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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 septembre 2013

Plus on est deux, Plus on est un, 2ème rencontre : le deux primordial, les deux espaces (ce monde-ci, le monde qui vient)

Comment aborder l'Evangile ? D'où vient la distinction de ce monde-ci et du monde qui vient ? Comment Jésus rencontre-t-il les gens et en particulier  Nicodème (Jn 3) ? Lors de cette deuxième rencontre au Forum 104 Jean-Marie Martin introduit des notions de base, en particulier celle des deux espaces, auxquelles ils se réfère continuellement. Certaines notions ou certains textes lus ici sont abordés plus longuement dans d'autres messages, des références se trouve juste avant les notes.

 

Le deux primordial

 

Nous reprenons notre méditation sur le deux, ou plus exactement sur les deux car il y a une indéfinité de modes d'être deux. On va voir un deux qui n'est pas le plus essentiel mais qui est primordial, et ce n'est pas la même chose. Il est primordial en ce sens qu'il se présente de prime abord. C'est un deux qui est premier par rapport à nous, pas en soi, du moins au départ. C'est un deux qui est le deux de la rencontre ou de l'abord..

Il y a bien des abords, jusqu'à l'abordage ; de même la préposition contre qui est dans ren-contre : tout le monde connaît la phrase de Sacha Guitry « Je suis contre les femmes, tout contre ». En effet contre peut signifier l'adversité, d'ailleurs c'est le mot qui entre dans la contrariété, le contraire, la contradiction ; et puis aussi la contrée, depuis la contrée de l'abord  jusqu'à l'intimité, la proximité extrême.

 

I - Le deux de la rencontre, de l'abord

 

1) Le front et la bouche.

Donc nous aurons à examiner les deux qui se rencontrent mais aussi la qualité de l'intervalle, de la frontière, de la lisière, de l'ourlet, du bord à bord, de l'orée. Vous n'avez peut-être pas entendu, mais dans tous les mots que j'ai prononcés il y a deux mots fondamentaux du visage : le front et la bouche. Le front est dans le mot frontière, il peut indiquer le front des hostilités, et il est aussi la condition, pas seulement de l'hostilité, mais de l'hospitalité. Il répartit de l'étranger et du chez soi, mais cette répartition est la condition pour qu'il y ait ou un refus ou un accueil.

Quant à la bouche, elle est la racine qui supporte un certain nombre de mots que j'ai prononcés. Il y a d'abord le mot orée, “à l'orée de” puisque la bouche c'est os, oris en latin. C'est aussi le mot qui donne Ostie, la ville qui est l'em-bouchure du Tibre avec la Méditerranée. On parle également des Bouches-du-Rhône. Chez nous, dans la Nièvre qui était un pays plutôt bocager avant les remembrements, il y a beaucoup de haies qu'on appelle des traces : une haie, ça se dit une trace. Et comme c'est une trace qui est faite plutôt pour distinguer de façon étanche une propriété d'une autre, éviter le passage d'un troupeau à un terrain qui n'est pas le sien, il y a malheureusement parfois ce qu'on appelle des bouchures, et c'est un travail d'hiver que de faire du plessis[1] pour corriger les passages possibles entre les haies.

J'ai parlé de l'embouchure des fleuves, il y a aussi l'embouchure des instruments de musique. Le mot huis qui désigne la porte est aussi de même racine, la bouche, curieusement, et devient souvent un nom de hameau : l'huis[2] un tel. Et si le rapport du front et de la frontière était a priori plutôt d'opposition, la bouche serait plutôt d'accueil.

Donc nous aurons à méditer sur les multiples modes d'être deux dans l'expérience de la rencontre. Je répète que c'est un des modes d'être deux qui n'est pas le mode le plus essentiel – nous réservons cela pour plus tard – mais qui est primordial parce qu'il est chez nous de prime abord. Aborder.

 

2) Aborder  l'Évangile.

Par exemple, s'il s'agissait d'aborder l'Évangile, de quoi s'agirait-il ?

Peut-on l'aborder par le concept de religion ?

En effet, je peux avoir entendu dire que l'Évangile donnait lieu à une religion, et je peux partir du concept de religion dont j'ai des répartitions intérieures : il y a la vie profane courante, il y a le moment de la religion. Il y a de nombreuses religions et on met dans un dénominateur commun les choses les plus diverses, et par le même coup les plus manquées à chaque fois. Le concept de religion n'est pas un concept intéressant. Il n'est pas une seule fois dans l'Évangile. Comment voulez-vous que j'aborde correctement l'Évangile par un terme qui ne lui appartient même pas, qui ne dit de toute façon pas son propre ?

Comment l'Évangile survient-il ?

L'Évangile est une annonce, l'annonce d'une venue, c'est-à-dire qu'il est un avènement, un événement si vous voulez, à condition de prendre ce mot dans un très grand sens sans le réduire à la facticité, à un simple fait. L'événement c'est autre chose qu'un fait.

Donc l'Évangile vient, survient, et il me rencontre, ou je vais à sa rencontre. Et il survient comme d'emblée étranger parce que, même si, à la relecture, on pense que l'Évangile était attendu par l'Ancien Testament, annoncé, témoigné, il l'est de toute façon d'une manière autre que ce qui était attendu. C'est pourquoi du reste il n'est pas d'emblée reconnu pour ce qu'il est.

Par ailleurs, vous me direz, c'est une rencontre de quelque chose qu'on connaît bien : ma grand-mère, mon arrière-grand-mère lisaient l'Évangile, et, à leur exemple, je lisais l'Évangile. Non, on n'hérite pas de l'Évangile par naissance, cela appartient à la structure propre de cet avènement. C'est pourquoi il est toujours dommage de procéder par mode purement comparatif ou assimilatif à travers des concepts qui proviennent d'ailleurs, et non pas à chaque fois du propre de ce qui vient. Si on est juif parce qu'on naît d'une mère juive, on n'est pas chrétien par naissance.

Qui est l'autre à qui s'adresse l'Évangile ? 

L'Évangile n'est pas une culture parmi les cultures, c'est pourquoi il est une parole adressée à toutes les cultures. Il est plus exotique, plus exogène, plus allogène – allogénês[3] comme on disait dans les premiers siècles du christianisme – que toute culture que vous pourrez rencontrer. On croit que c'est familier et qu'on connaît ça depuis toujours. Non.

L'Évangile est du plus neuf qui s'installe cependant sur de l'ancien.

Alors comme quoi se présente-t-il ? En fait, il se présente à partir de l'ouverture dévoilante de quelque chose qui, venant de plus loin, est cependant le plus neuf. Ceci peut paraître étrange.

