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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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6 juin 2014

Jean 6, 51-58 : Fin du discours sur le pain de la vie

Ce message est composé de deux extraits de la session qui a eu lieu en septembre 2001 sur le thème "Pain et Parole", et qui consistait en la lecture de Jn 6 : la première partie est tirée du chapitre 4 de la transcription de la session, avant la lecture des versets 30-51 ; la deuxième partie est tirée du chapitre 6 de cette transcription au moment où les versets 51-58 ont été médités. De légères modifications ont été apportées pour rendre l'ensemble cohérent. L'ensemble des chapitres de la session se trouve dans le tag JEAN 6 .

PLAN :

  • Une introduction avec une traduction (elle ne vient pas de la session).
  • I) Première étude du verset 51 : 1) L'émergence de la mort-résurrection dans le discours de Jésus (v. 30-58) ; 2) étude du verset 51 b ; 3) "Je suis le pain vivant" (v. 51a). 4) l'ambigüité du mot chair.
  • II) Méditation sur les versets 51-58 : 1) Verset 51 ; 2) Versets 52-56 ; 3) Versets 57-58.

Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : Jn_6__51_58

 

 

JEAN 6, 51-58

 

Fin du discours sur le pain de la vie

 

Après les versets dits de la multiplication des pains, il y a deux passages de gestuelles comprenant deux récits de navigation (v. 22-25 et 26-29), le second mettant en évidence le thème de la recherche de Jésus ; et puis l'ensemble des versets 30-58 se caractérise comme étant un discours continu de Jésus. Personne ne l'interrompt sauf aux versets 41-42 où l'interruption n'est pas significative : ce sont des intervenants qui s'étonnent, mais ça n'interrompt pas le discours. Une interruption interviendra au verset 52 par le débat avec les Judéens, et une autre, au verset 60, provoquée par les disciples qui trouvent eux aussi que la parole est dure.

 

 51Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour l'éternité. Le pain que moi je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde. » 52Les Juifs donc se querellent entre eux en disant : « Comment peut-il, celui-là, nous donner sa chdiscours de Jésus, Berna Lopezair à manger?» 53Jésus leur dit donc : « Amen, amen, je vous dis : si vous ne mangez la chair du fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'avez pas de vie en vous. 54Qui consomme ma chair, et boit mon sang, a vie éternelle. Et moi, je le ressusciterai au dernier jour. 55Car ma chair est vrai aliment, et mon sang est vraie boisson. 56Qui consomme ma chair, et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. 57Comme le Père, le vivant, m'a envoyé et comme moi, je vis par le Père, ainsi qui me consomme, celui-là aussi vivra par moi. 58Tel est le pain descendu du ciel : non pas comme ont mangé les pères, et ils sont morts. Qui consomme ce pain vivra pour l'éternité. »    (Traduction sœur Jeanne d'Arc).

 

I – Première étude du verset 51.

 

1°) Émergence de la résurrection dans le discours de Jésus.

a) Question de principe.

Il m'arrive souvent de dire : toute page d'Évangile ne dit qu'une chose puisque l'Évangile ne dit qu'une chose : « Jésus est mort et ressuscité ». La bonne méthode sans doute est d'aller rechercher le lieu, le petit passage de la page qui le dit en plus clair. Toute la page parle à partir de la résurrection, pour dire la résurrection, donc elle cherche à le dire, et quand c'est fait, la page est finie ou à peu près – il peut y avoir des significations complémentaires. Donc notre tâche première c'est de nous demander dans quel lieu, de façon plus éminente, se trouve énoncée la mort et résurrection de Jésus. Je vous avais indiqué aussi un principe par rapport à cette recherche, c'est qu'en général le lieu en question se trouve vers la fin parce que c'est à partir de quoi le texte parle, c'est ce qu'il veut dire et quand c'est dit au plus clair, la parole peut s'arrêter.

b) Lieu d'émergence de la mort-résurrection (v. 30-58).

Le passage où ceci est dit en plus clair se trouve à la deuxième moitié du verset 51 : « Il dit : "Le pain que je donnerai, c'est ma chair (ma vie) pour la vie du monde" » (v. 51b). En effet, la mention de la vie donnée (la mort du Christ pour la vie du monde), c'est la résurrection. Bien sûr c'est préparé par beaucoup de mots qui le disent déjà de façon fragmentaire, qui cherchent à le dire de la façon la plus explicite, la plus épanouie. Nous allons maintenant regarder cela[1].

Vous vous rappelez, ceux qui étaient là l'année dernière, que nous avions fait la même opération pour la lecture du Prologue : c'était au verset 14 où émergeait la mort et la résurrection : « Et le verbe fut chair – ce qui signifie la mort du Christ – nous avons contemplé sa gloire – gloire est le nom traditionnel de la résurrection – gloire du fils Monogène plein de grâce et vérité ». Nous avions passé une première journée sur ce verset avant de le rejoindre à partir des versets antécédents.

 

2°) Lecture du verset 51b.

a) Conséquence de ce qui a été découvert précédemment

Avant toute chose, j'insiste sur ce point, il importe de nous dissuader de lire cette page en disant : Ah c'est une page sur l'Eucharistie, ou bien : Ah c'est une page sur l'écoute ou l'entendre. C'est une page qui dit ultimement la seule chose que dit l'Évangile : Jésus est mort et ressuscité. Elle le dit à partir de ces deux mots-là qui sont pour nous la proclamation initiale mais en même temps la chose la plus obscure ; c'est à partir de la chose la plus obscure que les mots, qui sont chargés ici de la déployer, vont prendre leur sens, même le mot de pain. Cela nous permettra par exemple – pour qu'on comprenne bien tout de suite – de dire que le pain n'est pas d'abord le pain eucharistique au sens où nous l'entendons de façon usuelle ; le pain c'est Jésus lui-même : « Le pain que je donnerai c'est moi-même ». Et alors on peut dire, le pain c'est la parole, le pain c'est le pain fragmenté et donné dans la réunion eucharistique… « Le pain c'est moi-même ». Cette expression « c'est moi-même » aura été anticipée tout au long de la lecture puisque à plusieurs reprises, Jésus dit « Je suis le pain ».

b) "Ma chair" ?

