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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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9 septembre 2015

Le SACRÉ dans l'Évangile. Ch I : Le Sacré (première approche)

Comme le thème de la session animée par Jean-Marie Martin est "Le sacré dans l'Évangile" la première journée touche à deux questions : comment entendre le mot "évangile" et comment aborder le sacré ? Le chemin de la première question passe par des textes de saint Jean et saint Paul ; pour la deuxième question, le point de départ est le texte d'Isaïe qui est à l'origine du Sanctus de la liturgie, occasion de voir comment celui-ci est constitué.

 

 

Chapitre I

Le Sacré

 

Nous allons esquisser ce matin ce qu'il y a de prévisible dans l'itinéraire que nous allons poursuivre au long de la semaine. Tout est orienté par le mot de sacré.

Vous pourriez aller dans le dictionnaire et chercher la définition du mot sacré, mais ce ne serait pas un bon procédé. Le sacré n'évoque pas de façon univoque ce qu'il est, et ce qu'il est censé traduire dans d'autres langues n'évoque pas de façon univoque la même chose. Il garde des imprécisions. Il faut lui trouver d'abord sa place dans la pensée que nous examinons, c'est-à-dire dans l'Évangile, sa place qui lui donne son sens. Comment se situe-t-il par rapport à la configuration première des mots essentiels de l'Évangile ?

 

I – La configuration initiale de l'Évangile

 

 

1) Comment aborder l'Évangile ?

Les mots essentiels de l'Évangile sont d'une importance telle que nous les reprenons à chaque fois, parce que ces mots constituent le foyer à partir de quoi tous les autres mots de l'Évangile prennent leur sens, ces mots sans lesquels il n'y a pas d'Évangile.

Comment aborder l'Évangile ? Dans le meilleur des cas on est d'abord bord à bord. C'est un terme de couturière : un bord à bord est le contraire d'un croisé[1] ; mais croiser ce n'est pas non plus nécessairement opérer un abordage ! Il y a la façon de s'y prendre. Et on peut être sûr que le premier abord n'est pas le bon abord. Nous entendons à partir d'où nous sommes et non pas à partir de qui constitue le foyer de ce que nous essayons d'aborder.

Un exemple très amusant, c'est le mot Asie. Au Ier – IIe siècle, il désigne cette petite bande de villes (Éphèse, Smyrne…) qui est le lieu par où l'Europe s'approche ; ensuite il désigne l'ensemble de ce que nous appelons aujourd'hui l'Asie Mineure ; et enfin il désigne un continent qui va jusqu'à Vladivostok, immense, et c'est le sens premier qui nous vient à l'esprit lorsque nous parlons d'Asie ; mais ce n'est pas le sens de saint Jean dans l'Apocalypse lorsqu'il parle de l'Asie.

Notre question sera donc double : rappeler la configuration initiale de ce que nous appelons provisoirement l'Évangile, sans savoir encore bien ce que désigne le mot évangile puisqu'il entre dans cette configuration et que la façon dont il y entre n'est pas encore indiquée ; et lorsque nous aurons fait cela, nous nous demanderons où le mot de sacré prend sa place par rapport à cette configuration fondamentale, et cela nous donnera le premier sens du mot sacré tel qu'il est employé dans notre Nouveau Testament.

Ces choses que je viens de dire pourraient sans doute être dites de façon technique. Je les ai dites de façon artisanale parce que, emprunter une technique linguistique pour lire le texte, c'est déjà avoir un parti-pris sur la façon de s'y prendre, ce qui, du reste, pour la question qui nous occupe maintenant, devient non pertinent rapidement.

 

 

Ascension du Christ, coupole d'une église2) Première lecture de la configuration initiale : 1 Cor 15, 1-4[2].

Le mot "évangile" nous l'avons rencontré par exemple en 1 Cor 15 : « 1Je vous fais connaître, frères, l'Évangile dont je vous ai évangélisé (que je vous ai annoncé) – donc le mot évangile donne aussi la fonction d'évangélisation, on ne sait pas encore ce qu'il désigne en lui-même – et que vous avez reçu,donc l'Évangile est quelque chose qui se reçoit, mais nous ne savons pas encore d'où, nous ne savons pas dans quoi, car nous n'avons pas encore établi l'identité de l'Évangile comme désignant un événement qui survient sur ce qui est déjà d'une certaine façon établi. En tout cas, ça vient et ça se reçoit ; est-ce que ça vient comme une doctrine ? Pas du tout ! – dans lequel vous vous tenez 2et par lequel vous êtes saufs. » Donc l'Évangile on y entre, on le reçoit, et de là on est sauf. Tout ceci constitue déjà un certain nombre de mots significatifs.

