thème de l'agneau pascal, celui qu'on mangeait juste avant le départ d'Égypte et dont le sang mis sur les portes était un signe de protection vis-à-vis de l'ange exterminateur. Cette fête réactualisée correspond à la Pâque juive.
Cette fête où on immolait le mouton n'était pas au début une fête de pèlerinage mais une fête familiale, et ce n'est qu'après le retour d'exil, surtout à partir des Macchabées, que l'immolation du mouton se fait lors de la fête des Azymes.
On a donc un système de relecture des fêtes, et cette relecture est continuellement actualisée. Par exemple, quand les juifs célèbrent la Pâque, le dernier qui a reçu la bar-mitsva et s'est donc désigné comme juif, un gosse de six ou huit ans, se lève, et s'adressant au patriarche il lui demande : pourquoi fait-on cela ? Et le père répond : « La sortie d'Égypte c'est maintenant ». Du fait du "mémorial" on se retrouve dans le maintenant : c'est maintenant en tant que je me souviens et que je relis ce qui nous arrive dans la perspective de la Pâque qui était la sortie d'Égypte.
2. Pour la fête des Semaines, c'est relu dans la direction de la Pentecôte qui était le don de la Loi et de la possession de la terre,
3. Pour la fête de la Récolte c'est relu dans la direction de la fête des Huttes qui est l'attente de la royauté de Dieu.
Ceci nous permet de comprendre que tout ce qui est écrit dans notre Nouveau Testament l'est "selon les Écritures", mais c'est "selon les Écritures en tant qu'elles sont interprétées". La parole qui était semée dans le récit de la Pâque juive se dévoile peu à peu et prend peu à peu de l'étoffe, de l'épaisseur ; ce qui était semé va donc être révélé, et il doit d'abord être relu et réinterprété. Je ne peux jamais lire l'Évangile en me référant à une simple période historique antérieure. Donc notre récit va dévoiler en partie ce qui était semé dans le récit de la Pâque juive.
2°) Versets 14-17. Le récit
« 14Et il trouva dans le Temple ceux qui vendent bœufs et brebis et colombes, et les changeurs de monnaie, assis. »
Ceci ne demande pas de grandes explications, on verra tout à l'heure la différence entre le temple (avec les deux mots du texte hiéron et naos) et la maison du Père. Ce qui est indiqué dès le point de départ, ce qui est visé ici, c'est le côté sacrificiel, et donc on ne peut pas ne pas avoir à l'arrière-plan ce qu'il va en être du don du Christ. D'autant plus qu'il est question des changeurs, donc de la monnaie du temple. En effet, ces juifs venaient d'un peu partout, il n'y avait pas encore d'euro commun pour payer, il fallait changer les monnaies. Mais le fait de changer les monnaies rappelle immédiatement ce qui se vend, et cela rappelle les 30 deniers qui ont été le prix de la vente de Jésus.
« 15Faisant un fouet de cordes il les chassa tous hors du Temple, et les brebis et les bœufs, et il renversa l'argent des changeurs et retourna les tables. »
Il y a certainement ici de la part de Jean la relecture du psaume 69 dont une formule est citée dans notre verset 17 : « le zèle de ta maison me dévorera ». Le geste de Jésus au Temple respire la violence. Il s'agit d'être mangé.
Devant des textes aussi brutaux que celui-ci, la pensée médiévale avait établi une subtile distinction entre le sens propre et le sens métaphorique. Ce qui était à prendre au sens propre, c'était ce qui pouvait être entendu sans être choqué, mais qui allait vers ce qui était le bien. On ne remarquait même pas que ce bien, on était en train de le déterminer rationnellement, c'est-à-dire qu'on soumettait l'être de Dieu à la raison humaine. En effet, la dernière mesure ce n'était pas ce qu'il en était de Dieu mais ce que les hommes en pensaient. Or on ne pourra jamais combler l'écart entre ce qu'il en est de Dieu et ce que j'en dis, et c'est toujours l'insu qui est premier. Donc, ce qui était comme ici de l'ordre de la violence, si on lui attribuait un sens métaphorique, il était déplacé. Je pense que cette distinction entre le sens propre et le sens métaphorique a introduit quelque chose qui n'existait pas dans notre texte.
« 15Faisant un fouet de cordes il les chassa tous hors du Temple, les brebis et les bœufs, et il renversa l'argent des changeurs et retourna les tables 16et à ceux qui vendaient des colombes il dit : “Enlevez ça d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché”. »
Nous avons déjà remarqué que le texte de Jean était différent de celui des synoptiques. Les synoptiques citaient en particulier Jérémie 7, 11 et disaient : « vous en faites une caverne de brigands ». Chez Jean c'est une maison de commerce, de marché ; c'est donc apparemment un mot moins violent. C'est peut-être parce que ce mot va lui servir à dire autre chose.
En effet regardons le texte de Jean au chapitre 10 sur le bon Pasteur.
– Il y a la critique du brigand, de celui qui vient par violence, qui s'empare des brebis, les prend, les saisit. Dans cette figure, la violence est condamnée.
– Mais il y a aussi la critique du mercenaire, celui-ci fait son boulot, il ne lui est pas demandé d'aimer les brebis, mais seulement de les mener paître, de les compter et les recompter pour que le troupeau reste entier, moyennant quoi il touche un salaire. Mais l'Évangile n'est pas de l'ordre du salaire, de ce qui se paie, donc est condamné le mercenaire, non pas parce qu'il a fait des actions mauvaises, mais parce qu'il fait une œuvre qui, du point de vue de la révélation de Dieu, est inutile. C'est peut-être très utile pour organiser le monde, c'est nécessaire pour que les hommes puissent vivre ensemble, mais nous devons garder par derrière que ce n'est pas cela qui donne le dernier sens du monde, que le dernier sens du monde est du côté de la gratuité.
Dans notre texte : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché », c'est un des points extrêmement importants, Jésus soulève la question de la gratuité.
