Dossier sur les symboliques de la main
Est-ce qu'on considère la main comme ce qui fabrique ou bien comme ce qui protège, ce qui caresse ? Quelle différence le NT fait-il entre main gauche et main droite ? Dans quel récit le Christ est-il la main de Dieu qui achève l'œuvre de la création ?
C'est à ces questions et à d'autres que Jean-Marie Martin a touché lors de différentes sessions. La première partie du présent dossier est donc constituée d'extraits de ces sessions dont certaines ont été transcrites sur le blog.
Plusieurs réflexions venant d'autres auteurs figurent en complément, en particulier en deuxième partie il y a un extrait de Joseph Pierron, ami de J-M Martin (cf. tag Joseph Pierron) à propos de la main et du toucher dans les évangiles synoptiques
En complément, voir en particulier :
- Que veut dire voir chez saint Jean ? Jn 9, 1-7 : La guérison de l'aveugle-né par J-M Martin ;
- Le thème du toucher dans l'évangile de Marc par J-M Martin ;
- La purification du lépreux en Mc 1,40-45, Mt 8,2-4, Lc 5,12-14 et dans le papyrus Egerton. Par Joseph Pierron ;
Dossier sur les symboliques de la main
I – Réflexions de Jean-Marie Martin concernant la main et l'œuvrer
1) Symbolique générale de la main
La main ne dit pas d'abord un objet organique éventuellement utilisé à signifier métaphoriquement une fonction. Elle dit toujours déjà l'agir même : une belle main signifiait une belle écriture, non pas au sens de la chose écrite, mais un bel écrire qui signait comme man-nière l'être en son plus propre. La main dit aussi le tout et le plus propre de l'homme.
● La main et le verbe "faire".
Pour nous aujourd'hui, la main se réfère premièrement au verbe "faire", et c'est une image qui recouvre assez bien l'idée banale de création pensée à partir du verbe faire. Or il serait intéressant, à travers les textes primitifs qui parlent des mains, ou à travers la représentation iconographique de la main dans le premier christianisme, de montrer que la main dit tout autre chose que le verbe faire.
Et il faudrait éviter l'interprétation hâtive de la main par le faire pour au moins deux raisons :
- d'abord l'œuvrer artistique ne se pense pas à partir de faire.
- ensuite la main est aussi ce qui garde, ce qui maintient, ce qui protège, ce qui caresse, c'est tout autre chose que le simple faire.
● "Fabriquer" ou "laisser venir ce qui a à être" ?
Chez nous, le verbe "faire" est devenu très manufacture, mais avant de devenir techniquement fabricateur, mais dans nos textes il signifie d'abord quelque chose comme “laisser être”. Les Allemands ont de la chance : le verbe lassen signifie à la fois "faire" et "laisser venir".
Il faut voir que poieïn (faire, en grec) donne chez nous poiêtês, poète. Un poète ne fabrique surtout pas, il laisse venir. C'est un gros travail que de laisser venir, mais ce n'est pas un travail qui fabrique.
Donc dans le Nouveau Testament le verbe faire n'a jamais le sens de "fabriquer", il signifie : "laisser venir ce qui a à être".
Il faudrait penser le laisser-faire (le grand, le vrai) comme la plus haute pointe de l'activité possible pour l'homme.
Tout l'Ancien Testament parle de la main de Dieu, et comme le disent saint Justin, Théophile d'Antioche, saint Irénée, les mains de Dieu sont le Christ et l'Esprit. Dans plusieurs textes de Marc, le toucher du Christ guérit ou purifie, il s'agit de l'activité miséricordieuse de Dieu. C'est là où Dieu nous touche.
● Main préhensive ou main respectueusement caressante, soignante
► La question[1] que je me pose c'est : le Christ est-il une figure, voire la plus haute des figures, ou bien est-ce quelqu'un, celui qui m'appelle, qui me prend par la main, par le cœur, pour une rencontre véritable ?
J-M M : « Celui qui me prend par la main et dans sa main » … mais c'est un mode de toucher qu'il faut examiner. En effet, la main est ambiguë, elle est préhensive ou au contraire respectueusement caressante, soignante. La main c'est l'indication d'un très grand nombre de choses.
En Jn 17, il est dit que « Le Père lui a remis la totalité dans la main », et il faut entendre que c'est la même chose que dire qu'il est principe (arkhê) de toutes choses. Seulement, chez nous, la main est ambigüe, parce qu'il y a la main soigneuse qui garde et qui ne perd pas les choses, ne les abandonne pas, et puis il y a la main comme « avoir la main sur quelque chose », donc la prise. Autrement dit, il ne faut pas être au sentiment immédiat que le mot "main" suscite chez nous.
