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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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31 mars 2014

Résurrection de Lazare, résurrection du Christ (Jn 11, 1-45) : 2ème partie : versets 28-45

Vous avez ici entre autres : le dialogue entre Jésus et Marie ; le frémissement, le trouble et les pleurs de Jésus ; le rapport de Jésus au Père ; une méditation sur la mort propre ; la résurrection de Lazare ; une réflexion sur les signes et sur la différence entre la parole et le geste. Le début est ici :  1ère partie : versets 1-27. En complément on peut lire Résurrection d'un jeune homme dans l'évangile secret de Marc.

 

Résurrection de Lazare, résurrection du Christ (Jn 11, 1-45)

Deuxième partie : versets  28-45

 

 

Nous avons vu[1] que chaque chapitre de Jean est le récit, sous une figure ou  une autre, de l'accomplissement de l'humanité. Nous savons aussi que chaque chapitre est l'annonce explicite de la mort et de la résurrection du Christ qui s'accomplit dans l'épisode. D'entrée nous nous sommes posé la question : que trouvons-nous comme traces des choses ainsi annoncées ? Est-ce qu'elles vont se vérifier à nouveau ? Est-ce que cette vérification donnera sens au chapitre que nous sommes en train de lire ? Je pense que oui.

 

I – Marie, Jésus et les Judéens  

 

Nous allons lire les versets qui suivent la profession de foi de Marthe, et puis vous pourrez repérer plusieurs choses, mais, entre autres, vous pourriez deviner d'avance le mot autour duquel toute notre méditation va se cristalliser.

« 28 Après avoir dit cela, elle s'éloigna et appela secrètement sa sœur Marie en lui disant: «Le maître est là et il t'appelle.» 29À ces mots, Marie se leva rapidement et alla vers lui.

30Jésus n'était pas encore entré dans le village, mais il était dans le lieu où Marthe l'avait rencontré. 31Les Judéens qui étaient avec Marie dans la maison et qui la consolaient la virent se lever rapidement et sortir; ils la suivirent en pensant qu'elle allaitau tombeau pour y pleurer.

32Marie arriva à l'endroit où était Jésus. Quand elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit: «Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort33En la voyant pleurer, elle et les Judéens venus avec elle, Jésus frémit en esprit et se troubla. 34Il dit: «Où l'avez-vous mis?» Ils disent: «Seigneur, viens et vois35Jésus pleura. 36Les Judéens dirent alors: «Voyez comme il l'aimait!» 37Et quelques-uns d'entre eux dirent: «Lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle, ne pouvait-il pas aussi faire en sorte que cet homme ne meure pas?» »

 

Donc ce mot, vous l'avez repéré, c'est le frémissement de Jésus, d'autant que nous retrouverons ce mot au verset 38. La mention du trouble est également très importante.

 

1°) Le dialogue de Marie et Jésus (v. 28-32).

Résurrection de Lazare, Catacombes de Rome, IIIe siècle

« 28Ayant dit cela elle partit et appela Mariam sa sœur en lui disant secrètement : "Le maître est là et il t'appelle". 29 Celle-ci, dès qu'elle entendit, se leva rapidement et s'en alla vers lui. » L'entendre déclenche le venir, et, pour Marie, le venir vite. C'est la phase initiale d'un processus qui commence par entendre, qui laisse ensuite cet entendre envahir les pieds pour marcher, les mains pour œuvrer. C'est cela que j'appelle "se laisser configurer par la parole".

« 30Jésus n'était pas encore venu dans le village, mais il était encore dans le lieu où Marthe était allée à sa rencontre. 31Les Judéens donc qui étaient avec elle dans la maison et qui la consolaient, voyant que Mariam s'était levée rapidement et était sortie, la suivirent en pensant qu'elle allait vers le tombeau pour y pleurer.

32 Mariam donc, dès qu'elle arriva au lieu où était Jésus, le voyant, tomba à ses pieds lui disant : "Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort".» Nous avons déjà entendu cela dans la bouche de Marthe. Comme nous l'avons vu, l'absence de Jésus est remarquable, elle est voulue explicitement par Jésus, et elle est rappelée à plusieurs reprises.

 

2°) Le frémissement, le trouble et les pleurs de Jésus (v. 33-34).

« 33Jésus, quand il la vit en pleurs, ainsi que tous les Judéens qui étaient venus avec elle et qui étaient en pleurs, frémit (enebrimêsato) dans son esprit et se troubla (etaraxen) en lui-même (il entra dans un ébranlement de son être).– le mot central du paragraphe c'est la taraxis (l'ébranlement) de Jésus – 34Et il dit : "Où l'avez-vous mis ?".  Ils lui disent : "Seigneur, viens et vois." 35Jésus pleura. »

Le frémissement de Jésus.

La première remarque qui a été faite sur le frémissement est certainement celle qui va conduire davantage notre réflexion. Je vais dire quelque chose sur la matérialité des mots qui sont en question ici, leur situation dans le texte, et puis le mot propre que nous allons retenir. Nous allons voir importance qu'il a chez Jean et ensuite sa signification dernière dans le texte.

« Il frémit dans son esprit et se troubla lui-même ». Le mot de frémissement sera repris au verset 38 : « Jésus donc, de nouveau, frémissant en lui-même, vient vers le tombeau. » Et quand il y a palin c'est-à-dire « de nouveau » et que, soit un geste, soit une parole de Jésus se répète, ça ne signifie pas que, dans l'anecdote, Jésus fait deux fois la chose, ça signifie que celui qui écrit médite deux significations différentes de la même chose. Nous en avons des exemples ailleurs.

Par exemple, lorsque Jésus vient au bord du jardin au chapitre 18 : « Qui cherchez-vous ? « Jésus de Nazareth » ; « Je suis » ; « Ils tombent en arrière », et ça c'est une première explication pour la signification du « Je suis », à savoir que c'est une sorte de théophanie qui rejette en arrière la volonté de prise. En effet, quand je réponds par son nom, Jésus de Nazareth, ça signifie que je viens pour le comprendre ou pour le prendre (le lier). Mais une seconde fois Jésus dit : « Qui cherchez-vous ? »  ; « Jésus de Nazareth » ;« Je vous ai dit que c'est moi (que je suis). – et il ajoute – ceux-là, laissez-les aller », ce que Jean commente ainsi : « Il dit cela pour manifester la parole : “De ceux que tu m'as donnés je n'en ai perdu aucun”. » Cela signifie que le pasteur peut être frappé – c'est un autre thème qui apparaît dans ce moment-là chez les Synoptiques –, mais le troupeau n'est pas dispersé pour l'ultime dispersion. Donc c'est la même chose qui est méditée dans deux directions essentielles, une qui identifie Jésus à tort, l'autre qui dit Jésus dans son œuvre, c'est-à-dire dans son rapport à l'humanité, qui est d'être la garde de l'humanité. . Ce procédé, qui consiste à répéter de façon conjointes les deux mêmes choses, est fréquent dans l'évangile de Jean.

