Fin du christianisme ? « Je m'en vais et je viens. » (Jn 14, 27-28)
Le 2 janvier 2002, à Saint-Bernard de Montparnasse Jean-Marie Martin a remplacé en première heure Maurice Bellet empêché[1]. Dans ses rencontres, Maurice évoquait, cette année-là, des hypothèses sur l'avenir du christianisme. Pour les nombreux participants venus entendre Maurice, Jean-Marie a évoqué le livre de M Bellet La quatrième hypothèse et cette parole du Christ en Jean : « Je m'en vais et je viens » en prenant tout le passage où elle se situe : Jn 14, 27-28.
Un extrait du livre de Maurice Bellet figure sur le blog : "La quatrième hypothèse, Sur l'avenir du christianisme", livre de Maurice Bellet. Extraits.
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Fin du christianisme et avènement de la christité ?
« Je m'en vais et je viens » dit le Christ
Première partie : Fin du christianisme ?
La question, du devenir ou de l'avenir du christianisme, nous préoccupe tous deux, Maurice et moi. Je vais me servir du petit ouvrage La quatrième hypothèse[2].
1) La quatrième hypothèse.
Pour l'avenir du christianisme :
- la première hypothèse est celle selon laquelle le christianisme disparaît et avec lui le Christ de la foi. Tout s'évacue purement et simplement.
- dans la deuxième hypothèse, le christianisme se dissout, il n'est pas proprement évacué, mais ses valeurs sont passées dans la société : respect des personnes, soin des souffrants, dignité des pauvres… Le christianisme n'est plus nécessaire.
- dans la troisième hypothèse, le christianisme continue et cela implique une restauration de ce qui fut.
- dans la quatrième hypothèse qui nous intéresse ici, il y a bien quelque chose qui finit inexorablement, et c'est précisément ce système religieux, lié en fait à l'âge moderne de l'Occident et beaucoup plus dépendant de lui qu'il ne l'imagine. En un sens, c'est bien une fin du christianisme, s'il s'agit de ces "ismes" qui caractérisent la modernité comme : idéalisme, marxisme, matérialisme. Quelque chose meurt et nous ne savons pas jusqu'où cette mort descend en nous.
2) Christité / chrétienté / christianisme… christité ?
Cette idée m'est également familière dans la formulation suivante : l'Évangile a donné naissance à une chrétienté, la chrétienté médiévale ; puis à un christianisme qui se connumère donc comme les autres "ismes" ; et enfin à ce que j'appelle de mes vœux : le règne de la christité. C'est-à-dire que la chose du Christ (ou l'Évangile) ne soit pas nécessairement prise, emprisonnée, dans des institutions. Mais ce mot institution est à entendre dans un sens très large, parce que la grammaire, la législation évidemment, et même, d'une certaine manière, les grands réseaux symboliques sont des institutions.
La question est donc la suivante : si nous nous rendons compte que, dans ce que nous appelons sommairement le christianisme, il y a une part importante d'Occident, c'est-à-dire de notre propre culture, lorsque cette culture est en crise, s'essouffle, est-ce que le christianisme du même coup ne s'essouffle pas avec elle ?
J'ai passé ma vie à essayer de montrer que, dans ce que nous appelons couramment le christianisme, y compris dans les théologies et même systématiquement dans la dogmatique, il y a une part considérable d'Occident et une toute petite parcelle d'Évangile. Il m'a semblé, depuis fort longtemps, qu'il était très important non pas seulement d'en énoncer le principe mais d'étudier, dans le détail, cette histoire.
Donc : christité, chrétienté, christianisme, et quoi de la christité à nouveau ? Ceci pose une question et cette réflexion suggère une attitude : celle qui traverse tout au long l'ouvrage de Maurice Bellet et qui se trouve indiquée dans : que faire ? Construire un nouveau type d'homme. Une telle situation contraint à inventer.
3) Qui pose la question de l'avenir du christianisme ?
C'est bien, néanmoins, il serait intéressant de s'interroger : qui donc pose la question sur l'avenir du christianisme ? Car cette question implique à partir d'où et dans quelle lumière on pourra y répondre. Alors, bien sûr, un historien des religions peut poser cette question et il aura pour y répondre les ressources que fournit l'Occident moderne qui a institué cette science des religions.
