Penser à nouveaux frais les naissances de Jésus
La période de Noël est propice pour se poser des questions sur le Christ et sa (ou ses) naissance(s). C'est ce qu'a fait Jean-Marie Martin peu avant Noël lorsqu'il était professeur à l'Institut Catholique de Paris en 1978-79 (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?). Occasion pour lui de repenser la naissance à Bethléem, la naissance dite éternelle, mais aussi d'introduire la naissance à la Résurrection, la naissance au Fiat lux, mais aussi la naissance aux bergers, la naissance au monde... La recherche du lieu où la parole de l'Evangile a réellement sens l'amène à formuler trois souhaits étonnants en fin de parcours !
Penser à nouveaux frais les naissances de Jésus
Par Jean-Marie MARTIN
Nous sommes en période de Noël, et je propose une note opportune sur la naissance.
En général, à propos de Jésus, on parle de deux naissances :
- les chrétiens connaissent sa naissance à Bethléem, Jésus né de Marie,
- ils savent aussi que Jésus est Fils éternel de Dieu – cela ils l'ont appris –, et il s'agit là d'une "autre" naissance, d'une naissance éternellement de Dieu, puisqu'il est « vrai Dieu né du vrai Dieu ».
Nous trouvons ici un écartement qui est peut-être l'écartement constitutif de l'Occident, entre une onto-théologie et une histoire ; un absolu infini, et un contingent fini.
Or, que lisons-nous dans l'Écriture ?
1/ que la naissance dont il s'agit s'entend premièrement de la Résurrection comme Paul le dit par exemple dans son discours à Antioche de Pisidie : « Nous vous annonçons une bonne nouvelle : Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 32-33) – cela se dit de la résurrection et, simultanément des épisodes glorieux de la vie de Jésus, Baptême, Transfiguration, où revient ce terme de "Fils" («Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre » dit la Voix au Baptême en Lc 3, 22); c'est un premier lieu.
2/ Qu'il y a aussi, déjà esquissé dans l'Écriture et développé dans la christologie la plus archaïque, l'idée d'une naissance comme "archê" du monde. C'est le terme de "Prôtotokos (premier-né) de toute création".
Nous pouvons voir d'ailleurs qu'il y a un certain rapport (assez peu pensé par nous) entre ces deux naissances, rapport qui est marqué notamment dans Colossiens 1, entre "premier-né de toute création" et "premier-né d'entre les morts" donc la Résurrection[1].
De plus cette première naissance comme "archê" du monde ne se laisse pas penser sur le schème de la naissance éternelle. Il s'agit là d'une naissance pour le monde, pour la constitution du monde. En cela le Christ est "archê des chemins qui vont vers la création" en reprenant une expression concernant la Sagesse (Proverbes 8, 22). Et pour un certain nombre de Pères archaïques, cette première naissance a lieu lors de la prolation du Fiat lux (Gn 1).
Par exemple au début du IIIe siècle, Tertullien dit : « En premier lieu, avant que le Fils soit manifesté, “Dieu dit : "Que la lumière soit, et la lumière fut"”, c'est-à-dire le Verbe, Lumière véritable qui illumine tout homme venant en ce monde » ; et parce qu'entre-temps a commencé une réflexion sur la création, sur la fabrication du monde, non pas à partir de la Genèse, mais à partir du Timée de Platon, il se croit obligé d'ajouter : « (le Verbe) par qui fut créée la lumière du monde elle-même. » (Tertullien, Contre Praxéas, 12, 5)
Il nous faut préciser que la naissance à partir de la Vierge Marie est aussi dans les Écritures, chez Luc notamment et Matthieu. Il faut dire que les deux naissances comme "premier-né de la création" et comme "né de la vierge Marie", se pensent aussi volontiers l'une dans l'autre, et que les mêmes textes d'Ancien Testament peuvent être attribués à l'une ou à l'autre. Le texte du Psaume 110 : “Je t'ai engendré avant le soleil” s'entend parfois du "Fiat lux", car la lumière du 1er jour précède la création du soleil au quatrième jour ; ou bien s'entend de la naissance à Bethléem, au milieu de la nuit, avant le lever du soleil.
