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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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13 janvier 2015

Jn 1, 35-42 : Jésus et les premiers disciples. Texte médité par Jean-Marie Martin lors de sessions

Qu'est-ce qu'être disciple de Jésus ? Comment les premiers disciples ont-ils rencontré Jésus et en quoi cela nous concerne-t-il ?

Ce sont des questions que Jean-Marie Martin a abordées à plusieurs reprises lors de sessions. Ce message est donc  formé d'extraits, en particulier : du cycle sur "Maître et disciple en saint Jean" qu'il a animé au Forum 104 à Paris en 2010-2011 qui vient d'être transcrit sur le blog (tag MAÎTRE-DISCIPLE), et d'une session sur le disciple qui a eu lieu à Versailles en 2000. Il y a donc des redites et certains aspects ne sont pas abordés.

Les versets 35-39 ont été commentés par Joseph Pierron, un ami de Jean-Marie Martin (cf Joseph Pierron), professeur l'Ecritures saintes, une année où il a fait la lecture suivie de l'évangile de Jean à la paroisse Saint-Merri. Son commentaire figure dans Jn 1, 35-39 : Histoire de disciples. Texte commenté par Joseph Pierron à Saint-Merri.. Un certain nombre de choses sont communes mais chacun a sa personnalité. Par exemple J Pierron dit plus de choses à propos du symbolisme éventuel de la dixième heure.

 

Fragments de méditation[1]

 

Jésus et les premiers disciples

 

Jésus et deux disciples, Berna Lopez

« 35Le lendemain, Jean se tint à nouveau, et deux de ses disciples. 36Voyant Jésus en train de marcher, il dit : « Voici l'agneau de Dieu ». 37Et les deux disciples l'entendirent parler et se mirent à suivre Jésus. 38Jésus s'étant retourné et les ayant considérés en train de le suivre leur dit : « Que cherchez-vous ? »  Ils lui dirent : « Rabbi – ce qu'on traduit par maître – où demeures-tu ? » 39 Il leur dit : « Venez et voyez ». Ils allèrent donc et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent ce jour auprès de lui, c'était environ la dixième heure.

40C'était André, le frère de Simon Pierre, un des deux qui avaient entendu de Jean et qui l'avaient suivi. 41 Il trouve donc d'abord son frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messiah, ce qui s'interprète Christos ». 42Il le conduisit auprès de Jésus. Jésus, portant son regard sur lui, lui dit : « Tu es Simon, fils de Jean, tu t'appelleras Képhas, ce qui s'interprète Pierre ». 43Le lendemain…» (Jn 1, 35-42).

 

Le contexte.[2]

Le chapitre premier de l'évangile de Jean, peut-être pas tout à fait dans son entièreté, mais pour une bonne part, est dans la figure de Jean-Baptiste et dans la scénographie du Baptême. Tout le texte de Jean est construit pour qu'on aperçoive en quoi consiste la figure du Baptiste par rapport à la figure du Christ avec le thème du passage. Cette question est fondamentale parce que, pour saint Jean comme pour le premier christianisme, il y a un seul lieu qui identifie Jésus, c'est la résurrection, c'est le pneuma de résurrection. Et tous les premiers chapitres de Jean sont construits sur cette différence entre deux eaux[3].

La question « Comment s'emboîtent (ou se lisent ensemble) la figure du Christ et la figure du Baptiste ? » paraît être une question majeure des premières communautés en général, mais singulièrement des communautés johanniques[4], car dans les milieux juifs Élie est réputé revenir oindre le messie ou le prophète. « Moi je vous ai baptisés d'eau, mais lui vous baptisera dans le Pneuma Sacré (l'Esprit Saint). » (Mc 1, 8). Mais que le Christ baptise dans le pneuma ne signifie pas d'abord qu'il y ait un baptême chrétien qui soit différent du baptême de Jean-Baptiste. C'est tout à fait vrai, mais ce n'est pas ce qui est visé là. En fait il s'agit d'être plongé dans le pneuma de résurrection et de vérité. Que cela donne lieu à gestuation particulière dans le baptême, c'est vrai, c'est le développement d'une symbolique fondamentale, mais il ne faut pas que le particulier nous fasse éluder la grande dimension du baptiser.