Paul rappelle ensuite : « 3Car je vous ai livré l'Évangile vient comme une parole, et Paul a délivré jadis cette parole à sa communauté de Corinthe. Quel genre de parole est-ce ? Une doctrine ? Pas du tout. C'est une annonce. C'est une annonce, mais nous verrons que le même mot peut désigner l'annonce ou bien ce qui est annoncé. Par exemple volonté désigne l'acte de volonté, mais dans l'expression "les dernières volontés" il désigne ce que je veux, ce n'est pas simplement mon acte de vouloir – en premier ce que j'ai moi-même reçu, à savoir que Christos est mortnous avons ici un mot, Christos, dont nous ne connaissons pas d'avance le sens, car il n'a pas ce sens-là dans les langues contemporaines de l'Évangile. Christos n'est pas un nom propre, c'est un nom qui indique une activité, une fonction ou un état. Et « Christos est mort » c'est un événement ; et il est mort, non pas tel que sa mort soit un événement singulier, mais c'est une mort qui nous concerne puisque, dans le langage de l'époque, il est mort pour nos péchés, selon les Écritures, – les Écritures désignent ici ce que nous appelons l'Ancien Testament, qui constitue ainsi une sorte d'attestation anticipée de cette mort. La notion d'attestation va prendre son importance par la suite, car il est attesté aussi par Paul et d'autres : « 5il s'est donné à voir à Képhas, puis aux douze, 6ensuite il s'est donné à voir à plus de 500 frères … 7Ensuite il s'est donné à voir à Jacques et à tous les apôtres ; 8et au dernier de tous comme à un avorton, il s'est donné à voir à moi aussi ». Nous avons ici l'embryon de ce qu'on appellera plus tard une nuée de témoins.

La notion de témoignage a de l'importance, bien que nous ne sachions pas encore ce que veut dire témoin ici… car témoin n'est pas dans l'usage de ce que, aujourd'hui le plus couramment dans l'Église, on appelle des témoins.

Je vous ai livré qu'il est mort4qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures », donc selon ce témoignage-là. Mort et ressuscité c'est un seul événement, car la mort du Christ est une mort pour la résurrection, et "pour la résurrection" ne concerne pas lui singulièrement, mais « nous tous ». Quel rapport y a-t-il entre la mort d'un homme et nous ? Ça reste ouvert, mais nous repérons les choses qui s'entre-appartiennent.

Chacun de ces mots demande à être précisé, mais on aperçoit leur entre-appartenance, on aperçoit qu'ils sont fondateurs pour désigner ce qui s'appelle Évangile.

 

3) La co-appartenance des termes.

Nous n'avons pas dit encore pourquoi nous avons choisi le mot Évangile pour commencer plutôt que le mot religion par exemple. Nous commençons par le mot Évangile, pas au sens où on en use aujourd'hui, mais dans le sens où il se trouve défini par sa co-appartenance avec l'ensemble des termes que nous avons aperçus. Les termes s'échangent mutuellement du sens. Leur proximité, leur appartenance, c'est ce qu'il faut apprendre à entendre "en premier" comme le dit Paul au début : « Je vous ai livré en premier… »."En premier"  peut avoir le sens de « dans ma première rencontre » mais peut signifier aussi « le plus essentiel », la première chose qui est ultimement à entendre, et c'est sans doute le sens ici.

C'est un texte que nous avons lu bien des fois. Nous en dégageons ici particulièrement le côté essentiel, ce à partir de quoi les autres mots prendront sens. Donc ce n'est pas par là que vous l'avez abordé dans votre vie. C'est pour cela que je disais que le premier abord n'est pas le bon abord. L'usage qu'on en fait aujourd'hui ici ou là (la rencontre des religions…) n'est pas le bon abord et ceci ne se produit pas par hasard. Nous aurons à apprendre que nous entendons mal les mots, que nous sommes nativement dans la méprise, le mal-entendu. Nous avons du chemin à faire pour entendre ce qui nous est dit. C'est déjà vrai quand c'est dans notre propre langue, et, a fortiori, quand il y a l'imprévisible vicissitude que produisent les multiples traductions ; parce que, justement, un mot qui est censé en traduire un autre, dans la langue de la traduction, n'est pas situé dans la même configuration d'ensemble de mots.

Ce que je dis donne la façon de se tenir par rapport à ce que nous avons à faire, et, du même coup, donne du chemin. Et le chemin que nous aurons, c'est : est-ce que le mot de sacré prend sa place, et une place significative, dans l'ensemble des mots que nous avons aperçus ? Nous savons déjà que tous les mots de l'Évangile prennent leur sens de ce foyer.

Nous imaginons qu'on comprend d'abord les mots, qu'on les articule selon un certain nombre de procédés répertoriés par la syntaxe… Mais en fait tout mot a des affinités diverses morphologiquement, c'est-à-dire qu'il appelle tout un champ d'autres mots, comme contraires, comme plus ou moins synonymes, comme nouant entre ces deux extrêmes des relations extrêmement diverses et subtiles, simplement comme possibilités de significations, et cela avant tout énoncé articulé. Le mot, en lui-même, est dans sa réserve de sens, dans ses possibilités de signification, et il sort de sa réserve lorsqu'il est utilisé dans une phrase, mais, là, il s'articule à d'autres mots, et cette articulation à ces autres mots contribue à en préciser le sens.

