JEAN 6, PAIN ET PAROLE chapitre 5 : Jn 6, 30-42; 51 - Début du discours sur le pain de vie
Lors de la journée précédente, le discours de Jésus sur le Pain de vie avait déjà été abordé. Il est repris ici dans une lecture plus méthodique, le premier pas étant de voir où émerge en clair la Résurrection dans le texte.
- Lien vers la présentation de la session et de la transcription : Jn 6. Présentation et Introduction de la session, table des matières.
- Le chapitre précédent : Ch 4 : Jn 6, 30-51 - lecture rapide à la recherche de lignes de force.
- Le chapitre suivant : Ch 6 : Jn 6, 41-59 - Jésus répond aux questions des Judéens (pain du ciel, chair donnée...).
- Pour la totalité de la transcription : version du 16/04/2022 en fichier pdf : Jn_6__Pain_Parole et en fichier docx : Jn_6__Pain_Parole ; version 2013 en fichier epub : Jean_6_Le_Pain_et_la_Parole. (NB il y a peu de différence entre les versions)
- Liens vers deux messages : Qui est Jean-Marie Martin ? (ses lieux de recherche, ses articles) ; Mise en garde (réflexions sur le contenu des transcriptions)
- NB. On trouve tous les messages par le tag JEAN 6, ou par le menu horizontal du blog dans la colonne SESSIONS /st Jean : "Jn 6 pain parole".
Début du discours sur le pain de la vie
Nous reprenons la lecture du chapitre 6 de saint Jean.
Après les versets dits de la multiplication des pains, il y avait deux passages de gestuelles comprenant deux récits de navigation, le second mettant en évidence le thème de la recherche de Jésus ; et puis nous avions des versets qui préparaient ce que j'appelle notre page d'aujourd'hui.
Cette page d'aujourd'hui se caractérise comme étant un discours continu de Jésus. Personne ne l'interrompt sauf aux versets 41-42 où l'interruption n'est pas significative : ce sont des intervenants qui s'étonnent, mais ça n'interrompt pas le discours. Une interruption interviendra au verset 52 par le débat avec les Juifs, et une autre, au verset 60, provoquée par les disciples qui trouvent eux aussi que la parole est dure. Donc nous avons ici quelque chose qui a son unité, qui a sa consistance et notre tâche sera de le lire.
Nous allons apprendre ensemble à lire, c'est-à-dire non pas recueillir des propositions (de type dogmatique éventuellement) que nous aurions repérées, mais apprendre à habiter, à fréquenter un texte, apprendre à marcher dans la page puisque c'est un discours, discursus.
Cette page, nous l'avons fréquentée, nous avons divagué à partir de certains de ses éléments, tout cela ne constituait qu'une préparation. Il faut maintenant nous y prendre d'une manière plus construite.
Recherche préalable
Où émerge la mort–résurrection de Jésus dans notre texte ?
Il m'arrive souvent de dire : toute page d'Évangile ne dit qu'une chose puisque l'Évangile ne dit qu'une chose : « Jésus est mort et ressuscité ». La bonne méthode sans doute est d'aller rechercher le lieu, le petit passage de la page qui le dit en plus clair. Toute la page parle à partir de la résurrection, pour dire la résurrection, donc elle cherche à le dire, et quand c'est fait, la page est finie ou à peu près – il peut y avoir des significations complémentaires. Donc notre tâche première c'est de nous demander dans quel lieu, de façon plus éminente, se trouve énoncée la mort et résurrection de Jésus. Je vous avais indiqué aussi un principe par rapport à cette recherche, c'est qu'en général le lieu en question se trouve vers la fin parce que c'est à partir de quoi le texte parle, c'est ce qu'il veut dire et quand c'est dit au plus clair, la parole peut s'arrêter.
C'est à la deuxième moitié du dernier verset : « Il dit : "Le pain que je donnerai, c'est ma chair (ma vie) pour la vie du monde" » (v. 51b). Nous allons maintenant regarder cela et lire cette page en commençant par la fin ; ça ne sera que provisoire puisqu'ensuite, en repartant du début, nous aurons tout le chemin à faire pour rejoindre ce verset : la mention de la vie donnée (la mort du Christ pour la vie du monde), c'est la résurrection. Bien sûr c'est préparé par beaucoup de mots qui le disent déjà de façon fragmentaire, qui cherchent à le dire de la façon la plus explicite, la plus épanouie.
Vous vous rappelez, ceux qui étaient là l'année dernière, que nous avions fait la même opération pour la lecture du Prologue : c'était au verset 14 où émergeait la mort et la résurrection : « Et le verbe fut chair – ce qui signifie la mort du Christ – nous avons contemplé sa gloire – gloire est le nom traditionnel de la résurrection – gloire du fils Monogène plein de grâce et vérité ». Nous avions passé une première journée sur ce verset avant de le rejoindre à partir des versets antécédents.
Lecture du verset 51b.
Avant toute chose, j'insiste sur ce point, il importe de nous dissuader de lire cette page en disant : Ah c'est une page sur l'Eucharistie, ou bien : Ah c'est une page sur l'écoute ou l'entendre. C'est une page qui dit ultimement la seule chose que dit l'Évangile : Jésus est mort et ressuscité. Elle le dit à partir de ces deux mots-là qui sont pour nous la proclamation initiale mais en même temps la chose la plus obscure ; c'est à partir de la chose la plus obscure que les mots, qui sont chargés ici de la déployer, vont prendre leur sens, même le mot de pain. Cela nous permettra par exemple – pour qu'on comprenne bien tout de suite – de dire que le pain n'est pas d'abord le pain eucharistique au sens où nous l'entendons de façon usuelle ; le pain c'est Jésus lui-même : « Le pain que je donnerai c'est moi-même ». Et alors on peut dire, le pain c'est la parole, le pain c'est le pain fragmenté et donné dans la réunion eucharistique… « Le pain c'est moi-même ». Cette expression « c'est moi-même » aura été anticipée tout au long de la lecture puisque à plusieurs reprises, à des endroits que nous allons voir, Jésus dit « Je suis le pain ».
Dans ce verset « moi-même » est dit d'une façon qui n'est peut-être pas lisible à première écoute : « c'est ma chair ». "Ma chair" est une façon hébraïque de dire moi-même. Nous aurons à faire un petit dégagement sur ce mot de chair. Pour l'instant qu'il nous suffise de dire que c'est moi-même sous un certain aspect.
Il y a plusieurs façons de dire moi-même en hébreu (puisque ça parle hébreu par dessous le grec), même pour dire l'homme, on dit « la chair et le sang », ou « la chair ». Pour dire "moi" je peux dire « ma chair », mais je peux dire aussi « mon esprit », « mon âme (ma psyché) » ; je peux dire « mon os » ou « mes os ». Nous avons ensuite des expressions doubles comme « la chair et le sang » qui veut dire l'homme. On peut dire aussi « le cœur et les reins ». En revanche « la chair et l'esprit » c'est autre chose, la chair et l'esprit ne sont ni des éléments composants comme chez nous, ni des aspects explicitants, mais des éléments opposés : l'esprit c'est tout l'homme, c'est toute une posture d'homme ; la chair c'est une tout autre posture d'homme.
Nous avons ici la chair du Christ : « Si quelqu'un ne mange pas ma chair, il n'a pas la vie » (v.54) donc la chose la plus précieuse, et on va lire un peu plus loin à l'adresse des disciples : « La chair ne sert de rien » (v.63), la chair n'est rien du tout. Vous voyez le problème et ce qui se passe à travers le mot de chair. Je ne fais ici que poser le problème parce qu'il mérite un dégagement plus complet.
On pourra d'une part lire de façon plus précise la signification du mot chair dans le Nouveau Testament (par exemple chez Paul et chez Jean ce n'est pas tout à fait la même), et d'autre part voir le rapport qui existe entre ma chair et mon corps, parce qu'en milieu eucharistique, depuis Paul et les Synoptiques, nous ne disons pas « Ceci est ma chair » mais « Ceci est mon corps ». Par ailleurs, entre-temps, nous aurons appris aussi d'autres choses sur ce que veut dire corps. Donc il y a là un champ sémantique à travers lequel se déploient des articulations qui sont complexes mais précises et qui sont étrangères à notre façon de parler de chair et d'esprit.
Ce qui cumule dans ce verset : c'est la reprise de la thématique du pain ; c'est le verbe donner que nous avons déjà mis en évidence comme majeur tout au long de ce chapitre, avec la liaison pleinement établie que le pain ça se donne ; c'est le fait que le pain en question c'est l'homme, c'est Jésus : « C'est ma chair (c'est moi-même) » dit-il ; et enfin c'est le terme dernier qui se trouve dans « pour la vie du monde » : le terme de vie est évidemment aussi un terme majeur, nous l'avons rencontré dans d'autres circonstances, dans l'expression « le pain de la vie » expression qui demandera à être entendue. Finalement vous voyez comment ce verset est voué à rassembler toutes les choses qui auront été indiquées progressivement tout au long des versets qui précèdent.
Donc nous allons repartir du début et voir comment le texte nous conduit à une intelligence plus pleine de ce verset. Nous avons deux choses à faire pour entendre les mots majeurs qui sont rassemblés ici (le pain, donner, "ma chair", vie du monde) : il faut voir comment ils se préparent progressivement, c'est-à-dire comment le contexte leur donne sens ; et puis il faut se retirer du texte et se dire : en général chez Jean quels repères pouvons-nous avoir sur la signification du mot chair, sur donner, etc.
I) Discours de Jésus (v. 30-42)
1°) Versets 30 à 35.
Nous reprenons à partir du verset 30.
La question des signes.
« 30Ils lui disent : "Quel signe fais-tu pour que nous voyions et croyions en toi ? Qu'œuvres-tu ? » Cette question-là, nous l'avons déjà d'une certaine façon préparée hier, c'est la question de la demande de signe à propos de laquelle j'ai dit que le signe est dénoncé par Jean s'il est demandé comme une preuve pour croire. Et le mot de signe a un autre sens et un sens plein si, d'avoir entendu et acquiescé à la parole, nos yeux sont ouverts pour voir quelque chose qui ne se voyait pas au premier coup d'œil. C'est cela qui constitue le signe dans le sens plein. Le signe n'est pas fait pour croire, le signe est la donation de voir à celui qui croit, la donation de voir à celui qui entend.
Pour donner un exemple simple qui a trait à l'Eucharistie : le pain et le vin ne sont aucunement des preuves pour croire. Au contraire : si j'ai entendu la parole et acquiescé à la parole qui dit « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », je vois, c'est-à-dire que j'ai en vue non pas simplement les espèces que l'œil ordinaire voit, mais la présence même du Seigneur.
C'est ce que, dans mon langage, depuis longtemps, j'appelle plutôt le symbole, c'est-à-dire le mouvement inverse d'une signification qui aurait une fonction probante. Toute la théologie classique du signe est allée dans le grand sens, c'est-à-dire en présentant le signe dans le même sens que saint Jean. Mais dans le cas des miracles au contraire, la théologie classique va dans le sens qui est dénoncé par Jean, c'est-à-dire que les miracles sont censés prouver l'autorité de celui qui parle et donc nous faire acquiescer à sa parole. Ce fonctionnement apologétique du miracle est tardif. On le voit d'une certaine façon poindre d'assez bonne heure car c'est une sorte de requête fondamentale, mais il culmine dans l'établissement du traité d'apologétique au XVIIIe siècle. Ceci est très important, en particulier pour la résurrection qui est un "miracle", mais ce n'est pas un miracle qui me ferait croire. Bien au contraire, si je crois, la résurrection est l'objet premier de la foi, c'est ce que dit la foi, ce n'est pas un préalable pour dire quelque chose sur la foi. Il ne faudrait pas d'abord s'assurer du fait de la résurrection.
► Est-ce qu'on ne peut pas dire quand même qu'il y a des signes qui nous aident à croire ?
J-M M : Ils nous aident à croire pour autant qu'il y a déjà du répondant en nous. Ils aident à croire ceux qui sont disposés à cette lecture, mais ce n'est jamais une preuve. C'est, on peut dire, une trace de présence mais seulement une trace, et la trace ça s'interprète. Il faut le flair pour la trace.
