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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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5 juin 2015

Unité et Trinité en Ep 4, 1-6

Le début du verset 1 est l'occasion pour Jean-Marie Martin de parler de la fonction de paraclèse (consolation, exhortation..) et d'autres fonctions dans l'Eglise, de nous traduire au passage 2 Cor 1, 3-7 de façon étonnante. Nous marchons ensuite dans les versets 1-3 avec le thème de l'unité. Les différents mots des versets 4-6 très connus sont placés en contexte trinitaire et J-M Martin montre que chacun des trois (Esprit, Seigneur-Fils, Dieu-Père) est assorti d'autres mots,  chacun de ceux-ci ayant une raison d'être là où il est mis.[1]

  • Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : Ep_4__1_6 ;
  • et en fichier docx (mais la mise en page est suceptible d'être modifiée lors du téléchargement) :  Ep_4__1_6.
  • On peut aussi voir Qui est Jean-Marie Martin ?

 

 

Unité et Trinité en Ep 4, 1-6

 

 

Nous prenons le début du chapitre 4 des Éphésiens. Quelqu'un lit d'abord la traduction qu'il a dans sa Bible.

« 1Je vous y exhorte donc dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu ; 2en toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour ; 3appliquez-vous à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix.

4Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; 5un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; 6un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous. » (TOB)

 

I – L'introduction (v. 1-3)

 

1) La paraclèse dans l'Église primitive. Pistes pour aujourd'hui.

« 1Je vous y exhorte dans le Seigneur » Traduire le premier verbe parakalô par « je vous exhorte » ce n'est pas bon, mais je n'ai pas trouvé de bonne traduction pour ce mot qui est très important chez Paul.

a) Remarques préalables.

Parler d'exhortation fait souvent dire aux exégètes : voici que maintenant, après les pages dogmatiques, on entre dans les pages morales, et il y a de la morale générale, de la morale domestique… Mais non, chez Paul il n'y a pas cette distinction-là ! Par rapport aux chapitres qui précèdent nous verrons qu'il y a une égale densité de pensée de l'ordre de la vérité dans la page que nous ouvrons, même si elle est ouverte par un mot qui dit une fonction particulière de Paul, fonction qu'il exerce lorsqu'il commence son texte de cette façon-là.

b) La paraclèse en 2 Cor 1, 3-7.

Ce terme, parakalô, se trouve effectivement dans toutes les épîtres de Paul et à des endroits un peu stratégiques[2]  ; et je voudrais qu'on prenne connaissance du gisement le plus étonnant qui se trouve au début de la deuxième épître aux Corinthiens. On y trouve le substantif paraklêsis (paraclèse) et le verbe parakaleïn que je traduirai par le verbe "parakaler", ce qui n'est pas du tout français.

Au verset 3 Paul commence par une louange. Il y a souvent des traces de prière adressées au Père comme ici « Béni soit », ou bien ailleurs c'est « Je rends grâce ». Eulogia (bénédiction) et eucharistia (action de grâces) sont deux noms pour dire des aspects de la prière : prière de louange, prière de remerciement.

« 3Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus Christ, le Père des miséricordes (des compassions) et le Dieu de toute paraclèse, 4qui nous parakale en toute épreuve (tribulation) de nous en sorte que nous puissions parakaler ceux qui sont en toute tribulation par le moyen de la paraclèse dont nous sommes parakalés nous-même par Dieu. 5Car de même que les pâtirs du Christ dérivent (découlent) sur nous, de même par le Christ dérive (découle) sur nous la paraclèse. 6Si nous sommes en tribulation (c'est) pour votre paraclèse et salut, si nous sommes parakalés (c'est) pour votre paraclèse qui est mise en œuvre dans la patience (hupomoné) de ces passions que nous-mêmes nous subissons. 7Et notre espérance est forte pour vous en voyant que, de même que vous êtes en communion des pâtirs, de même aussi (vous êtes en communion) de la paraclèse. »

Il y a donc 4 fois le verbe parakaler et 6 fois le substantif paraclèse !

Une des traductions de paraklêsis c'est consolation, mais c'est encore un des mots qui sont piégés parce que consoler chez nous est toujours suspect, très souvent les consolations sont tout à fait vaines.