Vous remarquerez que cette énumération des deux naissances à la Résurrection et au Fiat lux n'est pas synchrone, je veux dire qu'il y a des points de cette énumération qui sont mis en évidence à certains moments de l'histoire de la pensée chrétienne, et qu'il ne faut donc pas nécessairement essayer de les étaler simultanément avec les autres. Cependant, il reste quelque chose qui est pour nous assez difficile à saisir, si nous ne voulons pas retomber dans les articulations simples de "né éternellement du Père" et "né de la Vierge Marie", si nous ne voulons pas nous en tenir à cela qui ne rend pas compte de la richesse et de la complexité néotestamentaires… il reste que nous sommes devant une question qui est pour nous difficile, difficile donc remarquable. Si quelque lumière parfois nous vient, ce n'est pas de fréquenter nos évidences, mais de fréquenter précisément ces difficultés.
Pour nous aider dans la tâche d'entendre quelque chose de cela, il faudrait sans doute essayer de penser la naissance d'une manière non pas premièrement ponctuelle mais comme une qualité de l'être-né.
Une première entrée : je vous signale que, lorsque des psychologues disent aujourd'hui que chacun de nos actes revit notre naissance, ils disent quelque chose qui ne coïncide certainement pas avec ce que nous envisageons ici, mais qui pourtant pourrait être pour nous une incitation à penser.
Ou bien une autre entrée : "Naître, c'est venir au monde". Si, quand je dis cela, je pense n'avoir rien dit, c'est parce que je me suis représenté sans doute le monde comme un espace dans lequel je peux être posé, un espace neutre et homogène où je peux trouver place, avoir lieu. Le Nouveau Testament ne présuppose pas cette notion d'espace qui nous est familière.
En effet, chez saint Jean, "venir" se dit toujours "venir à", et premièrement "venir aux siens". Or le Christ vient aux siens comme Fils - c'est-à-dire comme allant au Père - premièrement lors de la Résurrection. Cette venue de Jésus est clairement dite dans sa grande prière en Jean 17 : « Père, l'heure est là. Présentifie ton Fils, ce qui est que ton Fils te présentifie. » "Rendre présent", c'est la façon dont nous avons rendu le verbe "glorifier" en fonction de la signification, dans l'Ancien Testament, de la gloire de Dieu comme présence : Dieu au milieu de son peuple. Il s'agit ici de la présence du Fils comme Fils, et donc comme Ressuscité, et qui est donc comme telle la présence du Père. Car le Fils est l'expansion, est la présence du Père. Les mots "Fils" et "présence" ont eux-mêmes déjà une signification proche.
Pour Jean, le Christ "vient aux siens" et aussi, "il vient au monde"… mais attention pas au monde en tant qu'il serait un "espace neutre". À la différence de notre langage, chez saint Jean, le monde désigne la région du refus. Donc quand le Christ vient au monde, il se heurte au refus. Chez saint Jean, venir est donc toujours qualifié comme corrélatif d'un accueil ou d'un refus, il n'est jamais posé comme désignant une situation neutre. Il y a du reste un rapport entre ce que je dis du venir et ce que je dis de l'accueil.
En lisant saint Jean, nous avons détecté ce rapport dans la différence qu'il y a chez saint Jean entre deux verbes pour dire "voir" : ces verbes sont théoreïn que nous traduisons par exemple par "constater", et horan que nous traduisons au sens fort johannique par "voir". Ces modalités du voir sont inhérentes aux modalités du "venir", elles sont corrélatives, et ce sont des modalités qui s'excluent en Jn 16, 16 dont la traduction courante est la suivante : « Encore un peu de temps et vous me verrez ; encore un peu de temps et vous ne me verrez plus ». Cette traduction est très mauvaise, d'une part parce qu'il y a deux fois le verbe "voir" en français alors qu'il n'y a pas le même verbe en grec, et d'autre part parce qu'il ne s'agit pas d'"un peu de temps" et d'"un peu de temps". En effet ce que Jésus dit c'est : « sous un aspect, vous ne me constaterez plus, ce qui est que sous un (autre) aspect, vous me verrez. » L'opposition est entre d'une part une connaissance qui ne recueille pas pleinement le Fils, et d'autre part la connaissance du Ressuscité. Autrement dit, la présence du Ressuscité est ce que nous appelons une absence. Le sens de la venue du Christ indique toujours une qualité d'accueil, et c'est ce qui nous fait soupçonner déjà l'importance des entours du Christ c'est-à-dire du témoignage du Baptiste, et de l'élection des apôtres et de la famille où sa vraie mère et ses vrais frères sont ceux qui croient, ceux qui font la volonté du Père (cf. Mc 3,33-35). Ce que nous essayons de détecter ici, c'est bien toujours si cela a lieu, si cela a son lieu.
Nous en venons à "naître" chez Luc[2].