Je vais d'abord dire que l'Évangile s'installe néanmoins sur quelque chose qui était déjà là, quelque chose qui lui fournit la structure de son rapport avec moi ; ce “quelque chose” se trouve déjà dans la lecture juive de la Genèse. Je vais en donner un simple exemple qui est fondamental parce qu'il fournit la structure de base d'identification de l'Évangile.

En effet, nous le verrons, identifier l'Évangile pour ce qu'il est ne va pas sans que je me ré-identifie moi-même. Autrement dit, c'est une rencontre qui innove, mais le mot innover n'est pas suffisant.

 

3) Ce monde-ci et le monde qui vient (l'un part, l'autre vient).

La structure de base à laquelle je viens de faire allusion, vous la trouvez par exemple dans Bereshit Rabba qui est le grand commentaire de la Genèse, c'est un des ouvrages de compilation du Talmud. Vous savez comment sont faits ces commentaires : on a posé une question : « Pourquoi … ? » et les différents Rabbis qui ont autorité ont donné des réponses contradictoires : peu importe, on les énumère, on les met à la suite. C'est une attitude propre à ce fonctionnement qui ne nous est pas familier non plus.

Question à propos du Beth, 1ère lettre de la Bible et 2ème lettre de l'alphabet.

La question posée est celle-ci (elle se trouve dans Genesis Rabba, au chapitre premier, numéro 10 page 42 de l'édition Verdier) : « Pourquoi le monde fût-il créé avec la lettre Beth ? »

En effet le Beth, בּ correspond à notre B, et Bereshit est le premier mot de la Genèse c'est pourquoi la Genèses'appelle Bereshit en hébreu. C'est une curieuse question pour nous.

En effet le monde est créé par les lettres, qui sont, bien sûr, les lettres de la Torah. Et la première lettre de la Torah, l'ouverture du monde, c'est le Beth de Bereshit mot qui est traduit par “Au commencement” (« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre »). C'est le “En arkhê” (Au commencement) de Jean qui re-médite ce texte au début de son évangile. Ce texte est également médité par Paul abondamment.

Les lettres hébraïques ont une fonction qui correspond à la fonction de nos lettres, mais en outre elles ont une fonction d'inscription des chiffres et le Beth correspond au 2 puisqu'on a : aleph, beth, gimel, dalet… Il y a même des récits où le Aleph se présente devant le trône de Dieu pour protester qu'il est la première lettre et que cependant il n'a pas été choisi pour être la première lettre de la Torah qui est la base de la constitution du monde. Ça aussi, c'est assez étranger à notre mode de penser et de réfléchir sur les versets de la Bible. Il n'est pas sûr que ce soit nous qui ayons raison !

Mais c'est la réponse à cette question sur le Beth qui m'intéresse ici : « C'est parce qu'il y a deux mondes, ce monde-ci et le monde qui vient ».

Ces deux mondes sont deux royaumes, deux espaces régis.

Monde, c'est le mot olam qui est souvent traduit dans notre Nouveau Testament par aïôn, et qui désigne un espace-temps, un lieu avec un milieu, et un lieu donc qui, ayant un milieu, est un lieu régi. C'est pourquoi ça peut correspondre à la conception d'un royaume. Malkout est une expression hébraïque qui peut se traduire à la fois par règne et par royaume. Et c'est intéressant parce que règne a une connotation plutôt temporelle et royaume une connotation spatiale, géographique, localisante, et c'est le même mot.

Il y a donc olam hazeh, ce monde-ci, et  olam habah, le monde qui vient.

L'Évangile, c'est précisément l'annonce d'un monde qui vient, d'un espace qui s'ouvre, d'un espace régi. Qu'il soit un espace régi signifie :

  • qu'il a son arkhê (son principe) qui ouvre et qui maintient ce qui est ouvert,
  • et qu'il a son déploiement qui est un mi-lieu de vie.

La Belle Annonce : un monde est en train de partir, l'autre est en train de venir.

La ténèbre part et la lumière luit

L'annonce caractéristique de l'Évangile, comme Jean le dit, c'est que ce monde-ci est en train de passer et que le royaume vient (le monde qui vient) : « C'est ceci l'annonce, que la ténèbre est en train de partir et que déjà la lumière luit » (1 Jn 2, 8). Mais ce monde-ci n'est pas passé, il est en train de passer, donc nous sommes dans une situation mixte, une situation où les deux mondes sont ensemble ; l'un est en train de partir, l'autre en train de venir. Par ailleurs le partir et le venir ne sont pas un partir et un venir historiques. Ça ne veut pas dire que le monde ancien commence à l'an premier de notre ère et que plus ça va, plus l'autre est en train de venir. La question de la temporalité est également à mettre totalement en question dans ces choses-là.

L'Évangile, c'est l'ouverture d'un espace qualifié de vie qui coexiste en nous avec un espace de vie natif qui est celui de ce monde-ci.

Cette notion d'espace est une notion très importante. Pour nous, c'est difficile parce que nous avons plutôt l'habitude de considérer des individus : l'individu est posé dans un espace et puis on peut le poser dans un autre. Non. Nous sommes faits de notre lieu, nous avons lieu. Être, c'est avoir lieu. Il faut profiter de ces ressources possibles de notre langue pour dire ce qu'elle ne dit pas, ou ce qu'elle dit sans le savoir. Donc avoir lieu.

L'Évangile c'est un événement dans une parole.

L'Évangile s'aborde comme une rencontre de quelque chose de nouveau, non pas nouveau seulement il y a 2000 ans ; quelque chose qui n'est jamais pleinement encore rencontré. Et comme il vient comme une parole, il vient porté par une parole, il n'est jamais une affaire entendue, il demeure à entendre. Donc c'est un événement dans une parole, c'est-à-dire un événement annoncé, une venue annoncée. Le mot Évangile dit ou la venue annoncée ou l'annonce de la venue, simultanément les deux choses. Là nous avons lieu à une rencontre. Et le deux fondamental, le deux primordial (pas le deux essentiel), c'est celui-là.

Le rapport à l'Évangile est un rapport de rencontre à ce qui vient. Et comme ça vient par la parole, cela se donne à entendre. Le mot entendre, nous reviendrons sur sa signification ici. Il traduit au mieux le premier moment de ce que nous appelons la foi.

Pour être tout à fait trivial, l'Évangile c'est quoi ? Ça vient et ça se reçoit. Le verbe recevoir, lambaneïn en grec, est fort utilisé par Jean pour dire cela. Le mot le plus classique pour dire la reconnaissance de ce qui vient, c'est le mot de foi qui ne désigne pas du tout ce que nous avons probablement à l'oreille quand nous prononçons ce mot en pensant qu'il s'agit d'avoir une opinion sur quelque chose : ce n'est pas la question. C'est un accueil de ce qui vient. Et cet accueil peut se dire ensuite dans les verbes d'accueil, les verbes de perception : entendre, voir, toucher. On trouve chez saint Jean même l'odorer et le goûter. On trouverait les cinq sens. Ils sont énumérés, au moins les trois premiers, de façon voulue et signifiante, dans le début de sa première lettre. Voilà quelle est la structure de ce qui se présente.