Dans ce verset « moi-même » est dit d'une façon qui n'est peut-être pas lisible à première écoute : « c'est ma chair ». "Ma chair" est une façon hébraïque de dire moi-même. Nous aurons à faire un petit dégagement sur ce mot de chair. Pour l'instant qu'il nous suffise de dire que c'est moi-même sous un certain aspect.

Il y a plusieurs façons de dire moi-même en hébreu (puisque ça parle hébreu par dessous le grec), même pour dire l'homme, on dit « la chair et le sang », ou « la chair ». Pour dire "moi" je peux dire « ma chair », mais je peux dire aussi « mon esprit », « mon âme (ma psyché) » ; je peux dire « mon os » ou « mes os ». Nous avons ensuite des expressions doubles comme « la chair et le sang » qui veut dire l'homme. On peut dire aussi « le cœur et les reins ». En revanche « la chair et l'esprit » c'est autre chose, la chair et l'esprit ne sont ni des éléments composants comme chez nous, ni des aspects explicitants, mais des éléments opposés : l'esprit c'est tout l'homme, c'est toute une posture d'homme ; la chair c'est une tout autre posture d'homme.

c) Ambigüité des mots "chair" et "corps".

Nous avons ici la chair du Christ : « Si quelqu'un ne mange pas ma chair, il n'a pas la vie » (v.54) donc la chose la plus précieuse, et on va lire un peu plus loin à l'adresse des disciples : « La chair ne sert de rien » (v.63), la chair n'est rien du tout. Vous voyez le problème et ce qui se passe à travers le mot de chair. Je ne fais ici que poser le problème parce qu'il mérite un dégagement plus complet.

On pourra d'une part lire de façon plus précise la signification du mot chair dans le Nouveau Testament (par exemple chez Paul et chez Jean ce n'est pas tout à fait la même), et d'autre part voir le rapport qui existe entre ma chair et mon corps, parce qu'en milieu eucharistique, depuis Paul et les Synoptiques, nous ne disons pas « Ceci est ma chair » mais « Ceci est mon corps ». Par ailleurs, entre-temps, nous aurons appris aussi d'autres choses sur ce que veut dire corps. Donc il y a là un champ sémantique à travers lequel se déploient des articulations qui sont complexes mais précises et qui sont étrangères à notre façon de parler de chair et d'esprit.

d) La thématique du pain.

Ce qui cumule dans ce verset : c'est la reprise de la thématique du pain ; c'est le verbe donner que nous avons déjà mis en évidence comme majeur tout au long de ce chapitre, avec la liaison pleinement établie que le pain ça se donne ; c'est le fait que le pain en question c'est l'homme, c'est Jésus : « C'est ma chair  (c'est moi-même) » dit-il ; et enfin c'est le terme dernier qui se trouve dans « pour la vie du monde » : le terme de vie est évidemment aussi un terme majeur, nous l'avons rencontré dans d'autres circonstances, dans l'expression « le pain de la vie » expression qui demandera à être entendue. Finalement vous voyez comment ce verset est voué à rassembler toutes les choses qui auront été indiquées progressivement tout au long des versets qui précèdent.

 

3°) « Je suis le pain vivant. » (v. 51).

a) « Je suis le pain vivant. » ; « Je suis le pain de la vie. »

Dans l'ensemble du discours de Jésus (v. 30-58) nous avons trois mentions :

v. 35b: « Je suis (c'est moi qui suis) le pain de la vie (égô éimi ho artos tês zoês). » où "égô éimi", est un "Je suis" avec un attribut.

– Cette formule se retrouver au verset 48. Entre-temps il n'est plus question du pain. Mais la première énonciation et la deuxième au verset 48, sous la même forme, font que le texte renoue avec la thématique initiale après avoir développé entre-temps d'autres thèmes.

– Enfin la formule réapparaît au verset 51 une troisième fois : « Je suis le pain vivant (égô éimi ho ho zôn artos ».

b) Les "Je suis" avec attribut.

Cette formule, sur laquelle nous nous arrêtons un instant, entre dans les nombreuses formules des "Je suis" de Jésus. Ce Je est évidemment le Je de résurrection, pas notre je empirique usuel ; c'est au titre de la résurrection qu'il est appelé "le pain de la vie" ("le pain vivant"). D'autre part il y a « Je suis le berger », « Je suis la lumière »… Cela nous amène à penser autrement les épithètes lumière, porte, vie, pain, berger... Ce sont des termes inégaux, certains ont l'air de désigner des choses, d'autres des personnes : une porte c'est une chose, un berger c'est une personne. La lumière, c'est quoi ? Je ne sais comment les répartir. Les répartitions usuelles de ces mots doivent s'effacer puisqu'ils sont employés de la même façon par le Christ. Donc chacun de ces mots a besoin d'être repensé, et une façon de les repenser, c'est de s'aider de l'infinitif. Pourquoi ? Parce que, comme la grammaire l'indique, l'infinitif est la façon la moins définie, c'est-à-dire la moins articulée selon la conjugaison, selon les temps mais aussi selon les personnes, de désigner. C'est le moins défini :

–  « Je suis la vie » => "je suis vivre" ;

                          je suis vivre pour vous => "je suis donner à vivre".