Ça se complique encore du fait que, de langue à langue, il y a aussi toute une histoire. L'Évangile est écrit dans une langue bâtarde : c'est une langue grecque écrite par des gens dont la langue maternelle est sémitique, dans une langue qui n'est pas le grec pur de l'âge classique, mais celui de l'époque hellénistique. Or ce grec, même en dehors du problème de son rapport avec la Bible hébraïque, même dans l'usage courant, est déjà mâtiné de beaucoup de langues. Je pense par exemple au mot arrabôn, un mot phénicien qui a son équivalent en hébreu. Il passe dans le grec du Nouveau Testament, non pas par l'hébreu, mais parce que c'est un mot de voyageurs marchands et qu'il est divulgué dans tout le bassin méditerranéen. Quand Paul dit : « c'est Dieu qui nous a donné les arrhes (les avances) du pneuma » (2 Cor 5, 5) c'est le mot arrabôn qu'il utilise.

Il n'y a jamais de langue pure, il y a toujours plus ou moins des mixtes et cela s'aggrave avec la traduction. Or l'évangile a sans doute été pensé primitivement en araméen avant d'être écrit dans cette langue grecque mixte. De plus nous le connaissons encore par un autre canal, parce que, pendant longtemps, l'Église n'a pas lu l'évangile en grec, mais en latin, donc il y a eu à nouveau une traduction. Or l'être-latin est une autre configuration d'être-au-monde que l'être-grec, bien que nous soyons dans une même coulée. Et nos langues romanes (français, espagnol…) découlent de ce latin, mais elles en découlent avec modification de sens. Comment nous arrivent tous ces mots-là ?

Tout cela n'est pas fait pour accabler, mais pour manifester, parmi cette multiplicité et cette richesse de sens, celui qui est le plus probablement à retenir et à entendre en vérité. C'est un travail d'écoute attentive.

Ce que je viens de dire est vrai lorsque l'on passe d'une langue à une autre langue, mais le cas de l'Évangile est plus complexe encore, car il ne parle pas à partir de quelque langue que ce soit. L'Évangile est parole de Dieu, comme le prêtre dit à la messe lors de la lecture de l'Évangile, au moment de fermer le livre : « Acclamons la parole de Dieu ». C'est une curieuse prétention, et pourtant c'est à méditer. Quel sens cela peut-il avoir ?

Si Dieu parle dans une langue, il ne parle pas à partir des seules ressources de cette langue. L'être christique est quelque chose de radicalement neuf par rapport à tout ce qui est du monde. La nouveauté christique est un thème majeur chez saint Paul[3].

L'absolue nouveauté christique, dont nous verrons des attestations sous différentes formes dans les textes que nous aurons occasion d'ouvrir, cette nouveauté christique n'apporte pas ses mots avec elle. Tous les mots qui sont dans l'Évangile sont des mots qui ont déjà un sens. Dieu parle dans ces mots-là, mais pas à partir de ces mots-là. La nouveauté christique n'a pas de mots pour se dire sinon les mots de nos langues, les mots de notre usage. Or ces mots expriment une expérience autre que christique puisque le Christ est la nouveauté, nouveauté par rapport à l'Ancien Testament, mais aussi et surtout nouveauté par rapport à tout ce qu'il en est de l'homme. Pourquoi ? Parce que devenir christique, ce n'est pas ajouter quelque chose de supplémentaire à ce que nous serions déjà, mais c'est reprendre ce que nous sommes de fond en comble, c'est-à-dire naître. Référence est faite ici à Nicodème qui sera un lieu très important pour tout ce qui nous concerne à propos du sacré.

Ça donne lieu à des expressions très étranges : « l'alliance nouvelle et éternelle »… Nouveau est un mot du temps, et comment quelque chose peut-il être nouveau et éternel ? Oui, il peut être éternel et nouvellement reçu, c'est possible. Mais il y a peut-être plus encore. Peut-être avons-nous une fausse idée de l'éternité et une idée insuffisante du temps.

Nous sommes en début de parcours, il faut ouvrir largement les questions sous peine de suivre un petit parcours gentillet qui ne mettrait pas grand-chose en cause, ce que nous n'avons pas l'intention de faire.

 

4) Deuxième lecture de la configuration initiale : Rm 1, 1-4.

J'ai donné une première lecture de la configuration première, je vais en donner une deuxième toujours prise chez saint Paul, cette fois au tout début de la lettre aux Romains. C'est un texte de présentation.

