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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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24 septembre 2013

Autour des notions de symbole et sacrement. Le pneuma

Voici quatre extraits d'une rencontre animée par Jean-Marie Martin : une première partie donne une approche du symbole en monde biblique (le texte de 1 Jn 5, 5-12 a été approché, on est ici sur les versets 7-8) ; une deuxième concerne le mot pneuma, une troisème partie réfléchit sur le sacramentel qui est la même chose que le symbolique  pour la Bible ; dans la dernière partie une réflexion autour du mot "vie" amène J-M Martin à donner sa définition du symbole.

 

 

Symbole, sacrement ; le pneuma

 

Qu'est-ce qu'un symbole ?

 

La distinction du matériel et du spirituel chez nous.

Les versets suivants contiennent une énumération de trois termes :

« Trois sont les témoignants : le pneuma (l'esprit) et l'eau et le sang, et les trois sont vers le un.» (1 Jn 5, 7-8).

Dans une énumération on peut chercher une homogénéité. Or, l'eau, le sang et l'esprit[1] : cherchez l'intrus. En effet ce n'est pas une énumération homogène : l'eau et le sang sont des choses matérielles et l'esprit est spirituel. Ceci est vrai pour nous, mais pas pour Jean : tout est matériel pour Jean ou, plus exactement, la distinction entre le matériel et le spirituel n'est pas une distinction régnante, une distinction qui ait du sens.

L'esprit se dit dans un mot, le mot pneuma qui désigne le souffle, le vent. Peut-être que, pour penser de façon homogène eau, sang et souffle, il faut que nous n'entendions pas purement et simplement ce qu'ils disent dans notre discours.

Notre discours est régi par la distinction entre matériel et spirituel, distinction qui n'existe pas dans l'Écriture. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de distinction, mais elle est placée ailleurs : c'est la distinction des deux règnes dont nous avons parlé.[2] C'est pourquoi eau, souffle et sang, sont parfaitement homogènes dans un règne, et parfaitement homogènes dans un autre règne.

Je m'explique. L'Occident dit : il y a du matériel et du spirituel, et le ciel désigne le spirituel. Mais il peut y avoir inversion. Le ciel, chez Platon, c'est le solide et, pour lui, le matériel, c'est l'approximatif, le périssable, le corruptible. A l'inverse, quand nous disons avoir les pieds sur terre, le solide, c'est le matériel, et le ciel devient le lieu des idées, mais des idées fumeuses, des rêveries (pas les idées platoniciennes). Marx lui-même dit que la révolution de 89 fut une révolution céleste (celle de la lutte pour les droits) et qu'elle a besoin de devenir une révolution terrestre, où il s'agit de l'économie. C'est donc une distinction qui règne tout au long, inversée ou non.

La distinction des deux régions en monde biblique.

Dans le monde biblique, il n'y a pas de différence entre spirituel et matériel. Tous les mots de Jean sont matériels : la foi, c'est entendre, entendre c'est manger, c'est marcher, c'est aller et venir etc. La distinction primordiale est celle du royaume de Dieu et du prince de ce monde : les deux régions, les deux régimes, les deux principautés, la ténèbre et la lumière, et les mots n'ont pas le même sens selon la région dans laquelle ils sont employés.

En effet dans la région de la ténèbre : l'eau peut être l'eau du déluge, l'eau mortelle, l'eau engloutissante. Rien n'est effrayant comme l'eau : ma grand-mère avait une grande frayeur de l'inondation. Elle n'était pas la première, elle participait à une longue symbolique.

Le sang peut être le meurtre. Le pneuma c'est le souffle du mensonge, de la parole mauvaise. Même saint Paul emploie quelquefois pneuma dans un sens négatif : « les souffles (les esprits) de la méchanceté » (Ga 6, 12). Mais il n'emploie pas l'adjectif dans un sens négatif : pneumatikos est toujours du bon côté.

 Bien sûr il ne s'agit pas de cela dans notre texte. Il s'agit des mêmes mots, mais assumés dans le registre de la lumière : l'eau, le sang, le souffle.

Comment alors entendre eau, sang et pneuma ?