Mais alors la question qu'on peut se poser c'est : si on met la gratuité en avant, est-ce que la justice de Dieu ne va pas se tourner du côté de l'arbitraire ? par exemple ceux qui sont élus, qui sont dans la maison du Père, est-ce qu'ils auront des privilèges, les autres étant rejetés ?... Je ne pense pas que la maison du Père soit simplement l'attribution d'un privilège ou d'un salut qui ne serait donné qu'à quelques-uns. En effet la maison de Dieu se découvre comme étant un espace neuf. Par ailleurs saint Jean ne distingue pas trois catégories d'hommes qui correspondraient aux catégories qui se trouvent dans le chapitre du bon Pasteur. En fait ces trois espèces habitent en chacun de nous :
- il y a en nous l'espace de la violence parce qu'il suffit de voir la difficulté que nous avons de pardonner – pardonner et non pas oublier – on se rend bien compte que la violence reste quelque chose qui nous habite ;
- ensuite nous sommes des hommes qui habitent le monde et il faut bien l'organiser donc nous somme du côté du mercenaire ;
- et il y a aussi en nous un aspect de gratuité, qui est le moment le plus difficile, et là il ne s'agit pas de donner mais de savoir que l'on est aimé, c'est bien plus difficile d'accepter de tout recevoir de Dieu gratuitement que de vouloir faire quelque chose à notre propre mesure.
Et là je rappelle la phrase du Christ qui commande tout : « Je donne mais pas comme le monde donne ». Donc je suis obligé d'apprendre ce qu'il en est de donner, et peut-être que le premier pas c'est d'accepter que, du fait de ma limite, j'ai besoin que l'on me donne, d'admettre que, dès le début, j'ai besoin d'être pardonné.
Et les exaspérations de Dieu, sa colère, on ne va pas les prendre à la mesure de nos propres exaspérations. Je pourrais effectivement me dire : « après tout, il est bien comme nous, il s'est foutu en colère une ou deux fois, c'est pas si mal que ça ! » Je serais alors plutôt content de voir que Jésus est à la mesure de l'humain. Mais ce serait ne pas voir qu'il découvre quelque chose que je ne soupçonnais même pas, à savoir que ce qui me fonde, ce qui me tient et ce qui m'entretient, c'est simplement ce que je reçois.
« 17Ses disciples se remémorèrent qu'il était écrit : "Le zèle (la passion) de ta maison me dévore (ou me dévorera, les deux traductions sont possibles)". »
Ici le mot zêlos (zèle) que l'on trouve dans la Septante traduit un mot hébreu extrêmement important qu'on traduit généralement par "jalousie". Ce n'est pas un prédicat que l'on ajoute, ce mot tente de dire l'essence même de Dieu, tente de dire ce qu'il en est de Dieu. On a deux textes fondamentaux à propos de cela : Ex 20, 5-6 : « Tu ne te prosterneras pas devant ces images ni ne les serviras car moi Yhwh, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fais miséricorde jusqu'en mille générations à ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandements » Et le texte fondamental Ex 34, 14 : « Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu car Yhwh jaloux, [c'est] son nom –, c'est son être – un Dieu jaloux, lui ». Il s'agit donc de l'être propre de Dieu. Ici, on a une autre compréhension de la violence. Il est donc impossible de se comparer à Dieu. On peut mesurer des écarts entre les hommes, faire des comparaisons, mais entre Dieu et nous il n'y a pas de comparaison possible.
Ce verset va provoquer une inversion. Par la reprise du mot de "zèle" pour caractériser la gestuation qu'il fait, geste qui a en lui une certaine violence, par l'interprétation qu'il en donne, Jésus provoque sa propre mort. En effet, la violence qui l'anime c'est contre lui qu'elle est : « Le zèle de ta maison me dévorera ». L'explication du geste qui indique quelle est la situation de Jésus vis-à-vis du Père provoque les autres à le condamner comme blasphémateur.
Pour nous, il est difficile de mettre Dieu du côté de la violence, sauf quand il s'agit de tuer les ennemis, on veut un Dieu qui aime et qui sauve. Or ici, Jésus prend l'initiative d'un processus où il essaie de refléter ce qu'il en est de l'altérité de Dieu, et c'est cela qui va le conduire à la mort. Pourquoi ? C'est que pour lui sa mort est probablement la réserve de possibilités qui peut mettre fin à la chaîne de la violence.
En effet, dans la pensée théologique de Jean, la figure la plus importante n'est pas Abraham, ni Adam. Chez Paul, Adam a une place énorme, mais pas chez Jean. Chez Jean, ce qui a de l'importance, ce qui est l'archétype, c'est Caïn. Pourquoi Caïn et Abel apparaissent-ils ? C'est que dès qu'il y a l'humanité, il y a aussi la mort, or la première mort est un fratricide ; ce n'est pas un parricide comme chez les Grecs, parce qu'on ne peut pas tuer le père qui est Dieu, mais on peut tuer le frère. Et Jésus est celui qui rassemble les frères, il est celui qui rassemble les dispersés. Donc ici il y a une violence où il prend l'initiative, mais qui n'a pas la dimension d'un acte seulement d'exaspération humaine. L'acte que pose Jésus en chassant les vendeurs du Temple est ce qui dévoile ce qu'il en est de la profonde violence de Dieu, le Dieu qui est à la fois le Dieu jaloux, l'Un, mais qui est aussi celui pour qui l'homme est la gloire de Dieu.
Petit à petit, au sein de ce récit se dévoile ce qu'il en est d'un parcours de Jésus qui se donne déjà à la mort. On pourrait dire que dans ce texte-là, il se fait un fouet, mais c'est pour se faire flageller, il révèle une violence qui va le dévorer. Ce ne sera pas la violence du brigandage, ce sera la violence sournoise du droit et du devoir, la violence sournoise de la Loi.
La violence du droit et du devoir est une violence qu'on est souvent tenté d'appliquer. Par exemple quand on ne voit plus la signification d'un sacrement, il n'y a plus que qu'une chose à dire, c'est "il faut" : il faut te confesser, il faut te faire baptiser...
Dans la première partie de ce texte, nous avons mis en évidence trois thèmes :
– Le thème de la violence : le temple comme repère de brigands ou de voleurs (selon les synoptiques). Il s'agit de ceux qui prennent par violence, mais en croyant prendre, ils se méprennent. C'est la première révélation : l'Évangile n'est pas de l'ordre de la violence quoi qu'il en ait été historiquement. Ce n'est pas par la contrainte, ce n'est pas par la violence que le royaume de Dieu peut s'annoncer et arriver.
