Prologue de Jean. Chapitre VI : le baptême et le Baptiste ; péché / pardon ; le rapport Père / Fils.
Voici le chapitre VI de la session sur le Prologue de l'évangile de Jean. Ce chapitre reprend plusieurs thèmes qui ont été touché avant : questions autour du baptême et du Baptiste ; questions autour du péché et du pardon ; le Fils révèle le Père.
- La présentation des rencontres et de la transcription : Jean 1, 1-18 : présentation des rencontres, table des matières de la transcription.
- Le chapitre précédent : Chapitre V : Le Baptême de Jésus et la figure du Baptiste.
- Le chapitre suivant : Chapitre VII : Etude du mot arkhê, et premières lectures des versets 1-5.
- La totalité de la transcription (version d'avril 2022) en fichier pdf : Jn_1_Prologue ; en fichier docx : Jn_1_Prologue. ; en fichier epub : Le_Prologue_de_Jean.
- Lien vers deux messages : Qui est Jean-Marie Martin ? (ses lieux de recherche, ses articles) ; Mise en garde (réflexions sur le contenu des transcriptions)
- NB. On trouve la liste complète des chapitres et de la présentation grâce au tag JEAN-PROLOGUE, on la trouve aussi dans le menu horizontal du blog dans la colonne SESSIONS /st Jean : Jn 1, 1-18 Prologue.
Chapitre VI
Le baptême et le Baptiste ; autres figures
I – Questions autour du baptême et du Baptiste
1) Le Baptême de Jésus et notre baptême.
a) Que désigne l'expression « le Baptême de Jésus » ?
Quand je dis l'expression « le Baptême de Jésus » il y a ambiguïté. En effet le Baptême de Jésus pourrait être le baptême que Jean donne à Jésus, alors qu'il s'agit du baptême que Jésus reçoit en recevant le Pneuma Sacré[1].
Les données anecdotiques sur la nature du baptême johannique sont intéressantes mais ce n'est pas cela en premier que nous disons quand nous parlons de la thématique du Baptême. La thématique du Baptême c'est la parole « Tu es mon Fils », c'est que le pneuma descende sur Jésus, l'oigne et demeure sur lui. C'est cela que nous visons et c'est ce qui constitue cet épisode comme théophanie.
Les deux choses peuvent être intéressantes et quelquefois on ne les démêle pas l'une de l'autre. Nous avons vu qu'ensuite elles continuent à régir le texte de Jean, que ce ne sont pas des thèmes seconds. Par exemple il y a beaucoup de textes apparemment historiques dans la première lettre de Jean qui prennent une réalité tout à fait concrète si on s'aperçoit que le vocabulaire fait allusion à la scénographie du Baptême. Dans l'écriture de Jean nous sommes souvent implicitement dans la scénographie du Baptême.
b) Notre baptême.
► Quand tu dis "baptême" il s'agit du Baptême de Jésus dans le Jourdain, mais est-ce aussi le baptême que nous recevons comme disciples de Jésus ?
J-M M : Oui,bien sûr.
► Jean ne fait pas tellement allusion à cela.
J-M M : En un sens, c'est vrai. Mais de notre baptême il est question aussi. En effet il y est fait allusion, disons de façon anecdotique, en ce sens que Jésus baptise. C'est un peu plus loin dans le texte. Il y a un débat et saint Jean dit : « bien que Jésus ne baptisât pas lui-même mais ses disciples » (Jn 4, 2) ; donc les disciples de Jésus baptisent d'un certain baptême.
Le baptême chrétien est une gestuelle tout à fait initiale comme en témoignent les Actes des apôtres. Ce baptême est pensé dès le début selon plusieurs voies :
– une voie qui reste assez dans la ritualité des ablutions soit juives, soit esséniennes, soit… C'est même assez fréquent dans la littérature du IIe siècle ;
– bien avant cette littérature saint Paul avait ouvert une méditation sur le baptême comme participation à la plongée du Christ dans la mort : « Ignorez-vous que nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été baptisés. » (Rm 6, 3).
Mais au cours du IIe siècle ce que dit saint Paul sera assez peu repris. C'est la thèse d'un certain Benoît de l'université de Strasbourg (vers 1960) : il y a une espèce d'étrécissement de la réflexion sur le baptême dans le cours du IIe siècle par rapport à ce qui était en promesse dans les premières expressions pauliniennes qui ne sont pas étrangères à Jean, comme je le dirai tout à l'heure si on veut poursuivre.
c) Importance des deux voix au Baptême de Jésus.
On peut penser que c'est l'importance même du baptême des chrétiens qui a donné son ampleur (importance) à ce petit épisode. Sûrement, au regard de l'historien, c'est un petit épisode que personne n'a vu : que Jésus soit allé rencontrer le Baptiste, et qu'il lui ait demandé le baptême ! Et soyez sûrs que personne, ou presque, n'a vu le Saint Esprit descendre sous la forme d'une colombe, et que peu nombreux sont ceux qui ont entendu la voix !
Par exemple il y a un autre lieu où une voix vient du ciel et s'entend, mais les gens entendent si peu qu'explicitement Jean dit : « La foule qui se tenait là et avait entendu disait que c'était le tonnerre, et d'autres disaient : "Un ange lui a parlé". » (12, 29).
N'oublions pas que la scénographie dont nous parlons ici est une scénographie dans la parole qui la tient. Cela ne se voit que si, d'abord, cela s'entend dans la parole. C'est une relecture, à partir de la résurrection, de l'épisode du Baptême pour en dégager les dimensions, le sens – le sens parce que parole lui est prêtée.
Que veut dire qu'une parole vienne du ciel et dise : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » ? Pensez-vous que cela résonne aux oreilles ordinaires et charnelles ? Saint Jean lui-même dit que non à propos de l'autre parole qui se trouve au chapitre 12. Cette parole du ciel n'est entendue que de l'oreille intérieure de celui qui perçoit la dimension de ce qui se passe, dimension qui ne peut être dite qu'en parole. Et la parole du ciel elle-même a besoin d'être reprise dans la parole du Baptiste qui est une parole articulée.
d) La question des films sur la vie de Jésus.
C'est pour cette raison que je ne supporte pas les films sur la vie de Jésus. Il y a des choses intéressantes chez Pasolini, chez Zefirelli aussi malgré des éléments plus faibles, et même chez Scorcèse malgré de nombreux points de vue agaçants. Et pourtant tout cela me paraît faux, comme si la vérité de ce qui est en question dans ce texte n'était pas susceptible d'être traduite au niveau de la représentation sensorielle à prétention anecdotique, c’est-à-dire qui a la prétention de restituer la chose.
Autrement dit la vérité de ce qui se passe là est recueillie chez nous dans la célébration, dans le recueil proclamant et célébrant, et non pas dans l'imaginaire représentant.
► Ici c'est Jean-Baptiste qui voit le Saint Esprit descendre sur Jésus et chez les autres ?
J-M M : Chez Marc c'est l'évangéliste lui-même qui raconte ce qui se passe.
e) Les baptêmes à l'époque de Jésus.