● Symbolique de la main et du côté en Jean 20, 20.
Après la première salutation, le Ressuscité « leur montre les mains et le côté. » Montrer est, chez Jean, l'indice de la proximité : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait » (Jn 5, 20). Chez saint Luc (Lc 24, 39-40), dans l'épisode correspondant, Jésus montre “les mains et les pieds”, ce qui n'est pas du tout insignifiant parce qu'il y a par ailleurs une symbolique johannique des mains et des pieds. Or, en Jean 20, Jésus montre le côté et les mains, c'est-à-dire le cœur et la donation : le cœur ouvert (la source d'où surgit et abonde), et la donation (ce qui donne). Je crois qu'il faut noter cela comme à peu près certain, parce que, par ailleurs, Jean insiste beaucoup sur la symbolique des pieds tout au long de son évangile, mais, justement, ce n'est pas ce qui est en question ici.
Tardivement, la signification du côté a été entendue comme transfixion du cœur. Tout le thème du Sacré-Cœur a rapport avec la transfixion.
3) Main gauche et main droite ; Marthe et Marie (Luc 10, 38-42)
► Beaucoup de gens sont terrorisés par le jugement dernier dans Matthieu 25 : les uns sont mis à droite, les autres à gauche.
J-M M : Nous sommes bien ici dans une droite et une gauche qui sont des opposés, mais ce n'est pas l'idée de droite et de gauche qui est à gérer. Ce qui est à comprendre, c'est la qualité de ce qui est à droite et de ce qui est à gauche.
J'en profite pour dire que droite et gauche ne sont pas nécessairement des contraires. Quand il s'agit de balayer la maison, elles ont leurs fonctions complémentaires et propres. La gauche, de préférence passive, tient (sauf pour le gaucher), et la droite est active. Marthe et Marie ne sont pas non plus deux personnes, parce qu'il faut que tout homme soit Marthe et Marie, qu'il ait la main droite de Marthe et la main gauche de Marie, la contemplative, celle qui écoute (la main gauche est la main de l'écoute).
Vous avez là une symbolique de la main, il faudrait la poursuivre.
COMPLÉMENTS sur main gauche et main droite
- « La main droite est celle de l’action, celle de l’agir chrétien dirigé et orienté par le Christ. Mais cette main droite qui agit à l’extérieur, suppose l’aide intime de la main gauche qui évoque la vie spirituelle. Dans la tradition, la main gauche est la main cachée, l’acte de l’esprit humain éclairé par l’Esprit Saint. Telle est la compagne et la servante. » (Note 12 de Avec quelle main communier - Catéchèse Biblique Symbolique)
- Il est intéressant d'observer les deux mains sur les icônes. Par exemple dans les icônes traditionnelles de la guérison de l'aveugle-né (Jn 9), Jésus tient le rouleau des Écritures de la main gauche et applique la boue de la main droite.
2) Christ et Esprit, les deux mains (ou puissances opératives) de Dieu.
Le modelage a été commencé par la « main » de Dieu et l'achèvement se fera par la « main » de Dieu. Or symboliquement, dans la première littérature chrétienne, en particulier saint Justin, Théophile d'Antioche et saint Irénée, le Christ est appelé « la main de Dieu ». Et parfois le Christ et l'Esprit sont appelées les deux mains de Dieu par lesquelles il œuvre.
Il est caractéristique que certaines traductions grecques de l'Ancien Testament connues pour essayer d'éviter les anthropomorphismes traduisent le mot hébreu yad (main) par le mot dynamis c'est-à-dire activité opératoire. C'est d'ailleurs la signification profonde de yad. Et la première littérature chrétienne gardera une certaine symbolique de la main, mais également développera toute une théologie des dynamis, c'est-à-dire des puissances opératives de Dieu.
Dans le latin de Tertullien ces "puissances" deviennent les vires, les forces actives de Dieu, et cela jouera un grand rôle dans le développement de la notion de Trinité. Mais au début, il s'agit des mains de Dieu qui œuvrent.
● D'après Jn 9, avec ses mains le Christ achève le modelage d'Adam
C'est la main de Dieu qui avait modelé Adam, et le premier christianisme lit que c'est le Christ qui, comme main de Dieu, modèle Adam ; et c'est cette même main qui reprend le modelage pour l'achever. Et il faut voir que c'est à partir de la même matière.