– Le thème de la maison de marché : c'est l'équivalent du mercenaire du chapitre 10. Le mercenaire est celui qui fait son métier, qui est payé, qui reçoit un salaire. Mais dans l'Évangile, le salut n'est pas de l'ordre du commerce, l'Évangile n'est pas de l'ordre du droit et du devoir. Si vous pensez être à la mesure de Dieu au travers des bonnes actions que vous faites, vous êtes dans l'erreur.
– Le thème de la gratuité. Le bon Pasteur c'est celui qui donne : « Je donne ma vie pour mes brebis » ; « Je ne donne pas comme le monde donne. » Autrement dit, nous ne savons pas encore ce que c'est que donner. Notre texte lui-même introduit le mot "zèle" qui désigne ici pour Jésus le fait de donner, et par ce mot nous avons vu une anticipation du don du Christ dans la Passion qu'on peut déjà entrevoir avec le fouet.
3) Versets 18-22. La question du signe du Temple
Nous entrons dans la deuxième partie du texte, la question du signe du Temple. Souvent chez saint Jean, on a un récit, et ce récit qui est de l'ordre de l'interrogation, est repris dans un discours. Seulement vous ne pouvez pas lire le discours si vous n'avez pas lu le récit avant. Ce récit peut être plus ou moins de l'ordre du miracle (la Samaritaine, la guérison de l'aveugle-né ou du paralytique, le lavement des pieds…) est suivi d'un long discours.
Dans l'événement qui nous occupe, ce qui va faire sortir un aspect essentiel de la question c'est la parole de controverse, la provocation de Jésus. Saint Jean reprend cela dans une deuxième partie, c'est ce que nous allons voir.
« 18 Les Judéens répondirent donc et lui dirent : "Quel signe nous montres-tu de ce que tu fais ces choses ? »
La question que posent les juifs à propos des signes est une question vraiment importante. Je ne vais pas la traiter tout de suite mais à la fin, quand on traitera les versets 23-25 où il va dire qu'ils croyaient à cause des signes qu'il faisait.
« 19Jésus répondit et leur dit : “Déliez (détruisez) ce temple (sanctuaire, naos) et en trois jours je le relèverai.” 20Les juifs dirent donc : “C'est en 46 ans que ce temple (naos) a été construit ; et toi, en 3 jours, tu le relèveras ?” 21Mais lui parlait du temple (naos) qui est son corps. »
Donc là c'est la question du temple avec le mot "déliez ce temple", autrement dit mettez-le à terre, détruisez-le. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ce texte qui est dans la bouche de Jésus est assez provocateur ! C'est quand même grotesque de voir un type qui à Jérusalem, le jour de la fête, leur dit : « Détruisez ce temple, en trois jours je vais le rebâtir » !
Jésus a forcément une parole qui est continuellement en décalage, en déphasage. Par exemple, à une question qu'il pose, je ne dois pas essayer de répondre directement, je dois toujours me situer par rapport à "la question qui est au cœur de la question". Quand Jésus pose une question, sa question est faite pour montrer que l'homme questionne mal, qu'il n'a pas dégagé le bon questionnement. De même ici quand il dit "Détruisez ce Temple". Autrement dit, le discours de Jésus est un discours qui s'adresse à une zone de l'humain dans laquelle la non-écoute ou le malentendu est premier. Quand je me mets à écouter l'Évangile, je dois bien me dire que je suis dans le malentendu, que j'ai besoin de réécouter, et de réécouter non pas pour avoir une réponse, non pas pour avoir une morale, non pas pour avoir des commandements, mais pour savoir où est la vraie question. La foi n'est jamais une réponse immédiate, elle est toujours quelque chose qui va au cœur du questionnement.
Alors ici, on peut en tirer des conséquences qui sont importantes. Il ne faut pas lire le texte au niveau de l'anecdote, il faut le lire au niveau de l'écriture. Je ne dois jamais me soucier de savoir s'il y avait véritablement des vendeurs de colombes, de savoir où ils étaient, s'ils avaient le bon droit pour eux… ce n'est pas la question. La question n'est pas anecdotique elle est celle qu'il va soulever : qu'est-ce qu'il en est d'être en rapport avec Dieu ?
Et il n'y a pas seulement les marchands de colombes qui sont ébahis, il y a les disciples : les disciples eux-mêmes ne comprennent pas, eux aussi ils sont dans le malentendu ! Quand ils viennent devant Jésus, ils ne savent pas ce qu'ils viennent écouter.
On a très souvent l'idée d'une écoute idéale, où en va partir d'un bon pied et il n'y aurait rien du tout avant nous. C'est une situation qui n'est pas possible, nous sommes toujours des héritiers, héritiers d'une tradition qui s'est exprimée dans diverses théologies. Et l'entente qui nous est demandée, c'est d'abattre les arbres pour laisser passer la lumière. Nous sommes vraiment dans le malentendu, et c'est pourquoi nous sommes ici ensemble pour essayer de gérer le malentendu.
Il leur dit donc cette parole qui apparaît difficile : « Détruisez ce Temple ». Il est là au milieu du Temple, et il n'y en a pas un qui puisse penser que c'est de son corps qu'il parle comme il le dira au verset 21. Et en effet, ce qui va ressusciter, ce n'est pas Jésus de Nazareth. Quand il sera dans sa dimension de Ressuscité, il ne pourra plus dire "je" (au petit sens), et il ne pourra plus dire que "nous". C'est ici qu'il y a un passage immense, un événement qui est crucial. Donc quand il parle il ne s'agit pas de métaphore, ce n'est pas une image dont le sens serait déplacé. Non ! C'est véritablement un symbolisme, parce que, si le temple existe, ça doit être le lieu de la rencontre avec Dieu.
Pour parler du temple, on a deux mots ici :
- to hiéron désigne l'enceinte sacrée, ce qui est le sacré ;
- naos désigne le lieu bâti, le lieu du culte proprement dit.