La racine de parakaleïn est le verbe kaléô qui signifie appeler, et c'est de même racine que klêsis (appel, vocation) et que Ekklêsia (Église) que je traduis par convocation de toute l'humanité quand ce mot est employé au grand sens. Dans ce texte la paraclèse désigne une parole, et même une parole de réconfort.

c) La paraclèse et les fonctions dans l'Église.

Paul va énumérer la multiplicité des fonctions qui doivent être exercées dans l'unité : « En lui il a donné (d'être), les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs et enseignants » (Ep 4, 11). Les énumérations ne sont pas toujours les mêmes mais il y a souvent la fonction d'apostolos (celui qui annonce), de didascale (celui qui enseigne) et de prophêtês, et il pourrait se faire que la prophétie du Nouveau Testament qui ne se réfère pas aux prophètes de l'Ancien Testament, ne soit pas une parole d'enseignement mais une parole de proximité. La différence avec les apôtres et les enseignants est que la parole du prophète peut être une parole singulière, donc pas une annonce globale mais une parole adressée, une parole de présence, une parole de réconfort, une parole d'aide. C'est possible.

Celui qui est fondé à parakaler n'est pas simplement quelqu'un comme l'apôtre ou le didascale, c'est peut-être chacun par rapport à chacun. Il arrive à Paul de dire : je vous dis ceci parce que j'ai reçu mandat du Seigneur ; pour cela je n'ai pas reçu de mandat mais je pense que je suis assez pertinent (ce n'est pas le mot qu'il emploie) pour vous le dire. Donc il fait une distinction entre l'origine et la qualité des différentes paroles qu'il dit.

d) Pneuma paraclet et Christ paraclet.

Le mot paraclet est employé chez Jean à propos du Christ et à propos du pneuma :

– ce mot est employé à cinq ou six reprises en Jn 14-16. Dans ces chapitres le pneuma reçoit plusieurs titres : il est le pneuma de vérité, le pneuma de consécration (Pneuma Sacré, Esprit Saint), le pneuma paraclet. Ce sont des fonctions qui ont souvent trait à la parole, à la remémoration de choses que Jésus a dites, à la conduite vers la totalité de la vérité. Donc il y a une fonction de parole qui est difficile à caractériser et du même coup le mot paraclet est difficile à traduire.

– Le mot paraclet est aussi employé à propos du Christ : « Petits enfants, je vous écris en sorte que vous ne péchiez pas. Et quand quelqu'un pèche, nous avons un paraclet auprès du Père, Jésus Christ, le juste.» (1 Jn 2, 1). Ici le mot paraclet est mis en rapport avec le péché.

Dans le texte de 2 Cor, la paraclèse est mise en rapport avec la tribulation, les épreuves, le pâtir. Donc on pâtit et la paraclèse a l'air de porter remède à cela.

Nous avons vu que le mot paraclet est employé par Jean à propos du Christ en lien avec le péché, ce qui semble différent de la paraclèse en 2 Cor 1 qui a trait au pâtir. Mais nous savons aussi qu'il y a un rapport subtil entre le pâtir et le péché. Quand nous entendons cela nous entendons souvent que le péché est la cause du pâtir, le pâtir étant la punition du péché. Or j'ai dit qu'il y avait un rapport, mais je n'ai pas dit que c'était un rapport de causalité.

Quand Paul dit que « le péché est entré dans le monde et par le péché la mort » (Rm 5, 12), cela veut dire que péché et mort sont deux noms de l'adversaire, deux noms de l'adversité. Cela peut apparaître d'abord sous la forme du péché et ensuite sous d'autres formes, mais ça ne veut pas dire que l'un est la cause de l'autre. Ceci pour souligner qu'il n'est pas inouï que la paraclèse puisse avoir à se situer et par rapport au péché et par rapport à la souffrance, sans que nous ayons à conclure ce que nous en concluons habituellement le plus souvent. Pour vous éclairer un peu je vous pose la question suivante : être désajusté de Dieu, est-ce un péché ou un malheur ? Les deux du même coup.

Un autre aspect du terme paraclet est dû au fait que le terme paraklêtos est employé de façon usuelle du temps de Paul pour désigner l'avocat, donc la paraclèse correspondrait à une parole de défense.

Toutes les traductions de paraclet oscillent donc entre le consolateur et l'avocat, mais il faudrait trouver quelque chose de plus fondamental. Il faudrait peut-être trouver plusieurs mots pour traduire le verbe parakaleïn suivant le contexte. Dans notre texte il s'agit d'une invitation, donc on pourrait traduire par « je vous invite ».