Autrement dit, si j'aborde l'Évangile en demandant : est-ce que Dieu existe ?, je pose une question d'occidental, je ne suis pas dans la question de l'Évangile.

La distinction du matériel et du spirituel que nous faisons en bons platoniciens – on a oublié Platon, mais Platon n'était que le témoin de ce qui va survivre et constituer l'Occident – nous amène à poser la question : est-ce que tout est matériel ou est-ce qu'il y a ce que nous appelons vaguement du spirituel ? Voilà une jolie question banale, mais ce n'est pas la question de l'Évangile.

Or il faut entendre une parole dans la question qu'elle est en train de gérer. Nous ne parlons que pour gérer une question.

Quelle est la question de l'Évangile ? Quelle question gère-t-il ?

 

4) La gestion d'un trouble initial.

Jean a analysé cela d'une façon très précise. Au commencement de tout, disait Platon, il faut de l'étonnement. Jean dit : au commencement de tout il y a le trouble ; s'il n'y a pas quelque trouble, rien ne bouge. Il y a une sorte d'équivalence en un certain sens : chez Platon, le commencement de la philosophie, l'arkhê de la sophia, c'est le thauma, l'étonnement ; chez Jean, c'est le trouble.

Quand Jésus dit : « Que votre cœur ne se trouble pas » (Jn 14, 1), c'est lui-même qui a suscité un trouble. Le trouble ouvre ce qu'il appelle la zêtêsis, la recherche : sans trouble on ne cherche pas. La recherche progresse quand elle arrive à trouver ses mots, à se dire, et devient une question : érôtaô, je questionne, je demande. Et puis il y a un quatrième terme que je ne dis pas pour l'instant qui est la suite de ce processus. Nous avons là une analyse qui est faite par saint Jean du chemin de la pensée en ce qui concerne l'Évangile. Est-ce que ceci est clair ?

Il s'agissait pour nous, non pas de commencer par encombrer l'Évangile de nos questions, mais d'essayer d'entendre à quelle question il répond. Ceci est très important : une parole n'est valide que dans sa propre question, si je la transfère pour répondre à une autre question, je peux arriver à quelque chose de fou, d'insensé, d'insignifiant.

Donc la parole s'exerce en nous comme la gestion d'une inquiétude, d'un trouble (taraxis dans le grec de Jean).

 

5) Les rencontres de Jésus.

Ceci étant dit, il serait intéressant de voir comment se font les rencontres chez Jean. Nous avons un exemple magnifique dans le chapitre 3 que nous allons ouvrir, et je pense que la petite préparation que j'ai donnée ici nous aidera à rentrer plus facilement dans ce chapitre.

Les rencontres de Jésus commencent en général par une méprise.

Le chapitre 3 de Jean est la rencontre nocturne entre Nicodème et Jésus. Apparemment c'est Nicodème qui prend l'initiative de la rencontre. Une rencontre nocturne, c'est-à-dire une rencontre qui n'est pas, au sens johannique du terme, dans la lumière. Elle commence par une méprise. En effet, s'il faut chercher le bon abord, il faut bien savoir que le bon abord est très rare et que les abords qui sont des gestions d'une méprise initiale sont au contraire très fréquents. En plus, ils ne sont pas du tout considérés comme négatifs chez Jean, à condition qu'ils se déploient progressivement de bonne façon.

La rencontre de la Samaritaine et de Jésus est nuptiale (Jn 4).

Ceci nous inviterait à lire le chapitre 4 qui est explicitement une rencontre, et même une rencontre dans la symbolique nuptiale : la rencontre de la Samaritaine et de Jésus. Comme les patriarches rencontraient leur fiancée au puits, la Samaritaine et Jésus se rencontrent au puits, celui du patriarche Jacob. Or Jésus n'est le fiancé d'aucune Samaritaine particulière donc ceci indique que la Samaritaine est la figure de l'humanité. Le processus va, par étapes, de l'extrême méprise jusqu'à la reconnaissance mutuelle, l'identification – identifier, et non s'identifier à. Voilà, la rencontre va à identifier l'interlocuteur, c'est-à-dire le reconnaître pour ce qu'il est. Et je dis que dans le cas de Jésus, ceci passe par le fait que je me ré-identifie moi-même.

 

II –La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jn 3, 1-10)

 

1) Versets 1-4 : Le premier dialogue entre Nicodème et Jésus.

L'arrivée faraude de Nicodème.

«1Était un homme d'entre les Pharisiens, Nicodème son nom, archonte des Judéens. 2Il vint auprès de lui (Jésus) de nuit et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es venu d'auprès de Dieu comme didascale (comme rabbi) – Est-ce que Jésus est un Rabbi ? Nous verrons qu'il va récuser de façon apparemment hautaine cette arrivée faraude de Nicodème qui prétend savoir qui il rencontre (« Nous savons »), et en plus qui sait pourquoi – car personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui.”» C'était la bonne argumentation des traités d'apologétique du XVIIIe siècle : les miracles sont des signes qui prouvent. Et il sait déjà ça, lui !

La réponse énigmatique de Jésus.

«3Jésus répondit et lui dit: Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d’en haut, il ne peut voir l'espace de Dieu (le royaume de Dieu.) – phrase sans doute énigmatique qui donne lieu à la réponse de Nicodème –  4Nicodème lui dit : Comment un homme devenu vieux peut-il naître ? Est-ce qu'il peut dans le ventre de sa mère entrer une deuxième fois  et naître ? ”». On a dit : il est naïf ce Nigaudème. Oui, au Moyen Âge, dans les mystères, le personnage de Nicodème s'appelait Nigaudème parce que c'est une réponse nigaude : il n'a pas compris qu'il s'agissait du baptême, disait-on. Mais il ne s'agit pas du baptême du tout ! Il est possible d'ailleurs que cette question du retour, de la re-naissance, évacue pour l'Évangile la signification d'un retour à ce monde sur mode de réincarnation ou quelque chose de ce genre, auquel cas ce ne serait pas si nigaud que ça. Je veux dire par là que ce serait d'une pertinence autre que la sottise apparente de sa réplique.

Pourquoi Jésus réitère-t-il sa réponse ensuite ?

Il est intéressant de voir comment Jésus se comporte par rapport à ses interlocuteurs. Quand on lui pose une question pour le prendre, le prendre au piège, ce qui est fréquent dans les évangiles, ou bien il ne répond pas, ou bien il réitère son affirmation en l'aggravant encore pour marquer que la pensée de l'interlocuteur s'épaissit et que ce n'est pas répondable – car une question du mauvais cœur n'est pas répondable. Dans le cas où c'est une question de disciple qui ne cherche pas à le prendre, Jésus explique, déploie. C'est très important, les questions que nous posons. De quel cœur posons-nous des questions ?