Chez saint Jean nous trouvons également ceci : « Moi je baptise dans l'eau. […]. Celui-ci est celui qui baptise dans le Pneuma Sacré », seulement la première partie de la phrase se trouve au v.26, et la deuxième partie se trouve à la fin du v. 33. Autrement dit, à propos de chaque élément de ce qui fait une seule phrase chez Marc, Jean suscite deux scènes (v. 19-28 et v. 29-34). Il y va de l'identification du Baptiste puis de l'identification de Jésus. Et non seulement nous avons deux scènes mais nous avons deux jours. En effet entre le v. 28 qui termine la première identification et le v. 29 qui commence la deuxième, nous avons « le lendemain ».

Le verset 35 commence par "le lendemain", nous sommes donc au troisième jour, et ceci jusqu'au verset 42 puisqu'au verset 43 nous avons encore "le lendemain". Il s'agit du détachement, du passage du Baptiste à Jésus qui est figuré dans la scène des deux disciples du Baptiste qui suivent Jésus (v. 35-39), puis de la rencontre de Jésus avec André et Simon-Pierre. Par ailleurs le chapitre 2 commence par : "et trois jours après" ; or, 4 + 3 = 7. Autrement dit saint Jean répartit dans les journées symboliques de la Genèse le matériau (si l'on peut dire) dont il a à témoigner.

 

I – Deux disciples du Baptiste suivent Jésus (v. 35-39)

 

1) Jean-Baptiste et deux disciples (v. 35-37).

« 35Le lendemain, Jean se tenait à nouveau ainsi que deux de ses disciples. – au verset 40 on apprend que l'un des deux est André, le frère de Simon-Pierre, mais l'autre reste anonyme36Voyant Jésus en train de marcher, il dit : Voici l'agneau de Dieu”. – C'est la parole qui est résumée dans la gestuelle (et même dans la statuaire) du Baptiste, l'index pointé : « Voici l'agneau de Dieu » – 37Et les deux disciples l'entendirent parler et suivirent Jésus. » Le verbe employé c'est akolutheïn, un verbe caractéristique du disciple : le disciple marche avec, il est "l'acolyte de". Le premier verbe caractéristique du disciple c'est entendre.

a) La parole du Baptiste.

Les disciples entendent la parole du "témoin". En effet du Baptiste il est dit dès les premiers versets de l'évangile qu' « 7il vint pour le témoignage, pour témoigner de la lumière, afin que tous croient par lui. 8Il n'était pas, lui, la lumière, mais il était pour témoigner de la lumière. »

Ici il dit « Voici l'agneau de Dieu ». Ce n'est pas notre sujet de traiter de ce titre du Christ qui est dans la bouche du témoin qu'est le Baptiste, mais c'est la traduction de ce que dit la voix du ciel : « Tu es mon fils ». Cela paraît étrange mais je ne vais pas le développer. Ce qui est intéressant c'est de savoir qu'il y a la voix du ciel et la voix de la terre dans la thématique du Baptême, et que par ailleurs le croisement de deux voix met en œuvre le principe fondamental chez saint Jean que toute vérité se tient entre le témoignage de deux ou trois.[5]

C'est donc la voix du témoin qui met en marche deux disciples de Jean pour devenir disciples du Christ.

b) Passage.

Ce qui était déjà dit en paroles, à savoir qu'au Baptiste se substitue Jésus, se gestue ici. Il sera dit un peu plus loin, au chapitre 3, que l'un doit diminuer et l'autre croître. Il y a là ce passage qui était annoncé et que l'on voit gestué dans des mouvements de marche et des mouvements de repos qui sont soigneusement indiqués dans le texte. Le Baptiste est debout, Jésus est déjà en train de marcher. La parole du Baptiste le désigne : « Voici ».

c) Le rapport maître / disciple et l'accès à la parole première.

Le mot "disciple" fait signe vers le rapport rabbi / talmid, maître (enseignant) et disciple. Ce rapport est un rapport qui a une figure concrète que peut-être que nous ne connaissons pas très bien. En effet, qu'est-ce qu'écouter un rabbi ? C'est quelque chose dont nous n'avons pas du tout l'expérience dans notre culture, ce qui pose déjà une question, mais en outre, il y a méprise aussi sur le sens où les mots rabbi et disciple s'emploient dans le texte. Cette méprise sera levée dans le chapitre 3 à propos de Nicodème, quand celui-ci s'avance et dit « Nous savons que tu es rabbi ». Mais Jésus le déboute de sa prétention, et il ironise même sur le fait que lui-même soit maître en Israël et qu'il ne sache pas néanmoins l'essentiel.

Ce qui est en question ici, ce n'est pas simplement l'idée que nous nous faisons des rapports d'un rabbi et des disciples, mais c'est l'accès à la parole première rendue possible par l'ouverture des cieux. Autrement dit la réouverture entre ciel et terre, c'est-à-dire entre les deux premiers principes constitutifs de ce qu'il en est d'être[6], cette réouverture introduit l'espace d'une parole.