« 1Paul, serviteur du Christ Jésus, appelé apôtre : c'est-à-dire ayant reçu la vocation (l'appel) d'être apôtre. Apôtre est aussi un des mots qui dit quelque chose dans la configuration des mots premiers de l'Évangile ;

 – et retiré en vue de l'Évangile de Dieu, 2qui a été pro-évangélisé par ses prophètes dans les Écritures sacrées : voilà que tout d'un coup apparaît ce mot "sacré", bien sûr c'est loin d'être son seul l'emploi, peut-être même son sens premier, loin de là. « L'Évangile a été pro-évangélisé dans les Écritures sacrées », nous avons ici un terme équivalent au terme d'attestation que nous avons retenu dans l'expression « selon les Écritures » de 1 Cor 15 ;

3à propos de son Fils : le Fils c'est évidemment un des noms de Jésus. Pour ce qui concerne les noms de Jésus, je vous rappelle qu'il y a un certain nombre de dénominations de premier rang qui sont fondamentales : Fils de Dieu, Fils de l'homme, Seigneur, Sauveur, Christos... Et ce que veut dire Christos est l'un des points sur lesquels nous reviendrons, car il a beaucoup d'importance par rapport au sacré ;

né de la semence de David selon la chair, déterminé fils de Dieu… :donc il y a filiation et filiation : il est fils de David et fils de Dieu. Mais il pourrait se faire que nous n'entendions pas très bien cette différence. En effet il ne s'agit pas de la nature humaine (fils de David) et de la nature divine du Christ (Fils de Dieu), mais de deux points de vue sur Jésus : il est fils de David du point de vue de la chair et Fils de Dieu du point de vue du pneuma. Il faut savoir que "la chair" dans la Bible ne désigne pas une partie de l'homme, mais l'homme tout entier : la chair désigne l'humanité native, l'humanité que nous sommes en naissant de nos parents. C'est à mettre en rapport avec l'Évangile comme nouvelle naissance – il s'agit de naître du pneuma, et là nous lisons Nicodème. La chair et le pneuma font couple, mais couple d'opposition ; la chair ne désigne pas du tout ce que nous appelons la chair et le pneuma ne désigne pas ce que nous appelons l'esprit. Chair et pneuma sont des opposés, pas des composants. Or chez nous, en gros, si du moins nous ne sommes pas dans la philosophie analytique, chair et corps signifient la même chose, et âme et esprit se confondent. Corps et âme (ou esprit) sont des éléments composants pour nous, alors que chez Paul, chair et pneuma sont des opposés : ils ne composent pas mais ils s'opposent[4].

Donc « fils de David selon la chair » concerne un regard charnel qui est un regard du point de vue de ce que Jean appelle le monde et qui est toujours à entendre de façon négative. Ne dites pas que Jean a une idée négative du monde, dites-vous que l'idée négative d'une certaine condition humaine s'appelle chez lui le monde. C'est très différent. Ce n'est pas ce que nous appelons le monde qu'il dit être mauvais, ce qu'il appelle le monde c'est la condition humaine déficiente dans laquelle nous sommes.

 4et déterminé Fils de Dieu avec puissance selon un pneuma de consécration, par la résurrection d'entre les morts. » «Un pneuma de consécration (hagiôsunês)…» : voilà le mot sacré, hagios (une hagiographie c'est l'histoire d'un saint). Dans vos bibles cette expression est sans doute traduite par « un esprit de sainteté ». Il y a tout un travail à faire ici pour savoir le rapport de sacré et de saint. En latin les mots sacrum et sanctum désignent à peu près la même chose, et il n'y a qu'un seul mot grec qui corresponde exactement à cela, c'est le mot hagios. Pourquoi l'a-t-on traduit à tel endroit par "saint", et pourquoi à tel endroit par "sacré", voilà une question qu'il faut poser et qui concerne notre recherche. Moi je traduis habituellement « dans un pneuma de consécration », je ne le justifie pas pour l'instant.

Vous comprendrez sans peine que le mot pneuma ne désigne pas nécessairement ce qu'on appelle l'Esprit Saint. En effet, le Père est pneuma en opposition à la chair dont je parlais tout à l'heure : tout ce qui est du domaine proprement divin est "pneumatique". Mais néanmoins on appelle aujourd'hui Esprit Saint la troisième personne de la Trinité, et ce n'est pas une très bonne dénomination, car en grec c'est Pneuma Hagios. Alors pourquoi traduit-on hagios par saint et non plus par sacré, progressivement, en Occident, voilà une belle question. Et comment traduire aujourd'hui hagios : saint ou sacré ? Pour l'instant nous ne pouvons rien affirmer, mais le terrain de recherche se constitue.

Dans cet incipit de la lettre aux Romains Paul commence donc par se définir comme serviteur, et du même coup il définit ce dont il est serviteur (il est serviteur de l'Évangile), puis il trouve à dire ce en quoi consiste l'Évangile essentiellement. Ayant dit cela il salue ceux à qui il adresse sa lettre. C'est tout l'incipit.

 

II – Préalables à la recherche sur le sacré

 

1) Préparation à la recherche.                

Concernant la présence de notre mot de sacré, nous avons relevé un certain nombre d'indices, de lieux signifiants où nous pourrons aller chercher.

Je me propose de vous donner pour cet après-midi un travail qui portera uniquement sur les usages actuels du terme "sacré" dans le champ profane. En effet c'est un mot qui a son histoire. Je compte beaucoup sur le travail que vous allez effectuer, pour la suite, pour que nous travaillions tous à la question, et d'ailleurs j'y apprends des choses.