Ici Jésus réitère mais d'une façon qui est peut-être explicative. Il n'est pas dit que Nicodème n'entend pas, mais néanmoins c'est suggéré. Ce personnage de Nicodème est une figure étrange. Dans les dialogues de l'évangile, en général il y a une résolution : ou bien l'interlocuteur refuse et s'en va, ou bien il professe la reconnaissance en Jésus. Ici, il n'y a pas de réponse finale, on ne sait même pas exactement où s'arrête le dialogue. Pourquoi ? Probablement parce que Nicodème représente, au moment où Jean écrit, un certain nombre de Juifs qui sont sympathisants, bienveillants, mais pour des raisons diverses ne se déclarent pas. Et probablement il ne veut pas préjuger de ce qui arrivera de ce cheminement. Probablement.

 

2) Verset 5 : Naître de plus originaire ; la structure semence/fruit.

La réitération est celle-ci : « 5Jésus répondit : "Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma, il ne peut entrer dans l'espace de Dieu (dans le royaume de Dieu)" ». Nous allons revenir sur la signification de ces choses-là.

Accéder à l'Évangile c'est naître de plus originaire.

Accéder à l'Évangile n'est pas ajouter quelque chose à ce que je sais déjà, accéder à l'Évangile c'est naître. Une seconde naissance ? Seconde si l'on veut parce que c'est une naissance à partir de plus originaire que mon état natif dans ce monde-ci, car le monde qui vient vient de plus loin. Autrement dit c'est le dévoilement de ma propre identité, antérieure à ce dont témoigne ma carte d'identité, je veux dire mon identité sociale. C'est naître, c'est venir au monde qui vient, et non pas demeurer dans ce monde-ci quitte à avoir quelques certitudes supplémentaires qui me seraient enseignées par ailleurs. C'est une ré-identification de moi-même à partir de plus originaire. C'est l'ouverture en moi d'un espace que je ne connaissais pas, d'un espace de vie. Le mot royaume que nous avons ici désigne cet espace nouveau – le olam ou l'aïôn qui vient – et donc me donne lieu autrement.

Le rapport de la semence et du fruit.

D'autre part, ce que veut dire naître, ce que veut dire la paternité, toute la symbolique de la semence qui a rapport à la paternité, ce sont des choses qu'il faudrait regarder de très près car elles sont tout au long de notre Évangile et désignent même des structures porteuses de tout l'Évangile. Ainsi le rapport de la semence et du fruit correspond au rapport du Père et du Fils : le Père est la semence et le Fils est la venue à visibilité, la venue à corps de ce qui était séminal, et le séminal est interprété comme le désir de Dieu.

Vous avez ici quelque chose de très ancien qui se trouve même chez les stoïciens archaïques, à savoir que le désir se fait semence et la semence prend corps progressivement jusqu'à ce qu'elle arrive pleinement à corps accompli ou à fruit. Voilà qui est tout à fait étranger à la signification du mot corps dans cette séquelle du platonisme qu'est la distinction du corps et de l'âme, alors qu'ici le corps désigne l'homme pleinement accompli, l'accomplissement de ce qui était tenu en semence.

Le désir que Dieu Père a de l'humanité.

Le Père représente la semence qui comme telle est invisible, et désigne le désir que Dieu a de l'humanité : désir ou volonté ; le mot volonté signifie le désir pris en bonne part, et parfois ce qu'on traduit par désir se laisserait traduire plutôt négativement par concupiscence – c'était le mot d'Augustin – désir au sens négatif du terme.

Donc le thème de la paternité de Dieu est un thème très important puisqu'il a rapport avec le thème de la naissance : Dieu Père, c'est quelque chose qu'on n'entend pas, bien qu'il ait une signification symbolique extrêmement profonde, et c'est cela qui est touché ici. C'est donc l'annonce de mon identité que je ne savais pas. Acquiescer à Jésus, c'est acquiescer à une identité neuve et plus originelle que celle que je connais de moi-même. Je dis bien : "que celle que je connais" et il vaudrait mieux dire, ici, “celle que je sais”. Savoir va avoir son importance dans la suite immédiate du texte.

 

3) Verset 6 : Chair et pneuma.

 « Ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né du pneuma est pneuma. »

Que signifient ici les mots chair et pneuma ?

Qu'est-ce que la chair dans la Bible ?

Chair ne désigne pas une partie composante de l'être humain mais l'humanité de ce monde-ci, l'homme tout entier dans son aspect de faiblesse. La faiblesse (asthénéia) de l'homme de ce monde-ci consiste en deux choses qui se tiennent : avoir à mourir et avoir à être meurtrier (ou excluant, ce qui est la même chose). Nous sommes dans un monde qui est régi par le prince de ce monde, le Satan, qui est lui-même le meurtre, qui est l'arkhê du meurtre et de la mort. Mort, péché et meurtre sont des dénominations du prince de ce monde. C'est ce qui règne, c'est ce qui régit. Nous sommes asservis à mourir.

Tout l'essentiel de l'Évangile est là : le Christ change le sens de la mort par une mort librement acquiescée, ce qui lui est enlève son caractère de servitude, et c'est ce que nous ne pouvons pas faire. Le rapport liberté-servitude joue ainsi dans le mode d'être à la mort. Ce sont des choses essentielles, mais on ne lit pas ça couramment dans ce texte.

Que veut dire "naître d'eau et pneuma" ? 

Je reviens un petit peu en arrière en prenant la deuxième réplique de Jésus : « Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d'eau et pneuma, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu ». On connaît cette interprétation : si quelqu'un n'est pas baptisé, il n'ira pas au ciel. Or, premièrement les si chez saint Jean ne sont pas conditionnels, de même que les oti(parce que) ne sont pas d'ordre causal, et les hina (afin que) ne sont pas d'ordre final. Cette articulation de notre grammaire est issue, comme la plupart des choses, des quatre causes d'Aristote ou des catégories – mais il s'agit ici des causes. Les quatre causes d'Aristote constituent notre type de discours. Or le rapport des quatre causes ne joue pas dans la langue hébraïque. Jean parle un grec qui n'est pas le grec classique et qui garde dans l'esprit les structures de pensée hébraïque.

Dans ce passage, il est très important de supprimer le si et de traduire comme ceci : « naître d'eau et esprit, c'est cela qui donne d'entrer dans l'espace de Dieu ». Nous avons une sorte d'équivalence qui est alors bien dans l'esprit de l'écriture biblique, psalmique, qui dit la même chose avec des mots légèrement différents : « Mon âme magnifie le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon sauveur » (Lc 1, 46) : mon âme / mon esprit ; mon seigneur / mon sauveur ; exalter / exulter. C'est de Marie mais c'est de structure psalmique. C'est une sorte de rime de sens qui constitue la poématique dans ce domaine.