La taraxis (l'ébranlement) de Jésus.

Le mot frémir est accompagné ici d'un autre mot qui est peut-être plus fondamental et plus important qui est la taraxis c'est-à-dire le trouble, la turbulence au sens ancien du terme, l'ébranlement. C'est un moment décisif.

Le trouble, l'ébranlement (taraxis) est employé surtout à propos de la mer lorsqu'elle est en furie, mais aussi à propos des troubles gastriques. Or taraxis (ou le verbe correspondant) se trouve dans quatre chapitres successifs de façon récurrente : trois fois à propos de Jésus : ici, dans ce chapitre 11, dans le chapitre 12, nous allons voir ce passage qui est important pour entendre le mot, et dans le chapitre 13 ; et dans le chapitre 14 cette taraxis concerne les disciples sous la forme : « Que votre cœur ne se trouble pas. »

Une autre chose à remarquer c'est qu'ici il est dit que c'est lui-même qui est troublé, et aux chapitres 12 et 13 c'est « ma psychê est ébranlée ». Dans notre chapitre le frémissement est attribué à son esprit : « il frémit en pneuma (en esprit) », mais au niveau de la taraxis c'est : « il entre dans l'ébranlement de lui-même ». Il faut bien comprendre que, pour dire moi, les hébreux facilement disent mon âme, ma chair, mon pneuma. Ainsi dans le Magnificat : « Mon âme magnifie le Seigneur, mon esprit tressaille de joie », et les deux expressions disent la même chose. Ces mots-là (âme, pneuma..) ne disent pas des parties qui composent l'être, ils disent des aspects. Ce sont donc des aspects du Christ ici.

Je crois que nous sommes préparés pour aller voir les autres emplois qui vont être éclairants pour celui que nous rencontrons maintenant.

Détour par Jn 12, 27.

Dans le chapitre 12 le mot se trouve au verset 27 « Maintenant ma psyché est totalement ébranlée (tétaraktaï) – on a un verbe au parfait – et que dis-je ? Père sauve-moi de cette heure ? Mais je suis venu pour cette heure. Père glorifie ton nom. » Cela intervient après le passage bien connu qui commence au verset 24 : « Amen, amen, je vous dis, si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il demeure seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit. Celui qui chérit sa psyché (son être) – c'est-à-dire qui s'aime lui-même – se perd. Celui qui hait son être dans ce monde, se garde pour la vie éternelle. » Ce sont des phrases très connues et très difficiles. Nous avons à plusieurs reprises et en plusieurs lieux, médité dessus[2]. Il faut bien entendre que ces phrases-là sont dites premièrement du Christ, il parle de lui. Ce sont ces mots-là qui introduisent le trouble et l'ébranlement dans son esprit, ce ne sont pas d'abord des principes généraux théoriques qui diraient ce qu'il faut faire. Bien sûr il y a un rapport avec ce que nous avons à être, mais en premier ces mots disent des choses du Christ.

Alors remontons le texte rapidement : ceci vient comme une réponse inattendue à la question des Hellènes qui étaient montés adorer à Jérusalem le jour de Pâques, et qui disent « Nous voulons voir Jésus. » Voir Jésus c'est avoir accès à sa mort-résurrection, c'est la réponse : « Si le grain de blé ne tombe en terre… » Il faut signaler ici que cette mort est, en un certain sens, le contraire de la solitude, puisque si le grain de blé ne meurt il reste seul, mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit. Le « beaucoup de fruit » est une expression récurrente chez Jean, elle dit le rapport du Christ à l'humanité : le fruit, c'est l'humanité accomplie. Il restera à nous questionner sur le rapport qui existe entre la mort-résurrection du Christ et cet accomplissement de l'humanité. Toute l'énigme évangélique tient dans ce rapport, dans cette question, une question qui n'est jamais posée comme cela et qui est essentielle.

Un autre mot pour désigner la mort est employé ici, c'est le mot « tomber en terre » et ce n'est pas du tout par hasard, parce que ceci a à voir avec le thème de l'ensevelissement. Comme toujours chez Jean, il n'y a pas une fable au sens des fables de La Fontaine, c'est-à-dire une petite histoire qui a son sens, qui est satisfaisante dans son lieu, et qui donne lieu ensuite à une application morale ou généralisante. Chez saint Jean c'est l'intelligence proprement christique de ce qui est dit qui travaille ce qui paraît être un simple exemple. Mais ce n'est pas un simple exemple. L'expression « tomber en terre » a à voir avec l'ensevelissement et elle a un rapport avec le tombeau. Ce thème de l'ensevelissement se retrouve dans l'odeur du parfum « gardé pour le jour de mon ensevelissement » (Jn 12), et cela concerne la même Marie dont il est question dans notre chapitre 11, le texte lui-même nous le dit.

Les noms de la mort propre dans l'Évangile.

 Je m'arrête un peu ici pour dire une chose très importante. Nous disons « la mort ». Notre projet est de penser ce que veut dire "mort", et singulièrement "mort christique". Nous avons déjà suggéré qu'en premier il importait de ne pas purement et simplement assimiler la mort et le décès. Au fond, au point de vue du vocabulaire, on peut choisir. Cependant, si quelqu'un est mort, son décès a bien la signification d'un départ, mais il dit plutôt le manque de ceux qui restent. En fait la mort propre, la mort pour celui qui meurt, n'est pas particulièrement dans le décès, elle est une dimension essentielle de ce que nous appelons la vie. Or la mort entendue en ce sens a un très grand nombre de noms dans l'Évangile :

– nous avons déjà vu la faiblesse (asthénéia,), c'est-à-dire la dimension mortelle de la vie humaine. Et quand on dit « ma chair » c'est aussi une façon de dire moi-même dans ma dimension de faiblesse, donc dans ma dimension mortelle.

– nous avons rencontré le sommeil.

– il y a le mot mort (thanatos) ; et d'ailleurs en grec il y a plusieurs mots qui sont plus ou moins employés. Thanatos (la mort) est le mot le plus fréquent, mais il y a nekros (mort) qui correspond à notre mot nécrologique, il y a les verbes apothnesko (je meurs) et apollumi (je péris).

– il y a un autre mot qui est employé en Jn 19, 30 : tétèlestai (c'est achevé), ça concerne celui qui est arrivé à sa fin.

Je dis un petit peu cela dans le désordre. Et comme il s'agit de suggérer des choses qui se font écho les unes aux autres, en plus des mots que je viens de citer, j'ai fait une liste provisoire :

– La taraxis (l'ébranlement de tout l'être) ;

– L'expiration.

– La sépulture, l'ensevelissement, la mise en terre.

– La déposition : c'est un terme qui est employé ici où c'est Jésus qui pose la question à propos de Lazare, et dans le cas de Marie-Madeleine au tombeau c'est à propos de Jésus : « où l'as-tu déposé (éthêkas) que j'aille le lever (arô) ? » (Jn 20, 15). On pourrait aussi parler de levée du corps puisqu'on a le verbe aïreïn (prendre, lever).