Auparavant j'ajouterai un autre élément important pour l'introduction : dans quelle direction allons-nous nous orienter ? Jusqu'ici nous avons plutôt indiqué la façon de nous y prendre, la façon de marcher. Mais ce qui est en question maintenant, ce sont les enjeux : pourquoi étudions-nous la question du sacré ? Qu'est-ce qui est à résoudre, qu'est-ce qui fait question dans le mot sacré aujourd'hui ?

a) Précision préalable.

La précision préalable c'est que nous ne cherchons pas à déterminer le sens du sacré dans l'Écriture comme un chapitre particulier de ce que serait une étude du sacré en général. Le sacré en général est prétendument étudié par les historiens des religions, par les psychologues du sacré en général, par les sociologues du sacré en général, par les phénoménologues du sacré en général, dont le sacré dans l'Évangile serait une espèce. Je ne juge pas leur travail. Ils font leur travail, mais ce n'est pas ma démarche. Ils doivent voir entre autres le rapport du religieux et du sacré… et le religieux est considéré aussi comme un phénomène universel. Alors cela dépend beaucoup du sens qu'on donne au mot religion, c'est un mot qui a une histoire.

Les historiens des religions, ça pullule depuis le XVIIIe siècle anglais à peu près. La notion de religion en général est une notion qui arrive même à l'intérieur de la théologie catholique au XVIIIe siècle où apparaît le traité De Vera Religione. Autrement dit, il y a une notion générale de religion, mais il y en a une vraie et les autres sont fausses.

Le sacré psychologiquement considéré, lui, est représenté de façon éminente par Rudolf Otto avec son ouvrage Le sacré qui a eu un succès considérable. Mais ce n'est pas notre affaire. La phénoménologie du sacré a été tentée par Van der Leeuw.

D'ailleurs, considérée dans le cadre de cette série de recherches, souvent la religion est vue comme la gestion du sentiment du sacré tel qu'il apparaît dans les peuples.

Le sacré gréco-romain, lui, a donné lieu à beaucoup d'études faites par les spécialistes de la question, mais on trouve aussi des réflexions chez Hölderlin à ce sujet. Chez lui, très curieusement, le Christ est assimilé à la catégorie des demi-dieux. C'est inaudible pour la théologie classique, mais néanmoins ce n'est pas inintéressant, à condition de le prendre comme il faut. J'avoue même que pour moi c'est plus intéressant que ce que font les historiens. Le sacré prend une place phénoménologiquement dans la perspective gréco-romaine, grecque surtout, mais romaine ensuite, chez Heidegger.

Ceci n'est pas une bibliographie proprement dite. Il s'agissait de dire les champs dans lesquels la notion de sacré en général et le gréco-romain en particulier ont été traités, afin de montrer que notre démarche est différente. Il ne s'agit pas de dénier l'éventuel intérêt de ces autres recherches.

b) Les enjeux.

Les enjeux maintenant : pourquoi cette question peut être intéressante, et intéressante telle que nous l'abordons ?

1/ Notre recherche permettrait de réexaminer une tendance représentée par exemple par Levinas qui est de promouvoir l'évacuation du sacré par le saint, à savoir : le terme de saint déplace, et de façon heureuse, le sacré. C'est beaucoup plus subtil chez Levinas lui-même, mais une certaine désacralisation, dans certains lieux, a tendance à se promouvoir, alors que je lis au contraire le passage du sacré au saint comme une dégradation, c'est-à-dire une psychologisation et une moralisation du sacré. Moralisation c'est le mot fort. Je pense que vous apercevez les enjeux, c'en est une première partie.

2/ Un autre enjeu serait de préciser le terme de christité que j'ai promu[5], que quelques-uns reprennent soit oralement, soit même par écrit. Il faudrait vérifier si ce que suggère ce mot est toujours entendu de la façon dont je l'entendais. C'est à vérifier, et puis je ne dis pas que la façon dont je l'entends est nécessairement la bonne. Mais c'est un enjeu important.

Ici il y aura un passage obligé par la place qui doit être faite à la notion d'insu[6]. Je signale simplement. Donc nous aurons à revenir sur la première catéchèse de Jésus qui est faite à Nicodème, même si c'est une catéchèse en souriant, une catéchèse un peu ironique, même au sens socratique de l'ironie, non pas l'ironie pour se moquer mais l'ironie pour chercher. En effet Jésus termine en disant : « Tu es rabbi en Israël et tu ne sais pas ces choses élémentaires ! ».

3/ Un troisième enjeu serait de bien percevoir que nous ne prônons pas le retour du sacré au sens actuel de l'expression.

Donc vous avez ici des enjeux par rapport aux multiples recherches qui évoluent aujourd'hui, et nous portons un regard attentif sur ces tendances en exigeant une plus grande écoute sur ce que veut dire le mot sacré originellement. Les tendances qui se font jour aujourd'hui sont diverses et adverses, et ce sont des éléments de recherche qui seront examinés ou devront l'être dans leur éventuel bien-fondé. On voit bien que notre étude n'est pas une étude gratuite et complètement coupée de choses qui sont essentielles dans nos débats aujourd'hui.

C'était là des enjeux, ils ne sont énoncés que de façon provisoire.

c) Le premier travail de recherche en groupes.

