La différence psychê et pneuma (âme et esprit) en référence à Genèse. Le "Je majeur" présent en tout homme
Connaître la différence entre psychê et pneuma (qu'on traduit souvent par âme et esprit) est une des bases pour lire les textes de saint Paul et saint Jean. Ils n'inventent pas cette différence, elle vient d'une lecture de certains versets du début de la Genèse. Faisant cela leur démarche s'apparente à celles de contemporains comme Philon d'Alexandrie. C'est cela que Jean-Marie Martin nous fait découvrir ici, il en tire ensuite des conséquences pour notre façon de dire "je" : il y a en quelque sorte en chacun un "je majeur" et un "je mineur". Un autre message du blog présente plus longuement la différence psychê et pneuma en elle-même :Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel) .
La différence psychê / pneuma en référence à Genèse
Nous allons[1] nous demander comment le mot de psychê advient dans le discours évangélique, et quelle place il y tient : comment il naît et quelle place il occupe.
1°) La lecture de Gn 2, 7 faite en 1 Cor 15, 45.
Le mot de psychê occupe une place généralement subordonnée à un autre mot qui est celui de pneuma. Une différence majeure, par exemple, se trouve indiquée par Paul au chapitre 15, verset 45, de la première lettre aux Corinthiens, quand il dit : « C'est ainsi qu'il est écrit : le premier homme, Adam – Paul est en train de citer Gn 2, 7 : ce "premier" homme est le premier à paraître, mais pas véritablement le premier puisque l'homme de Gn 1 est avant[2] – fut pour [être] psyché vivante (eis psychên zôsan) – la psyché vivante est une expression de la Septante[3] qui se trouve en Gn 2, 7 à propos d'Adam, mais aussi en Gn 1.20 et 24 à propos des animaux pour les distinguer des plantes ; Paul la distingue ensuite du pneuma qui est donateur de vie alors que la psychê est seulement recevante – le dernier Adam [fut] pour [être] Pneuma vivificateur (zôopoïoun).[4]».
La psychê correspond à un souffle faible[5], autrement dit un souffle mortel. Ce n'est pas un simple souffle respiratoire, mais le souffle animateur d'une vie fragile, faible, mortelle. Par contre le pneuma est le souffle puissant, vivifiant, de Dieu. L'un est passif, reçoit une parcelle de vie ; l'autre donne la vie (il est zôopoïoun)[6]. Et il faut voir que chez Jean et chez Paul vivifier signifie ressusciter, c'est-à-dire faire vivre de vie neuve.
2°) Le "je majeur" et le "je mineur"
On s'aperçoit que le statut du mot psychê est d'être voué à ne pas dire le tout, et notamment pas l'essentiel de ce qu'est l'homme. D'ailleurs, la christité[7] en l'homme n'est pas psychique, le christité (qui est la participation au pneuma) n'est pas psychique. Cet aspect des choses s'entend dans la parole qui, disant : « Tu es mon fils », me fait revisiter ma naissance.
En effet, je ne suis pas épuisé dans mon je natif tel que je l'éprouve. Et cette autre dimension est ce que nous avons appelé quelquefois le "je majeur", quelquefois le "je insu". Pourquoi insu ? Parce que justement le pneuma : « tu ne sais d'où il y vient, ni où il va »(Jn 3, 8), et ne pas le savoir est bénédiction, car prétendre le savoir c'est nécessairement n'en savoir rien du tout. Et ce n'est pas parce qu'il est trop grand ! C'est parce qu'il est de l'essence de la donation, et que si je veux prendre ce qui a pour essence d'être donné, je ne peux que le manquer. Si je veux com-prendre cela, je le manque. Donc c'est une bienheureuse nescience. Le sommet du savoir, c'est de savoir comment cela ne se sait pas. C'est-à-dire que ce que veut dire savoir est toujours trop petit pour ce qui a pour essence d'être donné.
Cela se dit du pneuma lui-même, mais Jean ajoute aussitôt :« Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma ». Or les enfants de Dieu dispersés sont précisément ce qui est né du pneuma. Notre Évangile nous provoque ainsi à revisiter ce que veut dire je, en indiquant que je dis je, d'une certaine façon, nativement, c'est-à-dire dans les indications que me fournit ma culture de naissance. Autrement dit je dis je déjà dans une parole, et accéder à la région du réveil, de la Résurrection, c'est me ré-identifier dans cette direction pour laquelle je n'ai pas de prise, mais pour laquelle j'ai écoute : « Le pneuma, tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va, mais tu entends sa voix »(Jn 3, 8). Et cet entendre donne perspective de vie, c'est-à-dire donne liberté, ouverture, donne une perspective d'où je sais, négativement, que ce que veut dire je n'est pas contenu dans ce que mon expérience me fait comprendre comme usuel, courant etc. Il y a là une nouveauté radicale qui n'est que dans l'écoute, et nulle part ailleurs. Ceux qui entendent la parole : « Tu es mon fils », y accèdent.
3°) Le "Je majeur" présent en tout homme.