 

2) Verset 1-3.

Nous allons entrer dans cette paraclèse de Paul.

« 1Je vous invite, moi l'enchaîné dans le Seigneur… » Paul se déclare "enchaîné dans le Seigneur", il l'a déjà dit au début du chapitre 3 : « En grâce de cela moi Paul, l'enchaîné du Christ Jésus pour vous les nations ». C'est pour cela que Éphésiens et Colossiens sont appelées épîtres de la captivité car Paul écrit en prison. Cette captivité fait partie de ses multiples tribulations qu'il développe largement en 2 Cor où vous avez des pages entières sur ce que Paul subit. Pour lui les tribulations sont un titre de gloire. De même que la croix est une infamie, mais que dans le Christ elle devient un titre de gloire, c'est l'autre phase de la résurrection, de même pour Paul les tribulations peuvent être vécues dans la perspective de la résurrection, donc dans une perspective positive. Il faudrait méditer en quel sens c'est quelque chose de légitime et en quel sens à notre oreille cela peut paraître suspect. Est-ce qu'il faut projeter notre suspicion sur le sens que Paul entend ou non ? Autant de questions qui sont susceptibles d'être débattues.

Tout ceci se situe dans la perspective qui ne disjoint par la Passion (les souffrances) du Christ et sa Résurrection. En effet Passion et Résurrection ne sont jamais considérées comme ayant sens en elle-même. La Passion de Jésus n'a sens que si elle n'est que l'avers (ou l'envers) de la Résurrection. La Passion n'est pas la cause méritoire de la Résurrection ! Jésus a la capacité de vivre sa mort non pas en servitude mais en libre donation et c'est ce qui change le sens de la mort, ce qui fait que ce n'est pas une mort pour la mort. Ce point est le plus essentiel de tout l'Évangile : ne jamais disjoindre et célébrer à part la mort du Christ et sa Résurrection. Cela est développé en Jn 10, le chapitre du bon berger : « Ma vie personne ne la prend, je la pose de moi-même ». On semble la lui prendre mais elle n'est pas prenable parce qu'elle est donnée. Si je prends de force quelque chose qui est déjà donné, je le manque pour ce qu'il est, c'est-à-dire je le manque comme don. Autrement dit la mise à mort du Christ est une mise à mort manquée puisque c'est une mort qui contient en elle la résurrection. La résurrection n'est pas une récompense qui viendrait après : il a été docile, il a bien voulu mourir et en récompense on va le ressusciter. Ce n'est pas du tout ça.

Dire que Paul se glorifie de ses souffrances peut rester suspect, et il faudrait que nous méditions cela pour évacuer tous les risques qu'une apparente glorification de la souffrance porte avec elle. C'est toujours dit au risque d'être mal entendu. C'est pourquoi il faut à chaque fois y revenir. Pourquoi est-ce que ces choses sonnent mal à notre oreille ? C'est parce que nous ne les entendons pas dans la structure de pensée qui est la leur. Il ne faut pas seulement être habile dans la lecture de l'Écriture, il faudrait aussi être habile dans la lecture des présupposés non-dits de notre écoute. Ils sont constitués par la causalité, la finalité, par toutes ces articulations qui sont issues de la métaphysique des quatre causes d'Aristote en passant par la grammaire élémentaire (les propositions finales, causales etc.). Et d'ailleurs Aristote ne crée rien, il ne fait que révéler un destin de pensée de l'Occident qui a ses avantages et ses risques. Et donc faire retour sur les présupposés non-dits de nos écoutes est aussi important que d'essayer d'entendre l'Écriture dans ses propres présupposés.

La glorification dont parle Paul à propos de ses souffrances est en fait une lecture à rebours d'une situation, c'est la proposition d'un éventuel "vers où ça va". Il ne faut pas le confondre avec la finalité en notre sens, car la finalité nous la pensons en fonction d'un moyen pour une fin, or il s'agit d'une disposition de vie. En effet personne n'est martyr authentiquement que cela ne lui soit donné. Et ce qui lui est donné c'est qu'il ne vit pas de ses propres ressources psychologiques. Bien sûr le martyr comme tout le reste peut être suspect, le fanatisme ça existe. Et d'ailleurs il peut se faire que nous ne sachions pas discerner dans quelqu'un s'il s'agit de fanatisme ou d'authentique martyr, d'autant plus que Dieu peut donner la grâce au martyr d'un fanatique, pourquoi pas, puisque ce n'est pas la disposition psychologique favorable ou défavorable qui est en question ici.