► Est-ce qu'il y avait plusieurs baptêmes du temps de Jésus ?
J-M M : Le baptême existe à plusieurs niveaux. Il y a plusieurs types de baptême, et par ailleurs il y a des pratiques rituelles d'immersion, des pratiques lustrales. Il y a des baptêmes destinés à l'introduction des prosélytes, puis il y a le mouvement baptiste et la figure de Jean-Baptiste parmi tout cela.
Je pense que la figure de Jean le Baptiste prend, indépendamment même de l'attention que lui porte le christianisme naissant, une consistance, en ce que c'est une figure par rapport à laquelle il faut déjà se poser, il faut savoir comment on se tient. Est-ce que c'est le christianisme qui a donné de l'importance au Baptiste comme tel ? De toute façon on sent bien que c'est un problème très important parce qu'il y a, pourrait-on dire, un traitement stéréotypé qu'on retrouve partout, des points de repère qui se répètent dans les Synoptiques, chez Jean, chez Paul, dans les Actes, ce qui révèle le souci d'avoir à prendre position. Mais pour moi ce n'est pas une question majeure.
► Pour moi il s'agit de comprendre comment des gens ont pu arriver en demandant à Jean : « Qui es-tu ? »
J-M M : Oui, je ne veux pas te dénier le droit d'insister sur cette question, néanmoins ce qui est intéressant, ce n'est pas pourquoi il y a des gens qui viennent vers Jean, c'est pourquoi Jean a écrit qu'il y a des gens qui viennent à Jean-Baptiste pour lui demander : « Qui es-tu ? »
f) Quel est le sens premier du baptême chrétien ?
Je voudrais revenir à l'explication du mot même de "baptême". Bien sûr on sait ce que c'est qu'un baptême, mais pour entendre les textes que nous lisons, il ne faut pas les entendre de la gestuelle du baptême telle qu'elle est dans notre esprit.
D'abord que le Christ baptise dans le pneuma ne signifie pas premièrement qu'il y ait un baptême chrétien qui soit autre. C'est tout à fait vrai, mais ce n'est pas ce qui est visé ici. En fait il s'agit d'être plongé dans le pneuma de résurrection et de vérité. Que cela donne lieu à gestuation particulière dans le baptême, c'est vrai, c'est le développement d'une symbolique fondamentale, mais il ne faut pas que le particulier nous permette d'éluder la grande dimension du baptiser.
g) Le baptême dans le Nom.
Et cela d'autant plus que le mot même de baptiser, au fond, il faut le penser à partir d'un mode d'appartenance : être baptisé c'est appartenir, et c'est ce qui est premier. Cela peut paraître simpliste, mais cela apparaît par exemple dans l'expression « baptiser dans le nom ». Saint Paul notamment se servira de l'analogie de la circoncision qui est une marque, un signe, et ce sera le même vocabulaire. Ce qui est premier c'est qu'on appartienne.
Il faut toujours penser à partir de la plus grande ampleur, quitte ensuite à préciser. Je veux dire par là : il est évident qu'il y a des modèles purement rituels, cultuels qui existent quand l'évangile est écrit. Néanmoins il ne faut pas omettre de penser que même ces modèles éventuellement cultuels sont ressaisis à partir du profond de la pensée. Du reste, ce qu'on appelle des rites, on ne les pense bien qu'à la mesure où on ne les pense pas comme rites.
2) La figure de Jean-Baptiste et de quelques autres.
a) Les places respectives de Jean-Baptiste et de Jésus.
► Quelle est l'importance de Jean-Baptiste dans l'évangile de Jean, et cette figure est-elle susceptible d'être interprétée dans un sens politique ?
J-M M : Il me semble avoir déjà dit quelque chose là-dessus. Je le répète rapidement.
Il est tout à fait loisible de conjecturer qu'un certain nombre des disciples des premières communautés johanniques dans la région du Jourdain, et peut-être de la Samarie, sont des disciples de Jean le Baptiste qui se rallient au Christ. Nous en avons un exemple puisque deux disciples du Baptiste voient passer Jésus, et, après la parole du Baptiste « Voici l'agneau de Dieu… », ils quittent le Baptiste et suivent Jésus.
Que cela ait introduit un débat sur la signification de la figure christique et de la figure du Baptiste, c'est tout à fait plausible. Le débat donne lieu à une négociation avec le souci – le mot souci étant ici pris dans un bon sens – avec le souci de déterminer, de trouver la place respective de l'un et de l'autre.
b) Les places respectives des disciples et de la famille de Jésus.
J'ai dit que le débat était possible. Par exemple il semble qu'il y ait eu un débat à propos de la question de l'héritage entre notamment le cousin de Jésus[2], premier évêque de Jérusalem, donc de l'Église de Jérusalem proprement dite, et d'autres apôtres, et singulièrement Paul. Il y a échange entre ces communautés naissantes, et il ressort de ces débats des mises en place.
c) Les places respectives de Pierre et de Jean.
De même, tout à la fin de l'évangile de Jean, la deuxième partie du chapitre 21 est occupée par le débat sur ce qu'il en est du destin et de la signification de la figure de Pierre comparée à celle de Jean. L'héritage johannique est d'un tout autre ordre que l'héritage pétrin. C'est caractéristique, ne serait-ce que par l'emploi des deux verbes : à propos de Pierre il y a le verbe suivre, c'est-à-dire que Pierre suit, et en plus il a une suite[3] ! À propos de Jean il y a le verbe demeurer : « Si je veux qu'il demeure… » C'est une phrase qui a été mal comprise par les premiers disciples, et Jésus répond « En quoi ça te concerne ? Si je veux qu'il demeure… » Qu'est-ce que c'est que cette fonction johannique du demeurer qui n'est pas du même ordre que la succession apostolique pétrine ? Voilà une jolie question.
Pierre a le primat, Jean est le disciple par excellence, « le disciple que Jésus aimait » et ce terme ne veut pas dire que Jésus avait une particulière affection pour Jean et encore moins une affection particulière, c'est qu'il est le disciple par excellence. L'évangile de Jean est l'évangile du disciple. Même Marie-Madeleine est la disciple : elle se laisse constituer comme disciple quand elle reconnaît le Ressuscité en lui disant « Rabbouni » (Jn 20, 16) qui est le corrélatif de disciple : en reconnaissant le maître elle se met disciple. Donc c'est le concept de disciple qui caractérise l'évangile de Jean, et qui est autre que le concept d'apôtre.