► Comme entre nous il y a des signes qui donnent confiance, qui donnent envie d'aimer…
J-M M : Tout à fait.
Nous avons vu que cette question va être traitée en étudiant le rapport de croire et voir, croire et entendre. La première mention se trouve dans la demande même : « afin que nous voyions et croyions ». Ici nous allons avoir cette expression à trois reprises : voir et croire. Elle n'a pas toujours le même sens, et ce n'est pas la forme même qui nous permettra d'en décider, c'est le contexte intelligent, c'est-à-dire ce qui entoure ces mots. Une réflexion purement formelle n'y suffirait pas, parce que les expressions sont quasiment semblables. De plus vous verrez que la différence que j'ai mise l'autre jour entre les deux verbes voir n'est pas respectée ici (théoreïn un simple constat, et horan voir au sens fort) parce que le débat n'est pas entre voir et voir dans ce passage.
Comment faut-il entendre la demande ici : « Afin que nous voyions et croyions en toi » ? D'une certaine façon il faut entendre le "afin que" deux fois c'est-à-dire « que nous voyions afin que nous croyions ». Ce n'est pas la structure grammaticale qui l'oblige, c'est l'intelligence du texte, du contexte, parce que nous allons le retrouver dans un autre sens. Dans un sens tout à fait différent vous avez le mot majeur du chapitre 20 à propos de Jean : « Il vit, il crut », ce sont les deux mêmes verbes, et c'est la plus haute perception de la résurrection. Seulement « Il vit, il crut », ce n'est pas « il vit pour croire »[1] c'est l'hendiadys, c'est-à-dire deux dénominations de la même chose. D'autant plus que le texte ajoute aussitôt : « Car auparavant ils ne savaient pas que, selon l'Écriture, il fallait que Jésus ressuscitât » (Jn 20, 9). « Selon l'Écriture » : c'est d'entendre la parole de l'Écriture qui lui donne de voir, ce n'est pas le voir qui lui donne de croire ; c'est entendre qui donne de voir, qui ouvre l'œil. Entendre, voir, et croire sont un seul.
► Il y a quelque chose qui frappe parce que ça paraît incompréhensible : ils lui demandent un signe et ils viennent d'en voir un !
J-M M : Précisément ils n'ont pas vu de signe dans le bon sens du terme, d'ailleurs Jésus explicitement le leur dit. C'est nous aussi sans doute qui lisons en cinémascope ce qu'ils ont vu ! Ce qui se passe ici fondamentalement, c'est la révélation de la donation féconde, c'est-à-dire que donner multiplie les choses à donner. C'était cela qui était à percevoir, mais ils n'ont rien aperçu, ils ont mangé, ils étaient même contents de manger. La façon même dont ces pains sont arrivés là ne les préoccupe pas : Jésus est le nourricier pour eux. Or Jésus n'est pas le nourricier. Ils l'ont vu comme nourricier et non pas comme celui que le Père envoie pour nourrir le monde, pour que le monde ait la vie. C'est étrange en effet : ils viennent de voir ce que nous considérons comme un miracle fastueux, et ils se permettent de demander un signe. C'est très intéressant d'ailleurs à la mesure où cela peut rétrospectivement nous aider à lire ce que signifie le récit qui n'est justement pas le récit du miraculeux sensationnel que nous pensons, puisqu'ils n'ont pas vu ce qui était à voir. Nous encore moins !
La référence aux pères.
« 31Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit – ce sont ici les Judéens qui, dans le contexte d'une demande de signe, font référence au pain (à la manne). C'est eux qui introduisent le thème du pain. Bien sûr ils peuvent y être portés par le fait d'avoir mangé des pains, mais cette manducation des pains n'a pas été interprétée par eux comme étant le signe qui marque que Jésus est scellé, marqué pour donner la vie au monde. Et ils donnent une citation qui fait référence à l'Exode, mais ici c'est l'Exode repris dans une citation de psaume – "Il leur a donné à manger un pain venu du ciel ". » Cette citation est choisie à cause de sa plénitude, parce que nous trouvons là le mot de "pain" qui n'est pas prononcé dans la demande de manne ; c'est le psaume qui appelle la manne un pain. L'expression « venu du ciel » donne lieu à des éléments de débat dans le texte qui va suivre. « Il leur a donné », c'est le verbe donner qui est ici important dans le texte ; « à manger » c'est le verbe manger qui va venir à partir du verset 48 et sera ensuite développé à propos du débat avec les Judéens au verset 52. Nous avons ici des ressources de vocabulaire qui vont donner lieu à développement.
« 32Jésus leur dit : "Amen, amen, je vous dis, non pas Moïse vous a donné le pain (venu) du ciel (ek : venu de) mais mon Père vous donne le pain (venu) du ciel, le véritable ». Le débat ici est un débat sur pain et pain, comme dans le dialogue avec la Samaritaine le débat était sur eau et eau : l'eau du puits ou « l'eau que je donnerai » c'est-à-dire le Pneuma. Le thème du partage des eaux, c'est-à-dire de la distinction entre telle eau et l'eau qui dit la donation christique, c'est un souci des premiers chapitres de Jean. Même chose à partir du pain. L'eau de la Samaritaine, ce n'était pas de l'eau banale, c'était la parole nourrissante des écritures du Pentateuque que lisent les Samaritains, c'était son eau identitaire. Ici nous avons également une dénonciation de ce pain qui est simplement le pain juif.
Nous avons déjà dit qu'un même verset peut donner lieu à lectures diverses, puisque dans la première lettre aux Corinthiens Paul fait une lecture quelque peu différente de ce verset.[2] C'est pourquoi je n'entreprends pas pour mon compte la lecture directe de l'Ancien Testament, jamais. On peut le faire. L'Ancien Testament pour moi n'a sens que dans la relecture qu'en fait le Nouveau. D'ailleurs, même à l'intérieur de l'Évangile, il y a des lectures diverses du même verset. Ce qui m'intéresse c'est de voir comment la lumière de résurrection est à l'œuvre par rapport à un pré-texte, un texte antérieur, ce qui est le cas ici, comment elle s'y prend, et de quelles différentes manières.
Ici ce pain est déterminé de plusieurs façons. Il est déterminé comme venant du ciel, ce qui est amené par le thème de la manne, et bien sûr comme un pain donné. Nous verrons s'il y a quelque autre détermination qui, progressivement, s'installerait dans le texte. Vous prévoyez déjà, puisque nous avons un peu lu, une autre détermination importante qui va intervenir, qui est d'être « le pain de la vie ». Je dis « pain de la vie » parce qu'il y a l'article, mais dans la plupart des traductions courantes c'est « pain de vie ».
► Il y a aussi le "pain véritable".
J-M M : Oui c'est autre chose. Le pain véritable nous l'avons déjà vu ici, à l'instant : « le pain venu du ciel, le véritable ». Voilà une autre détermination. Elle touche au mot vérité (alêthéia) chez Jean (et il y a plusieurs adjectifs, alêthinos ou alêthês). Autrement dit il va s'agir ici progressivement non pas d'un pain (ou des pains) mais du pain, "le" pain. Justement le pain n'est jamais un pain parmi les pains. De même que l'homme véritable est l'homme que les hommes ne sont pas encore.
Chez Jean il y a de multiples acceptions du mot vérité, il y a l'opposition du vrai et du pseudo (faux), mais aussi du vrai (la vérité) et de l'ombre (ou l'apparence) : et le mot vrai, dit par rapport à la manne, laisserait entendre que la manne est l'ombre des choses à venir, la préfiguration et non pas l'accomplissement ; et l'accomplissement est appelé la vérité, la vérité de la chose par opposition à la figure ou à la préparation, ou à l'ombre des choses à venir. Et on peut s'approcher encore par d'autres chemins de ce que veut dire le mot vérité.
Mais de toute façon le mot vérité ici n'a pas le sens qu'il prendra de désigner une conformité entre un concept et une chose, selon la définition de la vérité depuis Aristote : conformité de l'idée qu'on se fait de la chose avec la chose. C'est conforme… autrement c'est une erreur. La vérité est dans le jugement : si le jugement est conforme à la chose, c'est la vérité. Dans notre texte, le mot vérité n'est pas pris en ce sens-là.
Vrai homme ?
De très bonne heure les premiers penseurs chrétiens seront soucieux de se demander si Jésus est un "vrai" homme, c'est-à-dire s'il est conforme à la définition de l'homme qui convient à tout ce qui est homme, à la nature d'homme – ceci n'est pas du tout un souci de l'Évangile. Ça deviendra : « vrai homme et vrai Dieu ». Ce seront des thèmes de la grande première dogmatique conciliaire à Éphèse et surtout à Chalcédoine. Donc ça répond à des questions d'Occident. Le mot vérité ne répond pas ici à cette question.
Ce n'est pas par hasard que Paul dit qu'il est « devenu comme un homme » (Ph 2, 7), comme s'il était un homme. Bien sûr les traductions se dépêchent d'effacer ce "comme". Est-ce que je penserais qu'il n'a pas la nature humaine ? Pas du tout ! Seulement le mot homme dans le monde biblique ne se détermine pas comme désignant une nature, le mot homme désigne une posture constitutive. Et il y a d'entrée deux postures constitutives (c'est Paul que je récite) :
– il y a l'homme à l'image du chapitre premier de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image », c'est le Christ lui-même qui accomplit cette délibération puisqu'il est l'homme à l'image, c'est-à-dire le fils, car dans « Faisons l'homme à notre image » on a la même expression que dans : « Adam vécut 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils » (Gn 5, 3) où le mot "à l'image" désigne le fils ;
– et puis il y a Adam du chapitre 3 et, comme dit Philon d'Alexandrie, c'est d'un autre homme qu'il s'agit. Adam du chapitre 3 est constitué par une autre posture qui est la posture préhensive, c'est-à-dire la posture de celui qui n'est pas dans l'ordre du don.
Je commente ici le premier verset de ce qu'on appelle l'hymne aux Philippiens chapitre 2 : « 6Lui qui préexistant image de Dieu n'a pas estimé prenable d'être égal à Dieu – sa posture d'image n'est pas la même que la posture préhensive du chapitre 3, à qui l'on a dit : « Si vous en mangez, vous serez comme des dieux » – 7mais au contraire s'est évacué (la kénose) et a pris la posture (la morphê) du serviteur – or la posture du serviteur et la posture du fils, c'est la même – devenu semblable (homoiôma) à un homme et, quant à son aspect, trouvé comme s'il était un homme. » Ici le mot homme (anthropos) désigne Adam du chapitre 3. De l'extérieur on pouvait croire que le Christ était un homme au sens usuel du terme, mais le sens usuel du terme ici ne désigne pas la nature humaine, il désigne une posture déterminée. Évidemment cette lecture n'a pas été répandue et n'est pas viable, à cause de la force même de ce que veut dire le mot homme en Occident comme nature humaine. On dit très souvent : c'est parce que les gnostiques avaient une conception pessimiste de la matière comme étant le mal qu'ils n'ont pas pu croire que Jésus était véritablement homme. Ce n'est pas du tout la raison, mais comme on le voit chez saint Paul lui-même, c'est que dans le Nouveau Testament la lecture ne se fait pas en terme de nature mais en terme de posture. C'est là l'origine de l'hérésie du docétisme. Gardant la structure de Paul mais l'appliquant au concept de nature, les docètes ont dit faussement : il n'était pas véritablement un homme. Ils ont gardé le vocabulaire de Paul « comme s'il était un homme », parce que homoiôma, qu'on traduit par "similitude", veut dire "en apparence". Seulement, ce même vocabulaire, ils l'introduisent dans la structure questionnante de l'Occident où il s'agit de la nature humaine, et c'est là qu'ils deviennent hérétiques. C'est l'une des premières hérésies.
Le pain descendu du ciel.