– La corruption.

– La descente aux enfers.

Par ailleurs il y a la descente qui est l'évacuation de soi, ce que Paul appelle la kénose. « Lui qui, préexistant comme image de Dieu, n'a pas jugé prenable l'égalité à Dieu, mais s'est vidé de lui-même » (Ph 2, 6). C'est le mot de kénose qui dit probablement l'essence de la mort. En effet le parcours conduit à « jusqu'à la mort et la mort de la croix ». Or le Christ, nous le verrons, accomplit cette mort non pas simplement comme exemplaire, mais comme œuvre. Autrement dit : qu'il meure, cela nous suscite. Autrement dit cela le suscite comme christité répandue, et c'est cela la résurrection.

Et il y a encore beaucoup d'autres mots. Voyez ce qu'on dit dans le Credo « a souffert sous Ponce Pilate –  le pâtir est de la dimension mortelle de ce que nous appelons la vie –, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers ». Et ensuite, pour dire la résurrection, il y a plusieurs expressions. Ces mots-là, nous n'avons pas l'oreille suffisamment attentive pour eux. Il faut les regarder attentivement pour confirmer le pâtir qui s'exprime par exemple dans la passion. D'ailleurs on dit aussi bien "passion et résurrection" que "mort et résurrection". La passion se manifeste de multiples façons, par exemple dans la soif.

Or tout chapitre de Jean dit, sur un mode ou sur un autre, la mort christique. Rappelez-vous la Samaritaine : « Donne-moi à boire », ça c'est le « J'ai soif » de la croix. Où est-ce que nous prenons des idées pareilles ? Dans le texte, si on l'écoute attentivement. En effet, dans la deuxième partie du chapitre 4, lorsque les disciples lui disent : « Rabbi mange », Jésus leur répond : « J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas» (v.31-32). Comme toujours ils se méprennent sur la qualité de cette nourriture : « quelqu'un lui a apporté à manger ? » Non, il précise : «Ma nourriture est que je fasse la volonté (la volonté secrète, thélêma) de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre » (v. 34). L'accomplissement de l'œuvre, c'est cela qui le tient dans son être, qui le nourrit : sa faim, c'est cela. Et de même sa soif c'est cela, d'autant plus qu'au début du texte on insiste sur le fait que c'est la sixième heure, c'est-à-dire l'heure à laquelle commence la Passion[3].

L'Évangile ne dit rien d'autre que « Jésus est mort et ressuscité pour nous ». Et quand il récite la résurrection de Lazare, il dit cela. Et ce que je dis, c'est que le trouble (taraxis) qui est mentionné, c'est la mort même du Christ qui est vécue et dite. Cela il nous faut le montrer.

Au chapitre 12 nous lisons : « 27Maintenant ma psychê entre en turbulence–  en trouble, en ébranlement"et que dis-je : "Père sauve-moi de cette heure ?– car l'œuvre c'est l'heure, et l'heure c'est la manifestation accomplie de ce qu'est Jésus – Mais je suis venu pour cette heure. 28Père, glorifie ton nom. » Venir vers l'heure c'est venir à l'accomplissement propre, ça dit son "être pour", son être. Nous savons que « Mon âme entre en trouble » est une citation du psaume 42 (41), 6.12, un psaume qui se poursuit par « sauve-moi ». Or ici Jésus ajoute : « Dirai-je : “Sauve-moi” ? Non. »

La mort du Christ vécue et dite dans le verset 33.

Prenons maintenant le chapitre 13 car tous ces emplois du mot de taraxis se confortent les uns les autres. C'est le dernier repas, et Jésus vient de dire une citation du psaume 41 (v.9), je sais cette citation qui fait l'unité secrète du chapitre 13 : « Celui qui mange mon pain a levé son talon contre moi » (v. 18). Et justement on trouve ici peut-être l'essence même de la mort qui est la rupture du plus proche. Ici c'est la figure de Judas qui est en question. « 21Ayant dit ces mots Jésus fut troublé (étarachthê) dans son pneuma (dans son être) et il témoigna en disant : "L'un d'entre vous me trahira”. » La scène se poursuit, puis Judas sort, tout le monde reste dans la lumière, on est dans la proximité du dernier repas : « 30Prenant donc la bouchée, celui-ci (Judas) sortit aussitôt, il était nuit. 31Alors quand il sortit, Jésus dit : “Maintenant est glorifié le Fils de l'homme et Dieu est glorifié en lui.” » La mort est l'ultime rupture, et l'ultime rupture est rupture d'avec le plus proche. Le maintenant de la taraxis, c'est le maintenant de la mort et de la résurrection du Christ.

Acquiescer à la mort. La place du Christ.

Récapitulons un certain nombre de choses essentielles. La mort est essentiellement la dimension mortelle de la vie. Autrement dit, pas pour les autres, mais pour soi-même, la mort c'est d'avoir à mourir, d'avoir maintenant à mourir. Et d'avoir acquiescé à la mort, acquiescé à ce maintenant, c'est en être libre. C'est-à-dire que cet acquiescement-là est le lieu même de la résurrection. « Maintenant ma psychê entre en turbulence », « Maintenant est glorifié le Fils de l'homme et Dieu est glorifié en lui (c'est-à-dire la résurrection) » : c'est le même maintenant qui n'est pas, du reste, un maintenant parmi les "maintenant", qui n'est pas un maintenant du temps. Qu'est-ce que ce maintenant-là ?

Alors, autre dimension de tout cela, qui nous fait retrouver une question que nous avons suggérée à bien des reprises, c'est que, de cet acquiescement à la mort, seul le Christ est capable. Pourtant d'une certaine manière, rien n'est plus propre à chacun que la mort. On ne peut pas, en ce sens-là, mourir à la place d'un autre ou pour un autre. La mort est même le lieu du plus propre de quelqu'un, c'est la chose qu'il ne peut que faire seul. Or c'est cela même qui est mis en question. Autrement dit l'absoluité et l'autosuffisance de mon mode natif de dire "je" doit être critiqué et examiné, pour que l'acquiescement christique soit entendu comme étant en moi quelque chose de moi que je ne sais pas. C'est-à-dire que le "je" solitaire (il reste seul), celui qui se crispe, le mode solitaire de dire "je" est infécond. Se vider de cela, c'est la même chose que recevoir. En effet ce qui me retient de pouvoir recevoir, c'est que j'accapare, je garde, je me crispe sur ce que j'ai. Nativement, aucun d'entre nous n'est autre que cela.

Et ce qui rend la mort du Christ une chose infiniment précieuse, c'est qu'il est, au cœur de l'humanité, celui qui est capable de le faire, c'est-à-dire qu'il est la pure donation. Et c'est parce qu'il est cette pure donation qu'il pourra dire tout à l'heure au tombeau de Lazare « j'eucharistie », qui est sa prière. « J'eucharistie » c'est l'acquiescement pour la mort, parce que c'est le lieu qui rend possible le don.