Dans le Temple de Jérusalem, le naos c'était le Saint des saints, où le prêtre n'entrait qu'une fois par an pour le sacrifice d'expiation, c'était là qu'était le trône de Dieu, mais le trône vide puisque Dieu ne se manifeste que dans le vide et dans le rien.
On voit qu'ici il parle du naos quand il dit : "Détruisez-le". Mais alors, où va être le vide, ou va être le creux ? C'est quand il dit : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » et qu'il meurt.
En fait Jean ne prend ni naos, ni hiéron mais il prend un troisième mot : "la maison de mon Père". C'est un des mots essentiels. Et c'est une question qui se pose : comment est-ce que je vais approcher symboliquement au travers de mots qui me sont données ? Je ne pense pas que ce soit purement et simplement par une détermination du lieu que cela se fait. Ce que je suis en train de vous dire, c'est que le lieu ne dit jamais l'espace en notre sens, mais vise une qualité d'espace, et c'est cela qu'il faut que j'arrive à déterminer.
Cette expression se trouve aussi en Jn 14,2 : « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures. » La maison de mon Père, dit Jésus, c'est là où je vais ; cela va être une demeure, mais la demeure n'est pas immobile, elle est dans le mouvement. Le Christ de Jean n'est jamais un Dieu qui ne bouge pas, c'est un Dieu qui n'en finit pas d'advenir, c'est un Dieu pascal.
Donc on ne peut pas se situer au niveau de l'anecdote et on est obligé de se poser la question : qu'en est-il du lieu de la rencontre de Dieu ? On va tâcher de laisser résonner en nous cette question et voir comment il y répond. En effet il vient de soulever tout un non-dit, tout un non-dévoilement. Il y a révélation quand il y a un maximum d'écart entre ce qui est dit et ce qui est entendu. C'est là encore un des instruments de l'exposition de Jean.
La question des trois jours.
Au verset 19 il ne dit pas "le troisième jour" mais "en trois jours", et cela s'est très étonnant. "Le troisième jour" ce serait de l'ordre du comput, de l'ordre du numérique. Or pas plus que l'espace n'est quantifiable, pas plus les nombres n'ont de valeur quantitative. Chez Jean les chiffres n'indiquent pas des quantités mais des qualités. Quand il dit cinq, il pense aux cinq livres de la Loi, il songe à ce qui est le pilier de la révélation mosaïque. Et le cinq, ce n'est pas le sept qui, lui, est l'accomplissement.
Au vert 21 il dit qu'il parlait du "temple de son corps", donc les trois jours sont mis en rapport avec la résurrection. Or chez Jean la résurrection a lieu au moment même où il meurt. Donc ces trois jours, je dois les interpréter du point de vue qualité et non pas du point de vue quantité. Mais alors d'où viennent ces trois jours ? En qualité, cela signifie qu'il est réellement mort. Ce que veut dire Jean ici c'est : « ne prenez pas sa mort pour une feinte, il est réellement mort. »
Là, il est question de jours mais c'est la même chose du point de vue de l'heure. Et je ne peux pas découper l'heure du Christ avec un avant, un pendant et un après. L'heure du Christ c'est aussi bien le moment ou Dieu dit « Faisons l'homme à notre image » ou « Que la lumière soit », que le moment où il meurt et le moment où il ressuscite. L'origine n'est jamais quelque chose de l'ordre du temps décompté, mais c'est ce qui renouvelle continuellement. Et cela c'est probablement le plus difficile à comprendre au travers de la pensée johannique.
Parenthèse
Chez nous, dans notre façon de décompter le temps, il y a un instant, et je n'ai pas fini d'en parler que l'instant suivant est déjà passé et que l'un bouscule l'autre. Alors que chez Jean, il y a la succession, non pas d'instants, mais de maintenant ; et ce maintenant est unique et il se dévoile sous des formes différentes. C'est exactement l'image de la semaille qui devient moisson, et pour saint Jean il n'y a pas de différence entre la semaille et la moisson, c'est la même réalité qui est en train de se réaliser. Il y a là une notion capitale à entendre pour être dans la pensée johannique, et ne pas entrer dans la pensée grecque qui a tout faussé.
► Quand le Christ dit « mon heure n'est pas encore venue », qu'est-ce que ça signifie par rapport à ce que tu viens de dire ?
J. P. : C'est que, dans tout maintenant, il y a un déjà-là : c'est déjà semé, c'est déjà donc en partie dévoilé mais ce n'est pas encore totalement dévoilé. Par exemple la résurrection du Christ a été lue radicalement dans la figure de Jésus de Nazareth qui est ressuscité, et c'est l'événement décisif, l'événement radical. Mais le Christ n'est pas encore ressuscité. Pourquoi ? Parce que le Christ sera totalement ressuscité seulement quand l'humanité sera ressuscitée avec lui. En effet il n'y a pas d'autre corps du Christ ressuscité que celui des croyants, il n'y a pas de résurrection s'il n'y a pas de croyants pour croire. Et ça va très loin, par exemple pour la question de la présence eucharistique, pour les faits d'actualité de la foi, etc.
L'origine de ma vie, ce n'est pas quand je suis venu au monde ; mais c'est quand j'aurai accompli ce qui était le désir de Dieu ; or le désir de Dieu, il est déjà en moi. Ma création, ce n'est pas une venue extérieure, mais c'est de naître selon la Parole, ce n'est plus de naître selon la chair. Et pourtant, c'est déjà semé dans la naissance selon la chair.
Je lisais hier l'évangile de Philippe, un apocryphe qui n'a pas été retenu au canon des Écritures et qui est légèrement gnostique. Il est passionnant à lire parce qu'il est encore dans le même courant de pensée et de révélation que les évangiles. Par exemple il dit : « Au paradis terrestre, il n'y avait pas de blé ; les hommes mangeaient de l'herbe et des fruits ; il n'y a eu de blé et de pain que quand Jésus est venu.[1] » Cela veut dire que les pains que nous mangeons ne sont pas le pain véritable, celui-là est d'un autre ordre que le pain du boulanger.