Le rapport de Pierre et de Jean est même un rapport rigoureusement compétitif, d'un compétitif qui pourrait être olympique, puisqu'ils courent ensemble et que l'un court plus vite que l'autre. Jean court plus vite que Pierre. Vous me direz : dans l'évangile de Jean, ce n'est pas étonnant ! Eh bien si, que Jean courre plus vite que Pierre a une signification essentielle : la rapidité de la course désigne la proximité du début et de la fin, de l'arkhê et de l'eskhaton. Jean est celui qui, d'un clin d'œil, perçoit la totalité, comme le dit le mot : « Il vit, il crut ». Seulement ce qui rend cela moins suspect c'est qu'il y a place pour Pierre puisque Jean court plus vite et que néanmoins il n'entre pas le premier. Autrement dit il y a une primauté de Pierre. Est-ce que c'est l'effet de négociations purement politiques ? Pas du tout. C'est le déchiffrement de la signification de figures diverses de la foi dans l'Église. C'est politique si on veut, mais ce n'est pas politique au petit sens, du moins rien ne permet de le conjecturer. C'est là que revient le mot de figure.
d) Les figures chez Jean.
Jean déploie différentes figures de la même foi. Ainsi tout le chapitre 20, qui est le chapitre des apparitions du Ressuscité, est construit sur la monstration de différentes figures de la foi : la figure johannine, la figure pétrine, la figure de Marie-Madeleine, de Thomas, des disciples ensemble. À chaque fois le processus de la foi, son contenu, sa rapidité, ses démarches, ce qu'elle dit… est différent. Il y a différents modes d'être à la même foi qui est la foi dans le Ressuscité.
Là encore le mot de figure prend un sens, et on ne peut pas penser que Pierre ne soit pas figure. Les traits décisifs de Pierre se trouvent sous la forme de traits de caractère, mais l'Évangile se fout complètement de la psychologie ou de la caractériologie. Si Pierre est le présomptueux, le généreux présomptueux, c'est qu'en cela il est une des figures de la foi. Et son caractère présomptueux, c'est-à-dire son caractère d'homme qui croit, qui renie, puis qui re-croit – ce qui du reste n'est pas du tout johannique – c'est même probablement la raison qui le fait constituer dans sa primauté. La primauté de Pierre est fondée sur le reniement de Pierre, parce qu'elle est une primauté de service qui est fondée, non pas sur la capacité propre de Pierre ou de son successeur, mais sur la libre donation gratuite à celui précisément qui en a le moins la capacité. Vous me direz que ce n'est pas très glorieux pour le pape. C'est néanmoins essentiel à la figure pétrine. C'est même marqué explicitement, puisqu'au triple reniement correspond la triple question : « M'aimes-tu ? », puis « Pais mes brebis ». Cela corrige le reniement mais n'a de sens ni de lieu qu'en référence à ce reniement.
Les figures sont souvent traitées de façon comparatiste : Pierre et Jean d'une part, et Thomas d'autre part. Par ailleurs le chapitre 13 est construit sur le rapport de Pierre et de Judas, les deux pécheurs, mais le pécheur qui se repend et le pécheur qui censément ne se repend pas. En effet la question du chapitre 13 est largement la question : après le baptême y a-t-il dans l'Église de quoi se refaire, y a-t-il place pour une conversion ? Du moins, si ce n'est pas le thème de tout le chapitre, c'est le thème de la reprise sous forme de dialogue entre Pierre et le Christ.
Donc ce sont bien des figures, des figures de modes d'être dans l'Église et dans la foi.
e) La figure du Baptiste.
Voilà donc pour l'importance du Baptiste en Jean. Voyez comment je réponds : je ne dénie pas a priori qu'il y ait ici des échos de tentatives pour négocier, pour mettre en rapport différentes figures d'être à la foi, différentes situations de la communauté native, mais cela n'épuise pas la signification du Baptême parce que, dans ce récit, se décèlent précisément différentes figures, différentes fonctions, différents charismes, et différents modes d'être à la foi dans l'Église.
► Pour moi Jean-Baptiste me paraît être comme une charnière entre l'Ancien Testament et le Nouveau Testament.
J-M M : Oui justement il y a peut-être là quelque chose de plus important que ne le serait simplement une transition entre ce qu'on est tenté de penser comme deux grandes réalités sociologiques ou religieuses qui se succèdent l'une à l'autre, parce que cette transition-là est probablement aussi dans le chiffre même de tout accès à Jésus. C'est-à-dire qu'il y a une fonction du Baptiste qui perdure. Il n'est pas fini, il est constamment en nous.
Or une façon johannique de dire la dimension propre, le propre de Jésus c'est de dire le "plus grand" : « Tu verras des choses plus grandes » (Jn 1, 50) et cela désigne toujours la dimension de résurrection. Le Baptiste est justement ce qui, en moi, n'a jamais atteint à cette dimension, qui d'une certaine manière se dénonce, c'est-à-dire diminue.
C'est en effet de cette façon-là que sont traités les premiers chapitres de Jean qui sont tous des chapitres de passage comme je l'ai déjà dit. C'est le passage de l'eau au pneuma, c'est-à-dire du plus petit au plus grand, c'est-à-dire du Baptiste à la résurrection, ou encore de mon intelligence de Jésus à une meilleure intelligence dans la lumière de la résurrection. En effet il s'agit toujours dans ces cas-là d'identifier Jésus, et de l'identifier dans sa dimension propre de résurrection. On pourrait énumérer tous ces passages de l'eau au pneuma pour marquer que c'est un souci de Jean[4]. Et c'est une chose très importante pour marquer ce qui est en rapport à ce que dénonce Jésus : le passage est toujours à accomplir, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un moment où je suis totalement avant et un moment où je suis totalement après. Le chiffre de tout acte de foi est là, il est inscrit dans tout moment.
f) Le Baptiste comme source de parole et index.
À la fin du premier chapitre de l'évangile de Jean nous avons lu les versets qui racontent la rencontre de deux disciples de Jean-Baptiste avec Jésus, passage qui se termine par « Ils allèrent et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent tout ce jour auprès de lui. » (v. 39).
Le Baptiste c'est un puits, une source de parole comme le puits de la Samaritaine. Et il s'agit d'identifier correctement les paroles du Christ par rapport aux autres paroles, par rapport à la parole de la Samaritaine au chapitre 4, ou par rapport à la parole du Baptiste dans ce que nous avons lu. C'est le souci de Jean que cette question du passage, c'est-à-dire du fait qu'il y a un puits qu'ils quittent et un puits qui vient de s'ouvrir : l'un baptise dans l'eau et l'autre baptise dans le pneuma mais, comme dit saint Jean au chapitre 7, le pneuma c'est l'eau que les croyants vont recevoir.
Or ce nécessaire passage, il est sans doute vain de penser qu'il est établi une fois pour toutes, c'est-à-dire qu'il a eu lieu seulement pour les gens qui étaient disciples du Baptiste. La valeur du Baptiste est ici une valeur permanente. Je veux dire que le nouveau puits, le nouveau lieu où il faut adorer (pour reprendre le langage de la Samaritaine), ou le nouveau temple (« Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai… Il parlait du temple de son corps (du pneuma de résurrection), » (2,19-21), c'est le nouveau lieu identifiant, le lieu sourciel, le lieu axial ; et pour rester près de cela, on n'a qu'un "indice", on ne sait pas toujours ce que c'est, mais c'est là, cela se montre, cela s'indique. Alors il ne faudrait pas croire qu'on y est, car on n'y est jamais, c'est-à-dire qu'on y est de quitter le lieu où on est pour se mettre à suivre. Jamais on n'est au lieu.
