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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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13 juin 2015

JEAN 2, 1-11. NOCES DE CANA. Chapitre I : Sur le seuil du texte

Au début du week-end à Versailles sur les Noces de Cana Jean-Marie Martin a proposé aux participants de recenser les souvenirs et interprétations spontanées concernant le récit qu'ils avaient en tête, avant même la lecture du texte, on reste "sur le seuil" du texte. Le texte lui-même traduit par J-M Martin figure au début des chapitres II et III, et deux versions (TOB et Chouraqui) figurent dans le message de présentation du week-end, mais pour suivre ce premier chapitre, si on a soi-même souvenir du texte il est préférable de ne voir le texte qu'à la fin.

 

 

Chapitre I

Sur le seuil du texte

 

 

Bienvenue à tous, aux visages de longue fidélité, et aussi aux visages de neuve apparence, ceux qui viennent ici pour la première fois. Nous avons pour projet la lecture d'une douzaine de versets de saint Jean qui devrait occuper ces deux journées. Les Noces de Cana, c'est un épisode que l'on connaît, soit qu'on l'ait lu, soit qu'on en ait entendu l’écho, même dans la plaisanterie assez usuelle de « changer l'eau en vin » ; c'est quelque chose qui réjouit et qui va, soit dans un sens bienveillant, soit dans un sens subtilement égrillard parce que le vin a cette signification-là aussi chez nous.

Donc avant d'entrer dans le texte, en restant sur le seuil, au portique du texte, j'aimerais bien que nous essayions de dire ce qui reste de cet épisode dans notre mémoire. Ne croyez pas que ce soit un travail vain : en effet, qu'on le dise ou qu'on ne le dise pas, tout à l'heure, dans notre écoute du texte, nous serons plus ou moins "prévenus" par cela qui est déjà dans notre mémoire. Le risque serait, si nous n'y prenions pas garde, de réduire notre lecture à ce que nous en savons déjà. D'où l'importance de tenter de mettre au jour le caché, en sachant que cela a besoin d'être corrigé, remis en question. Donc essayer d'énoncer ce qu'évoque pour nous l'épisode des Noces de Cana. Et au terme de cette première approche provisoire, nous allons établir une articulation des séances suivantes, mais nous n'en décidons pas à l'avance.

J'aimerais du reste qu'on ait le sentiment de participer à l'écoute du texte ensemble. Bien sûr, c'est un texte que j'ai lu, que j'ai commenté ici ou là, mais j'attends qu'il me dise des choses que je n'ai pas encore entendues, aussi. Pour marquer que vous êtes partie prenante dans l'itinéraire, dans le parcours, vous pouvez commencer à dire maintenant de la façon la plus spontanée, en sachant que ce qui est dans la mémoire est assez flou et peut ne pas être significatif, mais peu importe[1].

 

Les noces de Cana, miniature du Codex Egbert1) Marie, mère de Jésus.

► Ce dont je me souviens c'est que Marie est invitée.

J-M M : Oui probablement. Mais quand on regardera le texte de près, on verra en fait qu'elle était là, et que le verbe "inviter" se trouve dans le texte, non pas pour Marie, mais à propos de Jésus et de ses disciples. Est-ce que c'est la notion d'invitation qui vous intéresse ou bien la notion de Marie ?

► Mais justement il me semble qu'elle n'est pas dénommée Marie, mais « mère de Jésus ».

J-M M : Tout à fait.

► Et il y a cet étrange dialogue entre elle et Jésus, comme si elle savait que son heure à lui était venue avant que, lui, il le sache.

J-M M : Il faudra voir ce que veut dire "l'heure", "mon heure", "l'heure vient"… dans l'évangile de Jean en général, et là il y a un très gros paquet.

 

2) L'eau "changée" en vin.

► Avant le passage de Jésus, le vin était médiocre.

J-M M : Ce n'est pas exactement ce qui est dit. Je pense qu'ils ont suivi l'usage qui est de poser d'abord le bon vin, et ensuite le médiocre, mais là il est dit que le vin de la fin est "bon".

► Ce sont des noces, donc c'est une alliance, et à cette occasion il y a ce bon vin dont on ne sait pas d'où il vient, du vin qui, en fait, se trouve dans des jarres d'ablution.

J-M M : Oui, ce sont des jarres juives.