« 33Car le pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne vie au monde. » Il y a ici la reprise de "ek tou ouranou" qui était dans la citation. Et Jésus dit par là (puisque nous allons apprendre que le pain, c'est lui) qu'il est venu du ciel. Donc c'est une affaire christologique d'abord. Et c'est ainsi que vont l'entendre les Juifs à partir du verset 41. La chose est préparée, le débat aura lieu : les Juifs murmurent à son sujet de ce qu'il a dit « Je suis le pain descendu du ciel » et ils disent « N'est-il pas Jésus le fils de Joseph » (v. 42) donc cet homme n'est pas descendu du ciel. Et c'est le mot "descendu du ciel" qui va être repris et médité sous la forme de la question de la christologie essentielle : « D'où je viens ? » Nous entendons donc une petite note qui est oubliée au bénéfice d'autre chose mais qui va resurgir et se relancer en thème au verset 41. Voilà l'écriture johannique, c'est une écriture de type musical dont il faudrait examiner précisément le mode de composition.
Seulement ici s'introduit pour la première fois l'expression : « le pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne vie au monde. » Vous avez le verbe donner et le mot vie qui sont liés indissolublement car il est de l'essence de la vie d'être quelque chose qui se donne et qui se reçoit, non pas simplement dans sa venue mais aussi dans sa conservation, dans son maintien, dans son entretien. Ces deux mots « donne vie » préparent le dernier verset qui est « Le pain que je donnerai c'est moi-même pour la vie du monde ». C'est donc une première écoute de ce thème qui interviendra dans le récapitulé du verset 51.
Nous avons ici une sorte de premier point d'arrêt. Nous avons acquis tous les éléments du vocabulaire. Cela donne lieu à une première petite intervention mais qui ne rompt pas la suite.
Première intervention des Judéens.
« 34Ils lui dirent donc : "Seigneur donne-nous toujours de ce pain" – nous avons déjà vu cette requête chez la Samaritaine : « Donne-moi de cette eau, que je n'ai plus à venir puiser ici », c'est le thème de la méprise – 35Jésus leur dit – cela prépare la première énonciation majeure – "Je suis (c'est moi qui suis) le pain de la vie (égô éimi ho artos tês zoês). » Il y a ici "égô éimi", le "Je suis" avec un attribut. Le "Je suis" a la signification de "C'est moi" et non la signification de la manne, et il y a « Je suis le pain de la vie ». Le pain était nommé auparavant le pain donnant la vie au monde. Nous avons ici la formule qui fera rythme : « Je suis le pain de la vie ». Cette formule nous allons la retrouver au verset 48. Entre-temps il n'est plus question du pain. Mais la première énonciation et la deuxième au verset 48, sous la même forme, font que le texte renoue avec la thématique initiale après avoir développé entre-temps d'autres thèmes. Donc il est important de voir ce verset 35b en rapport avec le verset 48. Enfin il réapparaît au verset 51 une troisième fois : « Je suis le pain vivant ».
Les "Je suis"
Cette formule, sur laquelle nous nous arrêtons un instant, entre dans les nombreuses formules des "Je suis" de Jésus. Ce Je est évidemment le Je de résurrection, pas notre je empirique usuel ; c'est au titre de la résurrection qu'il est appelé "le pain de la vie". D'autre part il y a « Je suis le berger », « Je suis la lumière »… Cela nous amène à penser autrement les épithètes lumière, porte, vie, pain, berger... Ce sont des termes inégaux, certains ont l'air de désigner des choses, d'autres des personnes : une porte c'est une chose, un berger c'est une personne. La lumière, c'est quoi ? Je ne sais comment les répartir. Les répartitions usuelles de ces mots doivent s'effacer puisqu'ils sont employés de la même façon par le Christ. Donc chacun de ces mots a besoin d'être repensé, et une façon de les repenser, c'est de s'aider de l'infinitif. Pourquoi ? Parce que, comme la grammaire l'indique, l'infinitif est la façon la moins définie, c'est-à-dire la moins articulée selon la conjugaison, selon les temps mais aussi selon les personnes, de désigner. C'est le moins défini. « Je suis la vie » => "je suis vivre" ; et si je suis vivre pour vous => "je suis donner à vivre". « Je suis la lumière » => "je suis donner à voir". C'est ainsi que le Christ ressuscité est cette mise en œuvre de l'humanité que nous sommes. Il n'est pas un bonhomme en plus : il est l'unité de ce que nous sommes, et c'est là sa dimension de résurrection. Autrement dit il est l'activité du Père en acte d'accomplir l'humanité ; et c'est pour autant que par sa mort, il s'efface comme un en plus et qu'il vient comme l'unité de ceux qui étaient dispersés.
"Quelque chose" de la vie.
Ici on a l'expression « pain de la vie », mais il y a d'autres expressions désignant « quelque chose de la vie » : par exemple, nous allons retrouver « les paroles de la vie » à la fin de notre texte dans « Tu as les paroles de la vie ». Dans la première lettre de Jean nous lisions hier : « au sujet du logos de la vie » c'est-à-dire de la parole de la vie, de l'affaire de la résurrection. Il y a l'expression « la lumière de la vie » une fois dans l'évangile de Jean.
Que veut dire « de la vie » ? En gros ça peut signifier d'abord "appartenant à cette sphère qui est l'âge nouveau", puisque « nous avons été transférés de la mort à la vie », transférés de l'âge de ce monde qui est mortel et meurtrier à la vie qui est le monde qui vient. C'est cela qui s'appelle la vie ici : la vie, c'est toujours la même chose que la "vie aïônios" chez saint Jean, ce qui est mal traduit par "vie éternelle", c'est la nouveauté de vie.
Il dit aussi simplement « Je suis la vie » qui récapitule les multiples "Je suis" concernant la parole de la vie, le pain de la vie, la lumière de la vie. Dans toutes ces déterminations, nous avons un substantif et le génitif "de la vie". Nous avons lu une fois « Je suis le pain vivant (zôn) » (v. 51). Y a-t-il une différence ? Je ne crois pas. C'est difficile à savoir parce qu'il y a du calque d'hébreu derrière ces choses, et il n'y a pas nécessairement une différence entre le mode d'écrire l'appartenance génitive et le participe présent. Je ne pense pas qu'on puisse argumenter beaucoup là-dessus sauf en des lieux où c'est précisément mis en évidence, mais pas sous cette forme, sous une autre, et ceci à propos du Pneuma.
Car on a un mot majeur « le Pneuma de la vie », l'insufflation qui donne vie. À propos de l'eau vivante – plutôt que "l'eau de la vie" – le texte dit bien "l'eau vivante" comme il est dit "le pain vivant". On traduit parfois par "l'eau vive", mais le débat n'est pas la différence entre l'eau stagnante et l'eau vive, d'où je préfère traduire "l'eau vivante" même si c'est moins beau. En 1 Cor 15, Paul distingue : « l'homme a été fait âme vivante (psukhê zôsa) » mais « le Pneuma est vivifiant (zôopoioun) ». C'est l'opposition pensable entre le "vivifiant" et le "recevant la vie".
Donner sa vie, se donner.
Dans le Prologue, nous avions : « En lui était la vie ». Les articulations pensables ici seraient une différence entre la vie vivifiante – autrement dit la vie donatrice – et la vie vivifiée, et là, à la place de "donatrice", il faudrait dire : "un mode donateur".
Il nous faudra aller plus loin puisqu'il y a beaucoup plus que ça dans notre texte. Pourquoi « je suis la vie » signifie-t-il « je donne la vie » ? Je donne la vie parce que je me donne pour qu'ils vivent. Ce point-là n'est pas développé, il est inclus, car la pointe du verbe donner réside dans "se donner". C'est pourquoi nous trouvons cette pointe à la fin : « Et le pain que je donnerai c'est moi-même (ma chair) » (v. 51).
Ici il y a des difficultés qui pourraient encore intervenir puisqu'il y a deux mots grecs pour vie. « La vie donnée » c'est zôê (la vie éternelle), et la vie qu'il donne c'est psukhê et même sarx (la chair) : moi-même. Ce qui est important, c'est "moi-même". Pourquoi ici sous la dénomination de chair, nous le verrons. Par ailleurs certains traduisent psukhê par âme – par exemple ils disent qu' "il donne son âme" (Jn 10, 15) – mais ce n'est pas bon non plus parce qu'en français, nous avons le même mot vie pour psukhê et pour zôê. Nous sommes ici en recherche d'un sens qui appelle ses mots, qui ne les a pas encore.
Ce à quoi nous sommes arrivés, c'est que le sens de vie et le sens de donner ne sont pas deux : vivre c'est se donner. Ne prenez pas se donner pour un programme. En un certain sens vous ne le pouvez pas véritablement, c'est la tâche que le Christ opère, et nous participons à cette tâche en donnant de notre avoir, de notre savoir, de notre temps. "Se donner" est l'identité même du Christ en plénitude et de lui seul, non pas qu'il soit tout seul, mais en ce qu'il le fait pour nous et pour que, à notre mesure, nous entrions dans ce mouvement sans la prétention jamais d'égaler ce qu'il fait. C'est en cela que le Christ n'est pas premièrement un modèle. Il est premièrement celui qui accomplit l'œuvre, œuvre dans laquelle à notre mesure nous entrons. Parce qu'ici il ne s'agit pas du romantisme de se donner. Souvent on est affligé à première lecture quand on entend « Ma vie j'ai la capacité de la donner et la capacité de la reprendre » : romantiquement ce n'est pas sérieux, c'est beaucoup plus beau de la donner un point c'est tout. Seulement le Christ n'est pas un romantique, c'est d'autre chose qu'il parle.
► Il y a toujours le Père en amont qui lui donne de se donner ?
J-M M : Tout à fait car il est celui qui a été marqué, envoyé, pour donner vie au monde. Et c'est un thème profondément johannique que le Christ ne dit rien, ne fait rien, n'est rien que ne dise, que ne fasse, que ne soit le Père : « Le Fils ne fait rien qu'il ne voit faire au Père ».
Avoir faim / avoir soif.
Nous étions arrivés à ce moment du « je suis le pain de la vie » et puis cet ajout : « celui qui vient près de moi n'aura pas faim et celui qui croit en moi n'aura pas soif à jamais. » C'est une thématique qui se réfère à l'ensemble de l'appel à boire et à manger. Nous en avons entendu des échos avec des variantes : avoir encore soif ou n'avoir plus soif, nous avons vu que les deux avaient du sens. Cette réflexion, nous l'avons trouvée à propos de l'eau chez la Samaritaine. La soif tout d'un coup est indiquée ici sans plus, mais pour la première fois nous avons l'expression « celui qui vient auprès de moi » qui jouera un grand rôle parmi les modes de dire les sensorialités diverses de la réception.
Je vous fais remarquer que c'est selon un parallélisme psalmique :
« celui qui vient près de moi n'aura pas faim
et celui qui croit en moi n'aura pas soif jamais. »
Autrement dit, "avoir faim" / "avoir soif", c'est le même dans la bonne différence ; et "celui qui vient vers moi" / "celui qui croit en moi", c'est dire la même chose avec la bonne différence. Venir vers (auprès) est un mode de dire la foi accomplie, de même que nous verrons que manger en est un autre.
► La traduction "venir à moi" est-elle bonne ?
J-M M : "Venir vers" (pros plus accusatif) indique un mouvement, cependant les spécialistes de grec de l'époque hellénistique pensent que cette différence, qui est valable dans le grec classique, est peut-être à l'époque quelque chose qui s'estompe. Par exemple le mot "pros" qui se trouve au verset 1 du Prologue : « Dans l'archê était le logos et le logos était vers Dieu » (pros plus accusatif) peut se traduire "tourné vers", mais on peut très bien entendre aussi "être auprès" si l'accusatif n'est pas accusé, forcé. "L'auprès" est pour moi une chose très importante puisque c'est la dénomination de la proximité dont je dis que c'est l'essence même de la question fondamentale "Où ?", donc je pense que "vers" appauvrit. Le mot "auprès" se dit aussi para (près de). Les deux seront employés plus loin dans une reprise. Lorsqu'il s'agit du Christ auprès du Père (para tou Patros), c'est un auprès qui est mis en rapport avec le pros de celui qui vient vers. Faut-il accentuer cette nuance, je ne suis pas sûr. Le "recevoir" qui se dit entendre, voir etc. se prépare à se dire comme une proximité, un venir vers, un venir auprès.