« Je vous invite… à marcher... » En hébreu le verbe marcher est le mot qui a servi pour désigner ce qu'on appellera plus tard la morale[3]. Le mot de morale n'a rien à voir ici, sinon que ce qui est dit concerne une démarche, un cheminement, une manière de se porter et donc de se comporter. Il nous faut garder cette image de la marche et du chemin.

« Je vous invite… à marcher dignement de l'appel dont vous avez été appelés. » N'oublions pas que l'appel (klêsis) est le moment secret de Dieu qui s'exprime en éklogê (choix manifesté). Klêsis désigne l'appel, la vocation, c'est-à-dire cette détermination intérieure de Dieu. Il s'agit donc de marcher dans la ligne de cette vocation, de cet appel.

« 2 avec toute humilité et douceur, avec longanimité, vous recevant mutuellement dans l'agapê. » Les premières caractéristiques qui sont données ici ont un trait général.

► Ce sont la charité, l'humilité, la patience…

J-M M : Oui, et justement nous sommes tentés de lire là des vertus. Or ce ne sont pas d'abord des vertus, ce sont des qualités d'espace de marche.

Les premières caractéristiques qui sont données ici sont l'humilité, la douceur, la longanimité, le fait de se recevoir mutuellement dans l'agapê. Ce ne sont pas des qualités différentes, tous ces noms sont des modalités de l'agapê.

Une petite remarque à propos de "se recevoir mutuellement dans l'agapê". On pense souvent qu'on se trouve là par hasard. La foi commence avec « je suis reçu » c'est-à-dire que je me reçois d'un don, je suis donné à moi-même, ce n'est pas être là par hasard. C'est sans doute une attitude fondamentale que Paul appelle « être au monde par mode d'eucharistie »[4] c'est-à-dire eucharistier pour cela que je suis donné à moi-même. Et il m'est donné aussi de me recevoir de l'autre et de recevoir qui vient.

Ce qui est donc en question ici c'est un aspect de l'agapê qui est le maître mot de l'Évangile chez Jean comme chez Paul. L'Évangile nous transfère de l'ordre du constat à l'ordre du recevoir avec action de grâces.

« 3 Vous efforçant de garder l'unité du pneuma dans le lien de la paix. » Le mot agapê nous conduit à d'autres mots fondamentaux : le mot de pneuma comme unité, le mot de paix comme un liant…

Il s'agit d'être un, mais ce un n'est pas le solitaire car être un est la bonne façon d'être deux ou trois ou plus :

  • l'être un se dit du rapport Père / Fils : « le Père et moi nous sommes un »
  • il se dit du rapport époux / épouse : « Et ils seront deux pour être une seule chair » (Ep 5, 31)[5]
  • il se dit à propos du trois chez saint Jean : «Car trois sont les témoignants : le pneuma et l'eau et le sang et les trois sont pour être un » (1 Jn 5, 7-8).
  • il se dit des multiples déchirés (dieskorpisména) : « il (Caïphe) prophétisa que Jésus devait mourir… en sorte que les enfants de Dieu déchirés il les rassemble pour être un. » (Jn 11, 51-52)

Ici cette unité est mise au compte du Pneuma et nous verrons qu'il y a un rapport subtil entre Pneuma et Ekklêsia. L'Ekklêsia est la convocation des multiples vers une certaine unité. Le Pneuma est sans doute l'unité unifiante et l'Ekklêsia l'unité unifiée. J'emprunte ici l'expression natura naturans et natura naturata (nature naturante et nature naturée), une expression très intéressante qui n'a pas été tellement reprise, et qui marquerait très facilement l'unité secrète qui existe entre le Pneuma et l'Ekklêsia, unité qui va être indiquée ensuite.

Ce thème de l'un et des multiples est un souci fondamental de toute culture et c'est probablement le souci le plus originel de la pensée occidentale également. L'un et les multiples c'est Parménide, Héraclite, Platon, Aristote…

Le rapport de l'un et des multiples est essentiel dans notre Écriture avec la distinction de la bonne multiplicité et de la mauvaise multiplicité. C'est la différence entre :

  • l'écartement qui est le déploiement de ce qui est secrètement un, mais où tout est retenu ensemble dans le déploiement,
  • et l'écartèlement qui correspond à la multiplicité des déchirés (dieskorpisména).