J'en viens maintenant, comme je l'avais dit, au travail que vous aurez à effectuer cet après-midi, et vous allez m'aider à le formuler clairement. Bien sûr il y aura une première averse de mots qui appartiennent à la sphère du sacré, mais la nécessité aussi d'esquisser un certain nombre de classements dans ce qui aura été récolté.

1/ Je voudrais en premier que, librement – et c'est un champ infiniment plus vaste que vous ne croyez à première vue – vous examiniez l'usage du mot sacré dans notre monde profane et indépendamment de ce qui est prononcé par les croyants ou ceux qui se disent tels ; autrement dit, dans le langage commun, quels sont les mots qui émergent, que disent-ils…  ce qui se précisera par la situation dans laquelle ils sont prononcés, par leur rapport à d'autres mots lorsqu'ils se causent mutuellement. Relevez les synonymes ou les contraires, ou les multiples rapports où ils ne sont ni stricts synonymes ni stricts contraires, tous les cas où les mots jouent entre eux. Donc dans l'usage banal, le mot sacré et les tenants du mot sacré (les mots qu'il appelle) soit pour faire couple avec eux, soit pour les récuser.

2/ Une deuxième question : quels sont les champs d'activité auxquels il se rapporte ? Ça peut être la religion mais ça peut être beaucoup d'autres domaines auxquels peut-être vous ne pensez pas maintenant. Pour vous éclairer, ça correspond un peu aux domaines étudiés par les sciences qui s'occupent du sacré, c'est-à-dire des zones d'activité humaine, ou des genres… – les grands genres d'Aristote correspondraient presque aujourd'hui à la liste des sciences. Donc dans quels champs le mot sacré est-il utilisé ?

3/ Et ce qu'il en est de tout cela avec la possible connotation d'un changement entre ce qui aurait été votre petite jeunesse et aujourd'hui s'il y a lieu.

Cela pour mettre au clair le sens que donne à entendre l'usage du mot sacré quand il est prononcé aujourd'hui sur la place, je veux dire en dehors de l'Église, dans la conversation quotidienne. Il y a des domaines dans lesquels il y a des évolutions, d'autres domaines, non.

Je vous propose en gros la chose à faire mais je ne l'ai pas faite pour mon compte de façon systématique, c'est pourquoi nous allons la faire ensemble[7].

 

2) Lecture d'un texte archaïque Is 6, 1-5.

Je vous propose maintenant autre chose. On est dans les préparatifs donc on prend des bagages. Ce n'est pas très cohérent, rien n'est abouti. Pour tout on tente des mises en place.

Vocation d'Isaïe et vision du trône de Dieua) Le texte.

Nous allons aborder le chapitre 6 d'Isaïe dans la traduction de Chouraqui. On peut appeler ça un autre élément préparatoire. On est dans le moment des constructions et de la recherche des matériaux. Le travail de Chouraqui peut être intéressant pour quelqu'un qui ne lit pas l'hébreu, pour percevoir les résonances de certains mots. Il a le souci de revenir au sens le plus originel des mots hébreux. Je ne dis pas que tout est parfait chez lui.

« 1L’année de la mort du roi ‘Ouzyahou, je vois Adonaï assis sur le trône altier et élevé. Ses bords remplissent le palais. 2Des séraphîm se tiennent au-dessus de lui, six ailes, six ailes, l’un. De deux, il couvre ses faces; de deux, il couvre ses pieds; de deux, il vole. 3L’un à l’autre crie et dit: « Sacré, sacré, sacré, IHVH-Adonaï Sebaot; la plénitude de toute la terre, sa gloire ! » 4Les coudées des seuils se meuvent à la voix du crieur; la Maison se remplit de fumée. 5Je dis: « Oïe, moi ! Oui, anéanti; oui, homme contaminé des lèvres, moi-même; au sein d’un peuple contaminé des lèvres moi-même j’habite. Oui, mes yeux ont vu le roi, IHVH-Adonaï Sebaot. »

Voilà un texte étrange. C'est la traduction littérale du texte hébraïque, y compris de ses façons de parler. C'est d'une certaine façon inaudible, mais ça nous permet d'apprécier la distance et de ne pas adoucir les difficultés ; au contraire ça les accuse.

Voici la traduction que donne la TOB : « 1L'année de mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé. Sa traîne remplissait le Temple. 2Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils avaient chacun six ailes: deux pour se couvrir le visage, deux pour se couvrir les pieds et deux pour voler. 3Ils se criaient l'un à l'autre: " Saint, saint, saint, le Seigneur, le tout-puissant, sa gloire remplit toute la terre! " 4Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait, et le Temple se remplissait de fumée. 5Je dis alors: " Malheur à moi! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j'habite au milieu d'un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le Seigneur, le tout-puissant. " »

b) Les échos de ce texte dans l'Apocalypse et la liturgie.