Naître d'eau et esprit ne veut pas dire : être baptisé matériellement dans l'eau qui est un signe d'une réalité spirituelle intérieure, selon la théologie sacramentaire qui se développera par la suite. Cette théologie a du reste une certaine validité en son lieu, mais ce n'est pas ce qui est en question ici. “Eau et pneuma (esprit)”, c'est un hendiadys, c'est une figure de style qui est connue d'ailleurs même dans le monde des rhétoriciens latins (Quintilien, etc). Hendiadys signifie : dire une seule chose à travers deux mots. Autrement dit, il faut que nous traduisions par « naître de cette eau-là qui est le pneuma ».

Qu'est-ce que le pneuma ?

Ce que pneuma signifie, on le lit par exemple dans le dictionnaire rabbinique de Jastrow : à rouah en hébreu vous avez : souffle, eau, feu. Ça se comprend parce que, comme dit saint Justin, le pneuma est porteur de tous les noms et peut paraître sous toutes les formes : il est polymorphe et il est polyonyme. Donc c'est le lieu d'une autre symbolique.

Eau et pneuma en Jn 7, 37-39.  

Par ailleurs saint Jean lui-même explique cela au chapitre 7. C'est le dernier jour de Soukot où Soukot est la fête d'automne, la fête de l'eau, qui dure huit jours. « 37Dans le dernier jour qui est le grand jour de la fête, Jésus se tint debout et cria – voilà une posture, une situation, un lieu, une heure, un moment décisif – disant : “Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et boive, 38celui qui croit en moi, selon que le dit l'Écriture, des fleuves d'eau vivante couleront de son sein (de son ventre)”– et saint Jean en fait l'exégèse – 39Il parlait du pneuma que devraient recevoir ceux qui croiraient en lui – quand il dit “eau”, il parle du pneuma, donc pneuma et eau ne sont pas deux choses ici, ce sont deux désignations du pneuma. Et il ajoute  – car il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié », c'est-à-dire que le pneuma n'avait pas encore été manifesté et répandu sur le monde parce que Jésus n'était pas encore ressuscité.

Autrement dit ceci me dit comment il faut penser le pneuma : c'est le pneuma de Résurrection, c'est-à-dire le pneuma d'avènement de la vie neuve, parce que la Résurrection, ce n'est pas pour demain. La Résurrection, c'est la qualité première de l'espace dans lequel déjà je suis introduit, expression fréquente chez Jean, donc c'est l'aïôn qui vient.

Il y a une dimension ouverte en moi de laquelle je puis vivre, qui coexiste encore à la dimension de ce que Paul appelle le vieil homme (ou l'homme ancien). Ce sont là des structures de base, ce sont les nervures du texte néotestamentaire. Mais au cours des siècles tous ces textes vont être pris pièce à pièce et reposés dans une autre construction, une construction à l'occidentale où ils perdront tout leur sens. Il faut les entendre dans leur mouvement.

L'opposition chair / pneuma et la coexistence des deux.

Il y a chair et pneuma :

  • chair désigne le mode de vie de maintenant, ou l'espace dans lequel je vis maintenant,
  • pneuma désigne l'espace de Résurrection qui est l'espace ouvert par l'accueil du monde qui vient.

Quand Jésus dit par exemple : « je le ressusciterai au dernier jour », il faut traduire : « je commence à le ressusciter dans ce dernier jour dans lequel nous sommes » car nous sommes dans le septième jour. Les six jours sont les jours de la déposition des semences ou de la manifestation du désir de Dieu – la prothésis, la déposition. Et le septième jour est le moment où les semences déposées croissent, c'est le moment de la croissance. Le septième jour Dieu est à l'œuvre, il n'est pas à l'œuvre de création mais à l'œuvre de croissance, et c'est le jour dans lequel nous sommes. Nous ne sommes pas à la dernière heure du dernier jour, mais nous sommes dans le dernier jour. La temporalité chez Jean est extraordinaire et très différente de ce que nous appelons le temps.

Prenons notre verset 6. « Ce qui est né de la chair est chair; ce qui est né du pneuma est pneuma », on ne passe pas de l'un à l'autre, ce qui ouvre la coexistence pour maintenant des deux choses. C'est le principe de la semence qui a été énoncé par Jésus par exemple dans « un bon arbre porte de bons fruits et un mauvais arbre de mauvais fruits » (Mt 7, 17) et qui a pour sens : le fruit est déterminé par la semence. En effet, si je sème des petits pois je ne m'attends pas à recueillir des lentilles. Cela désigne une sorte d'identité.

   Quelle dimension d'être la rencontre avec Jésus ouvre-t-elle ?

Donc j'ai une identité intime, et nous verrons que c'est même une identité insue. Ça ne veut pas dire que je n'ai pas de rapport à elle, mais elle n'est pas en moi sur le mode du savoir. Elle est sur un autre mode qui va être précisé par la suite du texte. Autrement dit le chrétien (l'homme christique) se laisse découvrir une dimension intérieure qui fait que l'homme qu'il était lui semble plat. Il y a une sorte de dimension d'être, une espèce d'espace qui s'ouvre, d'espace de souffle, de grand souffle, de pneuma de Résurrection qui est en question dans l'accueil, dans la rencontre. Voilà la rencontre comme elle s'effectue ici.

Encore une fois, ceci n'est pas l'étude du deux essentiel mais c'est bien vraiment initial, primordial. Il faut commencer par là.

 

4) Verset 8 : Le pneuma "tu ne sais… tu entends sa voix". L'appel.

Nous arrivons à quelque chose qui va préciser un point important sur ce qu'il en est du pneuma. « 8Le pneuma souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va ; ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma. » Voilà une des phrases les plus importantes de l'Évangile – on peut le dire de beaucoup.

« Le pneuma pneï (souffle) où il veut », cela ne signifie pas comme ça lui chante. Il souffle selon son vouloir, selon son désir. Le mot thélêma (vouloir) dit la même chose que la semence dont nous parlions tout à l'heure, c'est-à-dire que son souffle donne du désir, et donne que je naisse et que je naisse comme fils. L'importance du pneuma dans la filiation est soulignée par Paul également. « Tu ne sais d’où il vient ni où il va» : ce « Tu ne sais » s'entend d'abord épisodiquement par rapport au contexte : il y a une sorte de sourire de Jésus par rapport à l'entrée de Nicodème « Nous savons » ... « Tu ne sais ».