Nous étions partis de cette idée qu'il y avait un intrus pour nous, c'est-à-dire que l'énumération ternaire n'était pas homogène. Distinguer n'est pas mauvais, c'est même urgent s'il s'agit de distinguer des champignons, savoir s'ils sont mortels ou s'ils sont comestibles. Le mot discernement est le même mot que jugement. Il y a quelque chose qui fait passer du premier au second et qui est de première importance, qui est vital. Seulement ce n'est pas partout la même chose. Dans notre Occident, c'est structuré d'une certaine manière, dans l'Écriture d'une autre manière, et d'une manière telle que la différence perçue n'est pas entre du spirituel et du matériel. Cela veut dire que l'eau et le sang ne sont pas à entendre seulement de façon matérielle, et que le pneuma n'est pas à entendre seulement de façon spirituelle, puisque tous ont une homogénéité, bien qu'ils puissent être employés dans une autre région, la région négative.

Ceci, je l'introduis ici parce que ça dit quelque chose sur le symbole.

Symbole et parole.

En soi, rien n'est symbole de rien, ou tout peut être symbole de tout. Quelque chose devient symbole à la mesure où il est en rapport avec d'autres choses. Et ce qui récolte, ce qui lie, ce qui met ensemble les choses, c'est la parole. Opposer le symbolique et le verbal est, dans cette perspective, totalement aberrant.

Il n'y a pas de symbole sans parole. Seulement la parole peut être diverse. On peut soit approcher des choses d'une façon organisée, syntaxique, faire des articulations de cause, d'effet, soit les approcher de façon syntagmatique ou parataxique, comme dans le poème qui est attentif à la proximité des mots.

Le poème laisse les mots résonner d'une façon issue de leur proximité et non pas premièrement à partir de la syntaxe qui les assemble de façon logique. Le simple fait de mettre en constellation des mots les uns à côté des autres fait qu'ils sont suscités à résonner selon certaines possibilités d'eux-mêmes et non pas selon d'autres, c'est-à-dire qu'ils commencent à devenir signifiants. Un mot tout seul est finalement insignifiant. Seulement les mots ne sont pas simplement rapprochés sous le mode du discours qui disserte, comme ils le sont de façon prioritaire dans notre syntaxe. Ils peuvent l'être poétiquement, c'est-à-dire par leur proximité dans le lieu, dans l'espace-temps que constitue un poème.

Quelque chose comme l'hendiadys, qui rassemble de façon la plus étroite deux mots pour leur faire dire une seule chose, est l'exemple premier, peut-être, du discours symbolique : rassembler dans la proximité des mots qui ne sont pas sub-ordonnés, qui ne reprennent pas la proposition porteuse.[3]

► Je ne comprends pas très bien quand vous dites qu'il n'y a pas de symbole sans parole. Je croyais justement que le symbole, sa fonction, c'était de remplacer la parole par un geste, une image…

J-M M : C'est l'usage le plus courant qu'on fait du mot de symbole. Il n'est pas pertinent du point de vue que j'ai introduit ici.

Mais il faut savoir que la parole ne se limite pas au discours articulé. Un symbole ne devient parlant que dans une configuration. Et la configuration n'est pas seulement la phrase au sens syntaxique, mais elle a toujours à voir avec une mise en rapport.

C'est très important, car si je dis que la foi, c'est essentiellement entendre, les sourds seraient très malheureux, alors qu'ils sont peut-être les plus heureux pour entendre, et les aveugles pour voir, du moins d'après l'Évangile. Les sages ont un défaut physique. Ils sont claudicants, pied enflé (Jacob). C'est très précieux, toutes ces choses-là. Qu'est-ce que vous pouvez comprendre à la guérison du paralytique si vous n'éprouvez pas la paralysie au moins à quelque niveau de votre être ? Ça n'a pas de sens.

Symboliques différentes.

► Est-ce qu'on peut dire à ce moment-là que la blessure du corps est symbolique de la blessure du cœur et de l'esprit, pour que la guérison soit reçue dans la profondeur de l'être ?

J-M M : C'est une façon simple de dire les choses. Je ne vais pas trop m'avancer parce que je ne veux pas être hors champ.