Cependant, il faut bien entendre que cette parole dont je parle ne consiste pas radicalement dans une parole articulée. Il n'y a pas deux phases successives : une phase où premièrement je prendrais conscience d'avoir entendu cela ; et puis une deuxième phase où je dirais : donc je suis enfant de Dieu. Pas du tout. Il faut bien voir que saint Jean ne déploie jamais des états successifs d'âme, il déploie les implications structurelles de la foi. Ceci est très important pour lire des récits, tel celui de Marie-Madeleine au tombeau. Jean n'est pas à côté d'elle, il n'a pas vu ses émois successifs. La description qu'il en fait est une description de la structure même de foi, que du reste il a déployée auparavant, indépendamment de cette scène, au chapitre 16, à propos d'autres personnes.
C'est la même chose de me reconnaître fils de Dieu, ou de dire « Jésus est ressuscité ». Et quand Jésus dit : « Nul ne vient à moi si le Père ne le tire » (Jn 6, 44), c'est à bien entendre : il ne s'agit pas d'avoir d'abord conscience d'être tiré par le Père pour, ensuite, me mettre en route en venant vers le Christ comme disciple. Être tiré par le Père et venir comme disciple sont deux dénominations de la même réalité qui est donnée ou non donnée.
D'autre part, il est très important de garder cette référence lorsqu'on l'a entendue. En effet moi-même je n'ai aucune raison autre d'affirmer quelque chose de ce genre-là, que de l'avoir entendu. Mais, probablement parce que cette parole ne consiste pas dans une articulation, fût-elle minimale, de mots, beaucoup peuvent entendre, sans précisément avoir eu occasion d'acquiescer à la parole « Tu es mon fils »ou à la parole qui dit « Jésus est ressuscité », deux énoncés qui disentt radicalement la même chose, c'est-à-dire l'essentiel de la foi.
En cela, il s'atteste que pour ce qui me concerne, je n'annonce ceci que pour l'avoir entendu dans ce texte et pas ailleurs. Mais je suis secrètement souhaitant et intimement persuadé que c'est une parole, comme parole non articulée mais effective, qui résonne dans une multitude. Je considère qu'il est de la tâche de celui qui l'a entendue dans la Parole et l'Écrit de témoigner de ce qu'il a entendu. Donc, je ne témoigne pas de mon expérience, je ne témoigne pas de moi-même : je témoigne d'avoir entendu cette parole. C'est ce qui fait la différence du concept de témoignage chez Jean et dans notre discours courant. Dans le témoignage chrétien aujourd'hui on témoigne de son vécu, mais chez Jean, le témoignage n'est vrai que si je témoigne d'un autre et, à partir d'un autre, ou que si un autre témoigne de moi.
[1] En 2001-2002 Jean-Marie Martin a choisi comme thème d'année à Saint-Bernard de Montparnasse le "Je christique". Ceci est un extrait d'une des séances, légèrement modifié. Un message étudie longuement les différences entre psychê et pneuma : Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel) . Le texte de 1 Cor 15 est lui-même longuement médité dans 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.
[2] Saint Paul (comme Philon d'Alexandrie et d'autres de l'époque) distingue Adam de Gn 1 et Adam de Gn 2-3.. Ce sont deux postures différentes : voir Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation.
[3] La Septante est la traduction en grec de la Bible faite aux IIIe-IIe s. av. J-C. Il faut noter que la Septante traduit le mot hébreu Adam par ho anthrôpos (l'homme) en Gn 2, 7,
[4] Dans le récit de Gn 1.26, l’homme (celui que Paul appelle le dernier Adam) n’est pas désigné comme pneuma vivifiant ; mais, comme il est dit de lui qu’il fut fait à l’image de Dieu, et que Dieu est pneuma et pneuma vivifiant, cela indique que cet Adam l’était aussi. Le terme de psychê zôsa est appliqué à Adam de Gn 2, En Gn 1, 20 et 24, cette expression est appliquée à tous les animaux pour les distinguer des plantes.
[5] Dans le texte de la Septante il est dit : « Et Dieu façonna l'homme, poussière prise à la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie (pnoên zôês) et l'homme fut pour [être] une psychê vivante (eis psychên zôsan). » (Gn 2,7). Les mots grecs psychê et pneuma traduisent respectivement les mots hébreux nephesh et rouah, et le mot pnoê traduit le mot néshamah, tous ces mots désignant en quelque sorte des souffles différents.
[6] Cette distinction entre le souffle faible (pnoê) et le souffle fort (pneuma) est déjà chez Philon d'Alexandrie qui pose la même question : alors qu'il a dit que le pneuma était porté sur les eaux (Gn 1, 2), pourquoi ne dit-il pas que l'homme est insufflé de pneuma mais qu'il est insufflé de pnoê (Gn 2, 7) ? Réponse : parce qu'il s'agit ici d'un souffle faible, le souffle animateur de vie animale (pas animale au sens de bestiale, mais au sens de vie animée, y compris ce que nous appelons la vie humaine).