► On associe souvent les Noces de Cana à l'eau "changée" en vin, mais cela n'est pas dit explicitement dans le texte, c'est le maître du festin qui dit que c'est du bon vin.

J-M M : On verra quels sont les termes qui sont employés.

► Moi j'ai retenu qu'il faisait ce miracle de l'eau changée en vin pour manifester sa gloire afin qu'on croit en lui. C'est vraiment différent des guérisons ou de la multiplication des pains où il s'occupe des gens.

J-M M : Le mot de gloire est un terme des plus difficiles. À première lecture on peut entendre que Jésus a fait un miracle, que le miracle manifeste qu'il est glorieux et fort et que, par suite, on a de bonnes raisons de croire en lui. Nous verrons que le terme de gloire ne dit rien de glorieux dans notre sens à nous !Alors que signifie la manifestation de la gloire ici ? Et, est-ce que, d'après le texte, le fait que l'eau soit changée en vin, cela se manifeste par un tour de force ?

► Est-ce que justement ce n'est pas son premier miracle donc ce serait l'inauguration de sa vie publique ?

► ► Il me semblait qu'on n'avait pas le mot de "miracle" mais le mot de "signe".

J-M M : C'est ça. Mais cela pose beaucoup de questions. Est-ce que le texte parle de "premier" signe ? Quelle est la signification du mot "signe" dans l'évangile de Jean ? Un signe est-il différent d'un miracle ? Et puis, par rapport au sens johannique du signe, que signifie que Jésus a manifesté sa gloire ? Et enfin, quel est le rapport à la foi ?

► Il semble qu'il y ait une continuité entre l'eau et le vin, ça passe de l'un à l'autre, et cela évoque le passage du quotidien à la fête.

J-M M : Dans ce que vous avez dit il y a le mot de passage. Ce mot ne se trouve pas non plus dans le texte, or c'est un mot très important chez saint Jean : « l'heure étant venue qu'il passe de ce monde à son Père » (Jn 13, 1). D'autant plus qu'on est en contexte pascal, et que sans doute ça a une importance très grande par rapport à ce texte, comme par rapport à beaucoup d'autres.

Dans ce que vous avez dit il y a aussi une interprétation sournoise – je veux dire : qui n'est pas dans le texte mais qui est dans notre esprit – entre le quotidien et la fête, il faudra voir ce qu'il en est dans le texte. C'est pour cela qu'il est très important que ces choses-là soient dites, énoncées, parce que c'est ce qui rend possible qu'elles soient éventuellement vérifiées ensuite par un retour au texte.

► Il est question de serviteurs qui obéissent aux ordres, c'est eux qui font tout, Jésus ne fait aucun geste.

J-M M : Effectivement ce sont eux qui font quelque chose. Il est désolant que dans ce passage il y ait peu de gestes. Il est d'ailleurs curieusement construit. En tout cas, par rapport à la question que tu évoques, il n'y a pas le geste de transformer. Ce geste n'y est pas, qu'est-ce que ça signifie ?

► Il me semble qu'il y avait une quantité phénoménale d'eau, donc de vin.

J-M M : Oui.

► Moi j'ai relu le texte avant de venir, et j'ai vu qu'il s'agissait en fait de "deux ou trois mesures", ce n'est pas beaucoup !

J-M M : Pour vous, deux ou trois ce n'est pas beaucoup. Mais justement, en général, le deux et le trois sont des choses très importantes dans notre Nouveau Testament. Là aussi, quand nous allons essayer de fréquenter la cohérence symbolique du Nouveau Testament, nous nous rendrons compte que les éléments n'ont pas forcément la signification et la fonction qu'ils ont dans notre imaginaire d'occidental du XXe siècle.

Par ailleurs, il peut y avoir des questions que nous jugeons pertinentes mais pour lesquelles nous n'avons pas les réponses. Pour donner un exemple, le fait qu'il y ait 153 poissons tirés du lac au dernier chapitre : je suis sûr que 153 est signifiant, mais quelle est sa signification, je vous avoue que je ne connais pas pleinement la réponse, même s'il y a des suggestions, des possibilités de sens. Il faut aussi savoir attendre devant un texte.

La volonté du texte.