De même, en un certain sens, ce lieu est désigné – et Dieu sait si nous essayons de le désigner – il est désigné par le mot pneuma, un mot qui justement ne dit rien, ce mot qui est indiciel, qui est désignant plus que signifiant. Ce pneuma reste toujours en même temps l'insu : « Le pneuma tu ne sais ni d'où il vient ni où il va ». C'est l'indéfinissable. Mais ce n'est pas un insu par carence, carence de nous-mêmes parce que nous serions trop petits. Non, pas du tout, il est insu parce qu'il est de son essence d'être non-saisi. Pourquoi non-saisi ? Parce que ça se donne.
Ce qui est intéressant dans le processus de passage, c'est que le Baptiste ne cesse de diminuer, mais en même temps il ne cesse de montrer. Autrement dit c'est la structure même de l'acte de théologie négative : c'est la structure même de l'acte de recueil de la résurrection comme quelque chose qui ne cesse de se donner, et non pas comme quelque chose qui est acquis. On a là les deux dénominations de diminution et de monstration.
« Voici » – en iconographie c'est le doigt – et on sait l'importance de la monstration dans ce qu'on appelait parfois la désignation. Celle-ci est plus radicale que la signification de la foi puisque la signification aurait pour prétention de définitivement enclore, et donc de posséder, alors que la monstration a à voir avec la symbolique de l'ici et maintenant, c'est-à-dire avec la symbolique du lieu et du temps. Ceci nous reconduit à cette idée que le lieu et le temps ne donnent pas lieu à des propositions circonstancielles comme dans notre grammaire, mais que la question « Où ? » et l'heure sont vraiment ce qui est premier.
g) La fonction de monstration de la parole.
► Pourriez-vous préciser cette fonction de monstration de la parole du Baptiste ?
J-M M : Dans toute parole il y a une part de fonction plutôt monstrative, indicative, désignante, et puis une part signifiante. Quand je dis « Cela est » il y a désignation. Par exemple un nom propre est un mot hautement désignant et peu signifiant.
Je pense que le maître-mot est celui de résurrection : « Jésus est ressuscité », c'est le premier mot de la foi. Et il faut bien mesurer, quand le mot résurrection est prononcé, que sa fonction de désignation l'emporte de beaucoup sur sa capacité de signification, sur ce qui s'indique là.
Quand je dis "indice", c'est aussi en référence à montrer, puisque ce qui montre ce sont les pronoms démonstratifs ou bien l'index qui dit « Voici », et là on rejoint la fonction du Baptiste.
Or si on est attentif à cette fonction de la parole on a là une première chose fondamentale : la parole est d'abord un indice de présence, c'est l'ouverture d'un espace de relation. C'est tout cela avant la considération de ce qui est raconté ou de ce qui est dit. Malheureusement on ne pense pas la parole premièrement à ce niveau-là.
Dès que quelqu'un peut dire : « Je crois à la résurrection » sans trop savoir ce que c'est, et que ce soit effectivement juste pour lui de recueillir cette présence insue, cela ouvre espace à l'invocation, cela ouvre une dimension de la parole qui n'est pas captatrice, c'est-à-dire qui ne détient pas pleinement le sens, qui ne prétend pas avoir un contenu univoque mais qui donne place à l'appel, à l'invocation.
J'essaie de rassembler ici, de faire jouer ensemble des échos de choses diverses. Je ne sais pas si cela répond complètement à la question de la signification du Baptiste, en tout cas c'est une direction.
En parlant de façon ordinaire on pourrait dire que c'est, pour la première communauté chrétienne, la gestion d'une situation dans laquelle concrètement il y a un Baptiste et des gens qui le suivent ; il faut bien qu'ils mettent en place ces deux figures qui sont des figures importantes, donc il faut un point de vue historique. On peut poser la question comme cela. Seulement la façon dont cette situation est assumée et saisie touche aux choses que nous venons d'évoquer, et une réponse qui serait simplement au niveau de la gestion occasionnelle n'est pas de l'intention même de notre texte, n'épuise pas sa signification.
h) La mise en question du temps.
Nous sommes pré-occupés, c'est-à-dire occupés d'avance par une représentation qui est la reproduction de notre image de la succession temporelle. Jésus dit que « Nul n'entre dans le royaume s'il ne naît d'eau qui est pneuma » (Jn 3, 5). Cette naissance-là n'est pas quelque chose qui vient après coup, c'est au contraire la naissance de plus originaire, quand Dieu, avant la constitution du monde, me donne mon nom. Naître là, c'est la dénonciation de la suffisance de ce que je croyais être ma première naissance.
Il s'ensuit des conséquences considérables, pas seulement pour le contenu que nous visons, mais aussi pour la gestion des habitudes que nous avons spontanément, pour les questions que nous posons par rapport à un avant, à un après ; d'ailleurs la même question se poserait par rapport à la vie du Christ, avant et après la résurrection, ce que nous voyons toujours dans le schéma d'une succession sérielle, d'une succession ordinale. Cette remise en question du temps est quelque chose d'absolument décisif. Pourquoi n'est-ce pas accidentellement décisif ? Parce que c'est la mise en question du temps mortel, c'est la mise en question de la mort qui se révèle dans cette source de référence qui est la résurrection du Christ. Donc cela renouvelle, suscite, réinterroge, remet en question les modes sur lesquels spontanément je suis au temps.
II – Questions autour du péché et du pardon
a) Lever (enlever) le péché.
► Pourquoi est-ce que dans « Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », vous dites « enlever » et non pas pardonner ? Est-ce que ça évoque la notion d'évacuation… ?
J-M M : Vous savez le vocabulaire qui touche à ces choses-là est très difficile : purification, pardon, réconciliation, repentance, pénitence etc… C'est vraiment un vocabulaire difficile.
Je m'en tiens ici au calque le plus proche possible du mot employé dans notre texte : « celui qui lève (ho aïrôn) ». Le même verbe est utilisé par Marie-Madeleine quand elle parle au jardinier : « Dis-moi où tu l'as posé (le corps) et moi je le lèverai (arô). » (Jn 20, 15). Le verbe lever peut avoir un sens négatif ou un sens positif : lever pour le prendre, lever pour écarter… Donc c'est un mot à dessein que je choisis de façon la moins déterminée possible. Je veux garder la possibilité de poser la question que tu poses, mais pas d'en décider par une traduction hâtive.
« Lever le péché » est intéressant à la mesure où l'autre mot c'est « laisser tomber (aphiénaï) », c'est le mot qui est employé à propos des dettes dans le Notre Père : « Donne-nous notre pain de ce jour, laisse tomber (aphés) nos dettes comme nous les laissons tomber à ceux qui nous doivent » (6, 12). Voilà le texte de Matthieu : le mot péché n'est pas prononcé chez Matthieu, c'est le mot dette. Il faudrait voir en quelle mesure il y a une étude intéressante à faire de la notion de péché à partir de la dette.