Mais il s'agit de tout autre chose que de faire de Jésus le rabbi instituteur d'une doctrine sur le mode des doctrines de la connaissance. Ce n'est pas cela ultimement qui est en jeu ici. Ce qui est en jeu, c'est la révélation que tout l'homme et tous les hommes, sont théodidactes c'est-à-dire enseignés de Dieu, comme le dit Jésus : «Il est écrit dans les prophètes : "Ils seront tous théodidactes" ; tout homme qui entend d'auprès du Père vient aussi comme disciple auprès de moi,  » (Jn 6, 45). Nous avons dit souvent que c'est entendre qui donne de voir. Cela désigne donc l'ouverture d'un être-ensemble qui, à la fois, disjoint et relie car l'écoute c'est essentiellement cela. En ce sens-là l'écoute est antérieure à l'existence des disjoints, c'est-à-dire que c'est elle qui les donne à la fois disjoints et joints, ou disjoints pour être joints.

b) La figure de Jean-Baptiste.

Jean-Baptiste est le témoin. Nous avons vu lors du baptême le double témoignage, le témoignage de la terre (« Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde ») et le témoignage du ciel (« Tu es mon fils »). Jean-Baptiste est le témoin de la terre et nous avons vu que cela lui est donné du ciel.

► Est-ce que Jean-Baptiste est la charnière entre l'Ancien Testament et le Nouveau Testament ?

J-M M : Il y a peut-être ici quelque chose de plus important que simplement une transition entre ce qu'on est tenté de penser comme deux grandes réalités sociologiques ou religieuses qui se succèdent l'une à l'autre. En effet la transition dont il est question ici est probablement aussi dans le chiffre même de tout accès à Jésus. Autrement dit, il y a une fonction du Baptiste qui perdure, il est constamment en nous.

Une des façons de johannique de dire le propre de Jésus, c'est de dire "plus grand" : « Tu verras des choses plus grandes ». Le Baptiste est justement ce qui en moi n'a jamais atteint sa dimension, et qui, d'une certaine manière, se dénonce, c'est-à-dire diminue. C'est en ce sens-là que sont traités les premiers chapitres de Jean qui sont tous des chapitres de passage. C'est le passage de l'eau au pneuma, donc du plus petit au plus grand, c'est-à-dire du Baptiste à la résurrection, ou de mon intelligence de Jésus à une meilleure intelligence dans la lumière de la résurrection. En effet il s'agit toujours, dans ces cas-là, d'identifier Jésus, et de l'identifier dans sa dimension propre de résurrection. Il y a un partage des eaux en saint Jean, on pourrait le voir au long des chapitres.

Ce qui est très intéressant dans le processus c'est que le Baptiste ne cesse de diminuer, mais aussi qu'il ne cesse de montrer. Autrement dit, c'est la structure même de l'acte de recueil de la résurrection : quelque chose ne cesse de se donner, mais ce n'est jamais acquis. On sait l'importance de la monstration dans ce qu'on appelait parfois la désignation qui est plus radicale que la signification de la foi. En effet la signification aurait pour prétention de définitivement enclore et donc de posséder, alors que la monstration a à voir avec la symbolique de l'ici et maintenant, c'est-à-dire avec la symbolique du lieu et du temps. Nous verrons d'ailleurs l'importance de la question « où ».

Par ailleurs on pourrait dire que, pour la première communauté chrétienne, il s'agit ici de la gestion de la situation qu'elle vit : il y a le Baptiste et des gens qui le suivent, et il faut bien  mettre en place les deux figures du Baptiste et de Jésus qui sont des figures importantes, il faut donc un point de vue historique. On peut se poser la question de cette façon. Seulement la façon dont la figure du Baptiste est assumée et saisie, touche aux choses que nous venons d'évoquer, et une réponse qui serait simplement au niveau de la gestion occasionnelle n'est pas de l'intention même de notre texte, n'épuise pas sa signification[7].

 

2) Jésus et les deux disciples (v. 38).

a) Le dialogue du verset 38.

« 38Jésus se retournant  » : "se retourner" est un thème qu'on trouve aussi à propos de Marie-Madeleine (Jn 20). Elle se retourne même deux fois, si bien que si on voulait plaisanter et se demander quelle est la position terminale on s'apercevrait qu'elle tourne le dos à Jésus. Ceci montre bien que le retournement a une signification : se retourner c'est ré-envisager.

