Résurrection et création ; Évangile et Occident ; Évangile et discours pastoral
D'où provient notre idée de Dieu Créateur ? D'où vient l'indifférence générale actuelle par rapport à l'idée de Dieu ? D'où viennent nos questions concernant le mal : « Qui a fait ça, si Dieu est bon ? » ? Comment penser à partir du plein de la Résurrection plutôt qu'à partir du prétendu vide de la création ex nihilo ? Comment mettre en œuvre l'activité de discernement dans le cadre pastoral ?
Ce sont ces questions et d'autres que les étudiants du cours de théologie de Jean-Marie Martin lui ont posées en 1978-79. En fin d'année il a pris un cours pour essayer d'y répondre, c'est ce qui figure ici.
La toute première question n'est pas mise ici car elle figure déjà sur le blog : Résurrection et Incarnation. Après avoir répondu à ces questions J-M Martin a commenté la guérison du lépreux pour illustrer certaines des réponses qu'il avait données, cela figure déjà sur le blog : Marc 1, 40-45 : La purification du lépreux.
Résurrection et création
Évangile et Occident ; Évangile et discours pastoral
Par Jean-Marie Martin
Je donne ici un certain nombre de repères par rapport à une série de questions qui essaient de recouvrir ce qui a été évoqué dans notre dernier cours.
I – Résurrection et création
Dans l'usage banal de ces termes, l'idée de Création et l'idée de Résurrection sont totalement disjointes. C'est là le lieu d'une répartition de l'idée de Dieu créateur et de l'idée de Christ historique que nous avons évoquée tout au début de notre cours.
Dans le banal, l'idée de création est entendue comme la position du cadre neutre dans lequel, ensuite, se déroulent la chute, l'Incarnation, la Passion ou la Résurrection, l'histoire de l'Église… bref, dans lequel se déroule l'histoire du salut. Nous allons simplement rendre compte de l'imaginaire moyen qui situe d'une certaine façon l'emploi de ces mots-là.
L'idée de Dieu-Créateur provient du besoin de fonder, de s'assurer l'assise ou le cadre stable. Et cette idée répond à la question de l'Occident : “Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?” La question implicite de la pensée occidentale, c'est cette question banale.
– Cette question suppose une pensée à partir du rien comme plus évident que le quelque chose. C'est donc sur cette "évidence" informulée que nous fonctionnons.
– Cette question indique par ailleurs une volonté de mainmise sur le non-rien.
La pourquoi premier : “Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?”
Mais, penser à partir de l'évidence du vide et vouloir poser l'assise à partir de quoi ensuite on peut construire, je dis que c'est là peut-être la question fondamentale de l'Occident et que cela s'exprime entre autres dans la théologie de Dieu-Créateur. Or on aperçoit un recul progressif de l'idée de Dieu à la mesure où croissent les réponses aux "pourquoi seconds" (les causes secondes par opposition à la cause première). Je veux dire que d'avoir appris à répondre aux pourquoi seconds, à savoir les réponses de la science, fait reculer le besoin de fonder le besoin du pourquoi premier.
Je dis donc que nous avons assisté à un recul progressif, à la mesure de l'avancée de la réponse aux pourquoi seconds, assez loin pour que la question du premier pourquoi devienne inutile pour s'assurer au moins d'un milieu suffisant à vivre. Bien sûr les pourquoi seconds en tant que seconds ne résolvent pas tout, mais ce qui est urgent, c'est de s'assurer un milieu. Or la réponse aux pourquoi seconds, si elle ne résout rien théoriquement, suffit à assurer de quoi vivre, elle assure une sécurité si bien qu'opiner oui ou non à propos de l'existence de Dieu ne change en rien le regard sur la nature ; cela peut s'ajouter ou ne pas s'ajouter. Et ce qui est remarquable ici, c'est qu'il en résulte parfois certes des agressivités dans la mesure où cela touche à la sécurité, mais plus généralement, il en résulte simplement une indifférence par rapport à l'idée de Dieu… indifférence non parce que c'est résolu, mais parce que c'est suffisamment loin pour n'être pas inquiétant.
On peut bien étudier les athéismes philosophiques conscients, mais ce n'est pas eux qui rendent compte de l'état d'indifférence par rapport à l'idée de Dieu qui est tout à fait caractéristique de notre société dans son plus ordinaire.
