La parole créatrice (Gn 1, 3) comme parole du Christ qui commande au vent et à la mer (Mc 4, 39), aux esprits impurs (Mc 1, 27)
“Qui donc est-il celui-ci, car le vent et la mer lui obéissent ?” D'où vient l'efficacité de sa Parole ? C'est sur cela que porte ce messsage. Il vient en partie d'un cours fait par Jean-Marie Martin (cf Qui est Jean-Marie Martin ?) à l'Institut Catholique de Paris en 1978-79, seule année où il s'est référé à l'évangile de Marc.
Une parole efficace
Chez nous la parole est de façon prioritaire quelque chose de dissertant qui ne fait que commenter ou attester un fait. Tel n'est pas le sens de la parole au sens évangélique. Il m'a paru important de grouper ici un certain nombre de réflexions qui vont dans le sens de l'efficacité de cette parole.
Deux exemples : Mc 1, 27 et Mc 4, 35-41 .
J'ai relevé : « Ils étaient tous étonnés : qu'est-ce que cela, un enseignement nouveau, selon le pouvoir – cela concerne la parole, donc c'est une parole qui a pouvoir et qui commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent. » (Mc 1, 27).
Cette idée de parole qui commande se retrouve plus loin : « 35Et il leur dit... Passons sur l'autre rive. 36Ils (les disciples) laissent la foule et prennent Jésus avec eux dans la barque… 38Lui était à la poupe sur le coussin, il dormait… 39Et s'étant réveillé (diégerthéis) – c'est un verbe composé avec égeireïn qui signifie réveiller mais aussi ressusciter[1] – il commanda au vent et dit à la mer : “Tais-toi, réfrène toi”, et le vent cessa et il advint une grande sérénité. 40Et il leur dit : “Pourquoi êtes-vous effrayés ? N'avez-vous pas encore foi ?” 41Et ils craignirent d'une grande crainte[2], et ils se disaient les uns aux autres : “Qui donc est-il celui-ci, car le vent et la mer lui obéissent ?” » (D'après Mc 4, 39-41).
Nous sommes tentés de mettre à part des exorcismes aux esprits impurs et des commandements adressés aux éléments matériels. Ce qui joue alors, c'est encore notre différence du spirituel et du physique qui n'a aucune fonction dans ces textes. Dans tous les cas il s'agit de la même chose : il s'agit de l'efficace d'une parole.
Le Nouveau Testament ne distingue pas fondamentalement une parole d'enseignement et une parole constituante, créatrice.
Au début de la Genèse : la Parole qu'est le Christ .
Cette réflexion nous conduit au prologue de Jean en tant qu'il est un commentaire de la Genèse : « Au commencement était la parole ». Cette parole c'est celle qui est énoncée au début de la Genèse : « Dieu dit » (Gn 1, 3). Or qu'y a-t-il ? Il y a un préalable chaotique qui est fait de ténèbre, d'esprits ténébreux et d'eaux tumultueuses, de terres chaotiques et informes. C'est sur ce préalable que jaillit la parole qui fait de la ténèbre lumière, du chaos cosmos c'est-à-dire ordre : c'est là la tempête apaisée.
Dans la Genèse il n'y a pas de doctrine de création ex nihilo, il y a l'apaisement archétypique du désordre préalable, et cette guérison se fait par la Parole.
De même c'est la parole qui survient sur le silence de mort, et c'est en ce sens que le premier christianisme lit la résurrection dans les premiers versets de la Genèse.
La parole de Dieu est œuvrante, elle n'est pas une parole de loi, elle ne me dit pas « tu dois faire » mais elle donne que je fasse. Et il est à présumer que cette parole est donnée à chacun à son heure propre. Ce n'est pas une parole qui me dit « Tu dois ressusciter » c'est une parole qui me ressuscite, c'est-à-dire qui ouvre en moi un champ nouveau de vie quand je l'entends, pour autant qu'il m'est donné de l'entendre.
C'est en ce sens que le texte de Genèse est commenté par saint Paul lui-même : « 6Car le Dieu qui a dit : "De la ténèbre luira la lumière", c'est lui qui a fait luire dans nos cœurs pour (en vue de) l'illumination de la connaissance (gnôsis) de la gloire de Dieu dans le visage du Christ. » (2 Cor 4, 6). De quoi est-il question ici ? Du « Fiat lux (Que la lumière soit) » du troisième verset de la Genèse. Comment Paul l'interprète-t-il ? « Que le Christ soit ». En effet Jésus dit « Je suis la lumière ». Nous avons ici une lecture qui est très loin des représentations créationnistes qui se sont développées ensuite au cours des siècles. Et où a lieu la Genèse ? Dans nos cœurs.