La dette a un rapport avec le dû et donc avec le devoir comme le nom l'indique. Mais il faut bien voir que, dans le Nouveau Testament, il est question de la dette non pas pour qu'elle soit purgée mais pour qu'elle soit levée. Alors le mot lever me paraît intéressant ici par rapport au mot de dette car on lève une dette comme on lève une hypothèque. Donc c'est un mot que je n'emploie pas au hasard mais que je laisse à dessein le plus pauvre possible pour ne pas préjuger d'une méditation à son sujet.
b) Ne pas compter les fautes de celui qui croit.
► Est-ce que vous pourriez préciser la différence entre "lever" et "laisser tomber" ?
J-M M : Ces deux mots disent la même chose, non pas au sens hendiadyque dont je parlais l'autre jour, car ce sont deux vocables qui ne disent pas autre chose, mais qui déploient un aspect différent. Tantôt l'un est employé, tantôt l'autre. Ils ne sont jamais mis en concurrence, donc il n'est pas intéressant de débattre de leur différence. Chacun dit un aspect de la question : lever c'est enlever ; laisser tomber, au lieu d'aller par le haut, ça va par le bas, mais l'idée est la même.
Il faudrait examiner par ailleurs « ne pas compter » : décider que ça ne compte pas. C'est l'expression logizesthaï qui est employée par Paul : « Bienheureux l'homme à qui Dieu ne compte (logisêtaï) pas le péché » (Rm 4.8). Logizesthaï est de la même racine que logos mais vous savez que logos a des sens multiples : le sens de parole, mais aussi le sens de proportion, le sens de nombre, le sens de calcul. C'est un mot très vaste. On y reviendra demain puisque ce mot est de notre programme.
Que signifie ne pas compter ? Comment, de quelque chose qui est, peut-on dire que ça ne compte pas : je ferme les yeux et je décide que je ne le compte pas...
L'expression précédente se trouve dans le chapitre 4 de l'épître aux Romains à propos de la figure d'Abraham. Paul magnifie la foi d'Abraham qui le justifie (c'est-à-dire qui le rend juste), en vertu de laquelle Dieu ne compte pas ses fautes. C'est la thèse majeure de toute l'épître aux Romains : le salut par la foi et non pas par le compte des œuvres. Qui dit ça aujourd'hui ? Même plus les Luthériens, ce qui est terrible. Pour moi la différence de lecture de Paul entre Luther et le Concile de Trente était quelque chose de très précieux, car les uns et les autres gardaient quelque chose d'essentiel de Paul. Si maintenant les Luthériens se rendent à la doctrine du Concile de Trente, c'est dommage.
Par rapport à la question que je viens de poser (« Comment, de quelque chose qui est, peut-on dire que ça ne compte pas ? »), il y aurait un chemin de réponse dont le premier élément serait totalement scandaleux : si Dieu se permet de ne pas compter, c'est que ça ne compte pas, c'est-à-dire que c'est "rien", donc le meurtre c'est "rien". Ah ! Eh bien il faut d'abord habiter cette réponse, naturellement pour la récuser dans le sens premier qu'elle a à nos oreilles, et néanmoins retenir quelque chose, quelque chose qui va se justifier demain lorsque nous lirons « Ce qui fut en lui était vie, hors de lui advint rien », ce "rien" qui est le meurtre. En quel sens puis-je parler ainsi ? Cette question est digne d'être examinée, nous la verrons demain[5].
c) Le vocabulaire du pardon.
Il est vrai que, dans le vocabulaire du pardon, il y a tous les mots que j'ai évoqués et beaucoup d'autres. Il y a donc un vocabulaire qui a besoin d'être regardé de près, je ne suis pas très avancé là-dedans. En effet il faut trouver un vocabulaire à la fois fidèle à une symbolique qui puisse nous parler, mais qui ne soit pas compromis psychologiquement. Le mot pardon est un mot difficile à prononcer. Seulement, qu'il soit difficile à pratiquer c'est la moindre des choses, car il est encore plus difficile à penser.
Penser ce que veut dire pardon est une chose à la fois difficile, importante, décisive, essentielle. Ce n'était pas dans le projet de notre étude mais néanmoins je le souligne.
D'ailleurs c'est aussi difficile que le mot de péché. On confond très facilement le péché au sens proprement christique, évangélique, la transgression de la loi qui est autre chose, le sentiment de culpabilité qui est encore autre chose, la culpabilité au sens juridique qui est encore autre chose, et l'avoir à subir la conséquence (ou la punition) qui est encore autre chose. Un certain nombre de choses sont plus ou moins liées, mêlées. Tout le vocabulaire qui explicite la réflexion à partir du mot péché, comme "la levée du péché", est évidemment aussi complexe que le vocabulaire qui dit le péché. Et surtout, pour adoucir les textes, ne traduisez pas par "faute" à la place de "péché". Je sais bien que le mot "péché" est aussi imprononçable que le mot sacrifice, et pourtant si on lui substitue rapidement des mots qui relèvent de la maladresse comme le mot de faute, ou des mots qui relèvent de la psychologie comme le mot de culpabilité, on n'entend pas ce qui est en question dans son registre propre. Ce que ça signifie en propre dans le champ évangélique n'est ni éthique, ni psychologique, ni juridique.
d) Le rapport péché / ténèbre.
► J'ai entendu qu'il y a un rapprochement entre le péché et la ténèbre. Or dans le Prologue il est dit : « La ténèbre ne le retint pas », elle n'a pas pu s'y opposer. Et donc lever le péché, est-ce que ça n'a pas un rapport avec ça ?
J-M M : C'est ça pour le fond, oui. C'est même ce qui constitue la nouvelle, à savoir que la ténèbre qui est la mort n'a pas détenu la vie (c'est la lumière), qui est la résurrection du Christ. Et la façon de dire la levée du péché c'est « Jésus est ressuscité » et ceci ouvre notre espace de résurrection. Seulement ça ne résout pas tout !
Il faut en outre être attentif justement – c'est en ce sens-là que je parlais de rigueur l'autre jour – aux multiples approximations que nous faisons, en sachant qu'il faut toujours se poster en attente d'entendre le plus propre de l'Évangile, et ne pas se hâter de le recouvrir de mots qui nous plaisent. Il ne faut pas traduire le mot "aggiornamento" par « mise au goût du jour », mais par « souci de faire venir au jour ce qu'il y a de plus profond et qui est encore recouvert par des approximations ». C'est cela la rigueur dont je parle. Ce n'est en aucune façon la volonté d'imposer quoi que ce soit, c'est même le contraire. C'est le souci de ne pas se laisser aller à des approximations trop définitives.
Alors très souvent nous ne pouvons faire beaucoup mieux que tenter de nous approcher, donc des approximations il en faut bien. De plus le côté positif des approximations, même mauvaises, est d'être le premier moyen que nous avons de nous approcher, ce qui est une autre façon de dire que le malentendu est la première façon que nous avons de néanmoins commencer à entendre.