D'abord, j'étudie les conditions de lecture et non les modes d'écriture de Jean.

Ensuite il y a deux choses qui sont à prendre avec précaution :
– le transport d'une symbolique dans une autre
– le transport d'une symbolique dans une expérience ou une pratique

Il faut le faire avec beaucoup de prudence, mais je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire. On trouve cela chez les Pères de l'Église. Ils sont occidentaux et sont croyants. Ils lisent l'Écriture. Par exemple le chiffre 5 chez saint Jean, la plupart du temps, désigne la Torah (les 5 pains, etc.). Or, chez les Pères de l'Église il désigne les cinq sens, ce qui appartient à la symbolique occidentale du 5.

Il peut se créer une œuvre, une œuvre propre à partir de ces rapprochements de symboliques, s'ils ne sont pas simplement syncrétismes verbeux. Mais en même temps, je ne peux pas réintroduire cette œuvre accomplie comme principe de lecture de la première symbolique.

C'est très intéressant de suivre le rapport de la symbolique du 4 et du 5, la symbolique des 4 éléments et des 5 sens. Mais celle-ci fait déjà problème à l'intérieur de la symbolique occidentale.  Dans l'Écriture, les cinq sont les 5 livres de la Loi, les quatre sont les 4 Vivants, les 4 Évangiles, les multiples quatre de la tradition. Sur le rapport du 7 et du 8, il y a des choses semblables : le shabbat passe en arrière lorsque vient le huitième jour qui est le retour du premier jour.

Un symbole parle dans une source.

Il y a des ensembles symboliques qu'il faut entendre dans leur source originelle. Un symbole parle toujours dans une source. C'est la bouche du poète ou du prophète qui est la source du symbole. C'est donc un événement. Je dis cela car nous allons toucher au symbole. Nous commençons un peu, très petitement.

Il ne faudrait pas rapidement croire que le symbole, on en fait n'importe quoi sous prétexte qu'il n'a pas de définition rigoureuse. Il n'a pas la définition de la rigueur et de la logique (par genre et différence spécifique), mais il a ses exigences propres. Ceci de culture à culture, de source à source, d'époque à époque. Mais aussi d'une source à l'immédiateté de la mise en œuvre par chacun de nous. Il y faut beaucoup de prudence.

 

Le mot pneuma.

 

► Dans la traduction que tu as donnée au début, tu n'as pas traduit pneuma par un mot français.

J-M M : C'est vrai, c'était justement pour surseoir à la question que tu poses maintenant. La réponse : il est impossible de traduire pneuma, mais néanmoins, il faut tenter de le faire. Il faudrait une journée entière pour réfléchir à cela.

J'ai évité de traduire le mot pneuma, parce qu'il est susceptible de tous les noms. Les auteurs du IIe siècle le savaient : il est polyonyme, disaient-ils. La symbolique va du côté du feu, de l'eau, de l'huile, de l'intelligence, on n'en finirait pas d'énumérer… De plus, le mot pneuma n'appartient pas seulement à l'Écriture. A l'origine, il appartient aussi bien à la médecine hippocratique, aux stoïciens.

C'est pourquoi je dis souvent que, quand j'emploie en rigueur le mot de pneuma, j'indique le lieu référentiel : le pneuma est le pneuma de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts en faisant référence à ce que Paul dit (mais Jean le dit aussi) à propos du Christ qui est « déterminé (établi) Fils de Dieu avec (en) puissance selon le pneuma sacré (le pneuma de consécration), par la résurrection d'entre les morts » (Rm 1, 4) c'est donc le pneuma de Résurrection.

Dans la multiplicité possible de sens, il faut des repères. Le repère que j'indique ici, qui est premier, c'est la référence à la Résurrection.

Se traduire devant les mots ; être orienté vers le lieu sourciel d'un mot.

J'ai commencé par l'idée que traduire était d'une prétention insupportable. Vous savez, les mots les plus essentiels, il vaut mieux se traduire vers eux que prétendre les traduire. Si on se traduit vers eux, ça donne la possibilité de les traduire par des mots divers. Il n'y a pas un mot.