2°) Versets 36 à 40.
« 36Mais je vous ai dit que vous m'avez vu et vous ne croyez pas. 37Tout ce que me donne le Père viendra auprès de moi et celui qui vient auprès de moi je ne le jetterai pas dehors, 38parce que je suis descendu du ciel non pas pour que je fasse ma volonté mais la volonté de celui qui m'a envoyé. 39Et c'est ceci la volonté de celui qui m'a envoyé, que de tout ce qu'il m'a donné je ne perde rien mais je commence à le relever (ressusciter) dans le dernier jour. 40Car c'est ceci la volonté de mon Père que tout homme qui voit le Fils et croit en lui ait vie éternelle et je commence à le relever dans le dernier jour. »
« 36Mais je vous ai dit que vous m'avez vu et vous ne croyez pas. » Ce qui est important dans ce passage, c'est de remarquer qu'il renoue avec l'expression "voir et croire" à deux reprises. L'expression "voir et croire" était de la demande initiale au verset 30 « pour que nous voyions et croyions en toi », ensuite verset 36 « vous m'avez vu et vous ne croyez pas », puis verset 40 « tout homme qui voit le fils et croit en lui ». Voilà un fil.
Autre élément : « 37Tout ce que le Père me donne viendra auprès de moi » : retour du verbe donner, mais cette fois le Père donne à Jésus non pas le pain, mais les hommes. Donc le verbe donner n'a ni le même sujet ni le même complément que dans ce qui précède. Occasion pour vous signaler que le verbe donner est plus fort dans l'Évangile que toutes les articulations auxquelles il donne lieu. Ça donne de toutes parts et à tout. Il n'y a qu'un autre verbe qui soit semblable chez Jean, c'est le verbe témoigner : tout témoigne de tout. Le lieu où l'on peut s'assurer de cela, c'est le chapitre 17 où le verbe donner se trouve 17 fois, ça donne à tout-va. C'est intéressant à détecter parce que la visée sémantique (c'est-à-dire le sens) de ce que veut dire donner, l'emporte ici sur les articulations syntaxiques : la qualité d'espace déterminée par le verbe donner précède et donne lieu justement aux articulations verbales où il y a un sujet, un verbe, etc.
Pour vous faire comprendre, voici un exemple. Même dans le poème où cela a lieu suprêmement, nous n'y sommes pas attentifs. Dans le poème, du seul fait d'être prononcé, un mot a sa fonction indépendamment de ce qu'il en est dit grammaticalement, il est constitutif d'un espace. Un mot tout seul ce n'est pas signifiant, mais l'espace sémantique se détermine déjà par la simple proximité d'au moins deux mots et ensuite par l'ouverture à la multiplicité des mots. Un poème n'est pas une dissertation. La dissertation a besoin de la grammaire. La grammaire est quelque chose qui introduit à la langue mais aussi qui fait obstacle à l'utilisation plénière de la langue. Les règles de lecture ne remplacent jamais la chose.
« Et celui qui vient auprès de moi je ne le jetterai pas dehors…»Ce qui est récurrent ici, c'est l'expression « venir auprès » : le Père me donne des hommes, tout ce qu'il me donne viendra, et je ne le jetterai pas dehors.
► Chez saint Jean, au verset 37, on a « Celui qui vient auprès de moi je ne le jetterai pas dehors ». Dans notre groupe nous l'avons rapproché d'un verset des Synoptiques : « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi ». Qu'est-ce que c'est que ce dehors ?
J-M M : Si nous posons une question à ce sujet, c'est qu'il y a quelque chose qui nous gêne ; plus important serait alors de se demander ce qui gêne et c'est, je crois, la façon de comprendre "celui qui". Pour le dire d'un mot et de façon simpliste, il ne faut jamais entendre chez saint Jean "celui qui" et "celui qui" comme deux personnes différentes. Pour traduire équivalemment cela dans notre langage, il faudrait entendre : cela de nous qui entend est sauf, et cela de nous qui n'entend pas est déjà dans la mort et jeté dans la mort. Je l'énonce, il faudrait le montrer, ce qui réclamerait beaucoup de temps.
Pour donner une image simple : le jugement dernier met à droite et à gauche non pas des individus mais des moments ou des aspects ou des portions de chacun, en sorte que le jugement dernier traverse verticalement ce que nous appelons un homme. Le jugement dernier reçoit à droite ce qu'il y a de sauf en nous, et laisse dehors ce qui, de nous, est à gauche. Le bénéfice – je ne dis pas que c'est la raison – est que ça permet de ne pas entendre l'Écriture dans un préalable de peur, parce que la peur nous bouche les oreilles et ne nous permet pas d'entendre dans sa véritable tonalité la nouvelle heureuse qu'est l'Évangile.
"Celui qui".
Le montrer réclamerait beaucoup de temps parce qu'il faudrait une réflexion critique sur l'usage du "celui qui" dans notre oreille en fonction de la modernité, par opposition à un autre mode de percevoir l'expression "ce qui" et "ce qui" dans un autre discours. Autrement dit l'histoire de la pensée qui conduit en Occident à notre écoute spontanée de ce que veut dire "celui qui", nous paraît évidente, on ne questionnerait même pas là-dessus : "celui qui" et "celui qui", on sait très bien que ce sont deux individus ! Eh bien ça l'est pour nous mais au prix d'une évolution de la pensée au cours de l'histoire qui mériterait d'être examinée critiquement. C'est un travail latéral de philosophe en acte de regarder d'où vient la prétendue évidence de la modernité, parce que ce qui va de soi dissimule d'où il vient. Nos évidences sont ce qu'il y a de plus soupçonnable. Ce point-là a partie liée avec l'émergence d'un mode d'être au monde qui privilégie je comme un individu clos et indivisible. Individuum signifie indivisible, c'est le mot grec atomos, du temps où on croyait que l'atome était indivisible, était la plus petite particule, et il garde ce nom-là bien qu'il ait fait du chemin entre-temps.
Dire que la ligne de démarcation traverse un individu sous-entend qu'elle divise l'indivisible. Seulement l'homme n'est pas un individu, un indivisible. Vous apercevez le chemin ? C'est un travail monstrueux que de faire cette histoire. J'en indique le départ et le résultat. Ce chemin n'est pas proprement exégétique en lui-même, seulement c'est un chemin qui doit examiner la qualité de répondant, d'écoute qui est en moi. Et ce présupposé prétendument évident est justement ce qui obture une bonne écoute de l'expression "celui qui" et "celui qui" telle qu'elle se trouve. Notre écoute de cela n'est possible que dans un moment de particulière crispation sur ego comme étant le point d'appui premier et dernier, même de ce que veut dire le verbe être, donc l'essentiel puisque nous ne pensons que par le verbe être. Or le verbe être est fondé sur ego cogito (je pense donc je suis), donc ce qu'il en est d'être se déduit de je. Cette aventure arrive à l'Occident à un certain moment de son développement, mais n'a rien à voir avec les présupposés qui s'expriment dans les discours comme celui de l'Évangile, mais aussi comme les discours archaïques, comme les discours d'autres cultures. Cette crispation sur le je, qui est caractéristique de notre Occident, nous interdit par exemple de comprendre quoi que ce soit au bouddhisme qui est réputé être négateur de la personne humaine au profit d'une espèce d'indifférenciation nirvanique, « alors que Monsieur, nous les chrétiens, nous savons ce que c'est que la personne », en pensant que la personne s'oppose à une pensée qui serait impersonnelle. Ça c'est de la niaiserie.
Je ne prétends pas prouver cette distinction de deux aspects en chacun, fut-ce en deux heures, mais je l'indique comme un repère qui provisoirement doit lever en vous des écoutes qui ne sont pas opportunes. Ce qui vous tracasse dans le "jeter dehors" depuis le début, vous ne l'avez pas exprimé clairement, c'était une sorte de peur non dite qui obture notre capacité d'entendre quelque chose.
► On a déjà parlé de l'expression "jeter dehors"… et on ne comprend pas la "colère de Dieu" qui concerne des sentiments.
J-M M : En un sens il n'y a pas de sentiment au sens d'une lecture psychologiquement affective.L'expression "colère de Dieu" est une expression de l'Ancien Testament qui est reprise chez Paul et chez Jean. Elle demande à être méditée. C'est peut-être ça le fond de la question : pourquoi y aurait-il en Dieu de la colère, de l'exclusion, etc. ? Il ne faut pas partir du sentiment de colère tel que nous le trouvons pour répondre à cette question, mais il faudrait aller plus loin. Il faut faire un chemin. J'ai esquissé des éléments de réponse ici ou là, je pourrais éventuellement essayer de les reprendre. Pourquoi par exemple Chouraqui ne traduit-il pas cette expression par le mot de colère, mais par le mot de frémissement ? Parce qu'il veut rester auprès de la racine hébraïque du mot, mais sa solution ne suffit pas comme réponse. C'est une question énorme à soi toute seule.
En tout cas la première chose à entendre ici c'est que personne ne rejette personne.
De même que dans l'expression « ne craignez pas » nous entendons surtout une espèce d'invitation à la crainte (l'expression « n'ayez pas peur » donne peur en fait). Dans l'expression « je ne jetterai personne dehors », ce que nous entendons d'abord c'est la capacité à être jetés dehors, très curieusement. Je dis "curieusement" mais il y a sans doute une raison et je ne conteste pas. Simplement je ne voudrais pas pour l'instant m'y attarder en sachant qu'il y a un chemin de réflexion possible. On garde ces choses-là pour ce soir.
Nous-mêmes essayons de n'être pas trop affectivement pris par le texte. Nous faisons l'effort d'en apercevoir les articulations, donc de prendre distance, de le regarder avec une certaine sérénité. Je ne dis pas qu'il faille toujours seulement faire ça. Que ce texte ait des résonances qui touchent notre affectif, c'est une bonne chose, mais pas tout le temps et pas maintenant.
« 38Car je suis descendu du ciel – c'est une expression que nous avons déjà entendue, qui était amenée par la citation du psaume, et qui va être reprise pour elle-même à partir du verset 41. Elle est donc ici gardée en réserve mais non développée. On entend la petite note de cela qui persiste mais elle ne donne pas lieu à développement de thème, elle sera prise pour elle-même au verset 41. En revanche c'est autre chose qui vient – non pas pour que je fasse ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé. » Le mot qui colore tout ce petit passage (v. 36-40) c'est le mot volonté. Il importe de voir comment il vient et ce qu'il en est dit.
3°) Petit développement sur le mot volonté.
De façon générale comment le mot volonté vient-il dans l'évangile de Jean ? Il intervient par exemple sous la forme de ce leitmotiv, ou en accord avec lui : les paroles que je dis sont les paroles du Père, l'œuvre que je fais c'est l'œuvre du Père, la volonté que j'accomplis c'est la volonté du Père et non pas la mienne. Ceci touche au rapport du Père et du Fils et à la signification de je et tu, parce que le plus propre de moi-même est quelque chose qui est déjà dans la dépendance d'une donation : c'est tu qui donne je. Le je est loin d'être la première chose sur laquelle s'appuyer, comme dans l'ego cogito par exemple qui révèle la structure fondamentale de notre pensée, de notre être au monde… Qu'est-ce qu'un je qui n'existe que dans la donation par un tu ? Dire tu me donne je. Le je ne peut être qu'une donation d'un tu alors que nous, nous pensons un je qui rencontre par hasard d'autres je (s) avec qui il a à faire, c'est-à-dire que le je singulier est l'assise ferme sur quoi nous sommes posés et à ce je il arrive de rencontrer un tu. Seulement le rapport fondamental de je et tu n'est pas celui-là.
► Le tu où est-il ? Ne serait-ce pas plutôt un il ?