À qui vient-t-il ? Il vient aux bergers (Lc 2, 8-14). Où naît-il ? Il naît aux bergers. Cela n'est pas du tout hasardeux, car il naît naturellement à la garde. Le berger, c'est l'homme de la garde, c'est-à-dire du soin, c'est-à-dire de la veille, c'est-à-dire à la fois de l'attention et de l'attente. Vous allez me dire : « Mais ces gens gardent des moutons et non pas la parole de Dieu, ces gens attendent le jour et non pas la lumière qui illumine tout homme venant dans le monde ! » Il pourrait se faire que ce soit la même chose… Jésus vient à eux et c'est pourquoi se constitue l'espace de la présence, l'espace de la présence qui est lumière : la présence radieuse de Dieu les enveloppe (périélampsen autous) de la lumière et de la parole qui est l'ange.
Est-ce que les anges existent ? Ceux-là, oui ! L'espace de la présence existe.
Et ce qui se passe là, dans ce tout petit épisode, c'est la totalité, du haut en bas, c'est-à-dire : « Gloire… au plus haut des cieux, paix sur la terre, et aux hommes eudokia (complaisance). »
Il ne suffit pas de dire que nous avons ici une fois encore un genre apocalyptique, ce qui est en effet assez attesté par le fait que la lumière, l'ange, la parole, le terme du ciel et de la terre, et la référence au Baptême par le terme d'eudokia (complaisance) qui se trouve dans la voix du ciel (Tu es le fils de ma complaisance, c'est le même mot)… il n'est pas assez de dire que nous avons là une constante littéraire – ce qui est vrai –, il faut plutôt dire que "nous avons une constante littéraire parce que nous avons une même expérience".
J'ai parlé du verset « Gloire à Dieu… » qui est un verset important. Ce verset peut se diviser de façon ternaire : gloire à Dieu au plus haut des cieux / paix sur la terre / bienveillance aux hommes, ce qui donne le schéma ciel / terre / homme. Cependant, on l'a habituellement divisé en deux : gloire à Dieu au plus haut des cieux / paix sur la terre aux hommes de la complaisance.
Quelques remarques à propos de cette dernière expression : "aux hommes de l'eudokia". Depuis un certain nombre d'années, dans notre liturgie, nous avons la traduction : "aux hommes qu'il aime". Autrefois on traduisait par "aux hommes de bonne volonté" c'est-à-dire que l'eudokia était considérée et traduite comme une qualité de l'homme (un homme de volonté bonne), alors que "les hommes de l'eudokia" est entendu aujourd'hui comme "les hommes qui sont sous l'eudokia de Dieu" c'est-à-dire sous la complaisance, "la volonté bonne que Dieu a pour eux". Par ailleurs, l'expression "bonne volonté" présente des risques du fait de sa dégradation pour désigner, finalement, "le brave homme" et non pas "l'homme qui veut bien". Dans un article de journal, un auteur regrette le mot "bonne volonté" parce que cette traduction indique que l'Évangile s'adresse à tout le monde… Mais non ! Nous avons un texte ici. Bien sûr, il est important de se soucier de ce qu'il advient de la totalité des hommes dans la lumière de Noël, mais ce n'est pas là, c'est ailleurs : on l'a vu beaucoup mieux tout à l'heure dans la garde des moutons !
J'ai donc dit que, en Luc, la naissance du Christ était naissance aux bergers. Nulle part le texte ne parle d'un constat de naissance ; à chaque fois il s'agit d'une expérience. Non pas d'ailleurs, qu'on n'aurait pas pu constater la naissance d'un enfant là, sans doute… Si je précise cela, ce n'est pas parce que je soupçonnerais un tant soit peu que cela n'a pas eu lieu au sens moderne du terme, mais parce que dire cela ne dit rien, et parce que nous n'avons pas, sur la base de cette donnée minimale, à construire pour notre propre compte le sens supplémentaire. En effet, ce qui nous est donné ce n'est pas le fait brut de la naissance quitte à ce qu'ensuite nous lui donnions sens. Ce qui vient à nous dans le texte, c'est le sens, car cela a lieu dans la Parole.
J'ai voulu montrer que Jésus venait aux bergers. J'aurais pu aussi dire qu'il venait à Marie, sa mère. Et comme nous n'avons pas cette année occasion de parler d'une question qui ressurgit de temps en temps et qui a son importance en son lieu, la question de la naissance virginale, j'en dis un mot.