Eucharistier est un des modes éminents d'avoir le sens du don. Un autre sens du don c'est demander, car si je demande une chose c'est que je sens que je ne peux pas la prendre, et je ne peux pas la prendre parce qu'il est de l'essence de cette chose d'être donnée. Là nous sommes au cœur de ce qui constitue la révélation de l'Évangile. Ce qui régit essentiellement et l'homme en lui-même, et l'homme dans ses rapports multiples, c'est le don, et c'est ce dont il est le moins capable en un certain sens. Ce n'est pas le droit, ce n'est pas le devoir, c'est le don.

Quand le Christ dit « Je suis la résurrection et la vie », ça signifie : « je suis la résurrection des hommes, je suis le relèvement de tout l'être, dans tous les sens du terme ». Que veut dire "je", ce "Je" christique qui, pour nos oreilles, est le nom même de Dieu, mais toujours un peu fragmenté (la vie, la lumière…) ?

Ce que je suis en train de dire ici c'est à propos de celui qui peut faire en nous ce que nous sommes, et à quoi nous ne pouvons pas, de nous-même, atteindre. Il ne fait pas nombre, ce n'est pas un ego en plus. Ceci pour vous inviter à méditer. J'ai plus à dire dans cette direction-là, mais c'est infiniment difficile à dire. Et cette problématique rejoint la problématique plus essentielle de Jean dans le rapport du Monogénês et des tekna (les enfants déchirés les uns par rapport aux autres), ou des sarments par rapport à la vigne, ou des fragments de pain par rapport au pain, des multiples déchirés ou dispersés par rapport à cette unité.

Il ne s'agit pas d'essayer d'interpréter, dans nos capacités d'écoute, ce que disent ces paroles. La théologie n'a jamais essayé de faire rien d'autre que cela, mais néanmoins dans la question « quel rapport entre le Christ et les hommes ? » elle a dit « il mérite, il fait à la place de… », or ce n'est pas cela. Ce qui est en question ici touche à quelque chose qui est apparemment pour nous le plus essentiel à savoir que, pour l'essentiel, personne ne peut se substituer à moi, prendre ma place. En rigueur de terme, en ce sens-là, je devrais dire que personne ne peut mourir pour moi-même, eh bien c'est cela que le texte nous dit. Et cela a pour conséquence de nous inviter à réviser l'idée native que nous avons de ce que veut dire je, tu et il. Il s'agit ici d'être conscient et précautionneux, et soupçonneux par rapport à des choses qui nous paraissent tout à fait évidentes sur le mode même de dire "je".

Notre lecture vient de porter sur ce mot taraxis, fondamental, qui revient à quatre reprises. Il avait à chaque fois à nous délivrer quelque chose. Il nous a fallu faire deux choses à la fois : être très attentif au texte – et nous l'avons fait en relevant ce mot même parmi d'autres mots qui disent également la mort, alors que la mort est une chose vague pour nous et peu examinée – donc d'une part examiner cela, et d'autre part laisser qu'en nous s'ouvrent des possibilités de réflexion qui mettent en péril les suffisances, les prétendues évidences de ce qu'il en est d'un certain nombre de choses à propos de l'homme.

Ceci ne va pas donner tout de suite un autre discours qui se substituerait à notre discours premier. Et Dieu merci, probablement, si cela arrivait à se dire, peut-être que cela se perdrait. Donc nous sommes invités à cela. Et on peut s'aider de tout. On peut essayer de fréquenter les phénoménologies du temps, de l'être pour la mort etc. Chacun fait comme il peut.

Nous avons dit que la mort christique dont il est question, c'est elle qui ressuscite Lazare, ce qui nous reste à voir.

 

3°) Les interprétations divergentes des spectateurs (v. 34-37)

« 36Les Judéens dirent donc : "Voyez combien il l'aimait". 37Certains d'entre eux cependant dirent : "Ne pouvaient-ils pas, lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle, faire que celui-ci ne mourût pas ?". » Vous avez un partage comme toujours par rapport à l'attitude de Jésus. Parmi les Judéens « certains disent…  et d'autres disent… » Les derniers parlent dans une tonalité de récrimination : « Ne pouvait-il pas faire que… »

Ce qui est important c'est que la réflexion des Judéens est l'exemple même de « il aurait pu » et même « il aurait dû ». Ces expressions-là sont classiquement employées de nos jours encore à propos du mal : « Dieu aurait pu et il aurait dû éviter la Shoa » par exemple. Or il serait intéressant de réfléchir sur la structure anthropologique de ces « il aurait pu ». Il y va d'un temps et il y va d'un mode conditionnel, il y va du pouvoir et du devoir.

Je vous dis tout de suite que cette question-là est absolument insoluble, parce qu'elle est, sinon vicieuse, au moins radicalement viciée. Je ne dis pas que, tout homme qui dit « Dieu aurait pu et il aurait dû… », ne sera pas sauvé. En effet le questionnant peut être sauvé, mais la question est insoluble. Dans ce cas-là, il faut passer par une critique rigoureuse des fondements de la question. Et si je dis que la question est vicieuse et qu'elle provient de mauvais cœur, vous pouvez dire que vous avez éprouvé souvent comme le cœur, mais moi aussi ! Cependant cela ne justifie rien. C'est même un lieu fondamental pour dissoudre les images idolâtriques que nous nous faisons de Dieu.

Cet « aurait pu » fonctionne depuis longtemps en théologie. Il a son expression ici, et tout naturellement c'est du côté de ceux qui sont chargés de déjà exclure le Christ, puisque c'est cette répartition qui se fait, nous le verrons plus loin. Dans l'histoire cette expression a fonctionné en premier dans le champ de la théologie, mais dans un sens qui n'est pas exactement le nôtre, car quand on posait la question : « Est-ce que Dieu aurait pu créer le monde sans que l'homme pèche ou bien… ? » c'était une question qui visait la compossibilité des concepts, c'est-à-dire : est-ce qu'il y a quelque chose de conceptuellement contradictoire entre ceci et cela ? En revanche, quand nous, nous posons cette question, nous la posons en pensant Dieu comme un autre plus grand et plus fort, un "quelqu'un". Et vous savez, passer de l'idée de Dieu concept à l'idée de Dieu quelqu'un, ce n'est pas nécessairement un progrès, les deux sont aussi détestables l'un que l'autre. De toute façon, Dieu n'est pas "quelque un". Et quand nous posons la question de cet « aurait pu », c'est la question de : « ce n'est pas convenable pour Dieu ». On peut remarquer déjà que s'ériger comme celui qui est en mesure de décider d'avance ce qui est convenable pour Dieu, c'est déjà soupçonnable. Ce soupçon n'est pas là pour qu'on se dise : « Tais-toi mon p'tit gars, tu es trop petit pour parler de ces choses », ce n'est pas la question. Ce que je dis là peut nous aider à percevoir en quoi notre image de Dieu est, dans l'un et l'autre cas, déficiente. Le chemin n'est pas parcouru, j'ai montré où il peut commencer, c'est tout.