J-M M : Le il, comment l'interpréter par rapport à je et tu ? Nous sommes ici dans la perspective de Jésus qui révèle le plus profond de lui-même quand « Levant les yeux vers le ciel, il dit : "Père" (tu, toi) » donc le tu est d'abord dans l'adresse.
Ce sont des choses que je ne fais que toucher très superficiellement.
Le témoignage.
Par ailleurs ce thème du rapport du Père et du Fils est développé chez Jean dans un autre registre qui est le registre du témoignage. Celui qui témoigne de lui-même est un faux témoin, le témoignage n'est authentique que si je témoigne d'un autre, ou je ne suis authentique que si c'est un autre qui témoigne de moi. Nous avons ici un emploi structurel du verbe témoigner chez Jean qui est presque à rebours de notre usage courant de ce verbe. Un témoignage authentique, pour nous, c'est un témoignage de mon vécu. C'est le contraire chez Jean : si je témoigne de moi-même je suis menteur, dit-il. Tout ceci est dans la grande thématique du chapitre 5 : « Tu te fais Dieu toi-même » disent les interlocuteurs de Jésus ; « Pas du tout, ce n'est pas moi qui dis que je suis Dieu, c'est un autre qui témoigne de moi en me déclarant son fils dans la parole "Tu es mon fils" ». Donc l'altérité est de l'essence du témoignage au sens johannique du terme. Et le témoignage chez Jean est le fondement de toute vérité. Autre différence avec nous qui ne nous servons du témoignage d'autrui que par défaut, quand on ne peut pas s'assurer de façon personnelle : si on n'a pas vécu quelque chose, on s'informe, le témoignage est une forme faible de preuve.
Chez Jean, le témoignage est le fondement même de toute vérité : c'est en effet la parole du Deutéronome : « Toute vérité se tient entre le témoignage de deux ou trois » que Jean reprend et médite à sa façon pour présenter ce que veut dire vérité chez lui. Ce serait encore une autre façon, encore partielle, d'avancer vers le mot vérité au sens johannique du terme.
« Car je suis descendu du ciel non pas pour que je fasse ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé. » Le mot volonté régit notre texte : c'est la volonté du Père, c'est le Père qui l'a envoyé, il a été marqué, signé (sphragis). Nous avons ici deux possibilités : soit regarder ce que veut dire le mot volonté dans le Nouveau Testament (j'ai déjà suggéré des choses mais cela mériterait un très long développement qui nous retirerait du texte) ; soit demander au texte en quoi consiste la volonté et c'est ce que nous allons faire. En effet le texte le dit : « car c'est ceci la volonté de celui qui m'a envoyé », il le dit deux fois verset 39 et verset 40. Pour l'instant nous allons nous en tenir à ces réponses.
Il s'agit d'abord de « la volonté de celui qui m'a envoyé » et ensuite de « la volonté de mon Père », deux dénominations du même. La paternité et l'envoi sont deux façons de dire la même chose, ce qui se comprend très bien si le verbe venir (ou être envoyé ici) est quelque chose de propre au fils. D'autre part il ne faut pas concevoir l'envoi comme la mise à distance. Il faudrait même méditer sur ce que veut dire chez nous partir. Le premier sens de partir c'est partager : "avoir maille à partir", c'est n'avoir même pas un sou à partager en deux, ce qui donne lieu à chicane. Or celui qui part reste dans son point de départ sur un autre mode. Ça pourrait être une page de Heidegger.
On peut aussi penser que, chez les Anciens, même si on le dit en termes juridiques, le Nonce, c'est-à-dire l'ambassadeur, l'envoyé, est reçu avec les honneurs mêmes de celui qui l'envoie : il est une présence de celui qui l'envoie. Et envoyer, ce n'est pas se décharger d'une tâche pour la faire faire par un autre.
« 39C'est la volonté de mon Père que, de tout ce qu'il m'a donné, je n'en perde aucun (rien) et je commence à le relever dans le dernier jour. » : nous avions vu que ne pas perdre de pain et ne pas perdre d'homme c'est la même chose, car le pain et l'homme c'est la même chose. Ce qu'il dit, à savoir qu'il n’en perdra aucun, est ici confirmé et attesté parce que ce n'est pas simplement une question d'initiative ou de volonté de sa part, mais c'est sa tâche donnée, c'est ce pourquoi il est envoyé. Dans la deuxième mention : « 40c'est ceci la volonté de mon Père que tout homme qui voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle et je commence à le relever dans le dernier jour », ce qui était dit négativement est dit ici positivement. N'être pas perdu c'est avoir la vie. Et ne pas être jeté dehors c'est avoir la vie : « En lui était la vie, hors de lui rien » (Jn 1), c'est-à-dire la ténèbre, la mort.
Entre-temps nous avons l'expression « celui qui voit le Fils et croit en lui », mais ici il faut la comprendre en fonction du débat qui va venir par la suite sur la primauté de l'entendre, sur l'affirmation que voir et croire c'est la même chose. C'est le « il vit, il crut » de Jean au chapitre 20 où se trouve l'hendiadys, et ici le verbe voir est le simple verbe théoreïn ; donc la distinction entre le verbe faible et le verbe fort pour dire voir ne joue pas dans ce texte, il joue même à l'inverse, mais peu importe. Ceci nous apprend que les règles ou les aperceptions de lecture ont toujours de l'importance, mais elles s'effacent devant l'acte même de lire. Si je lis, c'est le contexte qui me dit qu'il faut entendre ici voir (théoreïn) et croire comme disant le même et le plein.
Dernière chose à dire : nous apercevons une petite musique « et je commence à le relever dans le dernier jour » – alors je répète : nous sommes dans le dernier jour, ce futur est un inaccompli, nous sommes dans le moment où ce relèvement s'accomplit. La chose est reprise à la fin du verset 40 (donc les deux versets qui parlent de la volonté se terminent par cette expression), et nous nous attendons à retrouver une autre fois cette expression.
Nous avons ici l'exemple même d'un texte qui ne se survole pas. Un texte qu'il faut marcher dans une mémoire, mémoire de ce qui a été entendu mais laissé en réserve, de ce qui tout d'un coup s'annonce neuf, sans explication, mais se garde pour plus tard, avec un retour et un développement… La ligne mélodique se charge tout d'un coup d'un nouveau mot qui en change la tonalité etc. Ça s'écoute comme un développement de la forme sonate.
► Quel est le rapport entre relever et ressusciter ?
J-M M : Il y a deux mots grecs pour dire ce que nous traduisons par résurrection : anastasis qui correspond au verbe remettre debout, relever (c'est celui qu'on a dans notre texte) ; et l'autre, celui qui est le plus utilisé lorsqu'il s'agit de la résurrection de Jésus lui-même, c'est égéireïn, qui signifie réveiller, donc ça ne fait que traduire le sens premier de éveiller. Moi je garde couramment le mot de résurrection parce qu'il est référentiel, avant d'être compris il est l'indice d'un lieu central. Si on veut essayer de le penser, l'étymologie de "éveiller" est très intéressante, d'abord parce qu'elle ne risque pas de nous induire purement et simplement dans l'imaginaire d'une réanimation. La résurrection est tout sauf une réanimation d'un cadavre. Ça nous permet d'autre part de prendre en compte, sous le mot de résurrection, la succession d'éveils qui sont au cours même de la vie, qui sont inclus dans ce mot. La résurrection n'est pas simplement après la mort. Il y a même un texte gnostique qui dit : « Les gens s'imaginent que Jésus est d'abord mort et puis qu'il est ressuscité ensuite. En réalité il est d'abord ressuscité et il est mort ensuite ». Ça vous choque peut-être… C'est astucieux, c'est plein de sens.
Il ne s'agit pas ici de rapatrier le mot de résurrection dans un champ purement psychologique qui vaudrait pour cette vie, ni de croire qu'on en épuise le sens en la pensant comme l'éveil de quelqu'un qui sort des affres de quelque chose qui est métaphoriquement une mort. Le mot de résurrection a avec la mort (au sens le plus strict du terme) une proximité très importante. Et l'aïôn, l'éternité, est mal pensée quand elle est pensée "après la mort", parce que après, c'est un mot du temps. Donc nous voyons bien que c'est mal pensé et cependant ça dit quelque chose de la mort (au sens strict) traversée, dépassée ; et le signe de cela c'est que la mort s'appelle volontiers la dormition. Par exemple chez saint Jean, à propos de Lazare, Jésus dit : « Notre ami Lazare dort » et Jean ajoute « Jésus parlait du sommeil qui est la mort ». Dans cette perspective, quand la mort est appelée sommeil, il ne faudrait surtout pas croire, encore une fois, qu'il s'agit d'une métaphore.
Donc voici un certain nombre de réflexions autour des mots réveiller et ressusciter. Le mot réveiller est très souvent un bon mot mais il ne faut pas qu'il soit pensé comme réducteur par rapport à la mort au sens vrai du terme. Il ne s'agit pas simplement des multiples morts que nous vivons (en employant le langage des psychologues). On n'a pas besoin des psychologues pour parler ainsi.
Et Jean emploie d'autres mots. Par exemple pour dire résurrection il dit la vie – les autres ne le font pas de la même manière – c'est souvent son mode de dire la résurrection. De toute façon, tous ces mots sont inadéquats. Quand un mot est inadéquat il est bon qu'il y en ait plusieurs pour montrer que ce qui est visé dépasse ce que signifient nos mots. Le mot de résurrection dit l'essentiel de l'Évangile et cependant c'est le mot que nous comprenons le moins. Ce qui est au cœur est le plus obscur.
Dès les Actes des Apôtres, toute la prédication est la prédication de la résurrection. Le mot égéireïn se trouve déjà dans le chapitre 20 (qui est le chapitre de la résurrection). C'est la citation à laquelle j'ai déjà fait allusion : « il vit, il crut, car auparavant ils ne savaient pas que selon l'Écriture, il fallait que Jésus ressuscitât » (Jn 20, 9).
Re-susciter est un mot qui a un sens, c'est même un mot très important. Il faudrait méditer le rapport indéclinable qu'il y a entre résurrection et insurrection. Nul ne peut dire la résurrection sans une insurrection : par rapport à ses capacités estimées possibles de penser, c'est une in-surrection contre notre pensée ordinaire. C'est donc très important. Le mot a ses vertus. On sait que, dans l'usage le plus courant, il indique quelque chose comme une réanimation, quelqu'un qui est tenu pour mort, et quelques instants après il est réanimé. C'est dommageable en un sens parce que c'est réduire ce qui est en jeu sous ce mot à une imagerie, une factualité relativement débile par rapport à ce qui est en jeu.
4°) Volonté et œuvre.
Ce petit passage a apporté en propre le mot de volonté (thélêma). Il était néanmoins implicitement appelé parce que son correspondant, son répondant est l'œuvre. Je vous donnerai ce soir l'articulation que j'ai esquissée l'autre jour, en mettant en deux colonnes les mots qui se répondent : semence / fruit ; arkhê / totalité ; mustêrion / apocalupsis ; volonté (thélêma) / œuvre. La volonté n'est pas quelque chose d'extérieur à l'œuvre, elle est la semence de l'œuvre. Le Père est la semence, la volonté est la semence, semence inaccomplie Accomplir l'œuvre c'est faire venir cette semence à fruit, et le fruit c'est que l'homme vive de vie éternelle et qu'il ne soit pas jeté dehors, perdu. Le lieu auquel il faut se référer, c'est le chapitre 4, verset 34 : « J'ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas » dit Jésus aux disciples. Ils se disent entre eux : « quelqu'un lui a peut-être apporté à manger » donc méprise. Jésus, parce qu'il s'agit des disciples, explique : « Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre ». Ici nous avons une indication sur le rapport œuvre / volonté. Faire la volonté, c'est achever l'œuvre. En effet l'œuvre du Père n'est pas achevée, elle est en cours. Il est donné au Christ de l'achever. Par exemple l'homme est nativement aveugle, il est donné au Christ de le conduire à la vision qui l'accomplit. C'est pourquoi du reste il reprend l'œuvre où elle était arrêtée, il refait de la boue avec sa salive, enduit les yeux pour attester l'état non-voyant, et le conduit etc. (c'est au chapitre 9).