«  …et considérant qu'ils le suivaient leur dit : Que cherchez-vous ?” » C'est la première parole de Jésus dans l'évangile de Jean, et c'est probablement la première parole de type initiatique : « Que cherchez-vous ? » Elle subsiste sous la forme suivante dans notre baptême qui s'est développé au cours des siècles : « Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? » Le mot important, c'est la recherche (zêtêsis), on ne peut accéder à Jésus sinon dans une recherche.

« Ils lui dirent : « Rabbi – ce qu'on traduit par maître –  voici qu'ils l'appellent rabbi, c'est-à-dire maître (didascale) – où demeures-tu ? » C'est une excellente question et c'est une excellente réponse. C'est une réponse par une question, et par la question qui régit tout l'évangile de Jean, la question identifiante, la question “Où ?”.

a) Le baptême du titre de maître (rabbi).

Quand Jean-Baptiste est appelé maître, quand Jésus est appelé maître, quand Jésus dit à Nicodème au chapitre 3, avec une certaine ironie, semble-t-il : « 10Tu es maître en Israël et tu ne connais pas ces choses ! », s'agit-il de la même relation dans les trois cas ?

Nous savons en effet que Jésus hérite d'un bon nombre de titres.

Par exemple il hérite du titre de roi. Mais est-ce par l'idée de descendance royale qu'il est roi ? Eh bien non. Ça, c'est « du point de vue de la chair » dira Paul au début de l'épître aux Romains. En réalité : « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jn 18, 36) c'est-à-dire que le terme de roi n'est pas à prendre dans le sens que ce mot reçoit dans l'usage courant.

Il en va ainsi de tous les titres de Jésus, même du titre de Messie, c'est-à-dire Christos : il est Messie mais il n'est pas Messie au sens où on attend un messie. Donc il l'est et il ne l'est pas.

De même, si le terme de maître est d'usage culturel ou structurel, comme le rapport de maître à disciple, on ne peut rien en tirer pour la signification du terme de maître chez Jésus. Ce passage, ce transfert de sens, est ce que certains chrétiens du IIe siècle appelaient le baptême des noms : autrement dit, les noms, les titres de Jésus, meurent – car le baptême, selon Paul, c'est mourir à quelque chose pour vivre à une nouvelle vie – les mots eux-mêmes premièrement meurent à leur sens banal pour pouvoir accéder à dire autre chose, à dire la nouveauté christique[8].

Faire simplement une étude sociologique pour savoir ce qu'il en est du maître et du disciple dans l'antiquité n'est pas notre problème. Car même si les mots ont déjà un sens, nous savons qu'ils sont ressaisis de sens à partir du foyer d'où tout change et tout s'ouvre, ce qu'on appelle la résurrection. Bien sûr il ne faut pas entendre ce mot comme simplement l'anecdote d'une réanimation quelconque, mais c'est le mot qui dit la nouveauté christique dans sa radicalité.

c) La question "Où ?" ; le verbe demeurer.

● La question "Où ?" est infiniment plus importante chez Jean que la question “Qu'est-ce que ?”, même la question “Qui ?”, question importante chez Jean, la question de l'identification finalement se réduit à la question : “D'où es-tu ?”, de qui es-tu fils, de qui viens-tu ? Le “Qui ?” lui-même est subordonné à la question “Où ?”. D'où l'importance de la symbolique du lieu dans l'évangile de Jean[9].

« Où demeures-tu ? » : le verbe demeurer est un verbe majeur chez Jean. Nous allons le rencontrer au chapitre 15 où, dans une dizaine de versets, il se trouve une dizaine de fois. C'est un lieu de rassemblement de vocabulaire remarquable, c'est un gisement de ce mot demeurer. Par parenthèse, demeurer chez Jean est l'égal de venir, ce qui pour nous paraît contraire. C'est ne pas savoir ce que c'est que venir et demeurer que de penser ces deux mots-là comme des contraires. En effet demeurer, ce n'est pas rester en place : avoir son lieu c'est avoir la capacité d'en sortir et d'y revenir. Venir est un verbe majeur, c'est peut-être même le mot qui dit le mieux Dieu dans l'évangile de Jean : Dieu, c'est « ça vient », « je viens ».

Cette réponse des disciples par la question “Où ?” est la bonne réponse. Cette question révèle ce qui est au cœur.