Révélation du sacré, Isaïe 6, Berna Lopez

Ce texte est prononcé par l'Église universelle à toute célébration de la messe : « Saint, saint, saint le Seigneur Dieu de l'univers. Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire. »

Et l'indignité d'Isaïe est propre à la situation prophétique qui reçoit la capacité de parler, donc qui est purifiée pour parler, c'est une autre chose.

Ce texte d'Isaïe est repris explicitement dans l'Apocalypse. C'est un texte prophétique, mais il y a déjà toute une imagerie qui deviendra apocalyptique dans une littérature importante de l'époque suivante jusqu'à l'Apocalypse de Jean et au-delà.

Pourquoi avons-nous entendu le texte d'Isaïe ? C'est à cause du mot même de sacré, kadosh en hébreu : « Kadosh, kadosh, kadosh Adonai Elohim tzevaot ». Il y a un grand nombre de mots du vocabulaire autour de la notion de sacré dans l'Ancien Testament. Tout le problème est que, une fois traduits, ils ne coïncident pas nécessairement avec les mots de la racine du sacré dans les usages, surtout lorsqu'ils passent par la romanité.

Nous disons « Sanctus, sanctus, sanctus » c'est-à-dire « Saint, saint, saint ». Est-ce que ça fait une différence ? Pour les Romains, pas du tout, puisque sacrum et sanctum ont à peu près le même sens. Nous allons voir ici poindre le mot sacramentum.

Nous aurons à dire l'origine du mot sacré, ses séquelles, soit dans le champ théologique, soit dans le champ profane, et pourquoi dès le XIIIe siècle le mot sanctus est plus clair que le mot sacrum, et pourquoi il commence à s'y substituer ; cela dans la réflexion théologique, parce que dans la traduction liturgique « Sanctus, sanctus, sanctus » est antérieur. Donc nous verrons le rapport entre sacrum et sanctum, les répartitions de sens qui se font et qui ne sont pas fondées dans le texte originel, et pourquoi elles surviennent. Voilà des questions que nous aurons à nous poser.

c) La symbolique du texte.

Par ailleurs, indépendamment du mot même de sacré, il y a toute l'imagerie – mais le mot n'est pas bon, il vaudrait mieux dire la symbolique – qui est impliquée ici :

– les séraphins (les brûlants, les ardents) : seraphim en hébreu, du verbe sâraph qui veut dire brûler. Il y a tout ce qui est devenu ensuite une angélologie, mais l'ange a aussi beaucoup changé de statut au cours des siècles. Une des catégories les plus fondamentales d'anges est celle des chérubins (les vivants, les animaux) qu'on voit dans l'Apocalypse. Ils ont ensuite été utilisés pour caractériser les quatre évangiles, et puis ils ont fait florès dans les fresques médiévales : le lion, le taureau, l'aigle et l'humain entourent toujours le Christ dans la mandorle dans toutes les fresques des églises romanes de Bourgogne et d'ailleurs. L'angélologie est comme une façon de décrire la gloire, ce qui entoure le trône. Est-ce que Dieu, outre d'être pourvu de pieds pour se promener dans le jardin, a aussi un séant pour s'asseoir ? Voilà une belle question.

– La gloire est en plus caractérisée comme manteau : "les pans du manteau". La gloire est donc aussi une atmosphère, ce qui entoure.

Il y a donc ici des choses qui sont extrêmement précises, qui ne correspondent pas à notre attente ni philosophique ni poétique exactement. Par exemple l'Apocalypse elle-même est un réservoir de symboles qui n'est pas de notre écoute spontanée, mais qui est digne d'être regardé de près.

d) Lecture glosée du texte.

Nous pourrions relire le texte et je donnerai des mots explicatifs.

« 1L’année de la mort du roi ‘Ouzyahou – c'est le roi Ozias – je vois Adonaï assis sur le trône altier et élevé. – Donc c'est la célébration de la gloire – Ses bords remplissent le palais. – Ce sont les bords du manteau.

Le terme de trône est très important. En effet, le Dieu de l'Ancien Testament a des mains, il a des pieds puisqu'il se promène dans le jardin d'Éden, il a un séant puisqu'il a un trône… Donc nous avons ici une dénomination, mais elle est consciemment perçue comme symbolique. N'allez pas croire qu'ils sont dans l'imaginaire… Nous avons, nous, choisi de distinguer des attributs de Dieu qui sont censément compatibles avec l'idée de Dieu, et d'exclure d'autres éléments corporels (comme ceux qui sont ici), dans l'usage premier du terme, ou qu'on a plus ou moins jugés incompatibles avec la sainteté d'un dieu : la colère de Dieu, il n'en est plus question chez nous, alors qu'il en est abondamment question dans l'Ancien Testament, chez saint Paul, chez saint Jean aussi où elle se manifeste par exemple avec les vendeurs chassés du temple, texte que nous verrons ensemble. Alors c'est très difficile pour nous, après ce qui serait censément une épuration, une ontologisation de ce que doit être Dieu, d'entendre le langage qui est impunément  utilisé pour désigner Dieu dans un texte comme celui-là.