Il y a une question de principe qui veut que nous laissions libre cours aux suggestions, aux possibilités de lecture, aux déploiements de sens. Mais dans un deuxième temps, surtout quand on reviendra au texte pour la deuxième ou troisième fois, il faudra se demander si c'est dans la volonté du texte ce que nous entendons, ce que nous tirons. En effet tout texte a une volonté. Cela ne veut pas dire que le texte a un sens à la façon dont une démonstration géométrique est bonne ou pas bonne, c'est beaucoup plus près du poème qui a des capacités de suggestion larges, mais néanmoins pas infinies. En effet si le texte disait tout ce qu'on veut lui faire dire, il ne dirait rien du tout. Il y aura donc à essayer de déterminer ce qui a quelque chance d'être dans le champ symbolique, le champ signifiant du texte.

 

3) La joie, le don, la résurrection.

► Les Noces de Cana évoquent quelque chose de joyeux, de gai, et pour moi on n'a pas une tonalité comme ça dans les autres textes.

J-M M : Vous évoquez la question de la joie.

► Il y a beaucoup de gratuité, de donner dans cette page d'évangile.

J-M M : Le mot de don ne se trouve pas dans le texte, alors que c'est un mot très important chez saint Jean. Est-ce que ce que vous suggérez se retrouve d'une autre manière, c'est ce qu'il faudra demander au texte. De même, le mot de joie, mot important chez Jean car c'est un mot qui signifie la même chose que la résurrection, ne se trouve pas dans le texte, et cependant on la ressent quasiment. Qu'est-ce que ça signifie ?

 

Noces de Cana, Maître de Saint Baudelio de Berlanga (Espagne),vers 11254) La question de l'historicité.

► Moi je me demandais si dans ce texte on n'avait pas une prophétie de l'Eucharistie, c'est-à-dire la première annonce de l'Eucharistie.

J-M M : Je ne vais pas me faire le gardien de toutes vos questions, mais s'il y a des questions qui surgissent et qui vous tiennent à cœur, que vous pensez qu'il y a quelque chose d'important ou de significatif qui n'a pas été envisagé par nous, il faudra nous le redire à la fin, et forts du chemin qu'on aura fait, on essaiera d'y répondre.

► Est-ce que ce texte ne serait pas plus mythique qu'historique ? C'est tellement symbolique !

J-M M : Vous introduisez ici une question que, bien sûr, nous n'allons pas retenir comme telle, mais qui est très significative. Nous répartissons les épisodes, ou les éléments d'un épisode, en choses réelles et en choses mythiques que nous appelons parfois symboliques aussi. Est-ce que cette répartition est vraiment signifiante ? Est-ce qu'elle importe ? Comment faut-il se situer par rapport à elle ? Répondre à cette question c'est nous reconduire d'une autre façon à l'ensemble du texte. Donc c'est une question très importante. Il y a de grandes chances que nous ayons besoin d'abord de marcher dans le texte avant de pouvoir répondre à cela. J'indique d'avance que la question ne restera pas intacte. Je veux dire que nous allons soupçonner notre être questionnant ainsi. Mais tout ceci est anticipé, je l'indique seulement.

 

5) Significations des Noces.

► Je me pose la question de « pourquoi les gens manquaient de vin », car normalement dans une noce ils auraient dû prévoir. Peut-être est-ce pour qu'il y ait un miracle ?

J-M M : La question "Pourquoi n'y avait-il pas de vin" telle que vous l'avez énoncée, c'est l'exemple même d'une question qui n'est pas pertinente, parce que le manque n'est pas ici donné à penser à partir de la psychologie supposée des gens, de leurs exigences. Le texte ne s'occupe pas de ça. Le texte s'occupe de ce manque par rapport au plein. Donc c'est bien effectivement la notion de plénitude qui intervient dans le texte, qui génère la mention du manque.

► Dans une noce, en principe, on prévoit toujours plus de vin. Donc, comment se fait-il qu'ils aient manqué de vin ?

J-M M : Cette question est non-pertinente. Évidemment je donne des éléments de réponse à un moment où la question n'est pas assez avancée, mais ce sont des choses très importantes. Il faudra que nous cessions notre façon native de lire. Si je lis les Noces de Cana, je ne lis pas un fait divers écrit dans France-Soir. Seulement il faut le dire, puis voir ce que cela implique, et quelle est la signification de ce mode d'écriture. Quel est le lieu de cohérence qui est régi par la volonté du texte ? Quel est le principe d'unité qui fait tenir les choses ensemble ?