Telle est la "nourriture" du Fils : faire l'œuvre du Père, c'est ce qui tient en vie le Fils comme Fils. Et entendre l'œuvre, c'est-à-dire l'accueillir, laisser qu'elle s'accomplisse en nous (autrement dit la foi), telle est la nourriture qui tient en vie l'homme. La chose est dite du point de vue du Christ lui-même une première fois : « que je n'en perde aucun ». La deuxième fois, c'est dit en positif mais du côté de celui qui reçoit, c'est-à-dire de « celui qui voit le Fils en croyant en lui ». Autrement dit : « 28Que ferons-nous pour œuvrer les œuvres de Dieu ? » « 29C'est ceci l'œuvre de Dieu, que vous croyiez à celui qui l'a envoyé ». "Celui qui l'a envoyé " c'est le Père, et l'œuvre, c'est de croire.
Pour le Christ, opérer l'œuvre c'est mourir et ressusciter ; pour ceux du Christ, laisser que s'accomplisse l'œuvre, c'est croire qu'il l'accomplit pour nous et en nous, c'est laisser que la résurrection fasse son œuvre en nous. Entendre c'est cette ouverture d'écoute par quoi pénètre l'énergéia (la mise en œuvre) christique qui est susceptible de renouveler l'homme, de l'introduire et de le tenir dans la vie neuve (éternelle).
Ce terme de volonté (thélêma) par rapport à la notion d'œuvre était d'une certaine façon attendu ; il vient ici.
► Comment faut-il entendre : « Laisser que la résurrection fasse son œuvre en nous » ?
J-M M : Les Allemands ont de la chance parce qu'ils ont un verbe que nous n'avons pas, qui est le verbe lassen qui signifie à la fois faire et laisser faire. Il faudrait que nous nous habituions à penser le laisser-faire (le grand, le vrai) comme la plus haute pointe de l'activité possible pour l'homme. Ce n'est pas de la passivité au sens usuel du terme. Je suis assez content, même si elle fait problème, qu'on ait retenu une phrase comme celle-là. Elle fait signe, elle fait signal.
Donc ces mots-là, même s'ils paraissent énigmatiques sont repérés comme disant quelque chose. Les choses que je dis sont pour vous aider à marcher, ce n'est pas la réponse qui vous rendrait, en quelques phrases, évidentes les difficultés du texte !
5°) Versets 41-42.
« 41Les Judéens murmuraient au sujet de ce qu'il avait dit : "Je suis le pain, celui qui descend du ciel" 42et ils disaient : "Celui-ci n'est-il pas Jésus le fils de Joseph dont nous savons le père et la mère, comment maintenant dit-il : "Je suis descendu du ciel" ?" » Je dis un mot simplement à propos de ce qu'implique le "descendre du ciel". Quand il est dit « Je suis le pain », ça signifie « je suis descendu du ciel », ce qui pose la question : « d'où vient-il ? » Or ils disent : « il ne vient pas du ciel, il vient de Joseph ». Nous sommes dans la continuité mais aussi dans la question christique dans toute son ampleur : « d'où je viens et où je vais ? », la question fondamentale qui est récurrente ici.
Dans tout ce que nous avons envisagé jusqu'ici, il n'est pas une seconde question du sacrement de l'Eucharistie et pas encore dans le paragraphe suivant. Et quand il sera parlé du pain, c'est-à-dire de la chair et du sang dans un sens eucharistique, cela prendra sens à partir de plus grand. Ce n'est pas notre concept eucharistique qui éclaire ce texte, c'est au contraire la signification premièrement christologique de mort et résurrection qui est susceptible de revivifier notre connaissance de l'Eucharistie.
Conclusion de la matinée.
Au point de vue de la méthode, il se précise ceci : il est très important de revenir au texte mais le texte nous pousse vers des questions générales soit sur le sens d'un mot dans le Nouveau Testament, soit sur l'enjeu qu'il y a pour notre compréhension de l'Évangile aujourd'hui. Il est donc nécessaire de rester près de la lecture, près du texte, tout en constatant que cela nous renvoie vers la nécessité d'aller voir le sens d'un mot ailleurs. Nous avons donc des tâches bien déterminées. Nous ne sommes pas totalement dans le flou. Les suggestions hâtives me laissent toujours un peu insatisfait parce qu'on aboutit à des généralités et là, nous tombons dans le flou.
II) Les mots corps, chair, volonté
Ce que je vais dire aura pour bénéfice de faire comprendre le mot volonté tel qu'il est dans ce texte, mais j'en attends aussi pour bénéfice qu'il nous fasse comprendre le mot corps. On m'a demandé quelque chose à propos de la chair – nous en avons déjà parlé, même s'il reste des choses à préciser – et aussi sur le rapport des mots chair et corps ; pour l'instant nous les tenons à distance provisoirement, car jamais ils ne disent exactement la même chose.
Je vais me servir du mot de corps pour faire comprendre un autre enjeu qui n'a pas à voir avec un mot particulier, mais avec une structure de pensée qui est à la base même de l'écriture et de Jean et de Paul, ce qui est important parce que les écritures de Jean et de Paul sont très différentes par ailleurs. Ils disent la même chose mais dans des modes d'expressions différentes. C'est le dépassement de cela qui nous intéresse ici, c'est de voir comment ils expriment une même pensée dans des discours structurés différemment. Avant d'envisager le déploiement proprement dit de la question, je prends un exemple partiel.
1°) Premier thème : corps, chair.
a) Le mot de corps.
Dans quel tenant se tient le mot de corps ? Nous avons dit tout à l'heure qu'un mot ne déployait quelque chose de son sens qu'à la mesure où il est sollicité par un autre mot avec qui il a d'une certaine manière relation. Nous n'allons pas partir de notre expression "le corps et l'âme", mais nous la commémorerons.
Premier lieu :
Le mot de corps (sôma) est très souvent mis en relation chez Paul avec la semence (sperma) : sperma / sôma. La semence a en elle de quoi venir à corps. Nous avons ce mouvement, ce développement qui va du moment caché au moment dévoilé. Dans le dévoilement, la semence vient et se donne à voir comme accomplie, elle est alors sôma. Dans cette perspective le sôma dit la totalité de l'homme, et non seulement la totalité de l'homme mais l'homme dans son accomplissement, dans sa perfection. C'est un langage (je vous le signale en passant) qui est conforme à la symbolique fondamentale des Écritures, mais qui est attesté également dans la pensée stoïcienne contemporaine de nos Écritures, pensée qui est divulguée et courante à l'époque.
Deuxième lieu:
En revanche nous, le plus souvent, nous pensons le corps dans une relation autre, la relation à l'âme. Nous avons l'âme et le corps : l'âme, c'est ce qui est parfait, et le corps n'est éventuellement qu'une sorte d'accompagnement provisoire pour l'âme. Le corps appartient au domaine du sensible alors que l'âme appartient au domaine de l'intelligible. Nous retrouvons la structure platonicienne. Or du point de vue du langage, chez Paul, le médio-stoïcisme influence davantage que le platonisme. Il n'y a pas de platonisme chez Paul contrairement à ce qu'on rabâche tout le temps. Nous voyons que, dans la relation âme-corps, le même mot corps dit quelque chose de dégradé par rapport à une autre chose qui est meilleure que lui, et que, dans la référence semence-corps, le corps dit quelque chose de pleinement accompli par rapport à un état antérieur à lui où il était inaccompli, non manifesté, non venu à visibilité.
Ce qu'il faut retenir de ceci, c'est qu'un mot change complètement de sens suivant le tenant dans lequel il est, comme une couleur sur une toile change de valeur en fonction des couleurs voisines. Une couleur peut faire chanter toutes les autres, mais elle peut aussi les tuer. Vous pourriez être sensibles à cela aussi dans le poème. Lorsqu'un mot arrive dans un poème, il fait frémir tous les autres mots. Et faire le poème c'est faire en sorte que le dernier mot assure le juste frémissement de la totalité, de bonne manière.
Troisième lieu :
Nous avions déjà vu hier que le mot de corps, comme le mot de pain du reste, pouvait signifier le compact, le solide par opposition au fluide. Voilà encore un autre lieu. Sôma, (le corps), c'est d'abord un stéréôma. D'ailleurs dans la géométrie, le stéréos c'est le solide[3]. Or Stéréôma, c'est le firmament, d'où l'idée de fermeté. Par ailleurs nous disions que le pain a une signification de compact. Par exemple le mot sômatikos (corporellement), chez saint Paul, veut dire "en ramassé", en compact, en corps ; et cela ouvre la symbolique qui est la différence entre ce qui est en compact, en totalité dans le Christ, et puis le sang qui a la signification de diffusion de ce qui est ainsi ramassé dans le Christ. Cette symbolique se trouve chez Paul, néanmoins cet aspect du sang est johannique puisque c'est du corps transpercé de Jésus que coule le sang qui est le Pneuma, donc le principe de vie. Ce serait une troisième acception où le corps serait, non seulement distingué d'un autre élément mais, comme ici, radicalement opposé à liquide par exemple.
Donc, pour l'instant, nous avons trois acceptions du même mot. Il a, à lui tout seul, la capacité de pouvoir révéler de son sens des choses diverses suivant le mot qui l'accompagne, soit parce qu'il en est la préparation, soit parce qu'il en est l'opposé, soit parce qu'il est juxtaposé, etc. C'est d'une importance considérable.
b) Le mot de chair.
Ce mot de corps a encore un autre sens, lorsqu'il est choisi pour se substituer au mot de chair, et c'est ce qui s'est passé par exemple en contexte eucharistique. En effet il y a toutes chances que Jésus ait dit « Ceci est ma chair et ceci est mon sang » et non pas « Ceci est mon corps et ceci est mon sang ».
En hébreu "la chair et le sang", c'est une expression classique pour dire l'homme alors que le mot de corps (gouf), qui existe à la rigueur mais qui est faible en hébreu, ne peut pas être mis en rapport avec le mot de sang. La chair et le sang ça a un sens, ça dit l'homme sous son aspect de fragilité, car la fragilité de l'homme réside dans la séparation possible de la chair et du sang comme indication de la mort ou du meurtre. La même chose se dit lorsqu'on emploie le mot "les sangs" au pluriel : "les sangs" signifient le sang répandu, donc c'est l'indice de la mort. « Ceux qui sont nés non pas des sangs, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme mais qui sont nés de Dieu » (Jn 1), "pas nés des sangs" c'est-à-dire du meurtre.
Le mot de chair dit donc l'homme sous son aspect de faiblesse, il ne dit pas une partie de l'homme, il dit tout l'homme, comme je dit tout l'homme mais sous un aspect. Or Jean et Paul réagissent différemment à propos du Christ vis-à-vis du mot de chair.
Asthénéia (la faiblesse) est un synonyme du mot de chair chez Paul, elle réside en ce qu'il est mortel mais aussi en ce qu'il est meurtrier. Car nous sommes mortels d'être meurtriers et meurtriers d'être mortels. Cette chose-là (il faudrait le montrer) est largement développée chez Jean. Je dis ce qu'il en est, je ne justifie pas, je repère. Or on ne peut pas accepter de dire que, si Jésus est effectivement mortel, il est également meurtrier. Pour cette raison, Paul bannit le mot de chair pour désigner le Christ, et il lui substitue le mot de sôma (corps) qui, lui, peut dire une venue à perfection. Je vous signale en passant qu'une "venue à perfection" se dit de ce qui est bon, comme aussi de ce qui est mal, ce qui explique l'expression "le corps de péché" : ça ne veut pas dire que ce que nous appelons le corps relève du péché, ça veut dire que le péché qui est séminalement en l'homme se produit, s'accomplit et vient à corps, prend une consistance. Le thème de la venue à consistance, du passage du liquide au consistant, est un thème important qui indique le passage du sperma au sôma. Par exemple il y a des consonances avec la solidité par opposition au liquide, ça se rejoint. C'est très subtil, vous savez, les attenances, les cousinages des mots, leurs inimitiés mutuelles.