Plus je suis fidèlement orienté vers le lieu sourciel du mot, plus je suis librement capable d'inventer une traduction ici ou là, suivant les circonstances. Plus je suis fidèle pour entendre et plus je suis libre pour dire. Je ne suis pas enchaîné par « ceci égale cela », car il n'y a pas de mot égal à un autre.

Ceci est vrai pour tous les mots, pas seulement pour pneuma, mais, comme on ne peut le faire pour tous sinon cela nous interdit de parler, il faut au moins le faire pour les mots les plus essentiels, ceux qui restent des mots d'indication ou de signalisation plus que des mots de signification.

 

Voici celui qui, Berna LopezLa symbolique spatiale. La fonction monstrative de certains mots.

Le mot indication que je viens de prononcer est très intéressant. C'est une des fonctions majeures de la parole, de la pensée.

Les pronoms démonstratifs ont une fonction épidéictique : dire ceci ou voici. Un mot magnifique voici : vois ici ; c'est même le mot qui résume le Baptiste : « Voici l'agneau ... ». Dire voici lorsqu'on est dans une pensée qui garde la symbolique spatiale, c'est un mot qui oriente de bonne façon. La première inquiétude de la pensée, dans le non-savoir, c'est d'être perdu, de n'être pas orienté.

Pour moi il y a deux mots que je n'aime pas traduire : agapê et pneuma. Je les réserve, je magnifie en eux la fonction monstrative plutôt que la fonction démonstrative, la fonction index.

C'est le geste du Baptiste, l'index : voici. C'est assez bien si on approche par la voix du Baptiste qui montre et dit "Voici".

►  Tu ne traduis pas le mot pneuma. C'est peut-être pour ça aussi qu'on ne traduit pas le mot YHWH qui est réputé intraduisible ?

J-M M : Le mot Yahvé (YHWH) est non seulement réputé intraduisible mais il fut interdit de prononciation dans certains lieux qui étaient habilités à le recueillir. Cela ouvre la question du nom propre. C'est un exemple majeur que le nom propre est un nom qui ne définit pas, mais qui désigne très bien. Si on dit Jean-Marie, qui répond ? En principe, le nom propre appelle très bien, mais ne définit pas. Il a un aspect plus désignatif que significatif.

Nous faisons ici des tentatives provisoires. Il y a peut-être plus pertinent à faire dans les distinctions que nous introduisons. Mais, derrière tout cela, à quoi est habilité le dire ? Y a-t-il de l'indicible ? Est-ce que l'indicible peut-être appelé, invoqué, et invoqué comme tel ? Beaucoup de questions passionnantes.

Donc ta question n'était pas insignifiante, et en même temps, j'y ai fait droit largement en refusant de répondre à sa ponctualité. Parce que, bien sûr, on est amené à traduire pneuma par esprit, pourtant les énumérations du Veni Creator sont légitimes. On peut faire une liste indéfinie.

Où est la différence entre pneuma et logos ?

Nous avons aussi tendance à penser implicitement le Logos comme bien circonscrit et l'Esprit (le pneuma) comme flou. Est-ce fondé ? Oui et non. Dans saint Jean, le pneuma est le pneuma de vérité, mais la vérité ne signifie pas un catalogue de vérités. Or, le pneuma parle, mais aussi il crie, il murmure, parfois dans des paroles inexprimables comme le dit saint Paul à la fin du chapitre 8 de l'épître aux Romains à propos de la prière : « Le Pneuma co-pourvoit (sun-antilambaneïn) à notre faiblesse (astheneia, la chair), car nous ne savons pas prier comme il faut.Maisle pneuma lui-même sur-intervient (huper-ntugkaneïn) par des gémissements inarticulés. » Et quel est le rapport du pneuma et du logos ? Il ne faudrait pas répartir simplement comme si le logos était la parole articulée et le pneuma un souffle inarticulé.

Comment penser le pneuma biblique ?

Plus difficile encore. J'ai cherché à articuler les orientations dans lesquelles le mot de pneuma se découvre. Nous avons en particulier :
- l'espace.
- le sacré ; il est appelé Pneuma Sacré, Esprit Saint;
- le vivant : « le pneuma est le vivifiant » pneuma zôopoioun, donc tout ce qui va du côté de la vie a à voir aussi avec le pneuma.
- tout ce qui va du côté de la connaissance. .