Nous ne ferons pas ici une lecture qui se souciera de photographies de Jésus en Palestine par exemple. Ce n'est pas une lecture de type historico-critique. Quelle est la validité de ce mode de lecture que nous allons entreprendre ? Qu'est-ce qui nous permet de déclarer hors champ une question comme celle-là ? En effet il ne suffit pas de le dire : je ne me permettrais pas de dire que votre question est hors champ, il faut que cela s'éprouve. Il faut que nous éprouvions en nous-mêmes, au cours de cet exercice de lecture, de cette tentative de lecture, que nous éprouvions le côté inadapté de la question. Parce que, peut-être que ce qui est raconté-là, ce n'est pas une noce de campagne. Peut-être que la volonté du texte n'est pas de décrire une noce de village !

► Alors, est-ce que ce serait l'annonce du banquet de la fin des temps ?

J-M M : Vous parlez du banquet de la fin des temps, et tout à l'heure quelqu'un a parlé de l'Eucharistie : est-ce que nous aurions à choisir entre ses différentes réponses ? Est-ce que certaines sont excluantes, est-ce que d'autres sont à garder, mais à quelle condition, et dans quelle direction ? Voilà des questions qui vont se poser à nous[2].

► C'est le repas des noces de l'agneau.

J-M M : L'expression « les noces de l'agneau » est une expression à peine supportable par notre oreille. Elle se trouve dans l'Apocalypse. Qu'est-ce qui est prérequis pour qu'une expression comme celle-ci ait un sens et soit audible ? Elle est éloignée au maximum de ce que nous sommes nativement susceptibles d'entendre. Donc il ne faut pas l'apporter comme un élément de réponse, elle apporte encore plus de questions. Mais ce n'est pas inintéressant.

► Le fait que ce soit une noce, c'est un peu comme ce que nous vivons dans les enterrements ou les naissances, il se passe des choses qui ne peuvent pas se passer autrement parce que ça permet à la parole de passer…

J-M M : Oui, c'est ça. Ces réunions-là rassemblent autour de quelque chose qui est plus ou moins senti comme l'essentiel, que ce soit la mort, le début de la vie… Par parenthèse, saint Jean situe la plupart de ses épisodes dans un lieu et dans un temps qui est généralement un temps marqué par les célébrations d'Israël. Autrement dit la proximité ou la présence de la fête de Pâques, de la fête de Soukkot ou de la fête de Pentecôte est signifiante. Il faudrait voir ce que cela signifie. Donc c'est une question qui, à la fois, présente un intérêt mais elle risque de nous reconduire à psychologiser, elle a cette ambigüité-là.

 

6) Les mariés.

► Moi je me demandais en quoi c'est un miracle, et je me disais que les épousés devaient avoir un rôle. Est-ce que le texte permet de détecter qui sont les mariés ?

J-M M : Justement, pas du tout ! La mariée, il n'en est pas question ; quant au marié on lui adresse la parole, c'est tout.

► On a vu dans une autre session que Marie-Madeleine représente l'humanité dans la durée[3], est-ce la même chose ici pour la mariée ?

J-M M : Peut-être bien. Mais il faudrait le justifier, c'est seulement un soupçon. Un jour on m'a dit il y a quelques années : « dans ce texte les mariés ne sont pas ceux qu'on croit ». Mais alors qui sont-ils ?

► Il y a les textes des vierges où l'époux c'est Jésus.

J-M M : On trouve ça dans les évangiles synoptiques à propos des jeunes filles sages et des jeunes filles insensées ou imprévoyantes. Mais là nous avons l'utilisation d'un thème dans une parabole. Faut-il accentuer la différence entre une parabole et un épisode ? Ça touche à la question qu'on me posait tout à l'heure.

 

7) Symboliques du vin.

► Vous avez parlé de la volonté du texte. Est-ce qu'il n'y aurait pas l'intention de montrer que la relation entre Dieu et l'humanité a lieu ? Le vin c'est pour montrer que Dieu est proche.