Quand j'étais au catéchisme, on ne m'a jamais enseigné que le pain véritable c'est la parole qui est là, qui est révélée, et c'est cela qui est l'homme. On se trouve devant des catégories que l'Église a été obligée de laisser de côté parce qu'elle se trouvait brutalement dans un contexte culturel qui n'était plus le sien, puisque le premier défi a été de passer du monde sémitique au monde grec.
Fin de parenthèse
Donc ça va se faire en trois jours. Les trois jours, c'est beaucoup plus les trois jours de notre attente et de notre distance. Il n'y a pas d'advenue de la vérité qui ne comporte une distance.
Et là je répète à nouveau : la vérité, ce ne sont pas des énoncés, ce ne sont pas des propositions articulées, la vérité c'est que soit dévoilé ce qui est le propre de chacun, que soit dévoilé ce que nous sommes et ce que nous devons être. Cela veut dire que ma vérité, et donc mon origine, ce qui fonde ma vie, c'est toujours devant moi, c'est toujours à l'horizon de ma résurrection.
Jésus utilise la formule que “toute vérité est fondée sur deux ou trois témoins,” il la reprend à un texte du Deutéronome qui la prenait au sens légaliste puisqu'il fallait deux ou trois témoins pour pouvoir juger. En saint Jean le Christ reprend cette formule et tout est fondé sur deux ou trois, c'est-à-dire tout est fondé sur le parcours, avec la parole qui vous fait premièrement surgir, qui vous fait tenir, qui vous maintient et qui vous entretient. Deux ou trois, ce n'est pas d'autres témoins que vous, mais c'est la solidité du développement qui se fait par vous. Donc deux ou trois renvoie bien à cette dialectique de l'absence et de la présence. Mais qu'est-ce que ça veut dire ce Christ qui s'absente, qu'est-ce que c'est que celui qui s'en va ?
Si bien que pour Jean, la destruction du Temple ne peut être qu'un signe, et ici le signe renvoie comme toujours à ce qui est de l'ordre de l'ultime ; comme disent les savants ça relève de l'eschatologie. Or l'eschatologie qu'est-ce que c'est chez saint Jean ? C'est le passage d'une destruction à un relèvement. Et quand il dit “Je le relèverai” ici c'est le verbe "réveiller" : je vais le réveiller !
Ce texte se situe dans une longue suite d'attentes dans la pensée juive. L'annonce de la destruction du Temple était faite par les prophètes. Par exemple on a ça dans Michée 3,12 (Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de pierres, Et la montagne du Temple une sommité couverte de bois.), et surtout dans Jérémie 7 et 26. Le prophète Jérémie est celui qui porte le désespoir de Dieu vis-à-vis de son peuple, et il dit quelque chose comme : « Vous dites : le Temple, le Temple. Eh bien le Temple va être détruit. » Il annonce une destruction, mais ce sera utilisé pour indiquer la construction d'un nouveau Temple. Par exemple Dieu dit à Jérémie : « Voilà que je t'ai aujourd'hui institué sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner et renverser, détruire et perdre ; bâtir et planter. » (Jr 1, 10). En Ézéchiel 40-44, on a le grand passage sur le nouveau Temple en Israël. Il y a aussi des prières pour le Temple, par exemple dans Jésus Ben Sira 36, 18-19 et aussi dans le Shemoné Esré, la 14e des 18 bénédictions que les juifs lisent trois fois par jour.
Chez les prophètes, le thème de la destruction du Temple est celui de la destruction de la royauté d'Israël, c'est le thème de la destruction du pouvoir politique. C'est cela que Jésus veut éviter, et il va leur dire : « Détruisez ce temple et dans cet espace, dans cet écart de votre attente, et je vais le relever, je vais l'éveiller. »
Jésus est donc là dans le Temple, et aucun de ses interlocuteurs ne peut penser que c'est de son corps qu'il parle comme il le dit au verset 21.La parole des juifs du verset 20 ( “C'est en 46 ans que ce temple a été construit ; et toi, en 3 jours, tu le relèveras ?” ) est donnée pour montrer leur incompréhension. C'est du même style que quand Nicodème dit : « Comment un vieillard peut-il rentrer dans le sein de sa mère ? », c'est-à-dire : qu'est-ce qu'il en est de ce renouveau du retour à l'origine ?
« 22Quand donc il fut relevé (ressuscité) des morts, les disciples se souvinrent de ce qu'il avait dit cela – on attendrait la conclusion : “et ils crurent simplement à ce qu'il avait dit”, mais non il dit – et ils crurent à l'Écriture et à la parole qu'avait dite Jésus. »
« Ils crurent à l'Écriture et à la parole qu'avait dite Jésus » : la parole que dit Jésus et celle qui est dans l'Écriture sont sur le même plan parce que c'est la même parole. Ce qui donne sens à l'Écriture, c'est ce qu'il en est de l'événement de Jésus.
Cela est extrêmement fort de dire qu'ils ont cru "à l'Écriture". À cette époque le Nouveau Testament n'est pas encore là, et "l'Écriture" désigne ici l'Ancien Testament. Cela veut dire que devant ce qui est de l'ordre de l'incompréhensible, de l'insu, de l'inouï, il faut continuellement revenir à l'origine, et l'origine n'est jamais le début, mais c'est ce à partir de quoi surgit la parole, c'est ce qui fait que la parole tient, qu'elle me vient au cœur, qu'elle me libère, ce qui fait que la parole me rassemble avec les autres. Et tout cela c'est la même chose que de dire : la vie éternelle. La vie éternelle ce n'est pas la vie dans un autre monde, ce n'est pas la vie on ne sait où. Cette vie est éternelle parce que dans le maintenant, il n'y a pas des instants qui se succèdent et qui s'évacuent, mais dans le maintenant la parole est toujours nouvelle, toujours elle me fait surgir, toujours elle me vient à cœur, et toujours elle me libère.
Donc les disciples vont relire l'Écriture, et nous aurons occasion de voir comment Jean et Paul relisent l'Écriture. Quand ils disent qu'ils ont relu l'Écriture, ils se réfèrent à la première parole prononcée alors qu'il y a le tohu-bohu et les ténèbres, alors qu'on ne sait pas comment se démêlent les choses, alors que le mal existe, cette première parole qui est « Lumière soit », et c'est cette parole qui va être réinterprétée.
