La réalité mystique de l'Israël de Dieu selon saint Paul
Notre conception géographique ou ethnique de peuple ne correspond pas au sens qu'Israël a chez saint Paul. C'est ce que Jean-Marie Martin a redit plusieurs fois dans ses enseignements. Ce qui est mis ici est extrait de la lecture du texte d'Éphésiens 2, 11-22.
Saint Paul n'est pas le seul à considérer Israël comme non ethnique, d'où en deuxième partie de ce message, deux extraits d'Annie Jaubert à propos de ce que dit Philon d'Alexandrie.
La réalité mystique de l'Israël de Dieu selon saint Paul
Par Jean-Marie Martin
En Éphésiens 2, 11-22, la problématique sous-jacente est celle-ci : les nations (les païens) sont également appelées avec Israël. Cette problématique se trouve fréquemment chez saint Paul. Lorsqu'il dit aux païens : « Vous n'êtes plus des étrangers ni des hôtes, vous êtes des concitoyens des saints. Vous êtes de la maison de Dieu 20car la construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et prophètes et pour pierre d'angle le Christ Jésus lui-même. » (v. 19-20), il les appelle à la co-citoyenneté. Cependant, il importe de bien comprendre de quoi il s'agit.
En effet, saint Paul traite la question du rapport "entre les nations et Israël" mais il ne traite pas la question du rapport "entre les nations et les juifs", car les juifs sont une réalité raciale, une réalité proprement historique, alors qu'Israël est une réalité mystique. Cette distinction, qui peut paraître surprenante au premier abord, a été très nettement mise en évidence par Mgr Cerfaux dans La théologie de l'Église suivant saint Paul (Cerf 1966) où dans les premières pages il étudie les différentes désignations du judaïsme avec la nuance préférentielle de telle ou telle désignation.
Or l'unité en question ici n'est pas le simple rassemblement historique par alliance de deux peuples au sens où l'on passe un traité d'alliance entre des peuples. Il s'agit d'une réalité eschatologique, de l'accession de tous à la citoyenneté profonde qui s'appelle mystiquement Israël. C'est en ce sens que saint Paul dira en substance : « Nous sommes l'Israël de Dieu ».
Cette réflexion est très intéressante d'abord en ce sens que notre conception géographique ou ethnique de peuple ne correspond pas au sens qu'Israël a. En effet l'Israël de Dieu désigne une réalité cachée, préexistante, qui doit se découvrir. Et c'est en ce sens qu'il arrive aux prophètes de dire en substance : « Vous n'êtes pas l'Israël de Dieu »[1].
Voilà une première disjonction, une première faille, faille qui sera souvent reprise par le Nouveau Testament dans la polémique entre judaïsme contemporain de Jésus et christianisme naissant de telle sorte que la mystique chrétienne reprendra pour elle la visée à être l'Israël préexistant, l'Israël de Dieu. Cela donnera naissance à la formule de "l'Église d'avant le soleil et la lune", de même que l'Israël était parmi les premières choses préexistantes, près du Messie, avant tous les temps : de la même manière.
Si nous voulions être simplement approximatifs, nous dirions que ce n'est pas simplement une question ethnique, raciale, ou politique dans notre sens, qui est en question ici, mais qu'elle est affectée - comme disent les auteurs qui traitent de cela - d'une qualification mystique, d'une qualification religieuse. En fait, c'est encore une mauvaise façon de parler parce que nous continuons toujours à parler comme si le point de vue proprement ethnographique était le point de vue de base. En réalité il faudrait se resituer dans l'intégralité de cette perspective.
Nous avons coutume de considérer le christianisme naissant comme un fait d'histoire, c'est-à-dire de le lire précisément en rapport avec ce qui le précède dans l'histoire, dans la continuité de deux alliances – une première alliance et la nouvelle alliance – la nouvelle alliance mettant en cause la première. C'est un niveau qui a été effectivement entendu, une prise de conscience qui a été effectivement faite par le christianisme naissant. Mais simultanément, il y a quelque chose de plus profond, non pas simplement dans l'ordre de la succession historique, mais dans l'ordre de la visée eschatologique.