III – Le Fils révèle le Père
1) Entendre le mot Fils dans le mot eïkôn.
► Pour moi le malentendu concerne déjà l'entente des mots. Par exemple dans « Faisons l'homme à notre image », ou dans « Il est l'image de l'invisible », comment savoir dans quel registre parle ce mot "image" ?
J-M M : Le mot eïkôn (image) justement est très intéressant parce qu'il est un indice ou un symptôme pour savoir si un texte de cette époque-là parle plutôt dans le registre grec ou plutôt dans le registre sémitique.
– Une image dans la sphère post-platonicienne est une réplique dégradée du modèle. Chez Platon le mot eïkôn est pris au sens où le sensible est une image dégradée des grandes idéalités, des grandes visibilités intelligibles. Les séquelles en sont considérables pour notre emploi du mot image : une image est une réplique sur un matériau autre que le modèle, souvent sur du papier, donc qui n'a pas la réalité du modèle.
– Une image au sens sémitique du terme est au contraire la venue à visibilité totale et à expression pleine de ce qui était en semence. « Faisons l'homme à notre image » ne veut pas dire « Faisons de l'homme un modèle dégradé de la divinité », ça signifie « Faisons le Christ comme accomplissement dans la visibilité pleine de ce qu'il en est de l'invisible. » L'image a ici la signification du mot fils. On trouve cela à plusieurs reprises dans la Genèse, par exemple : « Adam vécut 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils » (Gn 5, 3). Donc le fils est "à l'image". Il faudrait même dire qu'il est l'image du père, non pas qu'il en soit une réplique dégradée, car le père désigne ici la semence qui reste invisible, et la visibilité du père se donne dans le fils comme fils.
Autrement dit le mot image, dans la pensée sémitique, a un sens plein et n'a pas le sens dégradé qu'il a dans le platonisme. Or notre Nouveau Testament oscille entre ces deux possibilités parce qu'il est dans un langage métissé. Il est l'héritier du sens grec des mots puisqu'il parle dans le grec et cependant il est aussi dans une pensée sémitique. Et du même coup il faut essayer de déterminer les lieux où c'est plutôt le sens sémitique qui parle et les lieux où c'est plutôt le sens grec.
Quand saint Paul dit : « Il est l'eïkôn (l'image) du Dieu invisible » (Col 1, 15) c'est-à-dire qu'il est le visible de l'invisible, il emploie le sens sémitique plein. Mais par exemple en grec une statue se dit aussi eïkôn, et une statue est une réplique dans l'autre matériau, donc là on a le sens dégradé. On le trouve au début de l'épître aux Romains : « 23et ils inversèrent la gloire du Dieu incorruptible en similitude d'une statue (eïkôn) d'un homme corruptible, d'oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles » où Paul faitallusion à l'idolâtrie égyptienne. Donc dans le Nouveau Testament les deux sens peuvent exister.
Il y a quelques mots semblables qui sont décisifs. Prenons l'exemple de phobos : dans le monde grec la peur c'est la pire passion, le pire pathos ; mais en monde biblique la crainte de Dieu est une vertu et ça ne désigne pas du tout la même chose. Or c'est le mot phobos qui traduit les deux.
2) Voir Jésus ?
► Je comprends que Jésus soit le visible de l'invisible, mais comment voir Jésus ? Par exemple, comment entendre la réponse de Jésus aux disciples : « Venez et voyez » (Jn 1, 39) ?
J-M M : « Venez et voyez » c'est un hendiadys : c'est venir qui est déjà voir. Nous trouvons ici deux mots absolument simples de Jean qui disent la même chose, c'est-à-dire l'être-à-l'insu, l'être à la résurrection.
Ceci par exemple nous aide à lire « Je suis le chemin, la vérité » : cela ne signifie pas que Jésus est le chemin qui conduit ensuite à la vérité. Mais c'est de le suivre en marchant qui est être à la vérité. Autrement dit le fait de voir est intérieur à la marche, même si d'emblée il ne se révèle pas de cette manière.
Or c'est aussi la structure porteuse des mots les plus usuels, les plus fondamentaux. Le « d'où il vient » (et le « où il va »), nous croyons souvent que nous en savons le nom parce que nous avons deux réponses : il vient de Dieu et il vient du ciel, c'est même parfois dans le texte. Mais disant cela, nous risquons précisément de ne rien dire et de manquer ce qui est dit, parce que le Père et le ciel désignent précisément l'insu, de façon généalogique et de façon topographique. Si nous disons "le Père" en sachant ce que c'est, nous nous trompons ; et si nous disons "le ciel" en sachant ce que c'est, nous nous trompons. Ce sont des dénominations de cet insu, de ce vers quoi nous sommes pour une part orientés. Mais notre orientation est vécue comme désorientation parce que « où ? » est une question de désorienté. Quand je demande « Où ? » dans la rue, c'est que j'ai un problème d'orientation, donc le repère manque.
C'est mon être vers cet insu profond qui est le cœur même de ce qui est en question dans ce qui se montre et s'identifie en Jésus, dans ce qui se donne à voir. Ce n'est pas quelque chose qui répond à cette monstration, mais cela même qui, dans sa réponse antérieure, est déjà impliqué. C'est très important quand nous disons « Notre Père qui es aux cieux ».
a) Habiter autrement les mots Fils, Père…
Je viens d'évoquer les deux mots fondamentaux les plus usuels, qui sont aussi les plus périlleux, les plus difficiles, les plus risqués. En effet que ce soit du point de vue de la psychologie pour la paternité, ou du point de vue de la représentation cosmologique pour le ciel, il y a ici des choses qui font grande difficulté. Ces mots n'ont pas de sens quand ils sont saisis ou portés par les lieux ou les supports dans lequel nativement nous les employons. Ils ont sens pour autant qu'ils expriment cette question porteuse, c'est-à-dire cet "être vers" : vers où.
Voilà ce qui est à tenir, ou plus exactement – parce qu'il est impossible de le tenir – voilà ce à quoi il importe constamment de revenir par effort, par méditation lorsque ce qu'il en est de ce lieu d'identification (et de mots comme Jésus, Fils, Père…) s'indique comme résurrection : c'est le lieu identifiant mais c'est essentiellement l'insu. Autrement dit ces mots sont beaucoup moins à expliquer qu'à habiter autrement. Ce n'est pas le contenu des mots qui, en premier, est susceptible d'éclairer, c'est le mode même de les prononcer.
b) Venir comme disciple / être tiré par le Père.
Que la présence soit précisément dans cette absence, que la réponse soit à l'intérieur de cette question, c'est ce qui est dit en saint Jean, par exemple au chapitre 6 quand Jésus dit : « 44Nul ne vient à moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire – c'est-à-dire si l'insu ne le tire – 45… Tout homme qui entend d'auprès du Père – celui qui entend d'auprès de l'insu, c'est-à-dire qu'il n'entend rien – vient auprès de moi comme disciple » : il vient comme disciple, il vient vers le rabbi, car c'est l'appel des disciples, l'appel de l'écoute qui est en question.