Paul bannit le mot de chair. Vous lisez par exemple au début de l'épître aux Romains : « Jésus fils de David selon la chair et déterminé fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un Pneuma de consécration. » Cette phrase dit tout mais on ne la comprend pas facilement. Quand il est dit que Jésus est fils de David selon la chair, ça ne signifie pas que sa partie charnelle est issue de David, ça signifie que du point de vue de la chair, c'est-à-dire du point de vue d'un regard faible, on le considère comme étant simplement fils de David. Mais dans le Pneuma de consécration qui s'oppose à la chair (du fait de l'opposition "selon la chair" et "selon le Pneuma")[4] il est Fils de Dieu de par la résurrection. Voyez comme nous sommes loin d'entendre une phrase comme celle-là si nous lisons ces mots en les enfilant comme il est possible de les enfiler dans notre propre vocabulaire.
Saint Jean dit pourtant « Et le verbe fut chair » ; et dans notre texte : « si quelqu'un mange ma chair et boit mon sang », donc il assume le mot de chair pour désigner le Christ. Il n'y a que ces deux occasions où le mot de chair est employé dans ce sens, et c'est toujours dans une perspective sacrificielle. Le mot de sacrifice, nous ne l'avons pas prononcé encore, il est inclus dans « Le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde. » Ce mot, nous allons le regarder pour lui-même parce qu'il est inaudible à notre oreille. Nous examinerons pourquoi il nous est inaudible et pourquoi cependant il ne faut pas l'exclure (au moins à titre référentiel) du discours évangélique sous peine de perdre tout.
« Le verbe fut chair » ne dit pas qu'une divinité vient s'adjoindre dans une chair parce que la chair ne désigne pas une partie composante. Il y aura de très bonne heure une christologie additionnelle parce que l'anthropologie est additionnelle en Occident : l'âme plus le corps. Dans le cas du Christ il faudra donc l'homme tout entier (âme et corps) plus la divinité ! Nous avons ici une théologie que j'appelle additionnelle, qui est classique, et qui n'est pas celle de l'Écriture. Du reste, la christologie additionnelle est inféconde, inerte, parce qu'elle présuppose que je sais ce que c'est que l'homme – tout le monde le sait : homo est animal rationale, c'est la définition qui court depuis les présocratiques, en changeant de sens d'ailleurs – et puis je sais ce que c'est que Dieu (peut-être, mais supposons), je les mets ensemble, je les attache et il ne se produit rien. En revanche dans une christologie de dévoilement, j'attends de l'humanité christique qu'elle me révèle quelque chose de ce que veut dire Dieu. Nous sommes dans un rapport de dévoilement, pas dans un rapport d'addition.
Que fait Jean quand il dit que le logos devient chair ("fut chair") ? Le mot de chair désigne, conformément à Paul, l'homme tout entier sous son aspect de faiblesse ; mais, de cette faiblesse, on ne retient que l'aspect de mortalité et non pas l'aspect d'être meurtrier. En outre, c'est une faiblesse différente de la faiblesse au sens usuel (la faiblesse négative) en cela qu'elle est non pas subie mais acquiescée, voulue : « Entrant librement dans sa passion », c'est dans notre prière eucharistique n° 2. Or le mode de mourir inverse le sens de la faiblesse. Il se passe quelque chose à l'intérieur de la faiblesse : si vous voulez, le mode de mourir inverse le sens de la mort.
Du reste il y a dans toute notre Écriture deux sens de la mort : la mort peut être un des noms propres du prince de ce monde, et alors elle désigne la région de la mortalité dans son prince ou son principe ; ou bien elle désigne la bienheureuse mort de notre Seigneur Jésus-Christ, et c'est la même chose que la résurrection, c'est-à-dire l'autre région. Le mode de mourir de Jésus contient en lui la résurrection. La résurrection n'est pas quelque chose qui intervient après, c'est l'inversion du sens de la mort que Jésus accomplit. Et c'est pourquoi « Le verbe fut chair » ne signifie pas « il s'est incarné », ça signifie « il est venu à la mort volontairement ».
Saint Jean connaît très bien l'autre sens du mot de chair, il l'utilise même immédiatement avant ce fameux verset 14 (« Le verbe fut chair »). Il parle de « ceux qui sont nés non pas des sangs ni de la volonté de la chair… ». Nous allons retrouver la volonté du côté du sperma : la "volonté de la chair" c'est ce qui, venu à jour, manifeste la chair dans sa faiblesse. Voilà le sens négatif. Cela suppose qu'entre la fin du verset 13 et le début du verset 14 un orage soit passé sur le vocabulaire, il faut que le mot chair ait été lui-même crucifié, il faut qu'il y ait une inversion du sens de ce mot qui garde son sens de faiblesse, mais qui fait toute la différence entre la faiblesse subie et la faiblesse acquiescée, entre une mort au sens banal du terme et la mort christique.
Voilà ce que nous pouvons dire à propos de corps et à propos de chair. Chemin faisant nous avons répondu à des questions qui pouvaient paraître subsidiaires par rapport à l'essentiel, mais nous avons touché à l'essentiel : c'est ce que je vais montrer tout à l'heure à propos de la volonté. Nous allons voir par rapport à quoi se place le mot de volonté et comment ce mot lui-même prend son sens.
► Ce qui nous a frappé ce matin c'est l'opposition de la chair et de l'esprit.
J-M M : C'est le texte que nous n'avons pas étudié encore. Seulement cela confirme la réflexion que nous faisions ce matin, à savoir que « il faut manger ma chair » doit être entendu au sens de « Il faut assumer ma chair » ; tandis que dans « la chair ne sert de rien » le mot chair est mis en opposition avec l'esprit. « Les paroles que je vous dis sont esprit et vie, la chair ne sert de rien » : esprit et chair sont deux comportements opposés, non pas deux parties composantes.
Voyez comment c'est délicat ! Quand on parle de Paul qui est "contre la chair", chair n'a pas du tout les connotations que ce mot a dans notre langage ! On pourrait essayer d'ailleurs d'énumérer les connotations que ce mot a dans notre esprit – ce n'est pas le moment – mais aucune d'elles n'est dans le sens de ce mot quand il est employé par Paul ou par Jean.
Nous en restons là sur ce point. Le sens du mot volonté nous servira d'introduction à la deuxième partie : nous y avons déjà travaillé sans le savoir.
2°) Deuxième thème : le mot volonté. Tableau des relations.
a) Tenant, teneur, tonalité.
Nous avons dit qu'un mot était lié à son tenant. On pourrait dire le contenu et le contenant. J'utilise ici le tenir, le tonos, la teneur : un mot dépend de son tenant. Le mot tenant est un mot français au moins dans l'expression : tenants et aboutissants. J'ajouterai que tout cela repose encore plus fondamentalement dans une tonalité, dans un tonos, c'est-à-dire que pour entendre il est important d'appréhender la teneur d'un mot, mais elle ne s'appréhende que dans son tenant, et plus important que tout cela est d'être dans la bonne tonalité. Et j'appelle tonalité ici quelque chose comme la tonalité affective, la tonalité de disposition, le mode d'être affecté par quelque chose. Entendre finalement se produit quand il y a répondance entre la tonalité à partir de quoi parle un texte et la tonalité dans laquelle je l'entends.
Nous avons remarqué tout à l'heure qu'une tonalité de peur ne nous permettait pas d'être de bonne façon à un discours dont la tonalité est l'annonce d'une heureuse nouvelle. Je le dis tout de suite parce que très souvent on dit : « Oh, mais c'est beaucoup trop compliqué, comment voulez-vous que des gens simples entendent ces choses-là ? » La réponse est celle-ci : c'est que l'essentiel de l'entendre consiste en ce que se dévoile et vienne à s'entendre une même tonalité. Or que je sois dans une bonne tonalité ou que je n'y sois pas, cela m'est pour une part donné. Et c'est ainsi qu'il peut être donné à des gens très simples d'être dans la bonne tonalité (et ça se vérifie), alors que des gens très savants (ils savent le grec, l'hébreu…), s'ils ne sont pas dans la bonne tonalité, n'entendent pas.
La teneur, le tenant, la tonalité : vous avez un examen dont je ne suis pas sûr qu'il soit pleinement accompli, c'est un outillage de répartition qui me sert. Il faudrait le travailler pour lui-même, il y a peut-être mieux à dire que cela, mais en tout cas c'est déjà fécond pour dire ce qu'il en est d’entendre.
Ne croyez pas qu'entendre, ce soit transvaser une vérité dans la tête d'un autre, c'est que se dévoile que nous sommes dans la même tonalité. Et c'est pourquoi entendre est ultimement quelque chose qui est donné. D'où l'extrême importance des paroles dans les évangiles synoptiques, surtout celles qui disent que cela est donné à entendre aux petits et aux humbles. C'est absolument vrai, absolument fondamental, mais cela ne doit pas nous servir d'alibi pour ne pas nous fatiguer un peu à chercher la teneur et le tenant lorsque cela nous est aussi donné.
b) Tableau référentiel pour comprendre le mot de volonté.
Ce à quoi je veux en venir maintenant, c'est à examiner le mot de volonté (thélêma), voir dans quel tenant il se trouve. Il se trouve dans une structure qui est analogue à celle que nous avons déjà mise en œuvre ici, mais je vais énumérer les mots qui se répondent en traçant une verticale qui nous fournit deux colonnes : d'un côté tout ce que nous avons considéré comme sperma, de l'autre comme sôma (corps). Dans le tableau que je vous propose, on peut lire tous les mots de la colonne de gauche comme disant le même moment, et puis lire ceux de la colonne de droite comme disant l'autre moment ; ensuite il faut les lire non plus dans la verticale mais en tant qu'ils se répondent deux à deux sur le mode horizontal.
Je vais donner d'abord le vocabulaire le plus référentiel. Je vous donnerai ensuite le vocabulaire le plus éclairant, le plus symbolique, le plus imagé. J'en viendrai ensuite aux autres vocabulaires.
1) Le mode le plus référentiel, c'est celui qui distingue le moment du mustêrion – entendez ce qui est tenu caché : le mot "mu/my" racine magnifique qui signifie le silence ; de là viennent "muet" et les mots de mythe, mystère etc. – et le moment du dévoilé, apocalupsis. L'apocalypse n'est pas une catastrophe. Ce mot signifie dévoilement, et il faut même dire "dévoilement accomplissant".
Vous vous rappelez que j'ai fait la différence entre le faire et l'accomplir. Le dévoilement suppose que la chose soit déjà là, mais sur mode caché. Qu'elle se révèle, cela l'accomplit, la porte à manifester de façon ouverte ce qui était tenu caché. C'est dans ce sens-là que la pensée du Nouveau Testament est une pensée de révélation, le mot révélation signifiant la même chose que dévoilement, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec le sens usuel de "faire des révélations".
Bien sûr, aussi bien le mot de révélation (apocalupsis) que le mot de mystère (mustêrion) subiront au cours de l'histoire des vicissitudes qui les écarteront beaucoup de ce sens, de même que les spécialisations des champs auxquels ils s'appliquent. De ce vocabulaire on va choisir mustêrion pour parler du sacramentel, on va garder révélation pour parler de la dogmatique. Mais ce qui nous importe, c'est de bien percevoir ce langage paulinien. Le mot mustêrion n'est pas un mot de Jean ; plutôt que dévoilement, Jean emploie le mot manifestation (phanérôsis) de phôs (la lumière), donc la venue à lumière ; et pour accomplissement, plutôt le mot téléios qui signifie mener quelque chose à son terme. C'est la même structure, les vocabulaires sont un peu différents simplement.
2) Deuxièmement je vais donner la même chose mais dans un langage plus imagé, pour parler simple, dans la symbolique végétale : la semence et le fruit (karpos) « qu'il donne beaucoup de fruits ». Ce qui est en semence est déjà là mais ses potentialités sont sur mode non dévoilé, non accompli. La semence vient à fruits. C'est la même chose que s'accomplir ou se dévoiler. Le dévoilement accomplissant, c'est venir à être, qui est la même chose que venir à visibilité : venir à jour et venir au jour, peut-être. C'est ce sur quoi il faut se fonder parce que c'est l'expression la plus symbolique. Elle a de multiples indications dans les évangiles. Par exemple la semaille et la moisson ; et le mot de fruits est employé pour dire la moisson à fin du chapitre 4.