– « Je suis la lumière » => "je suis donner à voir".

C'est ainsi que le Christ ressuscité est cette mise en œuvre de l'humanité que nous sommes. Il n'est pas un bonhomme en plus : il est l'unité de ce que nous sommes, et c'est là sa dimension de résurrection. Autrement dit il est l'activité du Père en acte d'accomplir l'humanité ; et c'est pour autant que par sa mort, il s'efface comme un en plus et qu'il vient comme l'unité de ceux qui étaient dispersés.

c) Le mot "vie" chez saint Jean.

Ici on a l'expression « pain de la vie » (ou « pain vivant »), mais il y a d'autres expressions désignant « quelque chose de la vie » : par exemple, nous trouvons en fin de chapitre : « Tu as les paroles de la vie ». Dans le début de la première lettre de Jean nous lisions hier : « au sujet du logos de la vie » c'est-à-dire de la parole de la vie, de l'affaire de la résurrection. Il y a l'expression « la lumière de la vie » une fois dans l'évangile de Jean.

Que veut dire « de la vie » ? En gros ça peut signifier d'abord "appartenant à cette sphère qui est l'âge nouveau", puisque « nous avons été transférés de la mort à la vie », transférés de l'âge de ce monde qui est mortel et meurtrier à la vie qui est le monde qui vient[2]. C'est cela qui s'appelle la vie ici : la vie, c'est toujours la même chose que la "vie aïônios" chez saint Jean, ce qui est mal traduit par "vie éternelle". C'est la nouveauté de vie.

Jésus dit aussi simplement « Je suis la vie » qui récapitule les multiples "Je suis" concernant la parole de la vie, le pain de la vie, la lumière de la vie. Dans toutes ces déterminations, nous avons un substantif et le génitif "de la vie". Nous avons aussi : « Je suis le pain vivant (zôn) » (v. 51). Y a-t-il une différence ? Je ne crois pas. C'est difficile à savoir parce qu'il y a du calque d'hébreu derrière ces choses, et il n'y a pas nécessairement une différence entre le mode d'écrire l'appartenance génitive et le participe présent. Je ne pense pas qu'on puisse argumenter beaucoup là-dessus sauf en des lieux où c'est précisément mis en évidence, mais pas sous cette forme, sous une autre, et ceci à propos du pneuma. En effet, à propos du pneuma on a un mot majeur « le pneuma de la vie », l'insufflation qui donne vie. À propos de l'eau vivante – plutôt que "l'eau de la vie" – le texte dit bien "l'eau vivante" comme il est dit "le pain vivant" ; on traduit parfois par "l'eau vive", mais le débat n'est pas la différence entre l'eau stagnante et l'eau vive, d'où je préfère traduire "l'eau vivante" même si c'est moins beau.

d) Donner sa vie, se donner.

Dans le Prologue, nous avions : « En lui était la vie ». Les articulations pensables ici seraient une différence entre la vie vivifiante – autrement dit la vie donatrice – et la vie vivifiée, et là, à la place de "donatrice", il faudrait dire : "un mode donateur".

Il nous faudra aller plus loin puisqu'il y a beaucoup plus que ça dans notre texte. Pourquoi « je suis la vie » signifie-t-il « je donne la vie » ? Je donne la vie parce que je me donne pour qu'ils vivent. Ce point-là n'est pas développé, il est inclus, car la pointe du verbe donner réside dans "se donner". C'est pourquoi nous trouvons cette pointe au verset 51 : « Et le pain que je donnerai c'est moi-même (ma chair) ».

Ce à quoi nous sommes arrivés, c'est que le sens de vie et le sens de donner ne sont pas deux : vivre c'est se donner. Mais ne prenez pas se donner pour un programme. En un certain sens vous ne le pouvez pas véritablement, c'est la tâche que le Christ opère, et nous participons à cette tâche en donnant de notre avoir, de notre savoir, de notre temps. "Se donner" est l'identité même du Christ en plénitude et de lui seul, non pas qu'il soit tout seul, mais en ce qu'il le fait pour nous et pour que, à notre mesure, nous entrions dans ce mouvement sans la prétention jamais d'égaler ce qu'il fait. C'est en cela que le Christ n'est pas premièrement un modèle. Il est premièrement celui qui accomplit l'œuvre, œuvre dans laquelle à notre mesure nous entrons. Parce qu'ici il ne s'agit pas du romantisme de se donner. Souvent on est affligé à première lecture quand on entend « Ma vie j'ai la capacité de la donner et la capacité de la reprendre » : romantiquement ce n'est pas sérieux, c'est beaucoup plus beau de la donner un point c'est tout. Seulement le Christ n'est pas un romantique, c'est d'autre chose qu'il parle.

► Il y a toujours le Père en amont qui lui donne de se donner ?

J-M M : Tout à fait car il est celui qui a été marqué, envoyé, pour donner vie au monde. Et c'est un thème profondément johannique que le Christ ne dit rien, ne fait rien, n'est rien que ne dise, que ne fasse, que ne soit le Père : « Le Fils ne fait rien qu'il ne voit faire au Père »

 

 4°) Le mot de chair.

« Et le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde. » (v. 51b).

a) Remarque préalable.

Nous avons l'habitude d'entendre : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang », mais il y a toutes chances que Jésus ait dit « Ceci est ma chair et ceci est mon sang ».