Cette affaire est assez souvent traitée aujourd'hui par des théologiens – peut-être surtout dans le monde protestant – de "légende". Le mot est employé explicitement par certains. N'attendez pas que, devant une telle opinion, je me batte pour la réalité obstétricale de la naissance virginale. Cela, pour deux raisons : premièrement parce que cela est historiquement totalement invérifiable ; et deuxièmement – ce qui est plus grave –, parce que c'est totalement insignifiant, sauf à véhiculer des significations parasitaires qui peuvent prendre beaucoup d'importance comme tout ce qui touche à la sexualité et à la naissance, mais pour d'autres raisons. Autrement dit, dans le lieu de la question obstétricale prise en elle-même, je déclare la question insignifiante. Mais je pense que cette question a un autre lieu.
Ce pourrait d'ailleurs être à propos d'une question de ce genre que pourrait apparaître l'importance de la question que nous posons, la question du lieu. C'est très difficile de déterminer la signification la plus originelle, la plus profonde de cette parole de l'Évangile.
Je voudrais noter simplement que, dans le premier christianisme, la naissance virginale de Jésus est un lieu théologique important. Au cours du second siècle en particulier, cela a permis de situer l'orthodoxie face à deux tentatives opposées de lecture du Christ. On trouve cela par exemple chez saint Justin et ensuite chez Irénée. Les deux tentatives opposées de lecture du Christ sont l'ébionisme[3] (Jésus, c'est le fils de Joseph et Marie, il n'a rien de divin) et le docétisme (Jésus a un corps d'essence spirituelle ou d'essence psychique éventuellement, il est passé à travers Marie comme à travers un tuyau, n'ayant rien pris de Marie ; il n'a pas une humanité réelle, mais seulement une humanité d'apparition, une humanité apparente). L'orthodoxie chrétienne fait son chemin entre ces deux positions et affirme qu'il est vraiment né de la Vierge Marie. C'est ainsi que s'est formée une figure du Christ qui sera à nouveau sujette à oscillation entre une tendance qui accentuera l'autonomie de son humanité, et une tendance monophysite qui accentuera l'unité de son être différent du nôtre.
Par ailleurs, il faut savoir que dans les premiers siècles, les débats théologiques étaient aussi graves, ou plus graves, que ne sont aujourd'hui les débats syndicalistes. Ils pouvaient donner lieu à de grandes grèves ! La ville d'Éphèse a été en émoi avec des révolutions, des émeutes populaires, pour obliger les Pères de l'Église à dire, au concile d'Éphèse en 430, que Marie était mère de Dieu. Ces débats de théologiens étaient simultanément des débats éminemment populaires. Du coup, on peut se poser des questions par rapport à cela. Par exemple, il est intéressant de voir qu'Éphèse est la ville de la grande Mère, la ville d'Artémis, Diane d'Éphèse. Il y a une mystique de la Mère, et il est possible que, dans l'inconscient populaire, il y ait eu un retour de cela à propos de la Vierge Marie.…
Je voudrais reprendre l'expression que j'ai déjà donnée une fois :
- nous ne voulons pas d'un Jésus qui flotte, mais nous voulons d'un Jésus qui marche sur les eaux ;
- nous ne voulons pas d'un Jésus qui soit dans les nuages, mais d'un Jésus qui soit effectivement sous la nuée de la Transfiguration ;
- nous ne voulons pas d'un Jésus en l'air, mais d'un Jésus dans le pneuma (dans le Souffle, dans l'Esprit).
et c'est pourquoi nous sommes très respectueusement attentif à la recherche du lieu où la parole de l'Évangile a réellement sens, y compris dans cette question classique que nous venons d'évoquer.
[1] Cf. deux topos de Jean-Marie Martin : Col 1, 12-20 Le Christ premier-né et principe de la totalité ; et Le Christ premier-né de toutes les créatures (Col 1, 15-20); et aussi Par Joseph Pierron : l'hymne de Colossiens 1, 15-20
[2] Deux interventions sur ce thème figurent déjà sur le blog. Cf. Luc 2, 6-14 La naissance de Jésus célébrée par les habitants du ciel et de la terre et Luc 2, 1-14. La naissance de Jésus et ses entours.
[3] L’ébionisme tire son nom de l’hébreu « ebionim » (les pauvres). Pour Simon Claude Mimouni, ce nom « a dû indubitablement servir pour désigner les premiers chrétiens d'origine juive, qui se sont appliqués à n'avoir aucun bien et à vivre dans la pauvreté et avec détachement, suivant ainsi le conseil donné par Jésus en Mt 10, 9.»