En effet, dire « Lumière soit » ou dire « Jésus est ressuscité » ou dire « Aimez-vous les uns les autres », il faut arriver à comprendre que c'est la même réalité, et que c'est ça qui est relire l'Écriture.
À ce propos vous avez un très grand texte de saint Paul, en 2Cor 4, 5-6. La deuxième épître aux Corinthiens est le regroupement de deux lettres de Paul, la lettre sévère et la dernière lettre, donc la quatrième. Voici ce qu'il dit : « Ce n'est pas nous-mêmes que nous proclamons – il fait allusion ici à ces messagers qui ont été envoyés par Jacques, le responsable de l'Église de Jérusalem, celui qui n'a pas été apôtre mais qui était "le frère du Seigneur". Ce Jacques pense qu'il faut maintenir la prescription de la Loi, la circoncision ; or si on maintient la circoncision, on vide le christianisme de toute sa portée, le christianisme n'a plus de sens. Alors il dit : « Ce n'est pas nous-mêmes que nous annonçons » parce que les autres sont venus avec des lettres de recommandation que Jacques leur avait données – mais nous annonçons Jésus-Christ Seigneur ; nous, nous sommes vos serviteurs à travers Jésus. Car Dieu a dit : “Que des ténèbres luise la lumière”. C'est lui qui apporte l'illumination dans nos cœurs pour le resplendissement de la connaissance de la gloire de Dieu qui est dans le visage du Christ. » Vous avez là la plus belle définition de ce que peut être l'Écriture. L'Écriture, la Graphé, c'est de pouvoir lire au travers d'une communauté l'événement qui se produit, le fait que la lumière luit c'est-à-dire le fait qu'on est ensemble, mais qu'au travers de cela il y a au plus profond de nous la présence invisible de Dieu. Dieu n'est pas au-delà, il est au plus intime. La transcendance de Dieu n'est pas vers le haut, elle est au cœur. C'est la fameuse dialectique qu'introduit l'Évangile, celle du prochain et du lointain.
Je reviens maintenant sur la question du signe du Temple. J'ai essayé de dire que ce signe du Temple, il ne faut pas le prendre au sens d'une preuve et d'une démonstration. Dans la première lettre aux Corinthiens, saint Paul lui-même, quand il se met à parler pour la première fois de "la parole de la croix", du discours de la croix, il se retourne contre les Grecs qui cherchent la sagesse, la doctrine, qui cherchent à articuler un discours de vérité, et il dit : « Ce n'est pas là qu'est la vérité ». À propos des juifs, saint Paul dit que eux, ils cherchent des signes, ils cherchent où est la puissance de Dieu, mais que « l'Évangile est puissance de Dieu pour le salut de tous » (Rm 1 6). C'est donc l'Évangile, la parole qui est puissance, ce n'est pas autre chose. Aussi dans la question du signe, il ne s'agit pas de preuve juridique, ou de preuve de démonstration comme la fumée est le signe du feu. Non.
D'autre part quand j'ai dit que la vérité demande la présence de deux ou trois témoins, ce ne sont pas des témoins qui viennent de l'extérieur. À la fin de la première lettre de Jean il est dit que les trois témoins seront l'eau, le sang et l'esprit c'est-à-dire une même réalité sur trois modes différents. On aura l'occasion d'y revenir.
Le signe du Temple est mis en rapport avec le corps de Jésus. Le dévoilement du sens ne se fait que par le futur. Le signe ne peut se situer que dans le cheminement, le déploiement, le dépliement de la résurrection.
Mais attention, la pensée de Jean se développe dans l'ambiguïté. Le "Détruisez", je peux le prendre comme une situation fondamentale de l'homme : continuez vos stupidités, continuez de faire mourir, vous allez détruire tout ce qui est possibilité d'habitation de Dieu en vous… Mais on peut aussi le comprendre non pas comme l'ordre de détruire le Temple, mais comme l'ordre d'abattre les obstacles qui permettront à la gratuité de paraître. Le jeune Jérémie est appelé à détruire et aussi à relever (Jr 1, 10). Il n'y de destruction qu'en vue d'une pro-duction, pour qu'on produise quelque chose en avant. Le mot utilisé pour "relever" le Temple n'est pas un mot de construction ni de bâtiment, c'est le mot qui veut dire "réveiller", "faire mettre debout". Ce qui est construit, là où j'habite, empêche que cela se produise. Alors il dit : « Détruisez ». Dans le cas présent, ça veut dire « Tuez-moi ». Tuez ce corps, faites-moi disparaître. Mais en fait, vous ne pouvez pas me tuer parce que « Ma vie, nul ne la prend, c'est moi qui la donne », je donne ma vie gratuitement. L'idée est celle-ci : non pas détruire ce temple matériel pour rebâtir un temple matériel, mais détruire ce qui est de l'ordre du bâti parce que ce qui peut advenir chez les hommes ne peut venir qu'au travers d'un cheminement.
Nous avions vu qu'il y a une grosse différence entre le récit des synoptiques et le récit de saint Jean à propos des vendeurs chassés du Temple. La référence des synoptiques c'est Jérémie 7, 11. Ce que disait le prophète au peuple, c'est que le culte tel qu'il se déroulait dans le Temple de Jérusalem n'était pas capable de les sauver devant le malheur qui montait. Le prophète qui est maudit est obligé d'annoncer contre son peuple la destruction et de Jérusalem et du Temple. Pourquoi ? Parce que le culte n'a plus de sens, parce que ce qui se pratique là ne touche pas Dieu.