En effet, en hébreu, "la chair et le sang" est une expression classique pour dire l'homme alors que le mot de corps (gouf), qui existe à la rigueur mais qui est faible en hébreu, ne peut pas être mis en rapport avec le mot de sang. "La chair et le sang" ça a un sens, ça dit l'homme sous son aspect de fragilité, car la fragilité de l'homme réside dans la séparation possible de la chair et du sang comme indication de la mort ou du meurtre. La même chose se dit lorsqu'on emploie le mot "les sangs" au pluriel : "les sangs" signifient le sang répandu, donc c'est l'indice de la mort. « Ceux qui sont nés non pas des sangs, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme mais qui sont nés de Dieu » (Jn 1, 13), "pas nés des sangs" c'est-à-dire du meurtre.

b) Signification générale du mot "chair" chez Jean et chez Paul.

Le mot de chair dit donc l'homme sous son aspect de faiblesse, il ne dit pas une partie de l'homme, il dit tout l'homme, comme je dit tout l'homme mais sous un aspect. Or Jean et Paul réagissent différemment à propos du Christ vis-à-vis du mot de chair.

Asthénéia (la faiblesse) est un synonyme du mot de chair chez Paul, elle réside en ce qu'il est mortel mais aussi en ce qu'il est meurtrier. Car nous sommes mortels d'être meurtriers et meurtriers d'être mortels. Cette chose-là (il faudrait le montrer) est largement développée chez Jean. Je dis ce qu'il en est, je ne justifie pas, je repère. Or on ne peut pas accepter de dire que, si Jésus est effectivement mortel, il est également meurtrier. Pour cette raison, Paul bannit le mot de chair pour désigner le Christ, et il lui substitue le mot de sôma (corps) qui, lui, peut dire une venue à perfection. Je vous signale en passant qu'une "venue à perfection" se dit de ce qui est bon, comme aussi de ce qui est mal, ce qui explique l'expression "le corps de péché" : ça ne veut pas dire que ce que nous appelons le corps relève du péché, ça veut dire que le péché qui est séminalement en l'homme se produit, s'accomplit et vient à corps, prend une consistance. Le thème de la venue à consistance, du passage du liquide au consistant, est un thème important qui indique le passage du sperma au sôma. Par exemple il y a des consonances avec la solidité par opposition au liquide, ça se rejoint. C'est très subtil, vous savez, les attenances, les cousinages des mots, leurs inimitiés mutuelles.

Paul bannit le mot de chair. Vous lisez par exemple au début de l'épître aux Romains : « Jésus fils de David selon la chair et déterminé fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un pneuma de consécration. » Cette phrase dit tout mais on ne la comprend pas facilement. Quand il est dit que Jésus est fils de David selon la chair, ça ne signifie pas que sa partie charnelle est issue de David, ça signifie que du point de vue de la chair, c'est-à-dire du point de vue d'un regard faible, on le considère comme étant simplement fils de David. Mais dans le Pneuma de Consécration il est Fils de Dieu de par la résurrection. Et les deux regards s'opposent du fait de l'opposition "selon la chair" et "selon le pneuma"[3]. Voyez comme nous sommes loin d'entendre une phrase comme celle-là si nous lisons ces mots en les enfilant comme il est possible de les enfiler dans notre propre vocabulaire.

c) Le mot "chair" désigne le Christ en Jn 1, 14 et dans notre texte.

Saint Jean dit pourtant « Et le verbe fut chair » ; et dans notre texte : « si quelqu'un mange ma chair et boit mon sang » (v. 56), donc il assume le mot de chair pour désigner le Christ. Il n'y a que ces deux occasions où le mot de chair est employé dans ce sens, et c'est toujours dans une perspective sacrificielle. Le mot de sacrifice, nous ne l'avons pas prononcé encore, il est inclus dans « Le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde » (v. 51b). Ce mot, nous allons le regarder pour lui-même parce qu'il est inaudible à notre oreille. Nous examinerons pourquoi il nous est inaudible et pourquoi cependant il ne faut pas l'exclure (au moins à titre référentiel) du discours évangélique sous peine de perdre tout.

« Le verbe fut chair » ne dit pas qu'une divinité vient s'adjoindre dans une chair parce que la chair ne désigne pas une partie composante. Il y aura de très bonne heure une christologie additionnelle parce que l'anthropologie est additionnelle en Occident : l'âme plus le corps. Dans le cas du Christ il faudra donc l'homme tout entier (âme et corps) plus la divinité ! Nous avons ici une théologie que j'appelle additionnelle, qui est classique, et qui n'est pas celle de l'Écriture. Du reste, la christologie additionnelle est inféconde, inerte, parce qu'elle présuppose que je sais ce que c'est que l'homme – tout le monde le sait : homo est animal rationale, c'est la définition qui court depuis les présocratiques, en changeant de sens d'ailleurs – et puis je sais ce que c'est que Dieu (peut-être, mais supposons), je les mets ensemble, je les attache et il ne se produit rien. En revanche dans une christologie de dévoilement, j'attends de l'humanité christique qu'elle me révèle quelque chose de ce que veut dire Dieu. Nous sommes dans un rapport de dévoilement, pas dans un rapport d'addition.

Que fait Jean quand il dit que le logos devient chair ("fut chair") ? Le mot de chair désigne, conformément à Paul, l'homme tout entier sous son aspect de faiblesse ; mais, de cette faiblesse, on ne retient que l'aspect de mortalité et pas l'aspect d'être meurtrier. En outre, c'est une faiblesse différente de la faiblesse au sens usuel (la faiblesse négative) en cela qu'elle est non pas subie mais acquiescée, voulue : « Entrant librement dans sa passion », c'est dans notre prière eucharistique n° 2. Or le mode de mourir inverse le sens de la faiblesse. Il se passe quelque chose à l'intérieur de la faiblesse : le mode de mourir inverse le sens de la mort.