Le pluriel est un déploiement de l'unité, il peut être un déploiement harmonieux, comme une fleur est un déploiement du bouton tant qu'elle reste retenue dans l'unité de sa tige; mais quand elle fane, elle se démembre. Or chez saint Jean le monde est entendu comme le lieu dans lequel l'humanité est démembrée : chacun est déchiré à l'intérieur de lui-même, déchiré dans son rapport à autrui, et l'ensemble est déchiré dans sa totalité. Le nom de l'unité des déchirés c'est le pardon, et le pardon c'est le don le plus haut. Il y a le fait et le par-fait, il y a le don et le par-don qui est la perfection du don. Le pardon précède la création : les choses sont constituées dans le pardon. Et le thème du père des miséricordes (2 Cor 1, 3) dit cela : les miséricordes c'est probablement la première chose dite par Dieu et qui fait que le monde tient. Le pardon précède la création, et bien sûr le pardon précède le péché. Ce que je dis peut paraître étrange, mais le pardon n'est pas quelque chose qui survient comme ça, après coup. Le pardon est la consistance ultime des choses.

► Est-ce que ce que tu dis à un lien avec l'interprétation de Paul : « Car le Dieu qui dit : “Lumière luise d'entre les ténèbres”, c'est lui qui fait luire dans nos cœurs…»[6] ?

J-M M : La lumière dans le Nouveau Testament désigne d'abord l'agapê, et le pardon est la modalité la plus élevée de l'agapê. Chez nous la lumière a plutôt une symbolique du côté de la connaissance (avoir des lumières sur quelque chose), mais dans le Nouveau Testament la lumière désigne un espace dans lequel on se rencontre, alors que la ténèbre est l'espace dans lequel on se heurte, on s'ignore[7]. Donc tu peux très bien entendre « Lumière soit » comme l'ouverture de l'espace d'agapê, et d'agapê pardonnante par avance.

Vous avez ici des mots comme unité, paix, douceur qui peuvent être dit fruits de l'agapê. Parler des fruits de l'agapê sous-entend que l'agapê elle-même est sous forme de semence, et que c'est cela qui apparaît sous différentes dénominations et sous différentes formes. Et le Pneuma a à voir avec tout cela.

L'Écriture a des vocables qui sont génériques – j'emploie ce mot même s'il n'est pas heureux – et non pas systématiquement spécifiques. Par exemple la haine est un nom générique qui désigne le meurtre mais aussi l'indifférence, il ne dit pas forcément une rancune violente. Le meurtre lui-même est un terme générique, et, comme le mot haine, il est pris pour dire le contraire de l'agapê. Le mot agapê lui-même est un mot générique fondamental.

 

II – Énumération trinitaire (v. 4-6)

 

Trinité,« Un seul corps et un seul pneuma selon que vous avez été appelés dans une seule espérance de votre appel ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, à travers tous et en tous. »

Le mot décisif de ces trois versets est le mot "un", donc on parle de l'unité. Il y a un Pneuma, un Seigneur, un Dieu et Père. Nous avons donc une énumération trinitaire : Pneuma (Esprit), Fils (Seigneur), Père. Vous savez que le mot Trinité n'existe pas dans le Nouveau Testament, et ce passage est assez intéressant parce que c'est une des rares énumérations ternaires qu'on y trouve avec « Allez, faites disciples toutes les nations, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Mt 28, 19). Mais ce qui est intéressant ici c'est que ces trois mots sont assortis chacun de quelques autres mots, et que chacun de ceux-ci a une raison d'être là où il est mis. Ce sont des indications qui ont été complètement oubliées dans l'usage postérieur de ces mots. Tout cela est à regarder de près.

« Un seul corps et un seul pneuma
                                                      selon que vous avez été appelés
                                                        dans une seule espérance de votre appel ;
   un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ;
   un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, à travers tous et en tous. » :

1/ Pneuma et corps ; l'appel.

On commence par le Pneuma : « un seul corps et un seul pneuma (esprit) ». Ici corps et esprit (pneuma) ne s'opposent pas mais disent rigoureusement la même chose.

La notion de corps est une notion extrêmement complexe. Par exemple chez nous le corps et l'âme (ou l'esprit) composent ce qui n'est pas le cas dans le Nouveau Testament.