Mais le concept de religion n'est pas un concept évangélique. Le mot ne se trouve pas dans l'Évangile. Néanmoins, il se trouve bien dans les données de notre Occident, soit qu'on veuille lui faire une place, soit qu'on déclare cette place forclose, soit que, tout d'un coup, on retrouve apparemment qu'il faudrait lui faire une place. De toute façon, ce concept de religion n'est pas un concept proprement christique ni évangélique.
En vérité, beaucoup ne posent pas la question. Peut-être que le point le plus extrême de la crise consiste en ce que la question soit purement et simplement évacuée, parce que cela ne présente pas d'intérêt. La question ne surgit même plus.
4) Que dit l'Évangile ?
Ou alors on peut se poser la question, j'allais dire, du point de vue de la foi christique elle-même : qu'est-ce que l'Évangile dit-il de cette situation ?
Vous me direz : mais l'Évangile, où est-il ? D'une certaine manière, il est dans tout croyant… Il y est sans doute assez distraitement la plupart du temps. Néanmoins, l'Évangile vous ne le trouverez pas ailleurs.
Le dialogue entre l'Évangile et l'Occident.
Seulement aujourd'hui, tout croyant de notre Occident est par ailleurs héritier de l'Occident. Et comme, à certains égards, l'Évangile et l'Occident sont l'un et l'autre, apparemment, à visée totalitaire, voilà que le croyant lui-même est dans la crise. À l'intérieur même du croyant, un dialogue peut s'établir entre l'Évangile et l'Occident. Et quand je dis un dialogue je ne dis pas nécessairement une synthèse, parce que ce dialogue peut être très conflictuel, c'est même un dialogue mortel.
On voudrait prendre en compte un Évangile qui ne soit pas déjà pris ou enveloppé par l'Occident. Comment l'Occident fait-il pour "prendre" l'Évangile ? Et bien il dit qu'il est une religion et une religion parmi d'autres. Mais l'Évangile n'a jamais dit qu'il était une religion d'abord, ni une religion parmi d'autres ! Donc on comprend le conflit.
Or il n'y a pas la moindre possibilité de résoudre cette question si on n'est pas beaucoup plus attentif à ce que veut dire Évangile et à ce que veut dire Occident. C'est une tâche énorme. Et quand je parle d'Occident, je n'ai rien contre lui. Ce n'est pas au bénéfice d'un Orient quelconque, a priori. Ce qui est en question ici c'est plutôt le rapport de l'Évangile et des cultures, le mot culture étant une détermination de l'Occident, de même qu'il prononce le mot de religion, mais il faut bien dire quelque chose.
Ce conflit a donc lieu entre, disons, des croyants et des incroyants de l'Occident. Mais en fait il ne peut avoir lieu que si préalablement il y a un conflit intérieur à celui qui s'appelle croyant, un conflit entre deux points de vue (deux points d'où voir, deux points d'où estimer les choses) : le point de vue qui est propre à l'écoute de l'Évangile, et le point de vue de notre Occident.
Ce que j'avais commencé de dire c'est qu'on parle trop légèrement de l'Occident parce qu'on n'en a pas étudié très précisément les sources, leurs dérivations, les étapes, les époques constitutives.
Enfin je vais vous dire une chose pour moi plus importante encore : pour faire dialoguer l'Occident et l'Évangile, il faudrait aussi connaître l'Évangile beaucoup mieux que nous ne le connaissons. Et tenter de lire l'Évangile avec le souci constant de se déprendre de ce que nous croyons en avoir entendu c'est, pour moi, la tâche la plus essentielle, si on veut entamer un projet comme celui dont nous esquissons les conditions et les contours maintenant.
Deuxième partie : Jn 14, 27-28
Entendre l'Évangile : nous allons essayer en prenant un exemple, un tout petit passage du chapitre 14 de Jean, versets 27 à 28. Je l'avais choisi parce qu'il y a dedans quelque chose d'important sur le verbe "donner", et que Maurice parle souvent de la donation, j'avais prévu au départ seulement lire ce texte pour cela. En fait je garde ce texte pour répondre à une autre question, la question que je viens de poser aujourd'hui, simplement parce que j'ai fait un mot d'esprit à Maurice en lui disant : Je vais parler de la cinquième hypothèse !