Du reste il y a dans toute notre Écriture deux sens de la mort : la mort peut être un des noms propres du prince de ce monde, et alors elle désigne la région de la mortalité dans son prince ou son principe ; ou bien elle désigne la bienheureuse mort de notre Seigneur Jésus-Christ, et c'est la même chose que la résurrection, c'est-à-dire l'autre région. Le mode de mourir de Jésus contient en lui la résurrection. La résurrection n'est pas quelque chose qui intervient après, c'est l'inversion du sens de la mort que Jésus accomplit. Et c'est pourquoi « Le verbe fut chair » ne signifie pas « il s'est incarné », ça signifie « il est venu à la mort volontairement ».

Saint Jean connaît très bien l'autre sens du mot de chair, il l'utilise même immédiatement avant ce fameux verset 14 (« Le verbe fut chair »). Il parle de « ceux qui sont nés non pas des sangs ni de la volonté de la chair ». Nous allons retrouver la volonté du côté du sperma : la "volonté de la chair" c'est ce qui, venu à jour, manifeste la chair dans sa faiblesse. Voilà le sens négatif. Cela suppose qu'entre la fin du verset 13 et le début du verset 14 un orage soit passé sur le vocabulaire, il faut que le mot chair ait été lui-même crucifié, il faut qu'il y ait une inversion du sens de ce mot qui garde son sens de faiblesse, mais qui fait toute la différence entre la faiblesse subie et la faiblesse acquiescée, entre une mort au sens banal du terme et la mort christique.

 

II – Lecture suivie des versets 51-58

 

1°) Verset 51.

 

Christ, mosaïque de Ravennes

a)  Le contexte : v. 47-50 : croire, vivre, manger la manne /le pain vivant…

« 47Amen, amen, je vous dis, celui qui croit a vie éternelle. – Et tout d'un coup : 48Je suis le pain de la vie. » C'est le mot pain qui maintenant est accentué alors qu'il ne l'a jamais été depuis le début du chapitre, et c'est désormais le mot important. Nous revenons à la thématique initiale du pain et même de la manne dont il n'a plus été question non plus.

« 49Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils moururent. – Ce verset veut expliquer le retour au "pain de la vie" par opposition à la mort –. 50Tel est le pain descendu du ciel que si quelqu'un en mange il ne meurt pas.» Tous les mots sont ressaisis. Le mot qui intervient pour la première fois à deux reprises, c'est le verbe manger. Il était juste dans la citation du psaume : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit : “Il leur a donné un pain venu du ciel”. » (v. 31), mais il n'a pas été médité encore.

b) Verset 51a. Croire, vivre, manger.

« 51Je suis le pain vivant descendu du ciel, si quelqu'un mange de ce pain il vivra de vie éternelle. »  Je vous invite à faire une équation :

– vous lisez : « Amen, amen, je vous dis, celui qui croit a la vie éternelle » (v. 47) ;

– puis : « Si quelqu'un mange de ce pain il vivra éternellement » (v. 51).

On a : croire c'est vivre ; manger c'est vivre. Donc croire c'est manger.

Disons autrement : le mot croire intervient après une méditation sur "l'entendre d'auprès du Père" (v. 45-46) ; donc entendre c'est vivre, manger c'est vivre, donc entendre c'est manger. Manger est un autre nom de l'entendre, un autre nom de la foi, c'est même le nom qui dit le plus accompli de la foi ; la foi part de l'entendre, donne à voir, s'accomplit en venir vers, en toucher, en manger. Nous revenons ici à la thématique de la sensorialité.

Vous vous rappelez qu'on a dit que le mot de vie avait deux sens. La vie en question ici c'est la vie dans sa dimension pleine, c'est ce que nous appelons vie éternelle, c'est la vie du monde qui vient. C'est la vie qui est en train de commencer dans ce septième jour dans lequel nous sommes[4], ce perpétuel éveil à cet espace aïônios (éternel).

c) V. 51b, phrase récapitulative : “Le pain que je donnerai c'est moi-même”.

Enfin nous retrouvons la phrase par laquelle nous avions commencé notre lecture : « Et le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde.[5] » C'est la phrase pleinement récapitulative. Le Père donne le Fils, le Fils se donne : ce qui est donné, c'est lui-même, c'est Je.

Nous n'avons pas suffisamment médité sur la façon de dire moi-même, comment "ma chair" est une façon de dire moi-même ; nous avons déjà dit certaines choses mais il y aurait encore beaucoup à méditer, parce que ce n'est pas simplement une curiosité comme celle d'un langage différent du nôtre, ça demande à être médité pour son sens. Il faudrait voir ce que ce mode d'expression implique comme façon d'être à soi-même et comme façon d'être au monde.

Mais il se trouve que les deux termes de manger et de chair sont prononcés pour la première fois, ce qui va provoquer le débat avec les Judéens à partir du verset 52 où nous trouverons une série d'expressions qu'il nous faudra à nouveau interpréter.

Conclusion.

Voici un passage qui n'est pas premièrement sur le sacrement de l'Eucharistie mais qui vise l'identification du Christ et donc ce que veut dire Dieu, et aussi cette circulation de donation qui constitue l'être même du Fils dans la mesure où, se donnant, il donne vie aux hommes. L'accès à cela est entendre, entendre qui donne d'avoir en vue. En quel sens cela s'articule-t-il comme un manger, c'est la chose qui n'est pas du tout précisée pour l'instant.

 

2°) Versets 52 à 56.