J-M M : On va voir. La réflexion c'est : « le vin c'est ceci pour nous ». Mais qu'en est-il de la symbolique du vin à telle époque et en tel lieu, dans le lieu de l'écriture du texte ? Est-ce que le vin a une symbolique éternelle, toujours semblable partout, ou est-ce qu'il faut entendre comme une histoire de la symbolique du vin ? Il faut résoudre la question avant de répondre oui ou non à la suggestion qui est faite ici.

Le vin était synonyme de fête tout à l'heure. Pour vous le vin est plutôt synonyme de proximité dans l'ordinaire : c'est vrai où et quand, et qu'est-ce qui vous permet d'accentuer ceci ou cela ?

Donc nous avons des exemples de suggestions qui sont des suggestions comme elles viennent, mais pour que nous sentions bien que notre lecture doit nous conduire à déterminer un certain nombre de choses.

► Est-ce que le vin appartient à la vigne, ou est-ce en dehors de ce champ ? La vigne dont parle Isaïe et la vigne dont parle Jean, est-ce le même univers ? À la messe on dit que le vin c'est « le fruit de la vigne et du travail des hommes » ?

J-M M : Nous avons à nouveau une suggestion. Il faut savoir qu'un mot en lui-même, d'une certaine manière, a, dans une langue et dans un auteur, une constellation de significations possibles. Ça ne veut pas dire que toutes, à chaque fois, soient convoquées par ce texte-ci ou ce texte-là. Entre d'une part la constellation d'un mot comme le mot vin dans l'ensemble de l'écriture johannique, et d'autre part la constellation du mot vin dans l'écriture du poète de Nevers, Adam Billot (1602-1662), il y a une distance considérable. Ce n’est quand même pas la même symbolique chez Jean et chez quelqu’un de chez moi. Il y a des capacités d'évocation autour d'un mot qui sont différentes suivant les temps, suivant les lieux, et suivant l'auteur. Et l'auteur ensuite, dans un passage déterminé, peut exclure des possibilités symboliques du mot par le contexte et en développer une seule. C'est ça écrire, ce n'est pas enfiler des concepts. Il n'y a pas que les concepts qui seraient dans un rapport syntaxique, il y a des mots évocateurs et évoqués qui ont une capacité relative d'évocation, mais telle que tous ne sont pas développés, et c'est le contexte qui le dit. Autrement dit, c'est la phrase qui permet de comprendre le mot, ce ne sont pas les mots qui donnent de comprendre la phrase. Qu'en est-il de la symbolique du vin ici ?

Je le dis de façon anticipée : c'est un passage très étrange, parce que chez saint Jean, il n'y a pas de symbolique du vin en dehors de l'Apocalypse. Mais dans l'Apocalypse le vin a une signification généralement inverse de celle qu'on trouve dans les Noces de Cana, puisque le vin c'est la colère de Dieu ou l'enivrement de la prostituée. Certains ont essayé de lire notre texte avec la signification qu'on trouve dans l'Apocalypse, mais ça ne marche pas dans l'ensemble du texte.

Le vin n'est pas une symbolique privilégiée chez Jean, il n'apparaît pas ailleurs qu'ici. Il y a plusieurs contextes de repas où a lieu une donation avec une signification d'abondance : la pêche miraculeuse, le repas sur la plage, le repas à la multiplication des pains.

La référence au sang serait aussi à examiner, de même que la référence à la vigne.

Donc il faut à la fois se donner libres suggestions, c'est ce que nous sommes en train de faire, mais il faut savoir que ça ne fait qu'ouvrir la nécessité de la rigueur. Nous ne faisons pas une lecture historico-critique, nous ne faisons pas une lecture proprement conceptuelle, nous faisons une lecture qui pourtant réclame encore plus de rigueur que ces lectures, mais d'un autre mode de rigueur.

► Est-ce qu'il y a d'autres textes que l'Apocalypse où il y a le vin de la colère ?

J-M M : Oui, le vin de la colère est souvent repris dans la tradition des Odes de Salomon[4]. Il y a tout une tradition où le vin n'est pas bien vu. Il y a même eu des sectes qu'on appelait aquariens, des gens qui prétendaient que pour l'Eucharistie, il fallait se servir d'eau et non pas de vin[5], ceci dans les premiers siècles. Ces sectes ont été éliminées de la grande Église, mais c'est significatif de quelque chose.

► Il est dit aussi ailleurs que les disciples de Jésus boivent à la différence des disciples de Jean.