De plus, il y a une indécision en Occident qui n'est pas la même que l'indécision néo-testamentaire. Est-ce qu'il faut penser le pneuma dans le registre du vivifiant (et y joindre l'affectif) et mettre le logos du côté du noétique avec la logique (surtout que le mot logique vient de logos après des vicissitudes assez considérables) ? Mais là, nous ne sommes pas dans de bonnes articulations. Le pneuma n'est pas le silence et le logos, le verbiage.

Et puis, quel est le rapport du vivifiant et du connaître, du pneuma et de la vérité ? N'oublions pas que Jean dit : « Et c'est ceci la vie, qu'ils te connaissent ». Donc tout cela se tient.

Le pneuma peut même signifier chez saint Jean quelque chose comme l'enseignement. Chez saint Paul, on a : « 11Qui sait ce qu'il y a dans l'homme sinon le pneuma de l'homme qui est en lui, de même ce qu'il y a en Dieu personne ne le connaît sinon le pneuma de Dieu » (1 Cor 2). Et chez saint Jean : « 13Il nous a donné de son pneuma » (1 Jn 4) : il nous a donné de ce qu'il sait. Ici nous sommes dans le registre du connaître.

Vous trouvez ça complexe ! Moi aussi ! Je choisis librement de garder le mot pneuma en résistant aux tentations de traduction.

►  Ces mots sont intraduisibles parce que nous avons à nous traduire plutôt devant eux : est-ce qu'il n'y a pas dans chacun une idée de passage ?

J-M M : J'hésite à le formuler ainsi... C'est vrai que ces mots sont de bons indices du lieu dans lequel on ne se repose jamais, c'est-à-dire qu'ils ne sont jamais habités avec plénitude. Bien sûr, ce sont des mots majeurs. Peut-être que vouloir les traduire une bonne fois pour toutes, c'est se fermer le passage dont tu parles. Il faut tenter, parce que traduire c'est quand même rendre compte à soi-même de ce qu'on pense avoir entendu, et donc se donner la capacité d'en dire à autrui. Il faut toujours tenter de le faire, et en même temps, je crois que, pour ces mots-là, il est bon de surseoir longtemps, surtout quand on commence une démarche où il s'agit de s'approcher de.

 

Sacramentel et symbolique

 

► Pourquoi est-il particulièrement question de l'eau et du sang dans les versets 7-8 plutôt que d'autres mots ?  S'agit-il du baptême, de la crucifixion et de quelle symbolique ?

J-M M : Si vous voulez, je vais laisser cette en suspens, parce que c'est quelque chose d'essentiel à notre recherche. Votre tentative d'interprétation, il faut absolument la commémorer, mais nous n'allons pas la retenir dans la forme sous laquelle elle est suggérée. J'élargis cette question parce qu'il faut qu'elle soit à l'horizon de notre recherche et j'en montre l'enjeu.

La tentation pourrait être de dire : – Pourquoi eau, sang et pneuma ? – Parce que l'eau, c'est le baptême ; le sang, c'est l'eucharistie ; et le pneuma (ou l'onction de l'Esprit), c'est la confirmation. Or il faut absolument résister à cette tentation. Je ne dis pas qu'elle est totalement dénuée de sens, mais, dans un premier temps, il faut la récuser. C'est un thème que j'ai traité dans une session à Hautecombe sous le titre La sacramentalité en saint Jean. Le titre est un peu audacieux parce que le mot de sacrement n'est pas chez saint Jean.

Sacrement et mustêrion.

On peut dire, bien sûr, que chez Jean il est question du baptême, de l'eucharistie, mais le mot même de sacrement n'y est pas. Ce mot se trouve chez saint Paul, mais dans un sens beaucoup plus vaste, et pas du tout au sens que la théologie lui accorde ensuite.