C'est cela que reprennent les synoptiques. Rappelez-vous le contexte : aussitôt après l'entrée solennelle dans la ville sainte, le jour des Rameaux, il y a cette espèce de parabole vivante, le figuier qui est maudit alors que ce n'est pas la période des figues puisque c'est le printemps. Et c'est ici la thèse des synoptiques. L'aspect de ce qui est donné là, c'est que le judaïsme de l'époque ne peut pas arriver à porter du fruit, il ne fait qu'aller vers la mort. Et on a alors ce logion assez étonnant sur la foi qui déplace la montagne, c'est dans Marc 11, 23. Je pense que cela veut dire que la vraie foi, celle qui sera la foi au Crucifié ressuscité, elle est capable de discerner et donc d'opérer la chute de la Montagne sainte dans la mer. La montagne de la parabole serait alors la Montagne sainte. N'oubliez pas toutes les légendes qui courraient chez les juifs à cette époque-là à propos de la montagne de Sion. Par exemple elle est construite semble-t-il sur le tombeau d'Adam et Eve ; c'est là qu'avait été enfoui l'arbre du jardin d'Éden, c'est le bois de cet arbre ou de ses successeurs qui aurait donné le bois de la croix. Ils ont donc repris semble-t-il, ce logion sur la foi qui déplace les montagnes, à savoir le changement de perspective ; le lieu de la prophétie n'est plus dans le Temple lui-même mais se trouve dans la parole qu'apporte Jésus. Ensuite nous avons la parabole des ouvriers de la vigne, et enfin la fameuse prophétie sur la ruine de la ville et du Temple. Voilà donc le contexte des synoptiques. Ils se situent dans la tradition prophétique, à savoir : qu'est-ce que c'est qu'un culte qui est vrai ? Qu'est-ce que c'est qu'une pratique rituelle qui est vraie ? Qu'est-ce qu'un chant de louange qui est reconnu ? Quand est-ce qu'il y a véritablement à la fois confession de la vérité de Dieu qui est toujours en premier, et confession du péché ? C'est dans ce contexte-là que se situe la parole des synoptiques.
Dans le récit johannique, le geste n'est plus simplement prophétique ; il devient messianique. Alors que chez les synoptiques la parole de condamnation est portée sur le Temple comme étant une caserne de voleurs, dans le texte de Jean la condamnation est d'en faire une maison de commerce. Autrement dit, ce qui est annoncé, c'est que la parole qui faisait tenir la Loi, qui avait suscité la foi juive, n'a pas encore été dévoilée. Ce qui fait tenir la Loi, ce n'est pas le commandement, ce n'est pas la rétribution pour les commandements, ce n'est pas le salaire pour les œuvres bien faites ; ce qui fait tenir, c'est la gratuité. On l'a vu quand on a évoqué la parole de Jésus à Philippe lors de la multiplication des pains : le vrai pain est de l'ordre du gratuit.
C'est pour cela qu'il annoncera "la maison de son Père" à la place du Temple, à la place à la fois du naos et du hiéros : il annonce qu'il faut chercher la maison du Père. Mais où est-elle la maison du Père ? Elle n'est que dans ce qui est d'abord une errance, avant de devenir un chemin si on dépasse le malentendu.
Dans ce passage Jésus n'a pas ajouté de discours, il a apporté simplement une affirmation scandaleuse sur ce qu'il en est du signe, à savoir que le signe ne peut être saisi que dans le futur, et seulement à partir de sa parole. Ceci ne les a pas fait avancer beaucoup si bien que les disciples ne comprirent qu'après la résurrection d'entre les morts !
4) Versets 23-25, troisième partie
D'habitude chez saint Jean, du point de vue de la composition, il y a d'abord un récit bref, un récit plein dont il ne faut lâcher aucun mot. C'est le cas ici avec les vendeurs chassés du Temple. Ensuite il traite une question qui nous apparaît stupide mais qui généralement permet d'aller au plus originaire, c'est ce que nous avions dans la deuxième partie avec "le signe du Temple" où il a repris un aspect de ce qui a été dit dans le récit et il a enfoncé le clou. Comme il a noyé le truc, on y voit de moins en moins. Puis dans une troisième partie, il reprend un autre passage ou un autre point avec des affirmations de plus en plus fortes.
Ici, au lieu du discours on a le petit texte des versets 23-25 que je vais traduire littéralement.
« 23Comme il était à Jérusalem dans la Pâque, dans la fête, beaucoup croient en son nom, en voyant les signes qu'il fait ; 24lui, Jésus, ne les croyait pas pour eux car il les connaissait tous 25et parce qu'il n'avait pas besoin qu'on témoigne au sujet de l'homme car lui connait ce qu'il y a dans l'homme. »
Ce discours est situé, cela se passe à Jérusalem où le Christ monte. Nous avons vu que chez saint Jean, ce "monter" est opposé à un autre mot majeur qui est "descendre", et que monter à Jérusalem, c'est monter à la mort, monter à l'humiliation, monter à l'exclusion, aboutir au rejet ; tandis que descendre en Galilée c'est aller au lieu du dévoilement, du dépliement, de l'ouverture, de ce qui est devant soi comme un immense espace.
Donc « comme il était à Jérusalem », cela indique que c'est le lieu de l'épreuve et en même temps le lieu du jugement, du discernement. Or il discerne qu'il faut qu'il se donne, et à ce moment-là il ne peut pas être condamné.
Cela se passe « dans la Pâque ». Il aurait indiqué « dans les jours de Pâques » ce serait la fête des Azymes. Mais il est fort possible que quand il écrit cela, puisqu'on n'est pas dans le contexte des pains, Jean ne pense pas au pain azyme mais à l'agneau pascal qui correspond à l'immolation du mouton, avec le sang mis sur les poteaux et les linteaux des maisons lors de la sortie d'Égypte. Et on sait que pour Jean, le Christ meurt à l'heure où l'agneau pascal est immolé, c'est pour cela qu'il souligne qu' « on ne lui brise pas les os ». En effet, on n'avait pas le droit de briser les os de l'agneau pascal, et le prêtre qui faisait cela, devait être expert en découpage, car on n'offre pas n'importe comment la victime à Dieu.
« Dans la fête », c'est une précision par rapport à "dans la Pâque". Mais où est la fête, où est la joie ? « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite » (Jn 15, 11), on est dans le même contexte.
Puis il dit « beaucoup crurent en son nom ». Le verbe "croire" est à l'aoriste, donc il traduit un simple fait, une anecdote. Le verbe grec pisteueïn qui a pour racine pistis (la foi) veut dire lier, rassembler, regrouper. Donc on voit l'idée qui est derrière : ils croyaient c'est-à-dire qu'ils mettaient ensemble ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils ressentaient, l'enthousiasme qui était le leur. Donc ils l'accueillent, ils le recueillent, c'est un simple acte.