Je voulais parler de cela parce que c'est très flagrant ici, et que c'est très flagrant aussi au chapitre 9 où la question posée était : « Qui a péché pour qu'il y ait malheur ? » Nous avons déjà réfléchi à cela et à la réponse de Jésus : « ni lui ni ses parents », donc ni son arrière-arrière grand-père Adam. Autrement dit la perspective du mal demande à être posée dans une autre perspective. J'ai montré que ces questions sont posées parce que notre concept de Dieu en Occident est indûment porté par la question de la causalité.

Nous n'avons pas d'autres accès à ce que veut dire Dieu, que de regarder le visible qu'il donne. Et le visible qu'il donne, c'est la figure de son Fils. « Philippe, qui me voit, voit le Père » et il n'y a rien d'autre à voir. Et il n'y a pas d'autre chemin : « Je suis le chemin, dit Jésus, nul ne va au Père sinon par moi. » La figure du Père est la figure du Christ mort, c'est-à-dire ressuscité. La mort du Christ accomplit son être profond qui est d'être vide de soi, parce que le vide c'est ce qui fait la place pour que la donation advienne. Or l'Évangile est la révélation du don comme don, c'est-à-dire l'étonnante dépendance du Christ qui est parfois insupportable à nos oreilles : « Je ne fais rien que je ne voie le Père faire. » L'égalité du vide et du plein c'est quelque chose qu'il nous faut méditer, parce qu'en Occident nous avons de l'appétit pour le plein, et probablement que nous n'avons pas encore senti la bienheureuse faim qui constitue le vide. Et cela a à voir avec notre propre mort, et du même coup avec notre propre vie éternelle.

 

II – Jésus au tombeau, la résurrection de Lazare (v.38-45)

 

Dans la lecture des versets précédents, nous avons rassemblé nos réflexions autour du mot « il se troubla » comme disant l'ébranlement même de la mort, car notre intention était de montrer que ce récit était le récit de la mort et de la résurrection du Christ. La mort, nous l'avons dit, n'est pas le décès, la mort est essentiellement acquiescement au vide de soi-même. Et ici c'est quelque chose qui est de l'essence même du Christ, ce n'est pas quelque chose qui se passe une fois.

Saint Paul a magnifiquement marqué cela dans le texte de Ph 2 : « Lui qui, préexistant comme image de Dieu, n'a pas jugé prenable l'égalité à Dieu, mais s'est vidé (ékénôsen) lui-même », c'est le mot de kénose qui dit probablement l'essence de la mort. En effet le parcours conduit à « jusqu'à la mort, et la mort de la croix ». Or cette mort, le Christ ne l'accomplit pas simplement comme exemplaire, mais surtout comme œuvre : qu'il meure, cela nous suscite. Autrement dit cela le suscite comme christité répandue, et c'est cela la résurrection.

Nous prenons maintenant les versets 38-44 du chapitre 11. Essayez de voir quel est le mot qui retiendra particulièrement notre attention. 

 

Résurrection de Lazare, Catacombes de Rome, IIIe s

« 38 Jésus, à nouveau frémissant en lui-même, se rendit au tombeau. C'était une grotte; une pierre était posée contre elle. 39 Jésus dit: «Levez la pierre.» Marthe, la sœur de celui qui était mort, lui dit: «Seigneur, il sent déjà, car il est de quatre jours40 Jésus lui dit: «Ne t'ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?» 41 Ils levèrent donc la pierre. Jésus leva alors les yeux et dit: «Père, je te rends grâce de ce que tu m'as écouté. 42Moi, je savais que tu m'écoutes toujours, mais j'ai parlé à cause de la foule qui nous entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé.» 43 Après avoir dit cela, il cria d'une voix forte: «Lazare, sors!» 44 Et celui qui était mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes et le visage enveloppé d'un suaire. Jésus leur dit: «Déliez-le et laissez-le aller

45Beaucoup parmi les Judéens qui étaient venus chez Marie et qui avaient contemplé ce qu'il fit, crurent en lui.»

 

Je vous le dis tout de suite, le mot central c'est « j'eucharistie à toi », ce qui est en général traduit dans vos textes par « je te rends grâce ».

► Moi je réunirais aussi sortir et délier.

J-M M : Oui. Pour être rapide : sortir par rapport à l'enfermement, et être délié par rapport à la ligature, ce sont des noms de libération, de liberté.

 

1°) Avant l'ouverture du tombeau (v. 38-40).

« 38Jésus alors, de nouveau (palin) frémissant en son être– on a le mot palin plus une deuxième mention  du frémissement, cela veut dire que Jean médite une deuxième fois la même chose – vient vers le tombeau. C'était une grotte et une pierre était posée contre elle. 39Jésus dit : “Levez (arate) la pierre". La sœur de celui qui était mort, Marthe, lui dit : "Seigneur il sent déjà, car il est de quatre jours.”Nous avons déjà dit que chez les Anciens, la corruption est censée commencer au quatrième jour.  Jésus, lui, n'a pas connu la corruption puisqu'il est ressuscité le troisième jour. –  40Jésus lui dit : “Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?". »

Il y a plusieurs façons de dire tombeau. On a par exemple taphos qui a la même racine que le verbe ensevelir. Ici, c'est le terme de mnêméion, dont la racine est le mot mémoire (mnêmê), on dirait par exemple : un mémorial. Au chapitre 20 on trouve les mêmes mots, mais la pierre est déjà levée : « Elle (Marie) observe la pierre levée du tombeau » (v. 1).

► La gloire de Dieu c'est le Christ est ressuscité ?

J-M M : Ultimement, c'est ça. La gloire est un nom de la résurrection. Ce mot de gloire est prononcé à propos des signes majeurs, c'est-à-dire en premier à la finale de Cana : « Ce fut l'arkhê (la tête, le premier) des signes que fit Jésus à Cana de Galilée. Et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2, 11). La gloire de Dieu, c'est la même chose que l'œuvre et que la volonté. L'œuvre est l'accomplissement de la volonté, et la volonté est que soit constitué l'homme total qui est la gloire de Dieu, c'est-à-dire premièrement le Christ dans sa dimension de résurrection dans laquelle il inclut l'humanité vivante.

► Le « Si tu crois » de la fin me terrifie.

J-M M : Ça terrifie pour autant qu'on n'entend pas le texte, et c'est normal. Chez Jean les "si" ne sont pas conditionnels. Ça signifie que croire c'est voir la gloire. Il n'y a pas premièrement croire pour ensuite voir. C'est une chose que j'ai dite 50 fois : les "parce que" ne sont pas d'ordre causal, les "afin que" ne sont pas d'ordre final, et les "si" ne sont pas d'ordre conditionnel, c'est très important de le savoir pour lire saint Jean. Je l'ai justifié à plusieurs reprises, je ne vais pas le refaire. Le "si", nous l'entendons comme conditionnel et comme impliquant une certaine menace, la menace du « si tu ne crois pas ». Or ceci n'est pas impliqué dans l'écriture johannique.