Le verbe savoir n'a pas la même signification que le verbe connaître chez Jean. Le mot connaître, chez Jean est toujours pris en bonne part. Il ne désigne pas d'ailleurs exactement ce que nous appelons connaître non plus. Jean emploie le verbe gignôscô, il n'emploie pas le substantif gnôsis, Paul emploie gnôsis, même dans l'expression épignôsis, une connaissance pertinente. Savoir indique ici un mode du connaître qui est un connaître de prise : « tu n'as pas prise » – qui est contenu par exemple dans notre verbe français comprendre ou dans notre mot concept : capere, prendre. Or ce qui est en question dans l'Évangile, c'est quelque chose qui se donne et que, du même coup, je manque si je tente de le prendre, de m'en saisir. Donc le recueil de ce qui est en question ici ne se fait pas sur le mode de la prise ni sur le mode du com-prendre.

C'est à partir de l'expression tu ne sais que j'ai utilisé le mot d'insu qui est certainement un des mots les plus pertinents quand nous parlons de Dieu. Mais c'est un bienheureux insu, ce n'est pas insu malheureusement, c'est insu parce que le savoir – le savoir prenant – est trop petit pour ce qui est en question-là.

De quel entendre et de quelle voix s'agit-il ?

Mieux qu'un savoir il y a « tu entends sa voix ». Entendre est plus grand que comprendre. Alors, entendez bien entendre. Entendre n'est pas simplement acoustique au sens banal du terme : « Vous m'entendez ». C'est là que nous pouvons citer le mot de Heidegger : « Nous croyons que nous entendons parce que nous avons des oreilles, alors que nous avons des oreilles parce que nous entendons ».

« Tu entends sa voix ». Le terme de voix est très important, il ne désigne pas simplement ici le bruissement du vent comment on traduit parfois : « le vent souffle ». On ne peut pas traduire ainsi, il faut garder le mot de pneuma parce que Jean dans son traitement des petites paraboles – c'est une petite parabole –, ne fait pas d'abord un sens anecdotique auquel s'ajoute ensuite une morale ou une signification spirituelle ; la signification est à l'intérieur du texte et travaille le texte dès le début.

On pourrait examiner les quelques petites paraboles qui se trouvent en Jean, c'est toujours traité comme cela, donc de façon assez différente de la parabole courante qui demande ensuite une explication, bien que cela se trouve sous une autre façon chez Jean au chapitre 16.

Le nom et la voix ou le nom et l'appel (klêsis).

« Tu entends sa voix ». Le terme de voix est un terme classique, c'est un mot qui est souvent couplé au mot de nom : le nom et la voix. To onoma, le nom, ne désigne pas ce que nous appelons un nom. Même si nous ne sommes pas simplement nominalistes, le nom reste de toute façon chez nous une sorte d'étiquette extérieure qui est posée sur quelque chose qui préexiste. Alors que le nom dans le monde biblique est constitutif de l'être. Le nom est à la fois le propre et le proche, c'est-à-dire qu'il a cette double fonction qu'il est d'autant plus propre qu'il est plus proche. Le nom, c'est ce qui me donne la capacité d'être appelé et c'est ce qui appelle. Le couple onoma (le nom) / phonê (la voix) correspond au couple le nom / l'appel (klêsis).

Ce mot klêsis a une grande importance dans le monde biblique, chez Jean et Paul en particulier C'est sur ce mot qu'est formé le mot ekklêsia, la convocation dans laquelle l'appel est adressé à la totalité de l'humanité.

Et l'appel est une activité tout à fait primordiale de Dieu comme nous le voyons dans le premier chapitre de la Genèse. Je commente ça rapidement.

Parenthèse : Dire, voir, séparer, appeler en Genèse 1.

« Dieu dit», la parole donne d'être. La parole de Dieu n'est pas une parole de loi, c'est une parole donnante. C'est le b-a-ba de la pensée paulinienne : une parole qui donne ce qu'elle dit. Le dire de Dieu – c'est le début de la Genèse – : « Lumière soit » est suivi de trois autres verbes qui déploient la signification de cet amar, de ce dire. Vayomer : et il dit. [amar est un mot hébreu qui désigne le dire ou la parole, vayomer est le verbe correspondant].

 « Et il vit que cela était bon » : la parole donne de voir. L'essence de la parole se résume, se rassemble dans le petit mot voi-ci : la parole donne de voir, d'avoir en vue. Et nous sommes près de « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu … » (1 Jn 1). C'est vrai au niveau le plus banal : vous croyez que vous voyez indépendamment de. Vous ne voyez que dans la parole, la parole a articulé d'avance les répartitions des choses. La parole accommode l'œil, donne de voir, elle dit « Voici », elle donne que je voie. Vayar : et il vit.

Troisième verbe, vayavdel : et il sépara. « Et il sépara la lumière de la ténèbre ». Nous avons ici un deux éminent et une fonction éminente de la parole qui est d'être tranchante, c'est-à-dire discernante. Le mot discerner est très intéressant parce qu'il a dans sa racine le verbe cernere qui signifie voir, précédé de dis : le 2 (dis-cerner). Nous verrons ce genre de deux plus tard. Le deux peut être le deux des contraires : discerner la lumière de la ténèbre, ça peut être discerner l'intérieur de l'extérieur de Dieu puisque en Dieu tout est lumière : en lui il n'y a pas de ténèbre, la ténèbre est tout entière hors de lui (toutes ces phrases ont pour référence le Prologue) ; hors Dieu est la ténèbre, d'où l'expression “les ténèbres extérieures” dans nos Écritures, ce qui est un pléonasme. La ténèbre, c'est l'extériorité, c'est donc aussi la région de l'exclusion, du refus, du meurtre, etc. et la lumière, c'est l'agapê [mot qu'on traduit habituellement par amour], c'est le lieu de la rencontre. Donc il sépare lumière et ténèbre. Seulement lumière et ténèbre ne sont pas toujours un deux totalement exclusif. Dans le cas de la Genèse, lumière et ténèbre sont la répartition d'une belle alternance. Ce n'est pas seulement l'alternative : ou bien c'est lumière ou bien c'est ténèbre, c'est ici l'alternance du jour et de la nuit.

« Et il appela la lumière jour… » : on entre dans la belle alternance. « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours » : Jean Racine écrivait cela quand il était chez son oncle à Uzès. C'est le sujet puisque nous avons un mode d'être deux qui comporte une incompatibilité simultanée, mais ouvre une possibilité d'alternance et de belle alternance. Sans compter qu'il y a néanmoins une certaine mixité qui se produit, et qui est aussi alternante, celle des deux crépuscules : le crépuscule du matin qu'on appelle aussi l'aurore ou l'aube, et celui du soir qu'on appelle habituellement tout simplement le crépuscule. C'est un mélange. Le crépuscule est considéré comme les portes du jour et de la nuit, de même que les solstices sont les portes de l'année.