Tout le IIe siècle commente de la même façon le texte de Genèse, mais au début du IIIe siècle apparaît la notion stricte théologique de création. Dans le premier christianisme, ce qui est articulant pour la parole chrétienne c'est la résurrection, mais ensuite ce sera la création. En effet, où a lieu cette illumination ? « Dans nos cœurs ». Le mot cœur (lev en hébreu) ici est à prendre avec ses résonances hébraïques où il désigne, non pas ce que nous appelons le cœur par opposition à l'intelligence, c'est-à-dire le sentiment, mais la source même de l'intelligence, le fond de l'être.
En quoi consiste cette illumination (ce phôtismon) ? C'est « la gnôsis (la connaissance) de la gloire qui luit sur le visage du Christos ». La gloire désigne la présence radieuse, et ce mot est utilisé pour dire la résurrection.
L'expérience de la connaissance chrétienne est donc exprimée dans un langage cosmogonique, c'est-à-dire en référence avec les premiers versets de la Genèse qui font paraître la lumière sur un préalable de ténèbre : « Que la lumière soit » où le don de la lumière, c'est ce qui sépare notre ténèbre et donc ce qui stabilise notre errance, c'est ce qui met en ordre (en cosmos) notre chaos, c'est la connaissance qui met en déroute notre ignorance et donc nous constitue comme un être ordonné, comme un être "cosmisé"
COMPLÉMENT.
Pourquoi la parole de Dieu nous semble-t-elle être souvent inefficace ?
Nous avons vu que la parole de Dieu est originellement une parole œuvrante : « Dieu dit "Lumière soit"... Lumière est. » Mais quand Dieu dit « Tu ne mangeras pas » ça mange ! Que s'est-il passé ? La parole a été désœuvrée. Par qui ? C'est le serpent qui en a fait une parole de loi, et en plus une parole de loi intéressée.
C'est la question se pose Paul en Rm 7 : comment expliquer que la parole de Dieu qui est donnante soit une parole qui, en Gn 3, est désœuvrée, une parole qui n'accomplit pas l'œuvre ? Si vous restez dans la perspective de la loi, il n'y a pas de problème. Une loi dit : tu dois, mais elle ne donne pas que je fasse, donc si je ne fais pas ce n'est pas un problème. Si la parole de Dieu était une loi, il n'y aurait donc pas de problème, et c'est pourquoi vous n'avez pas de problème, parce que vous savez que la parole de Dieu est une loi et que vous êtes libres et que, dans le "tu dois", ou je fais, ou je ne fais pas ! Mais ce n'est pas du tout la pensée de Paul. C'est un vrai scandale qu'il y ait une parole de Dieu efficace, la parole créatrice et qu'elle soit précisément inefficace dans ce lieu majeur. La question est de savoir ce qui la rend inefficace !
[1] Dans la Bible le sommeil peut désigner la mort, par exemple en Jn 11 Jésus le dit explicitement à propos de Lazare : « Il leur dit : "Lazare notre ami dort ; mais je vais le réveiller."… Jésus avait parlé de sa mort, alors que ceux-ci pensaient qu'il parlait à propos de l'assoupissement du sommeil. » (Jn 11, 11-13).
[2] Le récit est tel qu'on peut se demander si ce n'est pas la parole de Jésus elle-même qui suscite cette grande crainte. On a quelque chose de semblable en Jn 6, 17c-20, une scène du même type, mais où Jésus n'est pas endormi dans la barque, il vient rejoindre les disciples. Dans la session sur "Jean 6" J-M Martin a mis en évidence ceci : le trouble des disciples est d'abord une crainte causée par la nuit venue et la mer furieuse, mais la venue de Jésus ne guérit pas d'abord ce trouble, sa venue est même la cause majeure du trouble. « D'une certaine manière ce qui devrait faire peur c'est le chambardement, mais ce qui fait peur c'est aussi la venue de Jésus. La signification profonde de cela, c'est que l'avènement d'un ordre révèle mon état chaotique : ce qui révèle mon ignorance antérieure, c'est l'avènement de la connaissance qui vient. » Cf. Chapitre 3 : v. 14-29, Deux épisodes maritimes c'est au II 2), et dans la transcription il y a un petit schéma pour illustrer les deux antériorités.