En d'autres termes, l'apparition du Christ n'apporte pas simplement quelque chose de nouveau par rapport au judaïsme, mais quelque chose de radicalement nouveau, de toujours déjà nouveau. C'est nouveau par rapport à Adam même, ce qui fait que le Christ est nouvel Adam, et non pas simplement quelqu'un qui remplace Moïse au plan de l'histoire.
Pour Philon, Israël désigne le peuple de "ceux qui voient Dieu",
Deux passages d'Annie Jaubert
1) Approches de l'évangile de Jean (Seuil 1976), p. 169.
Pour la compréhension du milieu johannique, Philon est très utile en tant que témoin privilégié des courants spirituels qui animaient le judaïsme hellénistique. Ces courants véhiculaient des thèmes communs en histoire des religions, parce qu'ils appartenaient sans doute au fond de l'expérience humaine. Mais le contexte religieux du judaïsme leur avait donné une coloration particulière : ces thèmes se rapportaient à l'action de Dieu pour son peuple et à son efficacité dans les cœurs.
Ainsi, celui des "yeux qui s'ouvrent", thème général, connu aussi dans la Bible. Philon l'applique à un cas précis, le nom même d'Israël qui, pour lui, est le plus beau et le plus saint des noms. Le thème des "yeux qui s'ouvrent" est plutôt devenu chez Philon le thème des "yeux ouverts" : Israël, en effet, désigne le peuple de "ceux qui voient Dieu", dont la vue est particulièrement aiguisée, dont l'œil de l'esprit est pur et sans reproche (Plant. 58; Confus. 92). Philon est ainsi le plus ancien représentant de l'étymologie populaire du mot Israël (celui qui voit Dieu).
Ce sens pourrait bien éclairer la déclaration de Jésus à Nathanaël en Jn 1, 47 : « Voici un véritable Israélite dans lequel il n'y a pas de tricherie. » C'est à Israël que Jésus devait être manifesté (1, 31) et Nathanaël le confesse précisément comme le roi d'Israël (1, 49) ; à la fin de l'épisode, Nathanaël (avec un pluriel englobant les disciples) "verra" le prodige de l'échelle de Jacob/Israël. Le caractère positif du nom d'"Israélite" s'oppose, chez Jean, au terme de "juifs", ceux qui ne voient pas. […]
2) Article "Philon" de l'Encyclopedia Universalis
La contribution la plus attachante de Philon se situe dans le domaine des conceptions religieuses, et là, il traduit l'idéal des juifs pieux et évolués de la diaspora. Il exprime admirablement la certitude qu'a Israël d'être le peuple privilégié de Dieu et d'avoir un rôle particulier à jouer par rapport aux nations. Cette conviction a conduit Philon à approfondir ce que représente Israël, et l'on peut trouver chez lui – avant le christianisme – une définition du « véritable Israël » : ce sont les hommes qui, en suivant de tout leur cœur les enseignements de Moïse, sont sur la route de la sagesse et de la vertu. Sous la conduite de Moïse, tenu pour hiérophante et mystagogue, ils sont les guides et la lumière des peuples, les prêtres de l'univers. Que devient alors l'idéal messianique ? C'est beaucoup moins l'attente d'un triomphe par les armes que l'espérance d'une conversion. Que les juifs redeviennent dignes du beau nom d'Israël et ils entraîneront à leur suite l'humanité entière. L'influence stoïcienne se mêle aux visions prophétiques dans la conception du sage-roi qui régnerait sur un univers pacifié dans la sagesse et dans la vertu
[1] On ne trouve pas cette formulation telle quelle dans l'Ancien Testament, mais à plusieurs reprises on voit des prophètes dire : « Vous n'êtes pas son peuple »