Pour les stoïciens tout est corps, il n'y a que quelques incorporels : le temps, l'espace, le vide et le dicible, c'est-à-dire l'espace du dire, l'espace de la parole. Même Dieu est corps ce qui n'est pas le cas pour les platoniciens par exemple. Or il y a un mélange de medio-platonisme et de medio-stoïcisme fréquent chez Philon d'Alexandrie et chez les auteurs de l'époque. C'est donc d'une extrême complexité.

Le mot corps (sôma) peut dire la présence, il peut avoir le sens de solide par opposition au liquide, au fluide en général. Par exemple l'adverbe sômatikôs signifie "en solide". Quand Paul dit dans l'épître aux Colossiens que la plénitude de la divinité habite corporellement dans le Christ (Col 2, 9), il ne veut pas dire que le Christ est un corps et une divinité. En effet la plénitude de la divinité c'est le Pneuma, le Pneuma lui-même étant dans la symbolique du fluide  puisqu'il est aussi bien dans la symbolique de l'eau que de l'air et que du feu. Or il a été répandu partiellement sur les prophètes autrefois, et au Baptême du Christ il se rassemble sômatikôs (en solide, en un seul lieu) et repose sur le Christ pour que du Christ il soit répandu sur la totalité de l'humanité. Cela c'est la lecture que font certains Pères de l'Église[8]. C'est aussi ce qu'on trouve chez saint Jean à la croix où le Christ remet le pneuma et de son côté coulent sang et eau : le pneuma habite en solide dans le Christ et sa mort est le moment il est répandu sur la totalité de l'humanité. Le pneuma de vie est répandue à partir du corps mort du Christ. Il y a unité entre mort et résurrection c'est pour cela que cela se passe à la croix chez Jean.

Le "corps" du verset 4 sera aussi le corps qu'est l'Ekklêsia, c'est pourquoi le texte ajoute « selon que vous avez été appelés (eklêthêté) dans l'unique espérance de votre appel (klêsis) ». Je disais tout à l'heure qu'il y a une affinité entre le Pneuma et l'Ekklêsia quand je suggérais que le Pneuma était l'unité unifiante et l'Ekklêsia l'unité unifiée[9], j'avais anticipé un peu sur ce point.

► Paul dit ailleurs que l'Église est le Corps du Christ. D'où ça vient ?

J-M M : Il y a deux origines différentes à l'expression "Église corps du Christ" qui se cumulent mais qui ne s'égalent pas :

– une qui est liée à l'idée de "faire corps", c'est une expression qui existe dans notre langue : la diversité des membres pour l'unité d'un corps. C'est une idée qui existe déjà un peu dans le monde grec ;

– une où le corps est mis en rapport avec la tête, qui est puisée à une tout autre source que celle de la multiplicité des membres, c'est l'exégèse du début de la Genèse. Le premier mot be-reshit, en hébreu, que Chouraqui traduit par en-tête, est composé du mot reshit qui a été traduit par arkhê en grec, et qui a pour racine rosh (la tête). Le rapport de la tête à ce qui s'ensuit est un rapport essentiel dans la méditation des premiers versets de la Genèse : le commencement est arkhê et l'accomplissement est la récapitulation. Le mot récapitulation désigne la reprise à partir de ce qui venait en tête, de ce qui était à la tête. Vous savez en effet que le mot tête a deux sens : "être à la tête de" qui a le sens de commandement, et "venir en tête" qui a le sens de commencement. Le mot de récapitulation nous l'avons rencontrée en Ep 1.

2/ Christos : Seigneur (Kurios), foi, baptême.

« Un seul seigneur (kurios) ». Kurios est une des désignations essentielles avec Fils de Dieu et Christos (oint, imprégné de pneuma) qui sont des mots de l'Ancien Testament repris de sens à la lumière de la Résurrection : Jésus est Seigneur au titre de la Résurrection.

Mais cette dérivation est complexe parce que le mot Adonaï (mon Seigneur) est le mot que les Juifs prononcent à la place du tétragramme imprononçable YHWH lorsqu'ils lisent la Bible, donc Seigneur serait plutôt attribué au Dieu Père. En fait pour tous les chrétiens des IIe et IIIe siècles, le Seigneur en tant qu'il se manifeste fragmentairement dans l'Ancien Testament par les paroles des prophètes ou par les apparitions de l'ange du Seigneur, c'est le Christ. Cela leur permet très curieusement de combiner l'idée du Dieu immuable, invisible avec le Dieu de la Bible qui se promène dans le jardin où là c'est le Fils qui est le Seigneur[10].