« Beaucoup crurent en son nom », il s'agit du nom de Jésus. Pour nous le mot "nom" est intraduisible parce que ce n'est pas une appellation, mais c'est ce qui, étant invoqué, le rend présent.
Vous vous rappelez le beau thème du nom quand la Madeleine n'en finit pas de se convertir c'est-à-dire de se tourner : elle s'est tournée vers l'intérieur du tombeau, elle s'est tournée vers le jardinier. Finalement c'est Jésus qui l'appelle en disant "Myriam", il l'appelle par son nom, donc il y a une présence. Ce mot indique la réalité de ce qui surmonte l'absence. Il ne peut y avoir de foi qu'au travers d'une absence, il ne peut y avoir de foi que dans l'écart de ce qui n'est pas visible spontanément. Donc à ce moment-là il faut surmonter, et ce qui surmonte, c'est le nom.
Ils ont cru « en voyant les signes qu'il faisait », on retrouve la question des signes. Le mot "signe" est ambigu, ici il est réfuté, mais on trouve d'autres endroits où au contraire il est valorisé.
Le premier signe est celui des noces de Cana : « C'est le premier signe que Jésus a fait » (Jn 2,11), c'est la tête des signes ; ensuite quand il guérit le fils de l'officier royal, il est noté que c'est « le second signe que Jésus a fait » ; le troisième signe ce sera après la résurrection. Il y a donc une ambiguïté à propos des signes, ambiguïté qui est notée ici mais aussi après la multiplication des pains.
Dans son épître aux Corinthiens Paul dira qu'il y a deux attitudes : ceux qui pour connaître la vérité se situent du côté de la sagesse, du côté de la logique, du côté de raisonnement, du côté des idées, et Paul dit : il n'y a pas de logique dans la parole de Dieu, dans la révélation de Dieu. Et puis il signale l'autre attitude, celle qui est maniaque, celle des juifs : c'est de trouver des signes, de trouver des miracles, et il dit aux juifs : il n'y a pas de preuve, il n'y a pas d'autre signe que la résurrection. Le signe de Cana n'est signe que parce qu'il conduit à la résurrection…
Mais « lui Jésus ne le croyait pas pour eux ». Le mot croyait (épisteuen) est à l'imparfait, un imparfait de durée. Ce n'est pas que Jésus ne "les" croyait pas, mais c'est au sens où il ne tient pas compte de leur discours, il ne croit pas que leur foi est déjà découverte. Cela veut dire que dans tout le cheminement qu'il va faire jusqu'à ce qu'il meure, il ne peut pas croire à eux, il y a toujours une partie de distance, la foi n'est pas pleine, il ne peut être pleinement reçu, et ce n'est pas une question de psychologie. Il y a une ambiguïté fondamentale qui est chez ces hommes et qui est dans l'homme, et qui ne peut pas être levée.
Donc quand Jésus ne le croyait pas pour eux parce qu'ils avaient vu des signes, il dénonce une attitude native. On a cela en Matthieu 16, 4 : « Cette génération mauvaise et adultère cherche un signe ; il ne lui sera donné d'autre signe que celui de Jonas. » Les juifs cherchent des miracles et il ne leur sera donné d'autre miracle que celui de Jonas, et le miracle de Jonas c'est quand il est dans la baleine, c'est-à-dire qu'il est dans le mal et qu'il est dans le passage.
Donc le seul signe qui soit valable n'est pas une preuve, n'est pas une démonstration, mais c'est un événement, une réalité qui doit se produire.
Nous ne pouvons pas avoir de signe qui puisse fonder notre foi. Ce n'est pas à partir du signe que l'on peut fonder la foi sauf si le signe est perçu au travers de de la Parole. Et c'est pour ça que Thomas sera critiqué, il cherche à voir pour croire.
Et pour nous c'est encore vrai, nous sommes nativement dans le malentendu parce que nous sommes dans un monde où il y a la mort, le meurtre, l'exclusion et le rejet de l'autre. Et ce n'est qu'en tant que cette partie-là de nous disparaît que la clarté se fait : « Je vous donne un commandement nouveau, que déjà la nuit s'en va et que le jour se lève. » (1Jn)
« Jésus savait ce qu'il y a dans l'homme » est-ce que ça veut dire qu'il était un super psychologue qui connaissait les attitudes humaines ? Certains l'ont pensé et l'ont exprimé ! D'autres ont interprété en disant : Jésus savait ce qu'il fallait faire pour arriver à la vérité, donc ce serait une connaissance antérieure qu'il serait venu révéler…
« Lui savait ce qui était dans l'homme, », il savait quel était le secret, le profond désir de Dieu qui touchait l'homme au plus profond de lui-même. La révélation qui est apportée n'est pas un ajout extérieur, cela nous touche en ce que le désir de Dieu est semé en nous, même si on ne l'a pas dévoilé. Il y a en tout homme un nom secret, un appel de Dieu qui est la part christique. Nous n'avons pas à chercher un Dieu dans un au-delà du temps, dans un au-delà du monde, Dieu est au creux de l'homme, il est au plus intime. Et il ne peut pas y avoir de foi si la parole ne me percute pas en ce que je suis de plus profond. Je ne veux pas chercher de signe au sens de preuve qui viendrait de l'extérieur, mais au travers de la parole que je rencontre, ou de la parole qui m'est adressée, je vais essayer de trouver ce qui me percute pour devenir ce que personne ne peut être à ma place. C'est cela "ce qui était dans l'homme".
On a donc ici une première approche de ce qu'est le signe, le signe qui doit révéler "ce qui était dans l'homme".
[1] Traduction plus précise : « (15) Avant que le Christ ne vînt, il n’y avait pas de pain dans le monde. C’est comme le paradis, le lieu où se trouvait Adam : il contenait de nombreux arbres en guise de nourriture pour les animaux, mais il ne contenait pas de blé 10en guise de nourriture pour l’homme. L’homme se nourrissait comme un animal. Mais lorsque vint le Christ, l’Homme parfait, il apporta le pain du ciel afin que l’homme se nourrisse de la nourriture de l’homme. »