Le mot sacramentum est la traduction latine du mot grec mustêrion. Or, mustêrion dit le moment du caché, c'est-à-dire la semence qui doit croître, et se dévoiler dans un dévoilement accomplissant. Cela structure toute la pensée de Paul. C'est le rapport mustêrione/apocalypsis.[4]

Il y a les pensées de la fabrication et les pensées de l'accomplissement. Nous sommes ici dans une pensée de l'accomplissement. Il faut que quelque chose ait au moins été en semence pour que cela soit. Seul est et sera ce qui a été sous mode séminal puis qui se dévoile et s'accomplit. Autrement dit, la structure de sacramentalité, si on l'entend ainsi, est indéracinable de l'Évangile. L'Évangile est tout entier écrit dans cette structure.

Sacramentel ou symbolique, ça dit la même chose.

Seulement, le mot sacramentalité, ici, dit autre chose que ce que nous appelons les sacrements. La sacramentalité se dit premièrement de la Parole. L'Écriture est sacramentelle, elle est sur mode de dévoilement. Elle est sacramentelle ou symbolique, cela dit la même chose.

Autrement dit, je donne au mot "symbolique" un sens qui n'est pas le sens usuel dans les différents domaines dans lesquels on l'emploie aujourd'hui.

Le mot "symbolique" ne se trouve pas dans l'Écriture. En revanche son inverse s'y trouve, car il est beaucoup question du "diabolique". Le principe de dispersion est le diabolos. Il y a beaucoup de mots en bolos chez Paul : des hyperboles, des katabolaï ; le mot sumbolikos s'y trouve aussi une fois mais pas dans un sens très rigoureux. Bolê, c'est le jet, d'ailleurs, balleïn signifie lancer (on lance un ballon). Il se trouve aussi dans hyperbole, huperballeïn avec huper (au-dessus). Le langage de Paul est très hyperbolique, très fluant, très aquatique, ça coule, ça découle, ça déborde. C'est intéressant de noter ce type de langage. Mais le mot symbolique n'y est pas et on peut prononcer le mot de sacramentalité qui convient tout aussi bien, mais ni l'un ni l'autre n'est pris dans le sens le plus usuel.

La difficulté du sacramentaire de nos jours.

C'est donc premièrement la parole qui est symbolique. Or, rappelez-vous ce que j'ai dit : il n'y a de symbole que dans une parole. Et voici le paradoxe immense qui fait la difficulté du sacramentaire de nos jours. La racine en est lointaine. La fleur ou le fruit néfaste en est patent aujourd'hui. En effet l'Église, dès le début, a choisi d'abandonner le langage symbolique pour une théologie faite selon les exigences conceptuelles de l'Occident, et cependant elle a voulu maintenir une gestuelle symbolique dans la sacramentaire. Or, une gestuelle qui n'a pas sa parole n'est pas viable. Elle est si peu viable que, pour la maintenir, ce qui vient en premier, c'est l'obligation de pratiquer. C'est si peu intelligible qu'il n'y a pas d'autre ressource que de commencer le traité des sacrements par l'idée d'obligation. Qu'est-ce que le sacrement ? Le sacrement, c'est ce qu'il faut faire. Or, ça ne peut pas vivre : ce qu'il faut faire ne peut avoir d'existence, car ça n'a pas son sens. L'enjeu est considérable.

Et s'il n'est pas question ici, ponctuellement, du baptême et de l'eucharistie, en revanche, c'est la symbolique qui permet l'intelligence de ce que nous appelons les sacrements. Les sacrements furent déterminés de façon définitive à la fin du XIIe siècle, début du XIIIe siècle, bien que le baptême et l'eucharistie aient été pratiqués dès le début. L'important dans la question que j'évoque ici est qu'elle ne concerne pas simplement la lecture d'un texte d'Écriture mais le rapport de ce texte avec toute la suite de la pensée chrétienne et de la pratique chrétienne. Cette question devrait être l'incitation la plus grande à retrouver le sens symbolique de la parole, le sens symbolique de l'Écriture. Il y a un manque considérable qui se manifeste comme symptôme dans l'irrémédiable désaffection de ce qu'on appelle le sacrement. À Saint-Bernard je vois beaucoup de gens qui aiment lire saint Jean, mais pas assez pour que la gestuation suive le goût d'entendre. Il y faut du temps, c'est normal.

 

Comment penser le mot vie ?