Nous pouvons remarquer aussi que, dans le chapitre 20, tout tourne autour du concept de disciple : en effet le premier mot de Marie-Madeleine, quand elle identifie Jésus dans sa dimension véritable de ressuscité, c'est « Rabbouni », le même mot que Rabbi. Et c'est la parole de Jésus qui enclenche cela.
c) La parole du Baptiste nous met en chemin.
Nous avons vu que la parole du Baptiste nous met en chemin, et plus précisément la parole désignante du Baptiste. Mais cet "en chemin" est déjà "être tiré par le Père".
La voix du Baptiste est l'une des deux voix qui se croisent dans la scène du Baptême : la voix du ciel dit « Tu es mon fils », ce qui nous permet justement de dire « Notre Père » ; et la voix du Baptiste est la voix de la terre. C'est de ce double témoignage que résulte la vérité, comme nous l'avons vu. Le souci de Jean est de dire que tout est déjà dans l'écoute de Jean-Baptiste, le témoin, et ce témoignage a lieu précisément dans les versets 29-33. Jean-Baptiste a entendu et il est la voix mais la voix qui témoigne d'une autre voix, qui témoigne de la voix de l'insu. Il témoigne de la voix du Père qui dit « Tu es mon fils ».
Au fond je crois que toute didascalie consiste à entendre « Tu es mon fils », et donc à pouvoir dire « Père » ou « Notre Père » d'une façon qui ne soit pas compromise. Il s'agit d'entendre cette parole du Père, et surtout de ne pas entériner ce que l'on pourrait appeler une parole de père au sens usuel du terme.
3) Entendre le rapport Père / Fils.
a) Penser Dieu comme père ?
► Est-ce que le concept de Dieu comme Père peut quand même être éclairé par l'expérience de la paternité ?
J-M M : Gabriel Marcel, jadis, a écrit des pages sur ce sujet, mais moi je manifesterais quelques distinctions. Si vous posez cette question c'est que vous avez une petite idée sur ce sujet.
► Il y a peut-être pour certains l'expérience d'être père et les difficultés que ça peut poser. Il peut y avoir aussi pour chacun une relation avec son père qui souvent est différente suivant les époques de la vie. Qu'est-ce que ça peut avoir comme influence sur la vision de Dieu comme père ? Je citerai cette réponse d'un enfant du catéchisme à qui on disait « Dieu c'est comme ton papa » et il répondait : « Lequel, j'en ai trois ? » Et puis il y a ceux qui n'ont pas de père bien sûr, mais aussi ceux qui ont eu des difficultés particulièrement brûlantes avec leur père.
J-M M : Exactement. C'est pour ces différentes raisons que, s'il y a quelques avantages que je n'ai pas mesurés à tenter de repenser la paternité de Dieu à l'aide d'une expérience de paternité ou de filiation, néanmoins les risques sont aussi considérables. La première question qui se pose est que paternité et filiation, dans notre langage, relèvent bien souvent de la psychologie, et même de la psychanalyse. Est-ce que le mot "père" dans l'Écriture se pense à partir de la psychologie, c'est-à-dire à partir de la relation psychologique du père et de fils ? C'est une question, d'autant plus que le mot de père est susceptible d'être prononcé dans beaucoup d'autres registres, même d'un point de vue profane. Le mot de père peut être prononcé dans un langage de structure familiale du point de vue notarial, du point de vue de l'héritage, du point de vue de la possession, autrement dit de la constitution d'une société, donc plutôt du point de vue sociologique que du point de vue psychologique. Ça ne domine plus chez nous, mais c'est quelque chose qui, du point de vue des états patriarcaux, l'a emporté sur l'aspect psychologique.
D'autre part il faut avoir pour principe que les choses de l'Écriture ne sont jamais à entendre à partir de notre expérience. Je ne dis pas qu'elles ne doivent pas rechercher éventuellement les échos qu'elles ont dans notre expérience, je dis qu'elles ne peuvent pas être données à partir de notre expérience, comme si notre expérience était le lieu explicatif et justifiant du discours.
Je prends un exemple, c'est un exemple familial également, il n'est pas dans le champ de la paternité mais dans le champ conjugal. Quand il y a un rapport mis par Paul entre d'une part le Christ et l'Ekklêsia (l'humanité convoquée), et d'autre part l'époux et l'épouse, nous sommes tentés de comprendre qu'il s'agit d'une comparaison ; et parce que nous connaissons bien ce qu'il en est de l'époux et de l'épouse, nous pourrions partir de là pour avoir quelque idée sur ce qu'il en est du rapport du Christ et de l'humanité. Dieu merci, ce n'est pas cela ! Je dis « Dieu merci » parce que époux-épouse c'est gentil, mais pas toujours ! Or c'est l'inverse qu'il faut faire : c'est le plus insu, à savoir le rapport du Christ et de l'humanité, qui est proposé pour éclairer de façon rétrospective et invitante ce qu'il en est du rapport de l'homme et de la femme.
► Qu'en est-il alors des paraboles ?
J-M M : Ça rejoint une chose que j'ai énoncée déjà comme définition du symbole par opposition au signe : le signe monte du plus connu vers le moins connu alors que le symbole part du moins connu pour aller vers le plus connu et lui redonner un sens nouveau.
Or les paraboles ou les symboles ne sont surtout pas des exemples simplifiés qui nous permettraient de "monter vers". Les paraboles cachent, et c'est dit en toutes lettres : « Je leur parle en paraboles de peur qu'ils n'entendent ». Ce n'est pas tout à fait la bonne traduction[6], mais ça touche à ça, et ça a un sens.
La parabole est le recueil de quelque chose qui, n'étant pas possédé, est néanmoins susceptible d'être reconnu dans les effets ou les échos que cela reçoit de l'être-à-l'insu. Et cela, c'est capital.
Je sais bien qu'en disant cela je ne réponds pas à tous les aspects de votre question. C'est ce qui me fait réticent par rapport à une proposition de ce genre (entendre Dieu comme Père à partir de l'expérience de paternité) qui pourtant paraît intéressante.
b) La nécessité d'un double témoignage.
Le mot expérience ici rejoint d'ailleurs une chose à laquelle nous avons fait allusion à plusieurs reprises, qui est l'expression de "témoignage" parce que le témoignage est un mode de symbolisation.
Il y a une grande différence entre le témoignage au sens johannique et le témoignage dans notre usage. Pour nous, témoigner c'est témoigner de soi-même, c'est-à-dire que mon témoignage est recevable à la mesure où je parle sincèrement de ma propre expérience et j'en fais état, par exemple je témoigne de ma foi. C'est le langage devenu usuel, dans le monde chrétien en particulier. Il y a aussi un autre sens de témoignage qui est le sens judiciaire : le témoin judiciaire, lui, dit ce qu'il a vu. Ce sont les deux sens dominants du mot de témoignage, je crois, dans notre langage aujourd'hui, le premier étant surtout valable dans le champ chrétien : témoigner de ma foi. Seulement ce mot, "témoigner", est dans notre pensée un pis-aller. En effet avoir recours au témoignage d'autrui ne se produit que lorsque je n'ai pas d'autre ressource pour connaître la vérité : le modèle de la connaissance pour moi, ce sont toutes les sciences où je peux me passer du témoignage d'autrui, car le témoignage c'est un pis-aller.