La gestion d'un trouble.
Ce passage du chapitre 14 gère un trouble, une crise, une turbulence, un ébranlement – un mot très fort : taraxis. Le chapitre lui-même commençait au verset 1 par cette phrase : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Qu'est-ce qui risquait de susciter le trouble dans le cœur de ceux à qui Jésus s'adresse ici ? Le texte va nous le dire.
1) Verset 27.
Cette petite phrase est reprise explicitement dans le verset 27 : « Que votre cœur ne se trouble pas, ni qu'il se terrifie", un mot encore plus fort. En fait, ce verset 27 est celui-ci :
« 27Je vous laisse paix, je vous donne ma propre paix, non pas comme le monde donne moi je donne. Que votre cœur ne se trouble pas ni qu'il se terrifie. »
Nous avons ici quelque chose qui est une sorte d'inclusion : il s'est passé quelque chose entre le verset 1 et ce verset 27 et nous avons ici la reprise, qui, d'une certaine manière, conclut.
Nous sommes habitués à ces termes : « Je vous laisse paix, je vous donne ma paix.» Peut-être ne les entendons-nous pas très bien. Le mot de paix (eïrênê) dans le Nouveau Testament, ne désigne pas seulement l'état de non-guerre, bien sûr, il a une ampleur beaucoup plus vaste. Ce n'est ni la paix des nations, ni la paix des ménages spécifiquement. Ce n'est peut-être même pas la paix intérieure au sens où nous entendons cela psychologiquement. En effet, l'Évangile n'est pas une thérapie pour nous faire passer d'un état pathologique à un état sain. Ceci est très important, car l'Évangile peut avoir sens même dans la persistance d'état pathologique, à l'extrême, ceci n'est pas à exclure.
Ce monde-ci et le monde qui vient.
Le verset parle de paix, on peut penser aussi à la joie. Mais pour bien entrer dans l'Évangile, il faut être moins attentif aux différences spécifiques d'espèces de sentiments que nous avons l'habitude de catégoriser, mais plutôt voir que les mots sont facilement répartis en deux grandes catégories, comme disant la qualité d'espace d'un monde et la qualité d'espace d'un autre monde.
Nous sommes ici pour resituer cela dans la perspective juive, déjà, qui fait la différence entre olam hazeh (ce monde-ci) et olam habah (le monde qui vient).
- Ce monde-ci a la signification négative du mot monde chez Jean (cosmos en grec), qui ne désigne pas ce que nous appelons le monde. Ce cosmos-monde est un espace régi par la mort et le meurtre, par l'avoir à mourir et d'être meurtrier ou excluant.
- Et le monde qui vient : olam habah, qui est appelé par Jean aïôn, quand il parle de la vie aïônios, qu'on traduit par vie éternelle, cela qui est en train de venir.
Donc il y a ces deux régions, régies l'une par le prince ou le principe de ce monde, l'autre par celui qui annonce son royaume.
Jésus est ressuscité : c'est le règne de la vie et de l'agapê (de l'amour).
Je vous signale que ceci concerne la toute première question de l'évangile. Cette question c'est : Qui règne ? Et l'Évangile est une bonne nouvelle, en ce sens qu'est annoncée la défaite de la mort et du meurtre et donc l'avènement de la vie et de l'agapê ou de la paix.
L'avènement de la vie et la défaite de la mort correspond à l'annonce « Jésus est ressuscité », ce qui est le b-a-ba de la foi. Et c'est la même chose que l'avènement de l'agapê mutuelle et la défaite du meurtre. En Jésus, l'humanité a traversé la mort et le meurtre. L'Évangile ne dit rien d'autre que cela. Tous les mots de l'Évangile sont réductibles à cela. Y compris : « Aimez-vous les uns les autres », qui n'est pas un commandement mais qui est une annonce : « Car c'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès l'origine que nous ayons agapê mutuelle » (1 Jn 3, 11), c'est-à-dire que nous nous aimions les uns les autres. Ce n'est pas une loi, ni un précepte, c'est une parole donnante. C'est la raison pour laquelle il est très important d'entendre ici : « Je vous laisse paix, je vous donne ma paix.»