« Une seule foi ». En effet dire « Jésus est Seigneur » est le b-a ba de la foi. Saint Paul dit explicitement que c'est la même chose que de dire « Jésus est ressuscité » : « Si tu confesses dans ta bouche que Jésus est Seigneur et si tu crois dans ton cœur que Dieu l'a ressuscité des morts, alors tu seras sauvé » (Rm 10, 9). Ici Paul dit deux fois la même chose : confesser et croire c'est la même chose ; la bouche et le cœur c'est le même ; Seigneur et Ressuscité c'est la même chose.

« Un seul baptême ». Dans le Nouveau Testament le mot baptême peut désigner la foi elle-même, et le rite baptismal n'est autre que la célébration de la foi : dire « Jésus est seigneur » c'est être plongé dans la mort et la résurrection de Jésus. La connumération des sacrements viendra beaucoup plus tard, donc le mot baptême ne se pense pas ici à partir de notre idée de sacrement, il se pense à partir de la foi et l'idée de sacrement devrait normalement partir de là. Voyez comment les affinités des mots sont ici respectées.

► Comment faut-il entendre ce terme "seigneur" ? Pour moi dans le banal la seigneurie fait partie des anciens ordres. Ressuscité je vois un peu, mais "seigneur" je ne vois pas.

J-M M : La seigneurie désigne toujours une sorte de maîtrise, et en particulier ce terme est employé par Paul en 1 Cor 15 : le Christ est Seigneur parce qu'il s'est rendu maître de la mort. C'est en ce sens-là que Seigneur et Ressuscité ont un rapport : il a maîtrisé la mort.

Nous savons que les catégories premières chez les anciens sont volontiers des catégories issues des liens de parenté (père / fils, époux / épouse) mais aussi de l'ordre du gouverné. D'ailleurs la prédication du royaume conflue avec la seigneurie de même que ça conflue indirectement avec le terme de Christos. En effet Christos correspond au mot Messie en hébreu, il signifie oint, et oint de Pneuma, et le Roi messie est un roi oint.

Par ailleurs quand vous dites « Je crois en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et la terre » vous ne savez pas trop quoi faire du mot "tout-puissant". En fait Dieu est premièrement Père, il est deuxièmement pantocrator (terme qui est traduit par tout-puissant), c'est-à-dire seigneur du royaume, et troisièmement il est créateur. Le mot créateur est donc en troisième position seulement, après pantocrator, et en plus création ne signifie pas exactement ce que nous entendons par création aujourd'hui.

La mention de Seigneur pour parler du Christ n'était pas utilisée dans mon enfance, elle est venue dans les années 1950 : il est devenu possible de dire « le Seigneur » en dépit des consonances négatives auxquelles vous venez de faire allusion. Guardini avait lancé ça entre autres[11].

3/ Dieu et Père.

 « Un seul Dieu et Père de tous qui est au-dessus de tout, à travers tout et en tout». Remarquez que, dans le langage du Nouveau Testament, Dieu surtout avec l'article  (ici il n'y a pas d'article, mais il y a "un seul") désigne le Père : un seul Dieu et Père de tous, et non pas la nature divine commune aux trois personnes qui serait une considération légitime mais très postérieure, et qu'il ne faut pas introduire dans la lecture de ce texte.

Et ce qui est intéressant ici c'est qu'à propos du Père on pourrait dire qu'il est la source de tout, y compris du Kurios et du Pneuma, ce qui est marqué par le fait que les trois prépositions qui sont souvent distribuées au Père, au Kurios et au Pneuma se trouvent mises au compte du Père : il est au-dessus de tout, à travers tout et en tout. Source absolue. Les différentes prépositions (au-dessus, à travers, dans) sont très importantes dans tout le discours évangélique, chez Paul en particulier.

« Il est au-dessus de tout, à travers tout et en tout » c'est-à-dire qu'il est celui qui contient et connaît la totalité, c'est lui qui régit ultimement la totalité même s'il a donné le règne au Fils. En effet, connaître chez les anciens c'est à la fois circonscrire et pénétrer, c'est ce que les stoïciens appellent connaissance cataleptique, c'est-à-dire connaissance qui saisit la totalité.