 

Vallotton, Jn 6 discours de Jésus« 52Les Judéens débattaient entre eux ici ce n'est pas simplement le murmure, c'est le mot fort "débattre" et même "combattre" – en disant : "Comment peut-il nous donner sa chair à manger ?" 53Jésus leur dit donc : "Amen, amen, je vous dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'Homme et ne buvez pas son sang, vous n'avez pas la vie en vous. 54Celui qui dévore ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et moi je commence à le relever dans le dernier jour, 55car ma chair est véritablement nourriture et mon sang véritablement boisson. 56Celui qui dévore ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui." »

Le verbe "manger ma chair" est le mot qui vient susciter la dispute parce que nous sommes dans un contexte non pas de recherche (zêtêsis) ni de question, non pas seulement de murmure, mais de combat, et de ce fait la réponse de Jésus n'est pas une réponse. Jésus ne fait que réitérer ce qu'il a dit, non seulement le réitérer mais en aggraver la formulation. Comme nous le disions l'autre jour, il n'y a de réponse que pour une question authentique. Nous n'avons pas ici une question authentique donc ce n'est pas le moment de donner une réponse.

Premièrement, qu'est-ce qui est entendu par eux ? Deuxièmement, comment la réponse de Jésus ne fait-elle qu'aggraver ce qu'il a dit ? Voilà les choses auxquelles il nous faut répondre maintenant.

a) Qu'est-ce qui est entendu par les auditeurs de Jésus au cours des temps ?

C'est l'expression "manger la chair" au sens trivial du terme. Dans l'écoute qui a été faite de ces paroles de Jésus au cours des temps, les auditeurs de Jésus représentent une écoute qui a existé à plusieurs reprises. Dès le IIe siècle, il y a des gens qui ont entendu la parole de cette façon, non pas pour s'en offusquer mais pour y adhérer. On les appelle les Capharnaïtes en référence à ce passage de Jean qui a eu lieu à Capharnaüm, comme nous lirons au verset 59 : « Il dit cela dans la synagogue en enseignant à Capharnaüm ».

Il y a toujours eu, dans l'histoire de l'écoute de cette parole, deux tendances extrêmes, une tendance capharnaïte d'un réalisme fondamentaliste, et puis l'autre tendance où on est invité à entendre la parole "manger la chair" dans un sens figuré. Ce qui se joue tout au long de cela, c'est la question occidentale du réel ou du "purement symbolique" (si je prends maintenant le mot symbolique au sens usuel du terme).

Augustin est le représentant d'une lecture très symbolique, même dans ce sens usuel. Réalisme ou symbolisme – j'aimerais trouver un autre mot que "symbolisme" car je l'emploie habituellement dans un sens plein, mais vous voyez ce que je veux dire – imagé, voilà, de pure métaphore. Nous en avons un exemple.

Et la position de l'Église, en fonction des différents moments sectaires ou hérésiarques, est exemplaire. C'est une position qui ne se replie pas sur le capharnaïsme, et qui ne se résout pas non plus à être simplement une écoute métaphorique. Cela a donné lieu à des recherches multiples qui reprennent de siècle en siècle, depuis le haut Moyen Âge jusqu'au moment de la Réforme, et qui donnent lieu à des réponses multiples, parfois entre les différents Réformés, voire successivement chez le même. Aujourd'hui c'est une question qui paraît usée.

Les quelques-uns qui participent à l'Eucharistie aujourd'hui n'en font pas problème. Je ne sais pas s'ils en pensent quelque chose. C'est une question, en tout cas, qui n'est pas de nos débats. Je dirais là ce que j'ai dit à propos d'autre chose – à propos du débat sur initiative divine ou liberté humaine – ce n'est pas parce qu'on n'y pense plus que la question ne s'impose pas d'une certaine manière.

Je suis en admiration devant la dogmatique parce que sur ce point elle n'a cédé en rien. Les réponses qu'elle a apportées à ce sujet et le vocabulaire dans lequel elle s'est exprimée ne sont pas très satisfaisants, en tout cas pas suffisants pour nous, pour la façon dont nous pourrions poser la question aujourd'hui si elle se posait. Mais elle a gardé un cap essentiel en ne cédant pas au simple symbolisme et en ne tombant jamais dans quelque chose comme le capharnaïsme. C'est à ce titre-là que le dogme dans cette histoire a été quelque chose de très précieux ; mais c'est quelque chose qui ne clôt pas notre recherche, nous avons à reprendre cela avec des possibilités d'écoute qui sont autres que celles du IVe siècle ou du XIIIe siècle.

b) La réponse de Jésus "aggrave" la situation.

Le deuxième point était de marquer et d'interpréter la réponse de Jésus qui semble plutôt aggraver la question que la résoudre. En effet nous avons ici trois, peut-être même quatre formulations qui disent la même chose mais à chaque fois en aggravant un peu, en rendant plus difficile l'écoute.

Boire le sang : il est difficile d'entendre "manger la chair" mais il est dit ensuite « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang » ce qui peut-être pour vous ne fait pas grande différence, mais pour une écoute juive est particulièrement inaudible car boire le sang, y compris le sang d'un animal, est une des prohibitions majeures.

Dévorer : La deuxième aggravation touche le verbe qui dit manger. Ce n'est plus simplement phagein comme il était dit auparavant, mais c'est un mot que j'ai traduit par dévorer. Je ne suis pas sûr que la traduction soit parfaite, en tout cas c'est un mot qui est utilisé pour le mode animal de manger. Dans une autre traduction on a "mâcher" qui est bon.

Véritable (alêthês) :Et enfin il y a l'aggravation que constitue le mot "véritable" appliqué au pain, au verset 55, à la mesure où nous l'entendons comme "n'étant pas pris au sens figuré".

Donc nous avons une série d'aggravations. Je vais vous dire fermement mais prudemment comment j'entends cela.