Annonce d'un départ.
En réalité, il faudrait aussi regarder cette forme parce que « Je vous laisse » c'est l'indication d'un départ. Ce qui reste du Christ est la capacité d'entendre la parole qui dit : « La paix vous est possible. »
C'est comme si Jésus évacuait la paix, en sorte qu'il nous la donne.
Ensuite vient : « Je vous donne ma paix. » Le mot donner est un mot johannique de toute première importance : « Je vous donne ma propre paix », c'est-à-dire que Jésus va entrer lui-même ou est déjà entré dans le trouble (taraxis) puisque cette expression du trouble est employée à plusieurs reprises dans le chapitre, comme s'il évacuait de lui la paix, en sorte qu'il nous la donne, et donc qu'il traverse le trouble de la même façon qu'il traverse la mort pour nous donner la vie.
Je sais bien que ces expressions-là sont trop familières à nos oreilles et qu'on ne s'est pas suffisamment demandé ce que cela peut bien vouloir dire et quel intérêt il y a à ce que quelqu'un éprouve la mort et que cela donne la vie à d'autres. C'est la chose à méditer et non à répéter.
Comment entendre le verbe donner ?
Jésus dit « Je vous donne ma propre paix » et ajoute aussitôt : « Je ne donne pas comme le monde donne. » Par là nous sommes avertis que le verbe donner, qui est un verbe majeur chez Jean, nous ne l'entendons pas encore tant que nous le pensons mondainement, c'est-à-dire selon notre culture. Donner est déjà pour nous un joli verbe, bien que, en sortant de la période des étrennes, on peut avoir pensé que l'extrême contraire du don s'insinue peut-être bien dans notre mode de donner. Le contraire du don en effet c'est l'obligation. Or à Noël il y a bien des cadeaux obligés, et quand ils ne sont pas obligés, ils sont quelquefois sournoisement obligeants, c'est-à-dire qu'ils obligent d'une certaine manière à un retour. L'examen de cette question est de toute première importance, parce que voilà que le meilleur de nos verbes peut-être doit être soupçonné dans sa capacité à dire la nouveauté christique. Il n'y a pas de mot de notre vocabulaire qui soit apte, en lui-même, à dire la nouveauté christique.
Comment faire pour qu'un mot sonne neuf ?
Nous sommes à la fois trop respectueux et pas assez respectueux des mots. Nous n'avons pas grande liberté à l'égard de nos mots. Les poètes parfois ont cette liberté quand ils font qu'un mot de par son syntagme (c'est-à-dire d'après les mots qui se trouvent autour de lui) tout d'un coup sonne autrement et sonne neuf. Donc les poètes parfois ont la liberté, mais rarement.
Nous sommes donc conduits à reconnaître que ce qui est le plus précieux, l'Évangile, c'est ce qu'on sait le moins.
Jean dit cela à propos d'autres mots comme celui de pneuma : le souffle vivifiant, l'Esprit. D'ailleurs, pneuma et don sont deux mots qui vont ensemble.« Si tu savais la donation de Dieu »[3] où il s'agit de la donation et pas seulement du don, donation qui est le pneuma, l'Esprit qui donne vie, la vie ample et non ce que nous appelons couramment la vie, c'est la vie à grande dimension, le grand souffle, or cela dit Jean : « Tu ne sais ». Mais alors nous ne sommes pas satisfaits, nous sommes affligés de ne pas savoir alors que ce mot « Tu ne sais » est une libération. Il est infiniment libérant de savoir que tout ce que je peux penser à travers le mot pneuma est encore en deçà. Cela ouvre le champ à une recherche qui n'a pas sa fin ici-bas. Ce non-savoir-là c'est savoir que l'essentiel ne se sait pas, ne se prend pas, et que néanmoins j'ai rapport avec lui, un rapport soutenu dans entendre : « Tu entends sa voix et tu ne sais d'où il vient ni où il va »[4]. C'est un de ces mots majeurs chez Jean.
Nos réflexions ont besoin de s'inscrire. Qu'est-ce que la prière ?