Nous avons un autre exemple au chapitre 20, à l'autre bout, où la question est posée à Marie-Madeleine : « Qui cherches-tu ? » et elle répond « Dis-moi où tu l'as posé ? » (Jn 20, 15). Elle cherche le corps de Jésus. Bien sûr sa recherche est déficiente, elle ne peut pas trouver où on l'a posé puisqu'il n'est pas posé, il n'est pas quelqu'un qu'on pose et qu'on prend (« Dis-moi où tu l'as posé, que je le prenne »), il n'est pas un corps disponible au sens de « ce dont on dispose ». Il se révélera autrement que par la prise : par la parole. Mais elle répond : “Où ?”.

En revanche, à l'orée du chapitre 18, lorsque les gardes viennent chercher Jésus pour le prendre (c'est le début de la Passion), il leur pose la question : « Qui cherchez-vous ? ». Et eux ils savent, ils ne cherchent pas, ou bien s'ils cherchent, ils cherchent pour prendre : « Jésus de Nazareth ». On ne peut pas dire mieux, c'est ce qu'ils cherchent, mais précisément c'est la mauvaise réponse. Donc il y a une sorte de théophanie qui fait que « ils tombent en arrière » dit le texte. Donc ce n'est pas un accueil comme celui qui est en question ici.

 

3) Le mouvement des disciples vers Jésus (v. 39).

« 39Il leur dit : Venez et voyez – le verbe venir à nouveau ; cette fois c'est “venir vers” ;  et il y a le verbe voir qui est aussi un terme majeur chez saint Jean. Il y a cinq ou six façons chez Jean de dire voir  – Ils allèrent donc, et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent ce jour auprès de lui, c'était la dixième heure. » Voilà le premier mouvement du disciple vers le maître. Les disciples de Jean-Baptiste deviennent disciples de Jésus.

J'ai traduit par « venez et voyez » alors que dans les manuscrits les plus attestés, ce qui est retenu c'est « venez et vous verrez ». Il y a cependant un bon nombre de manuscrits, et des manuscrits sérieux, qui disent « venez et voyez » et je pense que c'est meilleur, nous verrons tout à l'heure pourquoi.

a) Qu'est-ce que les disciples ont vu ?

Les disciples ont posé une question, mais c'est une question qui demeure une question, c'est-à-dire que la réponse à la question n'est pas quelque chose qui vient de l'extérieur par rapport à la question. En effet « où », « d'où », ou bien « vers où », il importe de savoir que cela est à jamais insu. « Tu ne sais ni d'où il vient ni où il va ». En dépit de ce qui peut paraître dans notre texte « Ils vinrent et ils virent », cela reste radicalement insu, c'est-à-dire que cela consiste essentiellement dans la tournure du questionnement même qui est recherche (zêtêsis).

La recherche n'est pas simplement le début de la foi, comme si quelqu'un cherchait à avoir la foi, et puis après, il l'a. La question, non répondue de l'extérieur, est, au terme même, au plus haut de la foi, ce qui s'appelle parfois prière. Autrement dit la foi, de l'intérieur d'elle-même, reste appelante et questionnante. Ceci correspond au mot des Synoptiques : « Cherchez et vous trouverez »[10] qui ne veut pas dire : cherchez et puis un beau jour, vous allez trouver. Du reste, c'est bien paraphrasé par Pascal quand il dit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé », c'est-à-dire que c'est chercher qui est avoir trouvé.

Ceci nous aide à lire le texte : « Venez et voyez » c'est marcher qui est voir. On ne marche pas pour aller voir, mais c'est marcher qui révèle qu'on était déjà dans le voir.

Ceci nous invite à lire « venez et voyez » comme un hendiadys, c'est-à-dire deux mots pour désigner une seule chose. C'est pour cela, je pense, que cette traduction (qui est attestée par de nombreux manuscrits), est meilleure que « venez et vous verrez ». Il y a beaucoup d'hendiadys avec des substantifs chez saint Jean. Par exemple « adorer en pneuma et vérité » cela veut dire « adorer dans le pneuma qui est vérité ».

b) L'être-à-l'insu, l'être-à-la-résurrection.

Nous trouvons ici les mots absolument simples et fondamentaux de saint Jean qui tous disent la même chose, à savoir l'être-à-l'insu, l'être-à-la-résurrection : c'est marcher, c'est aussi manger, c'est voir, c'est toucher.

Ceci nous aide aussi à lire « Je suis le chemin, la vérité » cela ne signifie pas que Jésus est le chemin qui conduit ensuite à la vérité mais c'est de le suivre en marchant qui est déjà être à la vérité, c'est-à-dire que le trouver est intérieur à la recherche, le voir est intérieur à la marche, même si d'emblée il ne se révèle pas de cette manière.