Les anciens ont des expressions formidables pour désigner les rapports des choses. Nous parlions des différentes portes. Et quand Jésus dit « Je suis la porte », que dit-il sinon précisément ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur, du dedans et du dehors ? Ce rapport peut être négatif si le dehors est une exclusion, mais il peut être aussi la belle alternance de l'entrer et du sortir, parce que la demeure, c'est la porte, le seuil, c'est ce qui me permet d'aller et venir – le berger leur donne d'entrer et de sortir (Jn 10, 9) Un intérieur d'où je ne peux pas sortir, c'est la prison, et un extérieur qui ne me permet pas d'entrer, c'est le sans-toit. Nous avons là des exemples de mode d'être deux – je le dis en passant puisque c'est notre sujet – qui sont vraiment dignes d'être médités.

Je reviens à Gn 1 où on a vayomer (et il dit), vayar (et il vit), vayavdel (et il sépara), et où le quatrième terme hébreu vayikra (et il appella)est le verbe que nous cherchions puisque nous parlions de l'appel (klêsis en grec). Et dans « Et il appela la lumière jour et la ténèbre nuit » appeler est pris dans les deux sens, c'est-à-dire que Dieu donne le nom (« je t'appelle comme ceci ») et il hèle, appelle, invite. Le mot employé garde ces deux sens qui sont également ceux du mot français.

 

5) Entendre et non prendre. Avoir le sens du don.

Retournons au verset 8. « Tu entends sa voixla voix, c'est à la fois la révélation d'un nom secret (d'un nom intérieur, donc d'un être puisque le nom c'est l'être, c'est-à-dire d'une dimension intérieure) et une invitation à venir mais tu ne sais d’où il vient ni où il va.»

Les enfants de Dieu ont une dimension insue sur laquelle ils n'ont pas prise.

Et ce qui est très intéressant, c'est que ceci est dit du pneuma, à savoir ici du Pneuma Hagion, de l'Esprit Saint (mais il vaudrait mieux traduire le Pneuma de Consécration que Esprit Saint) mais Jésus ajoute : «Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma ». Autrement dit les enfants de Dieu (pour prendre le langage de Jean) ou les fils de Dieu (pour prendre le langage de Paul) “tu ne sais” : ils ont une dimension insue qui est ainsi révélée par un mode d'entendre, mais qui n'est pas susceptible d'être prise parce qu'elle est donnée et que le donné ne se prend pas, ne se capte pas par mode violent.

Nativement nous avons une prise violente sur le monde. Ceci se manifeste de plus en plus avec la prise technologique sur le monde, mais c'est très ancien et bien antérieur à cela.

« Les hommes nativement n'ont pas le sens du don »  (d'après Rm 1, 21).

Quand je dis cela, je ne fais que commenter Paul. Dans le premier chapitre de l'épître aux Romains, il veut décrire l'entrée du péché dans le monde. En quoi consiste ce premier moment du péché ? « Ils n'eucharistièrent pas » : les hommes n'eucharistièrent pas. Ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas célébré la messe, ça veut dire qu'ils ne rendirent pas grâce, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas eu le sens du don. Qu'est-ce que rendre grâce ? C'est avoir le sens du don comme don. Or ils sont au monde sur le mode de se trouver là, d'être jetés là… Ils n'ont pas le sens du don comme don. Et le don est un élément majeur de l'évangile de Jean et c'est charis (kharis), la grâce chez Paul, qui mériterait d'être examiné en détail.

Je trouve en passant beaucoup de thèmes, des thèmes qui nous sont familiers, que j'ai déployés chacun pour lui-même un jour ou l'autre. Je les ai rassemblés donc je ne donne que des indications en passant pour que vous ayez une première vue d'ensemble.

Connaître cette dimension insue.

 « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma  ». Il a été dit : « si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma », naître du pneuma, c'est donc entendre que s'ouvre en moi une dimension qui demeure insue, qui sera toujours insue, mais à laquelle néanmoins j'aborderai par mode de connaissance plénière : « nous le connaîtrons comme nous sommes connus » dit saint Jean dans sa première lettre. Donc connaître est un verbe qui reste positif, tandis que le savoir captateur est négatif.

Parenthèse : Les trois récits que Paul fait de l'entrée du péché dans le monde.

Nous venons de voir Paul réciter l'entrée du péché dans le monde : « Il n'eucharistièrent pas » (Rm 1, 21), eucharistier étant le contraire de prendre.

Quand Paul récite l'entrée du péché à d'autres moments, il le récite en commentant Adam. Or, en quoi consiste le geste d'Adam ? C'est le geste de prendre le fruit. Saint Paul désigne ce geste comme harpagmon (saisie, prise) au deuxième chapitre de l'épître aux Philippiens.. On connaît Harpagon aux doigts crochus. Prendre, c'est le contraire de recevoir. Adam veut prendre l'égalité à Dieu : « Le jour où vous en mangerez vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). C'est la non-reconnaissance du don comme don.

Autrement dit Paul a la liberté de traiter de la figure d'Adam en disant “il” (Adam), et d'en parler dans la figure de “ils” (les hommes) : c'est la même chose.

Et au chapitre 7, c'est Adam “je” : il dit je en parlant d'Adam, c'est-à-dire qu'il parle de son humanité de maintenant. En effet il dit : « Je vécus jadis sans la loi » ; or jamais Paul n'a vécu sans la loi, il a toujours été sous la loi. Il est juif de naissance, pharisien, hébreu, il le revendique. Or le je du « Je vécus jadis sans la loi », c'est le je adamique d'avant la parole qui dit « Tu ne mangeras pas » qui n'est pas l'archétype de toute loi. En effet la parole « Tu ne mangeras pas » dite par Dieu n'est pas une parole de loi : la parole de Dieu est une parole donnante qui n'est pas une parole de loi, et cependant elle n'arrive à l'oreille d'Adam que par la reprise qu'en fait l'adversaire, le Satan – le serpent –qui en fait une parole de loi dite par jalousie et assortie de châtiment. Ce qui était une parole de précaution donnante n'est pas efficace. Pourquoi, puisque toute parole de Dieu est efficace ? Mais là, elle a été désœuvrée, désactivée, comme le dit Paul en Romains 7, parce qu'elle arrive aux oreilles d'Adam par la reprise du diabolos et c'est là qu'elle devient une parole de loi. Or une parole de loi est pour Paul une parole meurtrière, une parole qui révèle le péché mais qui ne guérit pas du péché. Et l'Évangile n'est pas une parole de loi, thème fondamental dans la doctrine de Paul, en particulier dans l'épître aux Romains et dans l'épître aux Galates.

 

6) Versets 9-10. 