Et ceci n'est pas une réflexion que l'on peut faire, puis ensuite la noter dans un coin, et ensuite passer ailleurs. C'est quelque chose qui demande à s'inscrire. C'est même ce qui justifie que la parole essentielle de l'Évangile qui n'est pas parole de commandement mais parole de donation, demande un correspondant en nous, à savoir la posture fondamentale qui est celle de toute parole. Et la posture fondamentale de toute parole c'est la prière, à savoir demander cela qui a pour caractéristique d'être essentiellement donné, c'est-à-dire que si je tente de le prendre, je le manque. C'est donc quelque chose qui m'installe dans une demande. Et même la demande m'est donnée : il m'est donné de demander. C'est en ce sens-là que je prie, que je demande. C'est le prodrome de la donation qui est déjà en moi. Il n'y a pas de donation qui puisse venir si je suis plein, satisfait, si je ne suis pas dans la posture de l'avoir à recevoir, de la demande à recevoir.
Donc ceci concerne le « 27Je ne donne pas comme le monde donne. » Et ça c'est un principe herméneutique fondamental. C'est-à-dire que celui dont la lecture de l'Évangile est prière et attente, entend cela. L'érudit et le savant, qui considèrent l'Évangile comme une affaire culturelle, un objet culturel à gérer, n'entendent pas la parole.
Entendre, recevoir, demander : ne croyez pas que ce soit des choses faciles. Nous sommes ainsi constitués qu'évacuer ce qu'il y a en nous d'immédiatement préhensif et avec une certaine volonté de suffisance, le détruire, le contester, le mettre en pièces, c'est une activité prodigieuse et c'est par là que nous accédons au cœur de l'Évangile.
Quelle différence entre une parole qui donne un ordre et une parole donnante ?
Je reprends le verset : « 27Je vous laisse paix, je vous donne ma propre paix, non pas comme le monde donne moi je vous donne. Que votre cœur ne se trouble pas, ni qu'il se terrifie. » Cette phrase peut être prise comme un ordre : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Vous pouvez toujours me donner l'ordre, mais si je ne peux pas ? En fait si je la prends comme un commandement elle me révèle plutôt la peur qui est en moi, la confirme et m'interdit de cesser de me troubler. Donc cette parole n'a sens que si elle est donnante. C'est pourquoi c'est une tâche constante chez saint Paul aussi bien que chez saint Jean, que de montrer que notre écoute de la parole de Dieu est originairement falsifiée en ce qu'elle est interprétée comme loi.
2) Verset 28.
Le texte de Jean poursuit : « 28Vous avez entendu que je vous ai dit : je m'en vais. » Voilà la source de la peur ou du trouble des disciples à quoi tout ce chapitre répond.
Notre situation : ça s'en va.
C'est véritablement, totalement, notre situation : ça s'en va, le Christ, ça s'en va. Et c'est éventuellement le trouble qui peut habiter celui qui se pose la question de l'avenir de la chose du Christ. Je n'avais pas d'ailleurs prévu cette opportunité. Mais quand on pose des questions fondamentales, tout consonne : « Je m'en vais.»
Comment entendre le verset 28 ?
Je lis la totalité du texte : « 28Vous avez entendu que je vous ai dit : je m'en vais et je viens près de vous. » L'intelligence habituelle de ce verset c'est qu'on entend « je m'en vais, je vais mourir » et puis « je reviendrai » comme deux choses différentes. Or, il y a ici au présent : « je m'en vais » et « je viens », c'est-à-dire que je viens d'autant plus que je m'en vais. Il ne faut pas croire que Jésus est venu jadis un jour à Noël et qu'il est parti ensuite. Sa véritable venue, célébrée par tout l'Évangile c'est la Résurrection, ou plutôt c'est la Mort et la Résurrection.
Nous avons ici deux verbes apparemment contradictoires : je m'en vais – je viens. C'est ce qu'on appelle couramment une hendiadys, c'est-à-dire deux mots pour dire une seule chose. Et, pour la rhétorique également c'est même un oxymoron, c'est à dire deux termes apparemment contraires pour dire une même chose.