Nous croyons que le "d'où il vient", nous en savons le nom parce que, en bon théologiens, nous avons par exemple deux réponses : nous pouvons dire qu'il vient de Dieu ou bien qu'il vient du ciel. Mais disant cela, nous risquons précisément de ne rien dire et de manquer ce qui est dit, parce que le Père (ou Dieu) ou le ciel désignent de façon généalogique ou de façon topographique précisément l'insu. Ce sont deux dénominations de ce vers quoi nous sommes, pour une part, orientés, mais notre orientation est vécue comme désorientation parce que "où ?" est une question de désorienté. Quand je demande « où ? » dans la rue, c'est que je ne suis pas orienté, que le repère manque.

C'est mon être vers cet insu profond qui est le cœur même de ce qui est en question dans ce qui se montre et s'identifie en Jésus, dans ce qui se donne à voir. Ce n'est pas quelque chose qui répond à la question "d'où il vient ?", mais, même dans sa réponse antérieure (il vient de Dieu ou du ciel), c'est cela qui est déjà impliqué. C'est très important quand nous disons « Notre Père qui es aux cieux ».

Il faut bien voir que ce qui se passe pour Jésus, dans l'activité essentielle de son mystère pascal, se donne à jouer chez nous dans le mode même de le recueillir. La déprise de Jésus dans sa mort, c'est aussi notre déprise dans ce qu'il en est de le rencontrer.

c) « Ils allèrent et ils virent ».

Nous pourrions nous poser la question de leur rapidité : « ils allèrent et ils virent » alors que par exemple pour Marie-Madeleine il y a tout un processus, des étapes successives, une première question « Femme, pourquoi pleures-tu ? » posée par les anges, puis un « Qui cherches-tu ? » posé par Jésus ; et ensuite « ne me touche pas » etc. Nous avons déjà dit que les figures féminines, comme la Samaritaine par exemple, jouent chez saint Jean à la fois le rôle de la durée progressive – ce qui va par étapes du commencement à la fin –, et une signification collective qui est une donnée très commune chez les anciens puisque par exemple chez les Grecs et les Romains les villes sont représentées par une femme. Par contre la symbolique du masculin est une symbolique de la rapidité. Ainsi à propos de Jean au tombeau : « il vit et il crut » (Jn 20, 8). Le masculin dit la proximité de l'arkhê et du télos, du commencement et de la fin. Notre approche de Jésus est rarement aussi fulgurante, car ici ce n'est qu'un éclair.

Il y a toujours le moment de la résurrection qui affleure tout au long. C'est seulement à partir de la résurrection que le texte s'entend. Ce texte peut dire ceux qui sont à Jésus dans l'ultime de leur rapport à lui, mais il peut aussi faire mémoire parfois des distances, des retards, des méprises, c'est tout l'évangile qui est fait de ça. C'est d'ailleurs très intéressant pour essayer de désigner le lieu de la chose dont le texte parle, parce que ce lieu n'est pas ce que nous appellerions, nous, la Judée ou la Galilée d'il y a deux mille ans, cette interprétation  est d'une certaine façon dépassée. Ce texte est écrit à partir du dernier voir qui est voir les cieux ouverts, et donc l'espace de résurrection. C'est de cela qu'il parle et des approches de cet espace de résurrection.

d) De quel jour s'agit-il ?

Il y a une chose à noter, c'est qu'ils demeurent « ce jour ». Qu'est-ce que c'est que ce jour ?

Le jour du Christ est le septième chez saint Jean. Que nous soyons dans le septième jour est une chose très importante qui régit tout le chapitre 5 en particulier. C'est ce qui justifie en particulier toute la problématique du shabbat : « Les Judéens poursuivaient Jésus parce qu'il avait fait ces choses un jour de shabbat. Mais Jésus leur répondit : "Mon Père œuvre jusqu'à maintenant et moi j'œuvre." » (Jn 5, 16-17)[11].

La thématique du shabbat est une grande question, à la dimension du shabbat qui n'est pas du tout une petite chose pour les juifs, c'est un élément structurant de la temporalité, comme le Temple est un élément structurant de l'espace. C'est aussi important que, pour nous, le principe que 2 et 2 font 4 : si tout d'un coup ils ne se mettaient plus à faire quatre, ce serait terrible. De même la destruction du Temple est terrible, et la profanation du shabbat est terrible, ce n'est pas une simple critique d'une attitude qui serait ridiculement ritualiste.