 

2°) Jésus eucharistie vers son Père (v. 41-42).

« 41Ils levèrent (êran) donc la pierre, et Jésus leva (êren) les yeux en haut – l'expression "en haut ne figure pas dans certains manuscrits – et dit : "Père j'eucharistie à toi de ce que tu m'as entendu. – le mot central du paragraphe c'est "j'eucharistie" – 42Moi je savais que toujours tu m'entends, mais c'est à cause de la foule qui nous entoure que je t'ai dit afin qu'ils croient que tu m'as envoyé.". »

Quand est-ce que Jésus lève les yeux en saint Jean ? Au chapitre 11 avant la résurrection de Lazare, au début du chapitre 17 et ici. Dans les deux premiers cas Jésus lève les yeux pour la prière, c'est-à-dire pour dire son rapport au Père de la façon la plus explicite. Au chapitre 17 : « Levant les yeux vers le ciel, il dit "Père" ». Au chapitre 6 il lève les yeux sur l'humanité. Pour Lazare il eucharistie, il rend grâce pour quelque chose qui n'a pas eu lieu encore : c'est pour dire que l'eucharistie n'est pas seulement quelque chose qui vient après, c'est la façon d'accueillir, de recevoir ce qui a été donné ou ce qui est à donner, ce qui vient… L'important, dans les deux cas (résurrection de Lazare et Jn 17), c'est sa relation au Père, c'est le parcours de son rapport au Père ; et au chapitre 6 c'est son rapport à l'humanité.

Ceci nous indique qu'on ne devrait jamais parler du Christ comme d'un individu – l'Évangile ne le fait pas – c'est-à-dire d'un indivis en lui-même qui serait suffisant, considéré hors de toute relation, de tout rapport. Il n'est question du Christ que dans son rapport au Père et dans son rapport à la multitude des hommes.

« J'eucharistie (je te rends grâce) de ce que tu m'as entendu. » Ce qui est assez curieux, c'est qu'on s'attendrait à ce que le texte nous propose une demande, que le Christ demande au Père la résurrection de Lazare. Or la résurrection n'est pas accomplie, en tout cas elle n'est pas manifestée, et Jésus peut déjà dire « je te rends grâce ».

Je dis très souvent que la demande et l'action de grâces ont en commun d'être l'attestation du sens du don : on demande pour le don, et on peut dire "merci" pour le don. Si ce n'est pas un don, on prend sans demander; et si on a pris, on n'a personne à remercier. Nous sommes ici au cœur de l'Évangile qui est de montrer que l'essentiel ne se prend pas, que l'essentiel est dans le don, c'est-à-dire que, pour l'essentiel, je demande et j'eucharistie. Eucharistier est la figure de l'essentiel, c'est la posture christique essentielle. Le Christ accueille comme don sa propre mort qui est la résurrection des hommes, c'est-à-dire sa résurrection dans la grande dimension : « Tu verras des choses plus grandes » (Jn 1, 50) dit Jésus à Nathanaël. C'est ce sur quoi il faut absolument que nous insistions si nous voulons entendre la voix peu bruyante de l'Évangile ; c'est cette brise, ce murmure, qui est l'essentiel de l'Évangile. La loi, c'est-à-dire le droit et le devoir, ne sauve pas, ne constitue pas le lieu de libération de l'homme. Ce qui sauve, c'est le don

Jésus précise : « C'est à cause de la foule qui nous entoure que je t'ai dit… », c'est-à-dire qu'il n'ébruite pas ces paroles « Père je t'eucharistie » pour lui-même, parce que, de toute façon, il est substantiellement l'eucharistie, c'est son être. Ici Jésus ne s'adresse pas à son Père pour que celui-ci l'entende, mais pour que les témoins sachent d'où il vient et qui l'a envoyé. Il rend grâce de ce qui n'est pas encore au regard des témoins, et ses paroles sont chronologiquement décalées à notre oreille car, issues d'une lecture simultanée de la totalité, elles nous semblent anticipées.

► Vous avez dit que le Christ est substantiellement l'eucharistie, qu'est-ce que ça veut dire ?

J-M M : Pour cela, revenons au thème de Paul en Ph 2 : « Il est image de Dieu… 7Mais il s'est vidé (dépouillé), prenant la forme de l'esclave (du serviteur) » ce qu'on est tenté de traduire par « Bien qu'il soit image de Dieu, néanmoins il s'est évacué » mais pas du tout, il n'y a pas “bien que”. Il faudrait plutôt entendre implicitement “parce que” : c'est parce qu'il est image de Dieu qu'il se vide, puisque le vide appartient à la donation. Si je suis plein de moi, je ne peux recevoir. Seul le Fils est l'image, puisqu'il est la présence même de ce qui reste secret en Dieu, de ce qui reste inatteignable. C'est inatteignable pas du tout parce que nous ne serions pas armés pour ça, mais parce que c'est quelque chose qui ne se donne pas à voir en dehors du Fils. C'est le Fils qui donne la totalité du visible du Père. Il est cependant très important de garder cette différence du Père et du Fils, car le visible s'arrête au Fils, et la vection de l'invocation va au Père, c'est-à-dire va à l'invisible et à l'insu.

« Il s'est vidé… c'est pourquoi il lui a été donné ». La crispation de la prise rend impossible le don. Et la parole qui décrispe, c'est la parole qui dit « Prenez », car alors prendre est dans la parole qui donne de prendre : « Prenez et mangez, ceci est mon corps. »

► Moi j'aimerais savoir ce qu'il y a dans le "soi-même" dont il se vide.

J-M M : Effectivement. Il est "soi" d'être reçu. Et d'être toujours reçu implique qu'il est toujours dépris de soi. Ceci n'est pas à penser sur le mode d'une espèce de générosité romantique, parce qu'il est dit explicitement que le Christ a la capacité de donner sa vie et de la reprendre. Il la reprend, ça veut dire qu'il la reçoit à nouveau. Il ne faut pas jouer sur le romantisme pseudo-généreux (ou éventuellement généreux) de cela. Il me paraît malsain, à propos de ces choses-là, de jouer sur une espèce de générosité à notre mesure, comme ce que nous appelons un sacrifice. Le mot sacrifice est très pertinent, mais pas au sens où nous l'employons, nous.

Cependant cela ouvre des questions insolubles à notre pensée, à savoir que le Christ eucharistie pour sa mort, et cependant il répugne à la mort, dans le même instant. À plusieurs reprises, il y a ceci : le trouble et la parole qui acquiesce. C'est-à-dire que cet acquiescement-là est un acquiescement qui, sans doute, laisse résonner et vibrer et frémir l'immensité peut-être de l'angoisse. Pour notre psychologie, ce n'est pas conciliable dans l'instant. Mais il n'est pas intéressant de faire une psychologie du Christ.