Alors que chez saint Jean le témoignage est la constitution même de la vérité : « Et dans votre loi il est écrit que le témoignage de deux hommes est vrai » (Jn 8, 17). C'est une expression du Deutéronome : « C'est seulement sur la déposition de deux ou de trois témoins qu'on le mettra à mort, les déclarations d'un seul témoin ne suffiront pas pour cela. » (Dt 17,6), qui est repensée et méditée à propos de la vérité. On n'a pas encore dit grand-chose sur la vérité chez saint Jean, et pourtant il y aurait beaucoup à dire[7].
Je reviens maintenant à "témoigner de ma foi" : voilà justement pour saint Jean ce qui n'est pas recevable. Pour lui tout homme qui témoigne de lui-même est un faux témoin, et je ne suis authentique si je témoigne de ce que je ne suis pas. Et lorsqu'on accuse le Christ de témoigner de lui-même, il en est conduit à répondre : « Je ne témoigne pas de moi-même, un autre témoigne pour moi » (d'après Jn 5, 31), et l'autre c'est le Père. En effet le Père témoigne pour lui en le ressuscitant, ou en lui disant la parole qui s'adresse à lui : « Tu es mon Fils ». Se prétendre fils de Dieu est la pire profanation, et c'est pourquoi Jésus répond en substance : « Ce n'est pas moi qui m'égale à Dieu, c'est Dieu qui m'égale à lui », c'est toute la thématique du chapitre 5 de saint Jean.
Donc vous voyez que le mot témoignage manifeste ici également un mouvement inverse par rapport à l'usage que nous en avons.
Nous avons parlé de la présence des témoins lors de la Transfiguration. Nous retrouvons Moïse et Elie dans le Prologue puisque Moïse apparaît par la citation de la Genèse faite au début et par son nom Moïse ensuite ; et Elie est sous la forme du Baptiste qui apparaît à deux reprises. Les témoins sont partie prenante de la vérité de l'événement, donc de la venue de celui que « nous avons reçu », donc duquel « nous avons contemplé la gloire ». Là je suis en train de restituer la scénographie totale de la scène.
c) La structure familiale dans le Nouveau Testament.
Je viens de dire beaucoup de choses dans des directions diverses, qui nous ont, chemin faisant, conduit à examiner la question : est-ce que notre expérience de la paternité nous aide à comprendre ce qu'il en est du père ? Je ne dis pas que j'épuise la question, je ne récuse pas qu'on cherche de ce côté, je dis que la chose qui me paraît la plus urgente c'est de ne pas partir de là.
Qu'est-ce que nous avons fait ce matin pour penser le rapport père-fils ? Très curieusement nous sommes partis d'une structure non familiale, la structure végétale, pour penser le rapport père / fils comme le rapport semence / fruit. Je pense que la plupart des difficultés psychologiques qui existent par rapport à l'usage du mot de père seraient levées si le mot de père était entendu véritablement dans un processus de ce genre, c'est-à-dire dans un processus de révélation, de dévoilement.
Donc souvent, au lieu de se hâter de rapporter à ce que nous connaissons bien, la première chose à faire serait de retrouver le caractère étranger de la parole que nous entendons au lieu de la supposer familière. Dans le cas présent il s'agit, en plus, du modèle familial, et le familial ne simplifie jamais les choses !
On pourrait justement se questionner : qu'en est-il alors de la famille dans le Nouveau Testament ? Ce n'est pas le discours de la famille chrétienne classique ou celui du pape. Il y a une critique radicale de la famille dans le Nouveau Testament. Ce n'est pas du tout dans le but de démolir la famille, mais parce que se dégager du familier est même la condition nécessaire pour pouvoir accéder à l'authentique "familial". Et le débat de savoir si l'héritier de Jésus c'est la famille ou si ce sont des disciples, ce débat est clair à deux reprises dans l'évangile de Jean : aux Noces de Cana, dans un contexte où est mis en question le lien familial, où est questionnée la famille sous le rapport conjugal ; au début du chapitre 7 où il y a un débat entre les frères de Jésus et ses disciples.
Et puis il y a tous les mots des Synoptiques : que veut dire « haïr son père et sa mère » ? Bien sûr il ne s'agit pas de se mettre à éprouver un sentiment de haine envers Madame ma mère, cependant c'est quelque chose qu'il faut méditer, ça a un sens. Ces paroles-là ne sont pas une fois par hasard dans l'Écriture, elles sont même structurantes de quelque chose d'essentiel de l'Écriture[8].
[1] "Le baptême de Jésus" peut aussi désigner le baptême que donne Jésus, c'est le cas quand on le distingue du "baptême de Jean'" (baptême donné par Jean-Baptiste). C'est de ce "baptême de Jésus" qu'il est question au b) puisque le baptême chrétien est à penser dans la ligne du Baptême de Jésus dans le Pneuma Sacré.
[2] Jacques, dit « frère de Jésus » ou « frère du Seigneur » (Mt 13, 55 ; Mc 6, 3) apparaît comme chef de l’Église de Jérusalem dans les Actes des Apôtres (Ac 12,17 ; 15, 13 ; 21, 18) et chez Paul (Ga 1,19 ; 2,9 ; 2,12 ; 1Co 15,7).
[3] « Il a une suite » : J-M Martin parle à ce propos d'un service de garde. Cf. Les figures de Pierre et Jean. La question du maître intérieur..
[4] J-M Martin parle d'un partage des eaux : ch 1 distinction entre l'eau du Baptiste et le pneuma (mais c'est l'eau qui est pneuma) ; ch 2 distinction entre l'eau lustrale des Juifs dans la symbolique des six jarres à Cana et le vin eschatologique ; ch. 3, distinction entre la naissance à partir « de cette eau-là qui est pneuma », et la naissance première qui est assimilée au surgissement de l'eau (entrer dans le ventre de sa mère, et sortir) ; ch. 4 distinction entre l'eau du puits de la Samaritaine et « 14l'eau vive (l'eau de la vie) que je donnerai » et qui n'est pas la même ; ch. 5, distinction entre l'eau de la piscine de Bethesda qui guérit, mais guérit peu et mal, et cette autre eau qui est la parole de Jésus qui guérit…
[5] C'est traité au début du chapitre VII, dans le commentaire du même verset, et aussi chapitre X, au III d) Versets 3b-4 : le rien et la Vie.
[6] « C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce que voyant, ils ne voient pas et entendant, ils n’entendent ni ne comprennent. Et par eux s’accomplit la prophétie d’Isaïe qui dit “En entendant vous entendrez et vous ne comprendrez point, et en voyant vous verrez et vous n’apercevrez point.” » (Mt 13, 13-14).
[7] J-M Martin en parle plus loin, chapitre X, aux II et III.