Comme Jésus ne répond pas, n'explique rien et ne fait que réitérer, il ne faut pas prendre ceci pour une explication mais pour le dévoilement progressivement endurci de ce que les interlocuteurs ont au cœur, la traduction de l'épaississement de leur écoute de la parole "manger ma chair".

c) Les paroles de Jésus sont à entendre dans leur fonction.

Est-ce que vous vous rappelez que, au début de ce texte, Jésus dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains ? » et le texte ajoute : « Il disait cela pour le mettre à l'épreuve (le tenter) car lui-même savait ce qui allait faire. » Et nous disions : "tenter" ici, c'est faire éprouver par Philippe ce qu'il a au cœur. Il est donc explicitement dit que ce n'est pas ce que pense Jésus quand il pose cette question, mais qu'il essaye de faire révéler à Philippe ce qu'il a au cœur. Il pose la question « Où est-ce qu'on peut acheter des pains ? », ceci pour l'aider progressivement à comprendre que le pain, ça ne s'achète pas mais ça se donne (« le pain que je donnerai ») ; d'où l'importance du verbe "donner" qui était éclairé ici par l'opposition entre donner et acheter.

Il est important à mon sens de savoir que les paroles de Jésus sont à entendre dans leur fonction, et qu'elles n'ont pas toujours la même fonction. Nous verrons qu'avec les apôtres, qui ont des difficultés un peu semblables, mais sans doute ont une posture autre que la posture régressive et combative des Judéens, Jésus s'y prend autrement et ce qu'il dit est effectivement éclairant. Ce qu'il dit ici n'est pas éclairant, ne fait que refléter l'écoute effective et donc la rendre plus difficile d'une certaine manière, ou prendre acte de l'impossibilité de répondre.

d) Dans ce dialogue que vise Jésus ?

Ceci relève de ce qui serait une étude de la signification du dialogue, de la recherche de la réponse de Jésus dans l'évangile de Jean. Ça me paraît intéressant. Seulement le risque ici serait, pour nous lecteurs, de prendre comme expressions meilleures et plus claires celles qui ne sont que l'attestation de l'endurcissement d'écoute.

Comme ce type de réflexion n'est pas fait souvent, même pas par sœur Jeanne d'Arc qui d'habitude est très pertinente, la traduction voudra adoucir ce que le texte a de dur. Dans la perspective que j'ai indiquée, il faut justement ne pas l'adoucir, mais en garder l'aspérité. Mais il est d'autant plus difficile de décider d'un mot que la décision est commandée par le présupposé : est-ce que j'entends ça comme une parole plus claire par rapport à manger, plus explicitante, ou au contraire comme une parole qui atteste de l'opacité de l'écoute ? C'est intéressant comme question.

Et maintenant je plaisante : ce serait peut-être audacieux de déclarer versets sataniques des versets qui ont été quand même pieusement médités comme disant la parole même du Christ dans le cours du temps. Vous voyez la portée de ma plaisanterie, c'est pour cette raison que je dis cela timidement, et pourtant il y a quelque chose en moi qui est à peu près sûr de cette lecture.

► J'ai eu un collègue qui était juif et qui était systémicien et il appliquait sa théorie de la systémique, il me disait : quand une chose est difficile il faut la rendre encore plus difficile.

J-M M : C'est un principe de lecture. Essayer d'adoucir le texte pour le rendre possible à mon oreille est suspect. J'ai toujours dit qu'il ne faut surtout pas gommer les points qui font difficulté dans le texte parce que ce sont ceux qui recèlent ce qui est le plus précieux. Notre sentiment de difficulté atteste que nous ne sommes pas au lieu d'écoute : puisque le texte peut le dire et que moi je ne peux pas l'entendre, c'est que je ne suis pas au lieu du texte. Ça ne veut pas dire que je doive me rendre tout de suite au lieu du texte, mais je dois y porter toute mon attention. Si c'est lisse, si tout ce que j'entends du premier coup va bien, je n'ai pas besoin de l'Écriture pour ça. Elle ne fait que confirmer ce que je sais déjà. Dans le dialogue c'est le point inaudible, le point difficile, qui est justement le plus intéressant.

e) "Demeurer dans".

Donc nous sommes dans la perspective d'un épaississement, d'une plus grande opacité de la parole, je n'en dis pas plus pour l'instant.Notons cependant que, chemin faisant, une expression nouvelle est intervenue : « Celui qui dévore ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Petite note nouvelle et mystérieuse, mais qui dit quelque chose de très important. D'abord c'est le verbe demeurer dont nous avons parlé comme étant un des verbes johanniques importants, et dans une forme provocante qui oblige à penser la petite préposition "dans". Il est fréquent de rencontrer dans  l'Évangile quelque chose qui paraît contradictoire dans ce domaine comme ce « demeure en moi et moi en lui ». Nous lisons que nous demeurons en Dieu et que « l'Esprit de Dieu habite en nous » (d'après 1 Cor 3, 16) : il y a un problème d'emboîtement.

Si nous pensons la préposition "dans" à partir de l'imaginaire de l'emboîtement, c'est ou l'un ou l'autre : il y en a un qui est dedans et l'autre qui est dehors, pas simultanément les deux. Ceci nous invite à méditer la préposition "dans" comme ne désignant pas premièrement notre image de l'emboîtement mais comme étant un autre mode de dire la plus grande proximité. C'est très difficile car naturellement il nous faut, pour entrer dans cette perspective, un support symbolique autre que la symbolique de la demeure entendue comme emboîtement. Pour l'instant disons que c'est une invitation à entendre ce "dans" comme disant la proximité. Ceci est du reste conforme à notre langue : "auprès de" ne se pense chez nous que dans l'image de l'extériorité. Mais il faudrait entendre que la pénétration est la plus grande proximité.