Il y a une question très difficile derrière tout cela : comment entendre que le Christ qui, en un certain sens, n'est pas quelqu'un, je le disais tout à l'heure, se fait "un parmi", et que sa mort c'est l'effacement de cet "un parmi" pour être l'unité de tous ? C'est le problème de la double façon dont Jésus parle de lui-même en Jean. Il dit deux choses essentielles : « Le Père et moi nous sommes un » et « Je vais vers le Père car le Père est plus grand que moi ». Ce thème du "plus grand" est très intéressant. Il a été gênant pour la théologie classique, mais c'était dans une autre problématique. Comment l'entendre chez Jean ? Je suis poussé à réfléchir à cela que la véritable égalité c'est d'être vers plus grand ; autrement dit la véritable possession c'est de constamment dépendre, c'est de constamment recevoir. D'ailleurs le Christ n'est pas tout, il est plus que tout, probablement parce qu'il est moins que rien.

Essentiellement « plus grand que penser ne se puisse », c'est plus grand qu'être, puisque l'être est à dimension de penser. Et ce qui est très important, quand je dis cela, c'est que le "plus grand que" et le "moins que" ne sont pas des mots qui sont là pour m'interdire d'accéder à quelque chose qui est au-delà ou en deçà du pensable, mais qu'ils sont là pour révéler que la donation n'est pas de l'ordre du préhensible, y compris du com-préhensible au sens de notre compréhension. C'est la phrase de Jésus à Nicodème : « Tu ne sais d'où il vient ni où il va, tu entends sa voix » ; entendre la voix est plus grand que savoir. Entendre la voix, c'est la foi.

 

3°) L'appel de Lazare par Jésus (v. 43).

« 43 Et disant cela, d'une voix forte, il cria : "Lazare viens dehors." »

Le thème de la voix est extrêmement important : « Lazare ». De même, au chapitre 1 Jésus dit « Tu es Simon et tu t'appelleras Kephas », au chapitre 20 il dit « Mariam ». Dans tous les cas, il s'agit de l'appel qui réveille, de l'appel qui suscite, de l'appel qui constitue l'être : je suis constitué par le nom qui m'est donné. Et c'est ce qui donne un sens très grand au terme de logos, la parole constituante du monde : « Au commencement était la parole par qui tout devint ». Cela donne aussi un sens très profond au thème du berger qui appelle ses brebis par leur nom.

► Pourquoi crie-t-il fort ?

J-M M : À vrai dire, je n'en sais rien, sinon que nous trouvons cette expression lorsque Jésus est debout dans le temple : « il crie » (Jn 7, 37), mais il n'est pas dit que la voix est forte.

Dans notre première rencontre nous avons lu l'épisode qui se trouve dans l'Évangile secret de Marc[4]. Je ne sais pas si vous vous rappelez que c'est le jeune homme (il n'a pas de nom) qui crie dans la grotte d'une voix forte. Nous avons vu que Jésus entre avec lui, ce qui indique probablement que la thématique qui est en jeu chez Marc, développe davantage l'aspect sacramentel, c'est-à-dire le co-ensevelissement, ce qui n'est pas fait chez Jean.

► En quoi ce qui est dit de Lazare ici est quelque chose qui peut nous concerner ?[5]

J-M M : Cet épisode est différent d’autres récits de guérison, en particulier du chapitre 9 de l'aveugle-né. Ici  il n’y a aucune gestuation, Jésus ne touche pas le malade. C’est la Parole qui guérit, c’est la Parole qui donne la Vie, c’est d’entendre qui permet la deuxième naissance.

Lazare au tombeau est ce qui, en nous n'a pas encore entendu, ce qui n'a pas encore été éveillé, ce qui n'est pas encore sorti du tombeau pour l'accomplissement, pour la deuxième naissance. Pour entendre « Sors », il faut être dans le tombeau, dans le manque. Il y a, alors, possibilité de l’entendre et de s’éveiller à la voix qui est "en moi" et non "de moi".

 

4°) La sortie de Lazare hors du tombeau (v. 44).

Résurrection de Lazare, Déliez-le,évangéliaire copte-arabe, Bibliothèque de Fels, ICP « 44Celui qui était mort sortit lié aux pieds et aux mains de bandelettes (keïriaïs) et son visage couvert d'un suaire. Jésus leur dit : "Déliez-le et laissez-le aller".»

►  Comment entendre : « Déliez-le et laissez-le aller » ?

J-M M : On peut dire que ce sont deux mots qui disent, à leur manière, quelque chose de la résurrection. Mais vous auriez dû nous dire ce que vous soupçonniez comme sens.

►  La question que je me posais c'est : au-delà du sens matériel des bandelettes, à qui était-il lié ? Qui est-ce qui s'est approprié Lazare, pourquoi n'existait-il pas ? Mais il ne faut peut-être pas entrer dans le domaine psychologique.

J-M M : Vous êtes dans une bonne direction, avec en plus la crainte de réduction du type psychologique. C'est bien à la fois d'oser quelque chose, et de se demander si on n'est pas réducteur quand on fait cela, ou si c'est bien confirmé par l'intention du texte. En effet il n'est pas interdit de rêver à propos du texte, mais il est bon de se poser ensuite la question : est-ce que la direction de mes rêveries va bien selon la volonté du texte ? Car je pense que le texte a une volonté. Dans le cas présent, le thème de la ligature ainsi que le thème des bandelettes et du suaire[6] apparaissent à plusieurs reprises chez saint Jean.

On le trouve à propos de l'ensevelissement et de la résurrection de Jésus.

– lors de l'ensevelissement de Jésus, il est dit au chapitre 19 : « 40Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de linges (othoniois) avec les aromates, selon la coutume que les Judéens ont pour ensevelir (entaphiazein). »

– et au chapitre 20, chapitre de la résurrection de Jésus, le thème du déliement se trouve également traité, avec des similitudes et des différences : Lazare sort encore entouré de bandellttes, il a le suaire sur le visage et il faut le délier quand il sort du tombeau ; pour Jésus, c'est fait : « 6Vient donc aussi Simon-Pierre le suivant, et il entra dans le tombeau, et il constate les linges (othonia) gisant. 7et le suaire (soudarion) qui était sur sa tête (celle de Jésus), non pas gisant avec les linges, mais à part roulé en un seul lieu. » Pieds et mains sont deux symboles fondamentaux chez Jean et qui jouent dans ces deux textes avec une nuance. Vous pouvez donc poursuivre votre réflexion dans cette direction-là.

De façon plus générale, le thème du déliement est celui de la libération, c'est le thème de ce qui nous sort des ligatures. Et ce qui est intéressant c'est que le Christ lui-même est lié, puisqu'on va le chercher au jardin pour le prendre et le lier afin de l'emmener lié devant ses juges : « Ils se saisirent de Jésus et le lièrent (edêsan) » ((Jn 18, 12). Cela indique quelque chose de la passion, ça dit quelque chose de la servitude.