En effet, d'après Jn 9, 6 cette boue est constituée à la fois de salive qui rappelle l'insufflation, et de terre, conformément au récit de Gn 2.
Ainsi enduit pour reprendre la première étape de la formation, l'homme doit être ensuite lavé (v.7). Et qu'est-ce que c'est que recevoir la boue qu'on est appelé à laver, sinon reconnaître, avouer sa cécité, manifester par la boue la cécité qui est la nôtre ? En effet, il n'y a pas de possibilité d'être rendu voyant si nous ne nous attestons pas nous-même aveugle. Enfin l'invitation à se laver est l'indication de l'initiation baptismale, laquelle conduit à l'achèvement qui est la vision de la lumière.
Alors ce dont il s'agit dans la lecture de l'aveugle-né en Jn 9, ce n'est pas ce que nous serions tentés de considérer comme une anecdote. Ce dont il s'agit, c'est de l'humanité tout entière, de son achèvement dans le Christ, ce que nous appelons une lecture à dimension cosmique.
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COMPLÉMENTS.
1. La main comme symbole-clef des actes prophétiques (Henry Mottu)
Il est dit en Osée 12, 1 1 : « Je parlerai aux prophètes et je multiplierai les visions, et par la main des prophètes je dirai des paraboles ». Dans son article "Parole et geste", Henry Mottu commente :
« Prendre. Ouvrir la main pour recevoir. Tenir la main du mourant pour l'accompagner. Caresser pour rassurer. Saisir, non pour dominer, mais pour travailler. Prendre pour donner. Imposer les mains pour faire reprendre confiance. Tendre la main de communion ou d'association pour se reconnaître enfin, comme Paul et Pierre (Ga 2,9). Bénir en étendant les mains. “La main a aussi ses rêves...”, comme le disait Bachelard.
La main est le symbole clef des actes prophétiques. N'est-ce pas avec la main que Dieu crée ? N'est-ce pas la main du Seigneur qui se saisit d'hommes et de femmes pour en faire ses porte-parole ? N'est-ce pas dans la main de Dieu que nous nous réfugions pour échapper aux mains des hommes ? Et Jésus n'a-t-il pas accompli ce geste de prendre du pain pour donner à ses disciples le signe de son corps « quasi de main en main » , comme disait Calvin? » (Henry Mottu, Revue de Théologie et de Philosophie, 1989, Troisième série, Vol. 121, No. 3/ 1989, pp. 291-306)
2. Les deux façons dont la langue allemande parle du corps.
(D'après Jacques Castermane dans Lettre de Decembre2024)
Habituellement nous pensons et disons : j'ai un corps. Comme si le corps était une – chose -possédée par un - moi – (…) À peine étais-je arrivé à Rütte que Graf Dürckheim m'a fait une remarque qui m'a embarrassé : "Il est clair que vous faites preuve d'un savoir discursif assez large sur ce que j'appelle — le corps que l'homme A —, mais je dois vous dire que vous ne savez encore rien concernant ce que j'appelle — le corps que l'homme EST.
Après six années d'étude centrées sur le corps considéré comme étant la somme des éléments qui le composent, j'étais décontenancé. Au point d'avouer, immédiatement, que je ne comprenais pas cette différence. En souriant, Graf Dürckheim me dit "Il est normal que vous ne compreniez pas, parce que ce n'est pas à comprendre. Il suffit de VOIR ce qui distingue ce que dans la langue allemande nous désignons par le mot -Kôrper- et ce que nous désignons par le mot -Leib-."Graf Dürckheim tend un bras et m'invite à regarder sa main."Voilà la main que j'ai ! Elle a plus de soixante-dix ans d'où, privilège de l'âge, de l'arthrose à chaque articulation. Vous savez mieux que moi que la main est composée de phalanges qui prolongent la paume et est constituée d'os, de muscles, de nerfs, d'artères, de veines... mais maintenant regardez !" Ensuite, il tend les mains (…) et me dit : "Ce que vous voyez est une action qui engage le corps vivant que je suis dans sa globalité et son unité.
Pour le corps que nous sommes, la main n'est pas quelque chose qui prolonge le bras. La main ? C'est l'homme qui donne ! La main ? C'est l'homme qui reçoit ! La main ? C'est l'homme qui touche, qui caresse, qui empoigne, qui étreint.
"Leib ! c'est aussi et fondamentalement le corps qui exprime et révèle les valeurs de l'être : le calme intérieur, le silence intérieur, la sérénité, la confiance, la simple joie d'être.