3) La troisième relation correspond à une nouvelle différence : prenons le mot sperma (semence) non plus dans une perspective végétale, mais dans sa relation à sôma : sperma / sôma. Nous avons un exemple de cela chez Paul quand il dit à quelqu'un qui lui demande avec quel corps on ressuscitera : « Tu sèmes une graine de blé par exemple et le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu » (1 Cor 15). On traduit « il lui donne le corps qu'il veut », sous-entendu : comme ça lui chante. Or ce n'est pas un présent et il y a le "selon". Il y a donc le moment séminal, celui du sperma, où Dieu dépose les semences, mais c'est l'œuvre christique que de conduire la semence à corps. Et le corps est selon la semence, c'est-à-dire que dans cette double colonne, la semence (à gauche) d'une certaine façon préexiste, mais la connaissance va de la droite vers la gauche parce que « C'est au fruit que je connais l'arbre (ou la semence) », autre expression évangélique.
Et ce "selon" est très important parce qu'il nous aiderait aussi à entendre le « selon les Écritures ». En effet les Écritures sont un recueil de semences de sens, lesquelles ne sont conduites à leur accomplissement que par la Résurrection du Christ qui rétrospectivement me fait voir ce qui était secrètement dans les Écritures. C'est très important parce que si je dis « selon les Écritures » au sens où je lis d'abord l'Ancien Testament pour voir ce qui va advenir, ça ne marche pas. C'est en ce sens-là que je ne commencerai jamais par l'Ancien Testament. J'ai déjà indiqué la chose ; en voici ici, d'une certaine façon, la justification.
4) Entre-temps, dans la citation que je viens de faire, j'ai employé « selon qu'il l'a voulu ». Or la volonté est le moment séminal de ce qui est appelé à venir à œuvre. L'œuvre est selon ce qui est séminalement en volonté. Le mot volonté prend d'abord son sens dans le tenant de la venue à œuvre, donc dans la venue à accomplissement : « La volonté de Dieu est que je n'en perde aucun, donc que je les garde tous, et qu'ils s'accomplissent en entrant dans cette œuvre d'accomplissement par la foi. » (d'après les versets 39 et 40). Ce sont les deux choses que nous avons lues à propos du mot volonté de Dieu dans notre texte.
► Ce que tu as dit à propos de la volonté, est-ce que je peux l'appliquer à propos de "Que ta volonté soit faite" dans le Notre Père ?
J-M M : Le Notre Père ne se trouve pas chez saint Jean, mais chez saint Matthieu et, légèrement différent, chez saint Luc. Il m'est arrivé de faire des sessions ou des retraites sur Les échos du Notre Père en saint Jean. J'ai toujours pensé que pour entendre quelque chose aux Synoptiques il fallait commencer par saint Jean. C'est le contraire de ce qu'on dit habituellement. Cependant si on prend l'Écriture, pas seulement d'un point de vue historique, mais dans son développement, on observe que le texte de saint Jean est le dernier. Mais justement, la fin du discours permet de comprendre ce que les textes précédents, au commencement de l'Évangile, voulaient dire. Ici ce n'est pas l'aspect historique du développement qui importe, c'est le dernier qui parle qui dit le plus. Et qui dit le plus rend audible rétrospectivement ce qui se disait déjà avant. Cette position de lecture n'est pas exégético-historico-critique, mais elle recueille les quatre évangiles comme une unité d'inspiration. Vous avez dû remarquer que, par principe, je ne saute pas d'un évangile à un autre, je ne les connais pas assez. Je suis dans saint Jean, vous me faites une réflexion qui vient de Matthieu, ça me plait à peine ! Néanmoins les Pères de l'Église le faisaient allégrement, et de haute façon, mais ils avaient une proximité avec l'ensemble de l'Écriture que nous sommes loin d'avoir aujourd'hui.
Pour être simple je dirais que le souhait « Que ta volonté soit faite » se pense en premier de la volonté révélée. Or Dieu révèle qu'il veut accomplir l'homme, qu'il soit sauf, donc quand je dis « Que ta volonté soit faite » je demande que l'homme séminalement voulu arrive à accomplissement et à plénitude.
Pour bien comprendre cela il faudrait prendre le temps rétrospectivement de faire retour sur notre sens du mot de volonté qui n'est pas du tout dans ce tenant-là. L'histoire du mot de volonté est très complexe. Par exemple, en Occident, volonté prend sens de la distinction entre l'intellect et la volonté, c'est-à-dire entre le cognitif et le volitif. C'est une répartition majeure qu'on a imposée même aux textes de l'Écriture en disant que la foi est du côté du cognitif (l'intellect) et que la charité est du côté du volitif.
Dans ces racines déjà anciennes, l'intellectif l'emportait sur le volitif. Les philosophes antiques ne se sont pas beaucoup intéressés au volitif. Ensuite une inversion se produit qui met le volitif en premier par opposition à l'affectif. Toute la philosophie moderne est conçue sur ce plan-là. Ça se manifeste en particulier chez Nietzsche : la volonté de puissance, la volonté de pouvoir ou la volonté de vouloir, c'est ce qui est mis en premier.
D'autre part la volonté dans le champ moderne est le plus souvent vue dans un contexte de conflit, c'est-à-dire que ma volonté est pensée en référence à une autre volonté. Et c'est un petit peu ce que nous entendons quand nous disons mal « Que ta volonté soit faite » à propos d'un malheur qui nous arrive : « Ma volonté à moi ce serait qu'il ne soit pas mort, c'est ta volonté ? Ah bon, que ta volonté soit faite ». Or la tonalité de résignation ou de pseudo-résignation qui intervient à ce moment-là est étrangère à la tonalité d'enthousiasme de qui dit « Que ta volonté soit faite», c'est-à-dire « que ton désir de plénitude humaine soit accompli en moi et en autrui. »
5) On pourrait trouver beaucoup d'autres choses, par exemple arkhê par rapport à plêrôma. Plêrôma est l'accomplissement ou l'emplissement de ce qui est tenu en arkhê, c'est-à-dire en principe régissant, ouvrant et ayant à régir ce qu'il ouvre, ce qu'il déploie, ce qu'il emplit.
6) La relation précédente nous mène au langage de Paul dans les Colossiens (chapitre 1). En effet le mot arkhê traduit l'hébreu bereshit, mot qui a pour racine le mot reshit qui est de la même famille que rosh, la tête ; alors en grec arkhê et tête (képhalê) peuvent être pris l'un pour l'autre dans l'expression « la tête et le corps (sôma) » que Paul emploie en Col 1, 18. Cela signifie que dans cette expression le mot corps est à entendre dans la méditation du début de la Genèse : « En arkhê Dieu fit ciel et terre. » : quand Paul parle de la tête par rapport au corps qui est l'Ekklêsia, c'est-à-dire toute l'humanité convoquée, donc la multitude, on a la même chose que le Un (hén) par rapport à la totalité (ta panta) : un et tout.
7) Enfin, d'une certaine manière semence (sperma) est en rapport avec fils : c'est père et fils, nous l'avons dit. Tout ceci ne se recoupe pas exactement, mais c'est dans le même mouvement de dévoilement accomplissant. C'est semblable en cela que le fils est la venue à visibilité de ce qui est tenu en secret dans le père ou dans la semence. Ainsi « le fils de la perdition » est la manifestation du prince de la perdition, c'est-à-dire de ce qui est principiel comme arkhê de la perdition (arkhê signifie aussi prince, principe).
8) J'ai dit volonté mais il y a boulê, le conseil délibérant. Quand il emploie ce mot Paul se réfère à la phrase de la Genèse « Faisons l'homme à notre image » qui est considérée comme conseil délibérant. Autrement dit c'est la déposition séminale de ce qu'a à devenir l'humanité en Christ ressuscité comme image, donc comme visibilité de Dieu. Le conseil délibérant, c'est la même chose que la volonté.
Ce sont souvent les mots mustêrion ou boulê ou volonté que l'on traduit par le "dessein" de Dieu. Mais c'est une très mauvaise traduction qu'il faut absolument proscrire parce que le dessein nous laisse dans notre opposition à nous dans laquelle il y a de d'un côté un projet et d'autre part la réalité de la chose. Or la pensée de l'Évangile n'est justement pas la pensée du projet au réalisé, c'est la pensée de ce qui est séminalement à son accomplissement. Dans le projet la chose n'est pas. Dans la semence elle est. C'est en ce sens-là que nous sommes ici dans une pensée où rien n'est qui n'ait de toujours été.
Nous rejoignons ici cette structure de pensée que nous avons évoquée, qui est justement la pensée de dévoilement ou de l'accomplissement par opposition à la pensée de la fabrication.
Ce tableau donne un principe de lecture. Il ne suffit pas d'avoir juxtaposé ces mots-là bien sûr. Et il pourrait y en avoir d'autres.
J'ai donc situé le mot volonté. À partir de là il faudrait voir comment ça se comporte par rapport à ce que ce mot avait de résonances, par rapport à ce qu'il portait de questions en nous. Je ne dis pas que du premier coup tout pour nous sera résolu. Nous sommes simplement avertis qu'il ne faut pas que nous nous contentions de prendre ce mot de volonté pour le sens qu'il a immédiatement dans le tenant de notre langage usuel.
► Qu'est-ce que vous mettriez dans la deuxième colonne avec boulê ?
J-M M : On peut mettre ensemble boulê et œuvre puisque boulê c'est volonté. De même semence et semaille c'est pareil : semence / fruit ou semaille / moisson.
Si vous voulez lire ce vocabulaire, vous le trouverez dans le début du chapitre premier de la lettre de Paul aux Éphésiens. « 3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christos qui nous a bénis en pleine bénédiction pneumatique dans les lieux célestes, dans le Christ 4selon qu'il nous a élus en lui avant le lancement du monde pour que nous soyons consacrés et sans tache devant lui dans l'agapê » ; "avant le lancement du monde", c'est "avant la semaille qu'est le monde", avant le jet du monde : katabolê c'est, comme tous les mots en bolê (par exemple parabole), le jet.
► Mort et résurrection pourrait être un autre couple ?
J-M M : Non, mort et résurrection n'est pas sur ce plan-là sauf que l'ensemble mort-résurrection est selon la parole « Faisons l'homme à notre image ». Seulement on peut aussi penser – mais ça ne se trouve jamais sous cette forme-là dans l'Écriture – que la mort du Christ est le moment où la résurrection est présente séminalement, c'est-à-dire non venue à jour, non manifestée. Nous disions tout à l'heure qu'il n'y a pas une différence d'événement entre la mort et la résurrection, car la résurrection est tout entière inscrite – inscrit est intéressant parce que tout cela est in-scrit, est « selon l'Écriture » – la résurrection du Christ est inscrite dans son mode de mourir et, sous ce rapport-là, on pourrait appliquer cette lecture.
[1] C'est d'autant moins un "voir pour croire" qu'en fait il ne voit rien du tout, il voit le vide ! (JMM, St Bernard, février 2012).
[2] 1 Co 10,3 ; pour Paul la manne est déjà nourriture de vie et n'est donc pas distinguée comme ici du pain que donne Jésus.
[3] En grec, « stéréos » signifie « solide ». La stéréométrie est la science qui traite de la mesure des solides, et le mot « stéréotype » désigne un cliché typographique fait d'une seule pièce, sans partie mobile, et, par extension, une opinion figée (et volontiers répétée).
[4] Chair et Pneuma ne sont jamais des éléments composant comme l'âme et le corps chez nous. Les expressions doubles pour dire l'homme sont nombreuses : la chair et le sang, le cœur et la bouche, la main les pieds… C'est une façon de dire la totalité de l'exister humain. Mais dans le cas plus particulier de la chair et de l'esprit, ce ne sont pas deux éléments composants mais des principes adverses, deux modes d'être homme qui sont opposés. (J-M Martin, La symbolique des éléments)..