L'hendiadys, Jean l'emploie constamment : « adorer en pneuma et vérité » par exemple, ou encore : « naître d'eau et pneuma (esprit) » (Jn 3). Il ne s'agit pas du baptême avec de l'eau qui est en plus de l'Esprit, mais de « naître de cette eau-là qui est le pneuma ». Etpour voir le rapport entre eau et pneuma il faut lire ce qui est dit au chapitre 7, versets 37-39.
« Je viens », venir.
Venir est le mot majeur qui dit Jésus-Christ aussi bien que le verbe être chez Jean : il vient, il est venu, il ne cesse de venir, et venir est son être. Seulement :
– il vient à la mort,
– il vient à la méprise, c'est-à-dire sans qu'on le reconnaisse dans son identité véritable.
– et il vient vers ceux qui effectivement le reçoivent.
Ceci est en toutes lettres dans le Prologue : « Il est venu vers le monde et le monde ne l'a pas connu, il est venu vers les siens et les siens ne l'ont pas reçu – ilsne l'ont pas reçu d'abord, se sont mépris sur son identité – à ceux qui l'ont reçu, il a été donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu », c'est-à-dire de naître.
Recevoir le Christ ce n'est pas ajouter quelque chose à ce qui est déjà là, c'est naître de plus originaire, c'est naître de plus loin que ce que nous appelons notre naissance. Notre semence est en Dieu. Ce que nous appelons la seconde naissance c'est la révélation du plus originaire.
Il faudrait développer cela qui est fondamental et très important pour faire la différence entre l'Évangile et les cultures. En effet, nous avons notre identité culturelle : langue, nationalité, nom… et par là nous sommes fils de Paul et Marie-Renée (c'est mon cas). On s'imagine que rien ne bouge quand j'apprends que Jésus est venu, que j'apprends des choses que j'ajoute à mes connaissances. Pas du tout ! Entendre cela, c'est naître, et naître de plus originaire. C'est être enfant « non pas de la chair et du sang, mais de Dieu », comme il est dit plus loin dans le Prologue. Vous vous rendez bien compte qu'il y a là un conflit d'identité : mon natif culturel d'occidental moderne et mon natif de Dieu ce n'est pas la même chose. Et ce n'est pas dû à la différence culturelle entre ma culture du temps présent et celle du temps de Jésus. Bien sûr, une différence culturelle considérable nous retient d'entendre ce texte. Mais il y a une différence bien plus considérable qui consiste en ce que l'Évangile est de me faire naître dans mon plus propre.
Tous ces points mériteraient d'être examinés dans le détail. Ils ne sont pas dits de façon hasardeuse.
Comment entendre « Je m'en vais et je viens » ?
Alors, comment entendre cet oxymoron, comment l'entendre ? Comme ceci :
– « Je m'en vais », c'est-à-dire: vous n'éprouverez plus ma présence sur le mode sur lequel vous l'avez éprouvée jusqu'à maintenant – c'est cela la privation ;
– mais en revanche, « Je viens »: comme ma mort est mort de Résurrection, elle me manifeste comme Fils et me donne comme Fils dans ma présence de Résurrection.
Le même thème est dans les chapitres 15 et 16.
Ceci est commenté par Jean au long des chapitres 15 et 16 qui suivent : « Il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas » (d'après Jn 16, 7). C'est-à-dire : « Si je ne m'efface sur le mode petit selon lequel maintenant vous croyez me connaître, je ne viens pas dans ma dimension de Fils de Dieu, dans ma dimension de Ressuscité (c'est la même chose). »
Enfin, explicitement, il y a l'énigme de du chapitre 16, qui est présentée explicitement comme une énigme : « Un peu et vous ne me constaterez plus, et inversement un peu et vous me verrez. » Ce n'est pas : « Un peu de temps et vous ne me verrez plus et un peu de temps après vous me verrez. Ce n'est pas le même verbe. Le mot voir chez Jean signifie la foi, c'est-à-dire la reconnaissance de la dimension ressuscitée de Jésus. Or, pour que nous puissions connaître la dimension ressuscitée de l'homme, il faut que s'efface sa dimension mortelle, qu'il meure à sa dimension mortelle.