Je dis par là que l'idée de Dieu qui était fondée sur un besoin – le besoin de fonder une sécurité – disparaît naturellement, et ce n'est sans doute pas dommage, lorsque le besoin de fonder disparaît ou que s'y substituent d'autres fondations. Et si ce Dieu était le produit de ce besoin, nous ne le pleurons pas.
Vous apercevez peut-être comment la question des rapports entre l'ontologie de l'Occident et le Dieu de l'Évangile est une question fondamentale.
D'autre part, l'affairement technologique – le mot "affairement" n'est pas ici directement pris pour jouer sourdement une fonction émotivement préciative, mais pour marquer l'intensité et la multiplicité des efforts à partir du verbe "faire" – a eu probablement comme prodrome la pensée théologique de création en tant qu'elle privilégiait le verbe "faire" pour tenter de dire notre rapport à Dieu plutôt que d'autres verbes. On aurait par exemple pu privilégier le verbe "donner", que sais-je…
Le verbe "faire" a été privilégié, et non pas seulement le verbe "faire" comme œuvrer, c'est-à-dire comme ce "laisser venir œuvrant" que désigne la poiêsis (poïeïn = faire en grec) mais comme la force maîtrisant et calculant pour maîtriser le monde. Cette volonté de domination du monde, en tant qu'elle donne lieu à calcul et à programme pour la progressive maîtrise, c'est entre autres une définition que les philosophes non chrétiens comme Heidegger donnent de la technologie. Or, c'est bien ainsi que, sourdement, nous entendons l'idée de création.
C'est-à-dire que, non seulement la création est pensée à partir d'un "faire", mais très précisément, ce qui est caractéristique, c'est la substitution de l'idée d'un Dieu-Créateur par l'idée d'un Dieu programmateur du salut ! Vous savez qu'on a un peu dé-cosmologisé l'idée de Dieu : on a tendu à le voir à partir de la Bible entendue comme histoire, et comme histoire qui a un plan bien déterminé et un déroulement pédagogique. Ce qui fonctionne là c'est l'aspect programmateur qui est impliqué chez nous par le verbe "faire".
A-t-on assez parlé du "plan" de Dieu ou du "dessein" de Dieu, pour traduire le mot mustêrion qui n'a rien à voir avec cela[1].
Et ici on trouve une certaine complicité du reste, entre les deux idées qui sont très souvent mises en rapport au cours du XIXe siècle : l'idée du Dieu-Créateur et l'idée de miracle (miracle comme tour de force). Or les miracles de l'Évangile n'ont rien à voir avec cela !
En outre le malaise empirique, sous la désignation générale du malheur ou du mal moral pose la question du mal qui se résout par un besoin d'imputer. Nous avons souligné dans les paragraphes précédents l'expression "besoin de fonder". "Besoin de fonder" se retrouve ici mais cette fois en langage moral, c'est la question : "Qui a fait ça ?". Et d'une certaine manière cette question répond tout à fait à l'idée de « Celui qui a fait tout ça ». Je veux dire que les expressions les plus banales sont hautement révélatrices. « Qui a fait ça, si Dieu est bon ? » « Qui ? » Sous l'aspect particulier de cette imputation, c'est une chose qui était du programme de l'année dernière et qui sera plus particulièrement du programme de l'année prochaine. Je ne développe donc pas beaucoup, je donne simplement quelques repères.
Une réponse fréquente qui n'a cependant jamais été entérinée par le christianisme orthodoxe, c'est la réponse de deux dieux. Et cela montre assez bien le rapport qui existe entre la question de la fondation et la question de l'imputation. Il y a le besoin de fonder, et la question de l'imputation est une variante du besoin de fonder, une application particulière dans l'ordre moral.
Il ne faut pas prendre ce que je relève ici pour des critiques absolues, car ce que je relève ici est sans doute d'une certaine manière inévitable. Les questions et les réactions qu'elle suscite, je les pense d'une certaine manière inévitable, et le besoin d'imputer peut être aussi "salutaire" à la mesure où il sauve d'une insupportable "culpabilité". Et devant un malheur qui accable, céder à la culpabilité personnelle est également une déviation du même ordre. Je ne fais que décrire des choses qui sont en nous. Si mon analyse est à certains égards sévères, elle ne critique personne, elle est une tentative de lucidité pour que, par rapport à cet état de choses, par rapport à ce que nous sommes, nous essayions de voir comment se tient l'annonce de l'Évangile.