J-M M : Oui c'est très important, et ce sera à mettre en rapport avec la mère, les frères, les disciples. C'est un thème qui dépasse de beaucoup une situation anecdotique.

 

8) Notre texte dans la liturgie, ses lectures diverses.

► Dans la liturgie, quand est-ce qu'on lit ce texte ?

J-M M : Ce qui est très proche dans la liturgie, c'est Noël d'une part et l'Épiphanie (au sens ancien du terme) d'autre part. Et dans l'Épiphanie on célèbre les mages, le Baptême de Jésus et les Noces de Cana. Du reste, la célébration de l'Épiphanie est antérieure à la célébration de Noël.

Dans notre esprit le mot même d'épiphanie est plus ou moins lié aux rois mages, mais il est intéressant de se rappeler que, dans la première utilisation, le mot grec épiphanéia désigne un épisode de manifestation à la fois initiale et universelle. Or le mot initial est très important par rapport à notre texte, le Baptême est initial, et entre les deux la visite des mages est quelque chose d'initial. Parler de l'épiphanie de Jésus, c'est parler de là où il se prête à identification, de là où il se montre, où il se donne à reconnaître. Il y a donc de multiples épiphanies et on a sélectionné ces trois-là.

Noces de Cana, antienne EpiphanieIci nous sommes déjà dans l'examen des lectures qui ont eu lieu au cours des temps, car la liturgie est une lecture, et ce groupement des trois est une lecture. Et je vais même vous dire que les trois manifestations que sont la visite des mages, le Baptême de Jésus et les Noces de Cana sont liées dans l'antienne de la fête de l'Épiphanie d'une façon assez étonnante : « Aujourd'hui l'Église est unie au céleste Époux, car dans le Jourdain le Christ en a lavé les péchés ; les mages accourent aux noces royales avec leurs présents, et l’eau changée en vin réjouit les convives ». Donc nous avons un mélange où les éléments symboliques des trois épisodes travaillent ensemble. Cette antienne est donc un exemple de lecture, de lecture poétique[6].

Et il faut bien voir que toute toile de peintre qui a pour thème un sujet biblique est toujours une lecture, une interprétation qui est marquée par un certain nombre de présupposés. De même pour les lectures qui ont eu lieu au long des siècles.

Nous héritons donc d'épisodes multiples dans la suite du texte. Ces différentes lectures ne doivent pas faire écran par rapport au texte. Nous avons à revenir de façon immédiate au texte tout en étant intéressés par ce qui n'est pas une source, mais un témoignage au cours de l'histoire de la façon dont nos pères dans la foi ont entendu. Cela n'a pas la valeur sourcielle fondamentale, et néanmoins ce n'est pas sans intérêt, parce que c'est plein d'enseignements. Et justement l'intérêt serait que nous, nous ayons la capacité d'entendre à neuf, et que notre écoute prenne une petite place dans l'histoire de ces lectures du texte.



[1] Ne sont transcrites que les réflexions qui ont décidé de l'organisation de la suite du travail. Les questions ont été regroupées selon plusieurs thèmes.

[2] J-M Martin ne reparlera pas de l'Eucharistie au cours de la session. Dans une autre session il a fait allusion à l'Eucharistie comme repas de noces dans l'introduction d'une célébration : « Il est d'usage de commencer une célébration plutôt joyeuse et festive par l'évocation du péché et de la demande de pardon. Nous savons probablement que pour répondre à la fête, nous avons quand même besoin d'être revêtus de la robe nuptiale pour pouvoir entrer dans le repas de noces. Et que le pardon du Christ nous soit accordé est une condition pour que nous puissions entrer véritablement dans la célébration… »

[3] Cf. "Jn 20-21 Résurrection" le § M-Madeleine ou l'accession de l'humanité à son accomplissement à la fin du commentaire du v. 12 dans le I 1) du JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre VII. Jean 21 ou les Actes des apôtres johanniques.

[4] Les Odes de Salomon sont un recueil de 42 poèmes. J-M Martin a participé à leur traduction: Les Odes de Salomon, Marie-Joseph Pierre, éd. Brépols 1997, Apocryphes 4. Un message en cite quelques-uns : La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer..

[5] Les aquariens furent appelés ainsi à cause du nom latin aqua, qui signifie eau,

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