C'est pourquoi la Résurrection n'est pas quelque chose qui arrive après coup : « il est mort, peut-être va-t-il ressusciter, peut-être ne ressuscitera-t-il pas. » Non ! La Résurrection est inscrite dans le mode de mourir de Jésus. C'est-à-dire que son mode de mourir invertit le sens de la mort. Et donc précisément : « C'est quand je m'en vais que je viens. Quand je m'en vais, je vais vers le Père et aller vers le Père, c'est me manifester comme Fils de Dieu. » Voyons le début du chapitre 17 : « Père, glorifie – ou présentifie ou donne la Résurrection à – ton Fils, ce qui est que le Fils te présentifie.»Ceci ne concerne pas simplement l'individu Jésus, car le texte ajoute :« selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement de la totalité de l'humanité. » Tout se joue là et il n'y a rien d'autre dans l'Évangile.
Pour les évangélistes, cela a la dimension du monde. Pour célébrer ce qui se passe là, ils vont de l'archê (commencement, principe) à l'eschaton (choses dernières), cela traverse les temps. Ils vont du plus haut au plus bas, du ciel aux enfers, aux régions inférieures. L'espace et le temps sont concernés.
Jean-Paul II a dit un jour : « Le Christ qui est au cœur du temps et de l'espace. » Mais ça ne veut rien dire parce qu'il n'est pas au cœur du temps des historiens et il n'est pas non plus au cœur de l'espace des astro-physiciens. Autrement dit on ne peut employer les mots d'espace et de temps de notre Occident lorsqu'on célèbre de cette façon l'avènement christique.
Agapê, paix, joie.
Voilà la suite du verset 28 : « Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père. » Il faut voir pourquoi l'agapê (l'amour) revient ici. Il avait été prononcé déjà au cours du chapitre. C'est un autre nom de eirênê (la paix). Et enfin surtout par rapport au trouble : la joie (chara). La joie est, dans l'évangile de Jean, un des noms de la Résurrection.
Au chapitre 20, par exemple, le soir de la Résurrection il y a une petite Pentecôte, chez Jean tout est resserré, ce n'est pas le temps lucanien. Jésus entre de l'intérieur, car Jésus entre toujours de l'intérieur. Les portes sont closes à cause de la peur qui enferme. Jésus entre et leur dit :« Eirênê (Paix)". L'espace de la demeure, qui est un espace confiné, va devenir un espace ouvert parce qu'il va les envoyer. Mais il est dit aussitôt :« Ils virent et se réjouirent grandement" : voir le Ressuscité, c'est la joie.
Ainsi, la question de la gestion de l'absence et de la présence est au cœur de l'Évangile.
Conclusion.
Je conclus d'un mot notre point de départ : le malheur est que la présence de l'Évangile, de Jésus, lorsqu'elle est comme sentie, risque de devenir facilement comme une sorte d'idolâtrie, c'est-à-dire qu'on vénère notre propre idée ou notre propre sentiment de Jésus. La dénégation de Jésus est négativement quelque chose qui s'oppose à lui, et néanmoins qui joue peut-être la fonction purificatrice de détruire l'idole que nous reformons constamment à propos de Jésus. C'est le principe de rature qui est dans l'écriture même de Paul.
Il est intéressant de noter qu'à l'intérieur de nous-même, les moments critiques peuvent être des moments infiniment profitables et que peut-être même dans l'humanité des rôles seraient peut-être partagés entre ceux qui auraient la charge de dire Jésus et ceux qui auraient la charge de dénier la suffisance de ce qu'on dit de Jésus. Je ne peux dire plus que : peut-être. Cela est dit à propos de Judas d'une certaine manière, lui qui a le rôle très ambigu d'être pas seulement quelqu'un qui dénie, mais l'ami qui trahit, et qui, ce faisant, « accomplit l'Écriture". C'est très bien d'accomplir l'Écriture.
[1] Il s'agit des rencontres de l'Arbre à la chapelle, Maurice Bellet intervenait en première heure et J-M Martin en deuxième heure, chacun d'eux étant présent lors de l'intervention de l'autre.
[2] La quatrième hypothèse : sur l'avenir du christianisme. Maurice Bellet. Desclée de Brouwer, 2001
[3] Jn 4, 10
[4] Jn 3, 8