II – Réflexions de Joseph Pierron sur la main et le toucher dans les évangiles
En Mc 1, 41, il est dit : « Il étendit la main », c'est une formule qui n'est pas de Marc mais de Matthieu. Elle a dû être mise dans Marc lors de la rédaction finale. On la trouve à plusieurs reprises chez Matthieu, par ex. : « 48Jésus répondit à celui qui le lui disait : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? 49Puis, étendant la main sur ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères”. » Ou encore en Mt 14, 31, lorsqu'il est sur la barque et que Pierre va couler : « Jésus étendit la main, le saisit, et lui dit : “Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?” »
En Marc on trouve plutôt : "Il imposa les mains", c'est le geste de bénédiction, par exemple Mc 6,5 : « il guérit quelques malades en leur imposant les mains » … Ce geste est la suite de la bénédiction de Dieu qui tombe sur celui qui a été choisi. ; Mc 10, 16 à propos des enfants :« Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains ».
L'exemple le plus typique c'est en Mc 8, 22 lors de la guérison de l'aveugle : « 22Ils se rendirent à Bethsaïda ; et on amena vers Jésus un aveugle, qu'on le pria de toucher. 23Il prit l'aveugle par la main, et le conduisit hors du village ; puis il cracha sur ses yeux, lui imposa les mains, et lui demanda s'il voyait quelque chose… » C'est-à-dire que Jésus refuse de toucher mais impose les mains. Et c'est d'ailleurs un miracle en deux temps puisque la première fois c'est à moitié réussi ! Les autres lui ont demandé de le toucher, mais Jésus n'a pas voulu parce que chez Marc on ne touche pas. Là en fait, puisque que le gars ne voit qu'à moitié, finalement il lui touche les yeux avec les mains : « Il lui imposa les mains sur les yeux et il vit clair. » (v. 25).
Cela veut dire que dans la mentalité de ces gens qui rédigent l'évangile de Marc, la maladie est considérée comme un phénomène social, comme une souillure, quelque chose qui doit être purifié. Les maladies sont attribuées à des esprits, un peu comme chez les Africains aujourd'hui. Les Grecs n'aiment pas le contact physique, ils préfèrent la bénédiction. On trouve donc dans Marc et Luc le fait d'imposer les mains, tandis que chez Matthieu, Jésus touche les malades.
Je pense que c'est Matthieu qui a introduit le toucher du lépreux en Mc 1, 41, pour lui, il faut entrer en contact. C'est un sémite, Matthieu, et il écrit pour des sémites, or pour eux, il n'y a pas de communion si on n'entre pas en contact.
Quant au geste d'étendre la main, c'était primitivement un geste divin, le geste de Dieu quand il s'oppose aux ennemis. Par exemple lors de l'Exode : il les a délivrés « à main forte et à bras étendus » (Ps 136, 12), c'est le geste qui désigne où est le mal, où est l'ennemi.
Du point de vue historique, on ne veut pas savoir si le lépreux (Mc 1) a été guéri. De toute façon, le miracle n'est jamais le fait que quelque chose d'extraordinaire intervienne. Ce qui fait le miracle, c'est qu'il soit signe de la présence et de la parole de Dieu. Par exemple la sortie d'Égypte a pu se faire grâce à l'astuce de Moïse, il a pu monter une armée en profitant de la faiblesse de l'empire d'Égypte et, à cette époque-là ce sera perçu comme un miracle à cause de leur foi.
Autre exemple. Lorsqu'il est dit que Jésus a multiplié les pains pour nourrir les 5 000 hommes, il est probable que c'est dû au fait que les 5000 personnes ont distribué leur casse-croûte de façon que tout le monde mange, et c'est un aussi gros miracle que le fait que Jésus ait multiplié les pains. Ce n'est pas la réalité matérielle qui compte, c'est le fait que les 5000 personnes puissent devenir des frères, c'est ça le problème. Il reste cependant possible que Jésus ait effectivement multiplié les pains, je n'en sais rien, je n'en ai aucune preuve, mais je me dis que c'est la même chose que si tout le monde avait partagé ce qu'il avait. Autrement dit, le sens prime sur la réalité.
Pour les guérisons, c'est la même chose, ce qui est important c'est le fait que l'homme guéri (ou purifié) va être accueilli dans la communauté, et c'est un aussi gros miracle que si Jésus était intervenu par ses propres forces pour le guérir.
[1] Cette question a été posée en fin de session lors du tour de table final. Le deuxième paragraphe vient d'une autre session.