« Le Père et moi nous œuvrons. » Cette phrase se réfère à une pensée attestée en milieu juif, et en particulier dans le judaïsme hellénistique de Philon d'Alexandrie : les six jours sont le moment de la déposition des semences du monde, et le septième jour est le moment de la croissance, c'est-à-dire le moment qui va de la semence au fruit. La première activité de Dieu est appelée créatrice, et la deuxième royale et judiciaire par Philon, car elle correspond à la gestion de la vie et de la mort dans l'accomplissement, l'avènement de l'humanité. Toute l'histoire de l'humanité a lieu dans ce septième jour. Le Christ se révèle comme l'activité de Dieu qui conduit de la semence à l'accomplissement plein de l'homme. C'est son œuvre.

Je pense donc que nous avons ici une espèce de raccourci prophétique de la totalité du septième jour. Ça paraît rapide, mais en réalité c'est la rapidité de regard et de confession de ce qui est l'histoire de l'humanité tout entière. Mais cette rapidité est en particulier une caractéristique de Jean qui est peut-être l'un des deux disciples qui suivent Jésus.

Je voudrais noter ici un des traits qui sera le trait du disciple par excellence[12]. Le disciple par excellence est celui qui a la promptitude du pneuma. Que l'esprit (le pneuma) soit prompt, c'est presque un pléonasme pour les anciens. Le pneuma a la capacité de s'insinuer, même dans une perspective stoïcienne par exemple, et donc de l'intérieur, porter toute chose. Cette rapidité est notée dans l'expression : « L'esprit est prompt et la chair est faible » (Mt 26, 41).

e) Symbolique des chiffres.

Enfin « il était environ la dixième heure ». Nous sommes absolument sûrs que, chez saint Jean, ceci n'est pas une notation comme on met dans son journal « il est sorti à cinq heures ». Que signifie ce 10 ? Je n'ai pas de réponse certaine même si je sais que cela signifie quelque chose. Le plus élémentaire que l'on peut dire, c'est ce que c'est un chiffre de perfection, qui dit une totalité.

On sait par ailleurs que le 10 a été médité dans le monde du pythagorisme qui est tout entier basé sur la tétrade, c'est-à-dire sur le 4 qui est l'accomplissement. Or le développement accompli du 4 c'est le 10 parce que 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Je signale cela, je ne dis pas que c'est pertinent par rapport à notre texte.

f) La parole œuvrante de Jésus.

« “Venez et voyez”… Ils allèrent et ils vinrent ». La parole de Jésus n'est pas une parole qui dit ce qu'il faut faire, mais qui donne de le faire. L'entendre c'est venir, c'est voir. Et voir où il demeure, c'est demeurer auprès de lui

 

II – L'appel de Simon-Pierre (v. 40-42)

 

 « 40C'était André, le frère de Simon-Pierre, un des deux qui avaient entendu de Jean (Jean-Baptiste) et qui l'avaient suivi. 41Il trouve donc d'abord son frère Simon et lui dit : “Nous avons trouvé le Messiah, ce qui s'interprète Christos”. »

Il faut savoir que le mot messiah (messie) est la forme hébraïque du mot christos, et que la signification de messie, comme de christos, c'est « oint, imprégné, enduit ». Le moment du Baptême est le moment où le pneuma (l'Esprit) descend du ciel et repose[13] sur le Christ, c'est-à-dire que le pneuma le consacre, le pneuma l'imprègne. Les anciens disaient que le pneuma l'oint, car oindre chez les anciens n'est pas superficiel, l'onction révèle l'odeur intérieure. En grec oindre se dit chrieïn et l'onction c'est chrisma. Jésus est appelé Christos de par l'onction du pneuma : il est l'enduit ou l'imprégné de la totalité du pneuma.

42Il le conduisit auprès de Jésus. Jésus, portant son regard sur lui, lui dit : “Tu es Simon [fils] de Jean, tu t'appelleras Képhas, ce qui s'interprète Pierre”. »

« Tu es Simon… tu t'appelleras Képhas » Deux thèmes interviennent ici, qui se retrouvent tout au long du chapitre premier :

  • il y a le thème de la pré-connaissance des êtres par le Christ, c'est-à-dire que, pour saint Jean, le Christ est antérieur et intérieur à la rencontre. Il a l'initiative de la rencontre.
  • par ailleurs Jésus ouvre l'espace par l'évocation du nom. On a la même chose au chapitre 20 : « Mariam ». On est disciple par appel, et l'appel ici se manifeste par l'emploi du nom et de la transformation du nom.