Une autre attitude consiste à absoudre Dieu par l'idée d'un cadre neutre qu'il aurait posé et dans lequel ensuite joue une liberté intérieure comme auto-fondation absolue à la décision de qui le mal est ensuite imputable. Et c'est de cette façon que fonctionne ou a fonctionné l'idée du péché d'Adam. La position du Cosmos et la position de la liberté neutre (c'est-à-dire non qualifiée) relèvent de notre Dieu bon. Le mal vient de la liberté humaine, il n'est donc pas imputable à Dieu. Il y a ici une curieuse volonté de laver Dieu ou de sauver notre idée de Dieu. En fait comme les théologiens eux-mêmes l'ont bien perçu, cela ne fait que reculer la question car Dieu aurait pu empêcher cela, et s'il est bon, il aurait dû empêcher cela. Et devant le spectacle de bien des malheurs, c'est la réflexion qui intervient le plus couramment.
Or ce que je veux dire à ce sujet, c'est qu'il est impossible de répondre à cette question "Qui a fait ça ?". Pour moi, cela c'est la trace d'une mauvaise question. Bien sûr il ne suffit pas de déclarer une question mauvaise, il faut essayer de voir d'où elle procède et à partir d'où elle est une question viciée. Ce qui est certain, c'est qu'une certaine idée théologique de Dieu est atteinte par cette question. Il n'est pas sûr que la question soit bonne, mais peut-être bien qu'une certaine idée de Dieu même est incluse dans le vice de la question.
Ce que je viens d'évoquer ici va se poursuivre dans la question suivante.
II – Évangile et Occident
Je voudrais ressaisir ici les différences que nous avons relevées en passant entre l'Évangile et l'Occident. Et nous allons procéder à rebours de l'exposé antérieur.
Donc nous notons d'abord le besoin d'imputer comme procédant d'un ressentiment. Le ressentiment relève de la déception, et donc d'une certaine fiction par rapport à quoi le réel ou ce qui vient, ne coïncide pas. Le besoin d'imputer joue comme une expulsion. En revanche, la position du concept de la nature neutre joue comme un besoin d'appropriation, donc de s'édifier une certaine sécurité. Expulsion et appropriation constituent une certaine répartition des forces de l'espace.
Nous avons essayé de ressaisir l'ensemble des mouvements fondamentaux, ceci dans un langage simple, non formalisé par une science humaine déterminée, mais de façon approximative et sous la lumière dénonçante de l'Évangile, et nous avons relevé ses caractéristiques de notre Occident. Maintenant, sur le rien de la peur ou de la déception nous avons remarqué la tentation de poser une certaine prise, une certaine compréhension minimale. Et ensuite se posent les « Dieu aurait pu ». (Cela peut vous paraître étrange, mais il est hautement curieux que la notion de rien soit une notion première. En effet, chez nous, la notion de rien est le produit de quelque chose qui est déjà complexe, c'est-à-dire de l'attente de quelque chose dont l'absence constatée déçoit. Et pourtant c'est ce qui est posé comme premier dans la création ex nihilo, ce qui révèle sans doute quelque chose sur l'être profond de l'homme)
Je rassemble toutes ces choses pour autant que je pense qu'elles sont, comme attitudes, quelque chose de fondamental qui se retrouve à propos des différentes questions. Les « aurait pu » marquent une non-nécessité, mais une non-nécessité relative à cette prise-là. Par exemple, nous avons vu au début que « aurait pu ne pas souffrir » est vrai, mais uniquement par rapport à une première prise qui est l'idée d'une nature humaine neutre. Donc ce qui est décisif dans la construction de toute la suite du discours, c'est ce qui est privilégié comme prise. En revanche, la sécurité s'accroît lorsque, de cette première prise, découle une nécessité. C'est le raisonnement, c'est le syllogisme, c'est la déduction, c'est la conséquence.
Or probablement, l'idée d'une co-appartenance de deux concepts est extrêmement importante, mais l'idée de la subordination par mode de causalité et de finalité dans le langage de la logique aristotélicienne qui nous constitue est sans doute le propre de la théologie, théologie qui est structurée précisément par ce questionnement, mais non par le propre du Nouveau Testament.