« 9Nicodème répondit et lui dit : Comment cela peut-il se faire ? ». C'est une réponse qu'on serait fondé à prendre pour bonne parce que c'est aussi la parole de la Vierge Marie : « Comment cela se fera-t-il ? », donc une parole qui questionne. Cependant ça n'empêche pas Jésus de répliquer à Nicodème sur un mode que je considère comme légèrement ironique : « 10Jésus répondit et lui dit : Tu es didascale d'Israël et tu ne connais pas ces choses ! » Ceci est la réponse à « Nous savons que ».

Donc le thème du savoir ici est mis en question au bénéfice d'une sensorialité spirituelle, d'une écoute de la parole qui donne ce qu'elle dit.

Les choses que je dis à propos de ce passage ne sont pas attestées seulement là. Si je l'ai dit en commentant ce texte, c'est qu'elles sont attestées aussi dans de nombreux autres passages et sous d'autres formes chez Jean. Je n'ai pas le temps de le montrer, je préfère garder le temps qui reste dans cette séance pour que vous puissiez poser des questions.

On a fait peu de choses par rapport à mon projet concernant les deux séances, mais il faut être patient, il faut d'abord se familiariser avec l'Écriture, il faut le fréquenter, il faut aussi attendre, attendre d'entendre.

La prochaine fois, nous ouvrirons une autre modalité du deux plus intérieure que celle que nous avons évoquée ici. Aujourd'hui il s'agissait du bon abord, de la bonne façon d'aborder, de se présenter dans quelque chose qui est une rencontre : la parole, l'événement se rencontrent et se reçoivent. Vous vous rendez bien compte qu'il y a là quelque chose de très différent d'un prétendu savoir sur ce qu'il en est d'une religion. Je prends le mot religion parce que c'est celui qui est pour nous le plus courant. Ça ne veut pas dire que c'est complètement sans pertinence, mais ça veut dire que ce n'est pas le bon abord.

 

QUESTIONS

► Vous venez d'étudier le "contre". Il y a une façon de parler suisse à ce sujet : “ni pour ni contre” ; “bien au contraire” (dit avec l'accent suisse).

J-M M : C'est joli “bien au contraire”. Le “ni pour ni contre”, c'est une question parce que nous aurons à méditer le “ni… ni…”, le même et l'autre. Le point culminant sera de méditer sur ce qu'il en ressort pour nos pronoms personnels : je, tu, l'un et le deux de je et tu ; et il, que vient-il faire là ?  Ce sont les choses les plus élevées, les plus délicates, les plus riches, les plus profondes, les plus essentielles. C'est en ce sens-là que je disais que nous ne commencions pas par le deux le plus essentiel mais par le deux primordial. Je veux situer ce que nous avons fait aujourd'hui comme tout à fait partiel dans l'étude du même et de l'autre, du je et du tu, du ni l'un ni l'autre, de l'un et l'autre, de l'un dans l'autre. Les prépositions sont également très importantes et nous verrons que prépositions et adverbes de lieu sont à la source de nos démonstratifs et de nos pronoms personnels. Il y a sur ces sujets des choses étonnantes dans notre Nouveau Testament.

► Le mot chose revient souvent…

J-M M : Le mot chose désigne ce dont il est question. C'est ce qui est en cause. Le mot cause et le mot chose sont le même – pas la cause de la causalité, mais la cause de ce qui est en cause, c'est-à-dire ce dont on débat : une cause au sens judiciaire du terme par exemple un litige. Le mot chose est un mot qui déclare les étants sur le mode sur lequel ils sont en rapport avec l'homme. C'est ce qui concerne l'homme, ce qui est en cause. Il y a un cours d'une année et de grandes conférences de Heidegger sur la chose.

► Est-ce que ça se rapporte à l'essentiel ?

J-M M : Sûrement. Si on parle de l'essentiel, c'est ce qui est en cause. D'ailleurs la chose elle-même dit à la fois quelque chose qui n'est pas l'homme mais qui n'est pas sans l'homme puisque ça concerne l'homme, donc quelque chose qui a rapport avec l'être au monde. Pour l'homme, être, ce n'est pas être posé n'importe où, c'est être au monde, être dans un monde auprès de choses, c'est-à-dire en tant que des étants le concernent. Le dernier Heidegger l'analyse, c'est beaucoup plus complexe, mais voilà un bon départ.

► J'aimerais revenir sur l'ourlet en couture, on ne voit pas bien le rapport à la bouche.

J-M M : Ourlet, c'est le même mot que bouche en latin (os, oris), c'est la bordure. On a parlé de bord et d'abords, la bordure aussi. Vous savez, il y a beaucoup plus de sagesse dans la méditation de ces symboles-là que dans l'utilisation de concepts philosophiques patentés. Il est beaucoup plus intéressant de méditer sur le dedans et le dehors que sur la transcendance et l'immanence. Méditer sur les gestes fondamentaux du dedans et du dehors, de l'entrer et de sortir, du monter et du descendre – nous avons parlé de monter et descendre l'année dernière à propos de Ciel et Terre. L'évangile de Jean est fait de verbes simples qui sont d'une grande plénitude de sens ! Il n'y a que des mots du corps d'ailleurs, même le pneuma est un mot du corps puisque c'est le respir – mais ils sont pris dans un sens qui les ajuste à ce qui est à dire et ne les laisse pas simplement dans leur sens natif.

► Les mots de transcendance et immanence sont à toutes les sauces aujourd'hui.

J-M M : D'autant plus qu'ils ont changé de sens. Transcendantal est un mot qui n'a pas du tout le même sens au Moyen Âge, chez Kant, etc. Non, pas besoin de grands mots. Il n'y a besoin que de petits mots, de petits mots qui disent de grandes choses.



Plusieurs messages méditent plus longuement certaines des choses abordées ici :  La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base.. ; La différence psychê et pneuma (âme et esprit) en référence à Genèse. Le "Je majeur" présent en tout homme ; Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel)Jn 7, 37-39 : fleuves d'eau viveJn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1)  ; Le déploiement de la parole en Gn 1. Dire, voir, séparer, appeler ; lumière, ténèbre, jourRm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de DieuPh 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation ; 1 Jean 1, 1- 4 : L'expérience de résurrection. Entendre, voir, toucher le Logos de la Vie.

[1] Le mot plessis vient du vieux français plesser qui signifie tresser.

[2] Lemot huis a une origine latine, ostium. Cette dénomination est apparue à partir des XIVe et XVe siècle. Il désigne des hameaux construits dans le Morvan pour repeupler le pays à la suite de la peste noire et de la Guerre de Cent ans. Ces nouveaux hameaux, isolés des villages auxquels ils sont rattachés, prennent dans le Morvan le nom particulier d'Huis

[3] Allogène : étranger, non autochtone. L'Allogène est le titre d'un des livres trouvés à Nag Hammadi.

 

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