 

Remarque sur l'énumération trinitaire.

L'énumération qu'on a ici est à l'inverse de ce qui se trouve dans le Credo. On pourrait dire que c'est dans l'Esprit, par le Fils, vers le Père :

– « nul ne peut dire Jésus est seigneur sinon dans le pneuma » (1 Cor 12, 3), donc c'est la donation du Pneuma qui permet que je dise « Jésus est seigneur » ;

– le Seigneur est Fils par rapport au Père, et si la prière se fait dans le Pneuma, elle se fait par Jésus. En effet notre prière n'est prière authentiquement christique qu'à la mesure où notre façon de dire « Notre Père » est dans le « Père » que Jésus adresse à son Père[12]. Les "Notre Père" éparpillés n'ont sens que du fait que le Christ est une substantielle prière, une vection vers le Père. Il dit « Père », il va vers le Père, son être est d'être tourné vers le Père : autrement dit son dire, son faire et son être sont en référence au Père.

 

En guise de conclusion.

Aujourd'hui nous avons examiné le mot parakalô, nous avons dit un mot sur marcher, sur la klêsis (l'appel), nous avons vu le souci de Paul qu'on se reçoive mutuellement, ce qui se dit dans le thème de l'agapê, de l'unité, du lien de la paix, toutes ces choses qui sont des fonctions du Pneuma, ce qui permettait de reprendre le thème de l'unité à propos du Pneuma, à propos du Seigneur, à propos du Père de tous. Et nous allons voir par la suite que « à chacun de nous a été donnée la grâce selon la mesure de la donation du Christ » (v. 7). Ce sera les multiples diversités qui vont être ensuite commémorées.

Le thème de l'unité a été mis en premier, mais cette unité n'efface pas les diversités. Bien sûr c'est une diversité qui ne va pas vers le déchirement mais qui est dans la garde de l'unité. On perçoit bien que les thèmes d'unité qui sont nombreux dans l'Évangile sont des thèmes d'unité qui sont dans la garde de la diversité et qu'il ne s'agit ni d'uniformité ni de conformisme.



[1] Ceci un extrait de ce que Jean-Marie Martin a dit le 18 novembre 2008 dans le groupe de lecture de saint Paul, avec quelques ajouts venant d'autres rencontres.

[2] 1 Cor 1, 10 ; Rm 12, 1 ; 2 Cor 10, 1 ; Col 2, 2…

[3] Marcher se dit halakh et la halakha désigne le comportement, ce qui sera appelé la morale.

[4] Voir l'analyse que Paul fait de « ils n'eucharistièrenet pas » : Rm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de Dieu.

[5] « Car ils seront les deux vers (ou pour) une même chair ». Ce n'est pas “ils seront un seul, de deux qu'ils étaient” mais : ils restent deux, et ils peuvent précisément être un parce qu'ils sont deux.

[6] 2 Cor 4, 6.

[7] « Celui qui hait son frère est dans la ténèbre, et marche dans la ténèbre et ne sait pas où il va, parce que la ténèbre a aveuglé ses yeux.»  (1 Jn 2, 11). « Si quelqu'un marche dans la nuit, il trébuche parce que la lumière n'est pas en lui. » (Jn 11, 10).

[8] Cf La citation du Dialogue avec Tryphon 61dans § "Appellations et apparitions du Verbe dans l'AT" au 2) du message La christo-théologie de saint Justin.

[9] « Le grand sens du mot Ekklêsia, c'est la convocation de la totalité des semences du Pneuma qui sont dans l'humanité. Chez Paul Ekklêsia ne désigne pas d'abord une communauté sociologiquement repérable qui a des règles et des institutions, qui a vécu à telle époque, etc. Le mot Ekklêsia dit la convocation par Dieu, c'est-à-dire la réunion par Dieu, de la totalité des semences du Pneuma qui sont répandues, mais dispersées, déchirées. » (J-M Martin, rencontre du cycle Plus on est deux Plus on est un, 5ème rencontre : époux/épouse, la Trinité revisitée)

[11] Romano Guardini est l'auteur de Le Seigneur : méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ, trad. par le R.P. Lorson, Paris, Alsatia, 1945.

[12] En particulier Jn 17, 1 : « Levant les yeux au ciel, il dit “Père…” »

 

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