Donc ici il s'agit d'une sorte de compénétration puisqu'on est en lui et lui en nous. Et l'absorption, la symbolique de la bouche, et donc d'une certaine façon la manducation, est un indice de cette compénétration ; elle appartient à la symbolique du dedans pensée un peu plus loin que la toute première image qui nous vient à l'esprit.

Je vous signale cela, je ne vais pas le pousser plus loin parce que le discours n'ajoute rien. C'est un point à méditer.

f) Une pénétration qui n'est pas confusion. Les mélanges chez les anciens.

Vous vous rappelez, nous avons dit : entendre donne de voir ; voir, c'est le loin et le près, c'est la perspective ; que le loin s'approche, c'est la proximité. Cette pénétration n'est pas non plus à entendre comme une fusion, une confusion ; mais là nous sommes en train de nous servir d'images. Les anciens l'ont fait très longtemps. Ils se sont intéressés aux mélanges et c'est souvent beaucoup plus riche que les concepts abstraits qu'on en a tirés.

C'est d'abord un regard sur la différence entre l'huile et l'eau, l'eau et le vin : il y en a qui se pénètrent et d'autres qui ne se pénètrent pas. Ce sont des méditations sur le mélange, sur le barattage, sur un certain nombre de choses.

Chez Empédocle, les grandes images sont des images d'éléments et d'instruments pour dire le cosmos. Il y a une belle méditation sur la lampe-tempête : on la prenait le soir pour aller à l'étable jeter un dernier regard sur des vaches, voir si tout allait bien. Il fallait sortir dehors avec la lampe-tempête. Le fait qu'elle laisse passer la lumière mais pas l'épaisseur de l'air permet d'élaborer une méditation sur les pores ; les sens sont appelés des pores, des conduits. Nous avons ici des choses très élémentaires.

Mais, vous savez, quand les physiciens cherchent à utiliser le langage commun pour traduire leurs calculs, ils en sont réduits aussi à en venir aux corpuscules, à l'onde, qui ne sont que des images. Méditer ces choses premières est une fonction de ce que j'appellerais une symbolique, et ça joue un très grand rôle, inconsciemment, dans notre acceptation ou dans notre rejet de telle ou telle affirmation, des symboliques non perçues comme telles.

 

3°) Versets 57-58.

Il y a dans la suite du texte un autre apport qui pour nous est précieux : « 57Selon que le Père, le vivant, m'a envoyé, moi aussi je vis à cause du Père et celui qui me dévore, celui-là vivra à cause de moi (en grâce de moi, par moi). » J'ai traduit par "à cause de moi". En effet dia plus le génitif c'est l'image de "à travers", une traversée ; mais ici c'est dia plus l'accusatif : "à cause de","en grâce de" ; étant entendu que "à cause de" n'est pas bon du tout comme traduction, on peut dire "par", bien qu'il y ait d'autres façons de traduire, mais c'est sans doute meilleur. Simplement le "à cause de", ici, je l'ai utilisé comme aggravant, pour provoquer l'intelligence de cette préposition.

« Le Père, le vivant, … je vis par le Père » c'est-à-dire qu'il vit par le Vivant, et parce que Jésus est aussi la vie (et le pain vivant), nous vivons par lui. Le mot de vie est ce qui fait la jonction, on a " vivre par le Vivant" dans les deux cas. Il est "le Vivant" et Jésus est la vie : de la même façon que le Père n'est pas le Logos, mais nous avons vu qu'il était la racine de la parole. Jésus dit « Je suis la vie » mais il ne l'est que par le Père qui est donc "le Vivant", étant entendu que ce qui est détecté comme l'essence même de la métaphysique, à savoir la distinction de l'être et de l'étant, ne régit pas du tout notre Écriture.

Nous avons dit qu'une autre formule se dessine dans l'Écriture, c'est la différence entre le vivifier et le vivifiant, la différence non pas entre l'infinitif et le participe, mais entre le causatif et le participe. Ceci pour alerter à des questions qui ont une quarantaine d'années.

Et d'une certaine façon, à nouveau, le texte boucle : « 58Celui-ci est le pain descendu du ciel, non pas comme mangèrent les pères et ils moururent. Celui qui dévore ce pain vivra éternellement. » Nous avons déjà eu une reprise de ce genre avec la thématique de la manne, dans les versets 50-51, et ici à nouveau, après un autre détour, le retour à la même expression.

Ensuite ce sera l'écoute des disciples et leurs questions. Nous aurons à nous arrêter davantage parce que la réponse de Jésus est un véritable chemin d'écoute pour entendre comme il convient. Là il répond effectivement, il donne un chemin d'écoute pour entendre la parole énigmatique « le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde. »[6]



[1] Cette recherche du lieu où émergeait en clair la résurrection a eu lieu avant la lecture des versets 30-50, c'est-à-dire qu'après avoir lu ce verset 51b il est reparti  du verset 30, donc du début.

[5] J-M Martin expliquera le lendemain matin en lisant la suite du texte et en étudiant le mot "chair", que  le  mot "monde", ici, n'a pas le sens négatif qu'il a majoritairement dans l'évangile de Jean. Voir chapitre 8. V. 60-71 : Jésus et les disciples. Le mot "chair", la figure de Judas, la mort

[6] Cf. chapitre 8. V. 60-71 : Jésus et les disciples. Le mot "chair", la figure de Judas, la mort. Le chapitre 7 traite de questions diverses : Satan ; Christ... ; symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...).

 

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