 

Quelle différence entre la façon d'identifier de l'évangile et la nôtre ?

Prenons le mot vie n'a pas le même sens dans l'évangile et chez nous. Chez les Grecs le mot de vie se dit soit bios, soit zôê, et c'est le mot de zôê qui est pris dans l'Évangile. Le mot bios s'y trouve, mais plutôt avec le sens des vivres (de la nourriture) : « Si quelqu'un a du bios du monde et qu'il voit son frère dans le besoin...» (1 Jn 3, 17). En revanche, chez nous, le mot bios est ce par quoi nous entendons le mot de vie, et ceci dans deux directions : la biologie, la biographie. Il y a précompréhension d'animalité dans notre façon d'entendre la définition de l'homme et de la vie de l'homme, surtout en biologie. Dans un monde tout à fait statique comme celui du XVIIIe siècle, le principe de définition est la définition par genres et par espèces dans lesquelles il y a des individus.

Notre façon d'identifier quoi que ce soit est catégorielle. Nous pensons à partir des grands genres, c'est-à-dire des grandes catégories. Et dans la catégorie substance, les premières subdivisions sont : inerte ou vivant, vivant végétal ou animal, animal rude ou homme (animal rationnel) etc.

Toute la pensée occidentale pense l'homme à partir de l'animalité, mais Heidegger est le seul que je connaisse qui, dans sa Lettre sur l'humanisme, invite à penser l'homme non plus à partir de la définition animal rationnel mais en direction de son propre humain.

Définition du symbole par Jean-Marie Martin.

Penser non pas à partir de, mais en direction de, c'est déjà une bonne attitude, mais particulièrement dans ce cas-là. Et c'est le principe même de ce que j'appelle, moi, le symbole. En effet quand on pense par signification, le signe conduit de l'inférieur à sa cause supérieure, alors que le symbole consiste à penser le bas à partir du haut, ou l'extérieur à partir de l'intérieur, ou le plus clair à partir du moins clair.

En monde biblique l'animal est pensé à l'image de l'humanité.

Ici, le mot zôê est le mot pris par le Nouveau Testament pour traduire le mot hébreu haï désignant la vie, et haï dit l'animal. Seulement le rapport à l'animal dans le monde biblique n'est pas celui du monde occidental. L'animal est pensé à l'image de l'humanité, de même que l'homme est pensé à l'image du plus haut et de plus grand, en direction de, et non à partir de.

Le mot vie est un mot très important, c'est un nom de Dieu. Il y a par exemple les quatre Vivants (zôa)qu'on traduit souvent par les quatre animaux, mais les quatre Vivants sont le trône du dieu : c'est la plus grande proximité. Et les Anciens qui nomment les constellations le taureau, le lion … croyez-vous qu'ils pensent l'animal à partir de la biochimie ? Non.

Tout ceci est complexe car il y va du sens d'un mot hébreu et de deux mots grecs, d'une histoire, d'une évolution ! Je ne fais ici qu'énumérer des symptômes quand il s'agit de parler de la vie.



[1] Ici pneuma est traduit par esprit. Sur le fait qu'en général J-M Martin ne traduit pas le mot pneuma voir plus loin.

[3] Par exemple au verset 6 : «  5Qui est le "vainquant" le monde, sinon le croyant que Jésus est le Fils de Dieu ? Celui-ci est celui qui est venu par eau et sang, 6Jésus, Christos, non pas dans l'eau seulement, mais dans l'eau et dans le sang»  Il y a deux modes d'être deux ici : l'un sans préposition répliquée et surtout sans article : eau et sang, et ce deux-là dit un ; et l'autre deux qui est compté pour deux : dans l'eau et dans le sang."Venir par eau et sang" : eau et sang, cela ne dit pas deux choses, mais une chose en deux mots, ce que les grammairiens appellent hendiadys : une seule chose à travers deux. C'est une figure de style qui est permise aux poètes. Il faudrait apprendre à traduire : "il vient par l'eau qui est sang" mais saint Jean s'applique ensuite à marquer la différence des éléments qu'il a d'abord réunis dans son hendiadys.  

[4] Voir le message Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... , dans le tag "structures de base" du blog.

 

 

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