Distinguer entre la co-appartenance et la conséquence. Ici il y a des choses extrêmement importantes, parce qu'on pose la question : est-ce que le péché est la cause de la mort, est-ce que la mort est la cause du péché ? Et par exemple, nous étions tout à fait étonnés l'an dernier quand j'ai lancé cette formule : “le pardon précède le péché”. Et pourtant, c'est le mot de saint Jean : « l'agneau immolé dès avant la constitution du monde ». Cela remet totalement en cause le cadre neutre dans lequel ensuite surviendrait une faute… Cela semble un retournement… mais vous avez deux types de fonctionnement, c'est-à-dire que cela ne peut pas être simplement un retournement. Et quand je dis que le pardon précède le péché, la tentation serait de retourner simplement la même structure de pensée, alors que cela veut marquer une co-appartenance de l'idée de pardon et de l'idée de péché.
J'ai noté les premières attitudes, caractérisées psychologiquement, comme l'expulsion, l'appropriation, la répartition… J'ai noté le principe de la définition de la nature. J'ai noté la répartition des questions ensuite négativement par rapport à cette première prise dans les « aurait pu », et positivement dans l'idée de causalité ou de finalité ou de conséquence, et je dis que cela constitue notre questionnement natif. Il est très important de tenter de les dire, parce que ces choses-là sont indéracinables tant qu'elles ne sont pas dites. C'est banal de les dire, et je ne peux les dire que dans un langage banal. Quelqu'un de distingué n'oserait même pas les dire, tellement c'est évident. C'est ce à partir de quoi on cause, mais de cela, on n'en cause pas. Or justement, ici on en cause. Si on nomme cela, c'est qu'on tente de le maîtriser. Et ce qui me permet d'en causer, c'est l'Évangile : c'est l'Évangile parce qu'il ne cause pas à partir de là, ni selon ce processus… sauf si par mégarde je le lis, précisément, sans mettre en cause, c'est-à-dire si je ne lis pas ce qu'il dit, mais si, sous prétexte de lire, je ne fais que relire l'Occident.
En revanche l'Évangile parle non pas à partir du vide ou du rien sur quoi il faut s'assurer, mais il parle à partir du plein, le plein qui, lui, n'est pas possédé. Mais autre chose est de construire une systématique à partir d'un minimum isolé, autre chose est de constamment tenter de déchiffrer le plein. Tous les évangiles tentent de déchiffrer le plein de la résurrection. Alors l'écoute de l'Évangile n'est jamais acquise, c'est-à-dire que, à la mesure où j'en comprends quelque chose, je ne laisse pas de tenter une prise au sens dénoncé précédemment. Je veux dire que tout notre acquiescement à l'Évangile comporte de façon ambiguë : et l'accueil de la résurrection, et un besoin de s'assurer. Et c'est cela qui donne lieu à krisis, c'est-à-dire la dénonciation sauvegardante : « Le Fils de l'homme est venu pour sauver (sauvegarder) et non pas pour dénoncer, condamner (krisis). Mais pour autant que je n'entends pas, je suis condamné, dénoncé. »
Et cette structure d'une dénonciation sauvegardante constamment à reprendre, c'est l'Évangile lui-même qui n'est pas une doctrine entendue, qui n'est pas une affaire entendue, mais qui est une dynamis, une activité de Dieu constamment à l'œuvre dans le cœur des croyants, comme dit Paul. En ce sens, seul le Christ est pur théologien. Ou, comme dit saint Jean, lui seul est exégète : « lui seul connaît le Père et il nous l'a dévoilé (c'est le mot exégèse) ». Pourquoi ? Parce que son accueil est pur accueil. Et pourquoi son accueil est-il pur accueil ? Parce qu'il se donne totalement. Nous sommes là au cœur de la christologie en même temps. On dit toute la christologie quand on dit : le Christ est seul le pur exégète. On dit la Passion et la Résurrection en disant cela.
Quant à nous, il s'agit de nous recevoir, ce qui ne se fait qu'à la mesure où nous ne voulons pas nous fonder. Avoir notre être comme reçu et non pas comme volonté de fondation, c'est cela le sens profond de la création. C'est-à-dire de penser à partir de notre différence d'avec le Monogenês. Le Christ monos, fils en totalité se reçoit totalement. En lui, nous sommes fils, mais avec des failles et dans la multiplicité et dans le péché ; et néanmoins nous sommes fils pour autant que nous nous recevons de Dieu, du Père, nous sommes créés dans le grand sens du terme. Et la création à ce moment-là ne se pense pas à partir du rien, elle se pense à partir du plein. Je n'invente pas tout à fait les mots parce que Monogenês et Plérôme sont des termes du Prologue de Jean : « et de sa plénitude (Plérôme) nous avons tout reçu ». Nous sommes par rapport à Dieu pour autant que nous nous recevons du plein.