Le nom indique dans l'Antiquité quelque chose comme le cœur, c'est-à-dire l'intime de l'être et non pas une dénomination surajoutée de l'extérieur comme nous le faisons : il y a la chose et puis ensuite on lui impose un nom. Non, c'est le nom qui est à la fois le propre (le nom propre) mais aussi le proche, parce qu'être dans la relation d'appel fait que mon plus intime n'est pas un intime clos sur soi mais un intime ouvert. Voilà la signification profonde : l'intimité est ouverture et non pas closure sur soi-même.

Figures de disciples.

On note un certain nombre de disciples dans l'évangile. Nous en avons déjà deux ici : André et Simon-Pierre, tout de suite après ce sera Philippe et Nathanaël. Si on ajoute le disciple qui n'a pas de nom, cela fait cinq dans cette fin du premier chapitre.

Quelle est la signification des noms des disciples ? Est-ce qu'ils désignent des individus et est-ce qu'ils sont en même temps des figures ? Y a-t-il plusieurs modes d'être disciple ? Si on regarde les différentes mentions de Thomas au cours de l'évangile, les différentes mentions de Pierre, les comparaisons entre Pierre et Judas, entre Pierre et Thomas, entre Pierre et Jean, est-ce que cela dénote différents modes d'être disciple ? Autrement dit est-ce que ces noms sont aussi des figures de la foi ? Réponse : oui, et cela nous le verrons[14].

Comparaison avec les Synoptiques.

On peut noter des différences avec les Synoptiques où l'appel des disciples se passe en contexte maritime : on y trouve la mention de la barque et du filet, et les futurs disciples de Jésus sont tous en train de lancer le filet. Chez saint Jean l'appel se passe dans un contexte de baptême, il concerne des disciples de Jean-Baptiste, et ceux-ci ne sont pas à l'œuvre.

Qu'est-ce que rencontrer Jésus ressuscité ?

On peut par ailleurs noter des rapprochements avec le chapitre 21 qui est un chapitre maritime. On a la mention de deux disciples avec la même formule que nous avons ici : « deux de ses disciples ». Ensuite on retrouve plusieurs noms : Simon-Pierre, son frère André, et aussi Philippe et Nathanaël qui sont appelés après dans le chapitre 1. On peut également remarquer qu'au milieu du chapitre 21, Simon-Pierre est appelé "Simon de Jean", au début de la triple confession (« Simon de Jean m'aimes-tu ? ») comme ici au verset 42 (« Tu es Simon de Jean, tu t'appelleras Képhas »).

De même le chapitre 21 de Jean qui se situe après la mort-résurrection du Seigneur, peut être rapproché de la scène de la pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11) qui est située avant. Cela ouvre la question : qu'est-ce que c'est que rencontrer le Ressuscité ? Qu'est-ce que c'est que d'être à Jésus, être à ses gestes ? Et ultimement quelle est la chose du texte ?



[1] Ce commentaire est formé d'extraits de plusieurs sessions.

[2] La présentation du contexte vient de la session sur le Prologue où tout ce qui concerne le Baptiste et le Baptême de Jésus a été soigneusement étudié. Ce paragraphe vient de Chapitre V : Le Baptême de Jésus et la figure du Baptiste mais il regroupe plusieurs passages.

[4] La visée de saint Luc est différente puisque d'après lui le Baptiste a été jeté en prison avant le Baptême de Jésus, donc ce n'est pas lui qui baptise Jésus : « 19Hérode… 20ajouta à encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison… 21Après que tout le monde eut été baptisé, Jésus fut aussi baptisé. »

[10] « Et moi, je vous dis : Demandez, et l'on vous donnera; cherchez, et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira. » (Lc 11, 9).

[12] Dans l'évangile de Jean on trouve à de nombreuses reprises l'expression le disciple que Jésus aimait. « Il s'agit pour moi de la figure de Jean, étant donné que l'auteur de notre évangile n'est pas un seul individu mais une école johannique probablement ; c'est même plus intéressant comme cela, elle est sous le patronage de la figure de Jean précisément comme disciple. Le terme de disciple est employé ici comme disciple au sens fort… parce qu'il ne s'agit pas d'une particulière amitié et encore moins d'une amitié particulière entre Jésus et Jean. Cela signifie le disciple par excellence ; et l'évangile de Jean est l'évangile du disciple.» (Jean-Marie Martin).

[13] « J'ai contemplé le pneuma descendant comme une colombe du ciel et reposant sur lui » (Jn 1, 32).

[14] Plusieurs figures de disciples se trouvent dans les messages du tag figures.

 

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