Par ailleurs il y a la mention « Laissez-le aller ». Ce n'est pas du tout insignifiant d'un point de vue psychologique en dehors du texte : libérer quelqu'un et le laisser-aller, c'est ne pas garder emprise sur lui, surtout quand il s'agit d'une famille. Ce n'est pas hors champ, mais il ne faudrait pas réduire ce que dit l'Évangile à cela.

Par ces remarques on arrive à ce qui fait l'essence même de la résurrection en tant qu'elle désigne et enseigne un mode d'être qui doit déjà être chez nous, et qui est différent de notre mode usuel d'être en relation. C'est la différence qu'il y a entre la recherche de Marie-Madeleine au tombeau, et ce qu'elle trouve. Elle cherche un corps mort, les verbes qu'elle emploie le montrent : « Dis-moi où tu l'as posé pour que je le lève » (Jn 20). Donc l'objet de sa recherche est un corps manipulable, un corps disponible, au sens où elle en aurait la disponibilité. Et tant qu'elle est dans cette perspective, elle ne voit rien, elle n'identifie même pas Jésus qui est debout près d'elle. Et c'est seulement lorsque Jésus l'appelle par son nom propre, qu'il lui dit « Mariam » qu'elle opère un retournement. C'est au niveau de la parole qui, la reconnaissant, lui donne de reconnaître, que peut avoir lieu la donation. Et la donation est un des noms de la résurrection.

Nous trouvons là une indication de ce que la résurrection peut être déjà active et présente en nous, qui sommes infiniment manipulateurs, utilisateurs d'autrui : une émergence à la donation libre du champ de rencontre et d'espace que constitue la parole, est un avènement ou un avancement de la résurrection en nous.

Ce que je viens de dire a rapport à "l'être lié" et aussi au « laisser aller », c'est-à-dire n'avoir pas d'avance déjà pris l'autre, ou ne pas se crisper pour le garder.

 

5°) Les "signes" chez saint Jean. La parole comme œuvrer[7].

Là nous arrivons à un point délicat que nous énonçons cependant, en vous prévenant que nous allons le retrouver. Nous avons dit que dans ces épisodes (la guérison de l'aveugle né, la résurrection de Lazare…) s'entend quelque chose de la résurrection, et non pas à partir d'eux. Ce qui est en cause, c'est la structure de ce que saint Jean appelle le sêméion (le signe) à la différence du signe au sens occidental du terme. Le signe est chez nous essentiellement illatif, c'est-à-dire qu'à partir d'une chose premièrement connue on va vers une chose plus grande, c'est la définition médiévale même du signe : « Id est prius cognitum ducit in cognitionem alterius (ce qui est d'abord connu conduit à la connaissance d'autre chose). » Chez Jean le sêméion c'est l'inverse : c'est la résurrection qui, sourdement connue, se témoigne et se reconnaît dans l'œuvrer de Dieu. Voilà la structure du sêméion (du signe), que nous ne devons pas penser comme un fait préalablement établi, mettons historiquement, qui ensuite me permettrait de conduire à Dieu. Premièrement détecter le fait – assurons-nous bien de la résurrection du Christ –, pour ensuite voir ce qu'elle signifie. Tel n'est pas le processus de nos textes. Nous ne disons pas que telle n'est pas une certaine exigence fortement réluctante de par notre constitution d'esprit, et donc nous ne disons pas que ce genre de considération peut, en un tournemain, être exclue ; nous disons simplement que, si je veux entendre le texte, il faut que je fonctionne autrement.

C'est la parole mise en œuvre, c'est la parole comme œuvrer qui, me re-suscitant, me permet d'entendre ce qui est en cause dans l'aveugle et dans Lazare. Autrement dit, c'est la résurrection non pas comme théorie, non pas comme idéologie, c'est la résurrection en œuvre – cette résurrection dont, du reste, je ne sais rien –, c'est la résurrection mise en œuvre qui fait que j'entends ce qui est en cause dans le texte. Du reste, quand il est dit que l'Évangile de Dieu est une dunamis (une force), une énergéia (une énergie), il faut traduire « une mise en œuvre » : c'est nous qui sommes œuvre, à la mesure de l'entendre.

Ce qui est impliqué par là, c'est la réunion d'un certain nombre de choses qui, chez nous, dans notre mentalité, sont distribuées autrement :

– tout d'abord nous distinguons le fait et le discours qui en parle ; or ici nous n'avons pas cherché le fait, nous avons essayé de lire premièrement, d'entendre un texte. Il y a une précompréhension du fait et de la parole qui est impliquée par notre exigence native, et il y a une autre précompréhension du rapport entre le fait et la parole dans nos textes.

– ensuite nous distinguons la parole dissertante (notre parole est essentiellement conçue comme dissertante) et la parole mise en œuvre. Ce n'est pas par hasard que ce siècle, notamment, peut produire de la dissertation, et ne produit pas le poème c'est-à-dire ne produit pas la parole mise en œuvre, la parole qui est autre chose que le disserter sur quelque chose.

Ici Jésus agit par trois paroles : « Levez la pierre » ; « Lazare, sors » ; « Déliez-le et laissez-le aller » alors que dans l'évangile secret de Marc que nous avons lu, c'est le jeune homme qui crie, et Jésus le ressuscite en lui saisissant la main. Mais il ne faut pas opposer la parole et la gestuelle car les gestes de Jésus sont parlants, et sa parole ne fait pas une théorie. Son dire est un dire œuvrant. Quand il dit « Sors » à Lazare, celui-ci sort. Parole et œuvre, ultimement, c'est la même chose. Sa parole n'est pas un discours sur le salut, elle opère le salut.

Nous prenons donc acte, en passant, de ce qui nous structure. Encore une fois, il n'est pas question de le négliger. Cependant, si nous voulons entendre ce texte, il faut entendre la parole à partir d'où elle parle et non pas à partir d'où nous sommes. Entendre c'est cela. Nous sommes donc engagés dans une œuvre difficile mais non désespérée, et telle que, au terme, s'aperçoit la liberté. Nous parlons de la liberté par rapport à cela qui nous constitue, par rapport à la somme des préjugés que nous n'avons pas l'habitude de mettre en cause ou de soupçonner, c'est-à-dire liberté par rapport à ce que nous considérons naïvement comme évident.



[1] Pour le début, voir le message :  1ère partie : versets 1-27.

[5] Cette question et sa réponse viennent de notes prises lors d'un week-end à Versailles.

[6] Le suaire est ici à prendre au sens originel, c'est une espèce de mouchoir que l'on met sur la tête et qui a à voir avec la sueur.

[7] Au verset 47 il est dit « cet homme fait de nombreux signes ».  Comment entendre ce mot de signe ?Cette partie est ajoutée, elle provient d'un cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1974-75. La question des "signes johanniques" est traitée dans Signe au sens johannique, symbole (Jean 6).. Le signe johannique correspond à ce que J-M Martin appelle "symbole au grand sens", voir : Symbole au grand sens distingué de la métaphore et du signe au sens classique. En référence à Jn 6.

 

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