III – Évangile et discours pastoral
Notre œuvre ici a été d'entendre autrement, c'est-à-dire à partir d'ailleurs, les mêmes mots que nous avons accoutumés d'entendre. Entendre autrement, c'est l'activité de l'Évangile. C'est l'activité de krisis en œuvre sur le vocabulaire.
Chez saint Jean il y a deux sens pour le mot kosmos (monde), pour le mot sarx (chair). Cela ne veut pas dire qu'il y a un sens neutre préalablement établi qui ensuite peut être qualifié en bien ou en mal. Il y a l'activité de krisis, l'activité de discernement, de sauvegarde dénonçante sur le mot "chair". Et cela fait que nous avons essayé de recueillir l'activité de Dieu et non pas de nous assurer d'un vocabulaire qui serait à notre usage. En effet il n'y a pas le bon vocabulaire chrétien pour parler. Aussi cet accueil de la parole est ce qui ouvre une parole qui ne se sait pas toujours d'avance, et pour une parole qui peut être la reconnaissance de la parole qui tente déjà de se dire chez l'interlocuteur.
En fait, à qui pastoralement parlons-nous ? Nous parlons à l'athéisme ou à l'indifférence occidentale, nous parlons au résidu dogmatique des chrétiens… Cela peut être l'idée que Dieu créateur c'est quelque chose qui me parle, j'en suis très content, et pour moi c'est bien –; nous parlons enfin aux traditions ou religions différentes. Voilà nos interlocuteurs.
Or par rapport à tous, et ici je vais au cœur de la question parce qu'il y a une part d'attitude fondamentale qui est commune par rapport à ces diverses catégories que j'ai énumérées ; dans tous ces cas notre tâche est d'accompagner la krisis, c'est-à-dire de recueillir le "sauf" qui se dit sans doute dans la formule la plus résiduelle. C'est en ce sens qu'il ne faudrait pas entendre toute la critique que je fais de l'Occident comme disant l'attitude que nous avons dans la Parole. Car s'il est vrai qu'à un certain niveau de lecture, une certaine idée de Dieu-Créateur est un résidu du désir occidental, la même formule recouvre l'Évangile qui est en œuvre dans celui qui la prononce. Et notre attitude doit être de recueillir le "sauf" de cela en sorte que se dénonce le résiduel. Notre tâche n'est pas de dénoncer : « le Fils de l'homme n'est pas venu pour juger mais pour sauver. » Cependant, pour autant que quelque chose n'est pas sauf, cela se dénonce.
Vous me direz que je fais constamment le contraire ici… et cela me pose question ! Et cependant j'ai comme l'impression que j'ai la tâche de vous malmener. Je veux dire : nos conditions de rencontre étant ce qu'elles sont, et le temps étant ce qu'il est dans la durée, j'ai peut-être à aider votre auto-dénonciation, peut-être. Mais cela me pose question car j'ai l'air de faire le contraire de ce que je dis. Mais, quand je me pose des questions, soyez tranquilles, je ne me convertis pas tout de suite, je tiens tête !
D'autre part, ce qui est accompagnement de la krisis chez autrui est l'occasion de la krisis en nous, c'est-à-dire que s'entend parfois chez autrui, et de la façon la plus inattendue, quelque chose qui dénonce en nous-même une mauvaise prise de l'Évangile. Je pense qu'il faut que nous abordions le sens de notre parole non pas à partir premièrement d'une question de vocabulaire sur la bonne façon de dire, mais à partir de la révision du disant (de celui qui dit). Il ne peut y avoir de révision du discours chrétien que par la révision de celui qui dit.
Je rappelle qu'un certain nombre de choses sont nécessairement en suspens puisque j'ai voulu donner des repères, et c'est toujours très difficile de vouloir mettre ensemble tant de choses à propos de questions qui étaient elle-même posées de façon pas rigoureuse.
Une lecture ensemble pour terminer : Mc 1, 40 sq (voir Marc 1, 40-45 : La purification du lépreux.)
[1] Le mot mustêrion, souvent traduit par "dessein" (de Dieu) dans nos Bibles, parfois par "mystère", signifie le caché en semence qui va se manifester, mustêrion se pense dans son rapport avec apocalupsis (dévoilement accomplissant). Voir Le rapport caché / dévoilement (mustêrion / apocalupsis) en 1Cor 2, 6-12 ; Rm 11, 33 ; Rm 16, 25-26 ; Ep 3, 1-11.