Vous voyez, si vous ne voulez pas être simplistes, quel est l'effort à faire pour arriver à entendre comme il sied ces textes qui sont le témoignage d'expériences authentiques. Seulement, les Anciens avaient à leur disposition, dans leur tradition, un type de vocabulaire que nous, nous appellerions des images, et qui sont difficilement recevables pour nous. Tout au long de l'histoire, depuis Israël jusqu'à Jésus, et de Jésus jusqu'à nous, il y a un chemin qui n'est pas un chemin de perfectionnement, mais au contraire l'histoire d'une progressive méprise, d'un progressif malentendu.

Il était bon de prendre contact avec ce texte qui nous fait bien voir que si on veut entendre ce que veut dire "sacré", et il y a un sacré bout de chemin à faire !

Vocation d'IsaIe, vision du trône de Dieu, Zurich XVIe sDonc nous avons le trône qui fait signe vers la royauté. À l'époque, en Canaan, le terme de seigneur se donne au roi, se donne au Dieu. Seulement Jésus aussi dira « Je suis roi », mais il ne faudra pas entendre roi au sens de l'usage que nous avons du mot roi en ce monde-ci : « mon royaume n'est pas de ce monde ». Le terme roi est pris à notre monde car il n'y en a pas d'autre. Tous les termes dont nous pouvons nous servir sont des termes de notre natif.

2Des séraphîm se tiennent au-dessus de lui, six ailes, six ailes, l’un. – En français : chacun a six ailes – De deux, il couvre ses faces ; de deux, il couvre ses pieds ; de deux, il vole. 3L’un à l’autre crie et dit: « Sacré, sacré, sacré, IHVH-Adonaï Sebaot; la plénitude de toute la terre, sa gloire ! » – La vision d'Isaïe est l'origine du Sanctus, et le reste du Sanctus (« Béni soit celui qui vient ») est pris dans le texte des Rameaux. Nous avons une composition qui rapproche deux textes : celui de la gloire (Isaïe) et celui de l'acclamation du venir. On a deux mots ici, venir et emplir, qui sont très importants. Là on se familiarise avec un vocabulaire qui ne nous est pas familier, car même si on le chante, on ne l'entend pas. Le mot de gloire lui-même est extrêmement important pour notre thème, c'est un mot qui est à toutes les pages de l'Écriture : « nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14)[8].

 4Les coudées des seuils – ce sont les gonds des portes. Ils sont très importants, ils indiquent ce qui s'ouvre et qui se ferme. C'est la même chose chez Parménide pour la déesse Vérité : les portes s'ouvrent devant son char. D'ailleurs, on ne se rend pas compte de l'importance que fut la découverte du char : ce qui fut le trône fut ensuite facilement le char, la mystique hébraïque connaît bien ça. C'est une chose d'une extrême importance dans l'histoire de l'humanité, qui prend donc forcément une place et une signification autre – se meuvent à la voix du crieur; la Maison se remplit de fumée. 5Je dis: « Oïe, moi ! – malheureux moi – Oui, anéanti; oui, homme contaminé des lèvres, moi-même – c'est l'idée d'une vision qu'il n'est pas apte à voir[9], et il prévoit sans doute aussi : d'une mission que ses lèvres ne sont pas aptes à accomplir.  Il y aura donc ensuite un geste sacral : de même qu'Isaïe avait été libéré pour la vision, ce geste le libérera pour la prophétie, et ce sera l'envoi en mission comme prophète – au sein d’un peuple contaminé des lèvres moi-même j’habite. Oui, mes yeux ont vu le roi, IHVH-Adonaï Sebaot. »

Donc c'était aussi une petite préparation qui nous plonge un peu dans l'archaïque du sacré tel que dans nos Écritures, et dont nous avons des échos bien pâles dans nos liturgies !

 

3) Questions sur ce qui précède[10].

a) Sens spirituels mis en jeu dans Is 6, 1-5.

Nous avons des traces archaïques nombreuses : ainsi la composition des séraphins qui sont caractérisés comme étant le feu qui est un des fluides, la fumée qui est un des fluides, et il en est explicitement question dans le Temple ; donc c'est quelque chose qui emplit, qui se répand. La fumée peut comporter avec elle la connotation d'odeur. Donc nous avons, à l'aide de données sensorielles, quelque chose qui est d'un autre ordre, ou plus exactement, puisque c'est une vision, un odorat (par la fumée) et une audition puisque les séraphins disent « Kadosh, kadosh… » Il s'agit d'une sensorialité spirituelle, d'une sensorialité du pneuma. Cela ne relève pas de la sensorialité grossière qui nous met en contact avec le monde, mais d'une sensorialité intérieure qui nous met en contact avec le secret du monde.

C'est aussi d'une sensorialité spirituelle qu'il s'agit quand saint Jean dit au début de sa première lettre : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nous avons contemplé de nos yeux,… ce que nos mains ont touché au sujet du logos de la vie »  c'est-à-dire au sujet de l'affaire de la résurrection ; car la vie c'est toujours la résurrection chez saint Jean, et ce que nous, nous appelons la vie, c'est la mort c'est-à-dire la vie mortelle.[11]

Donc ici il n'est pas fait usage de la différence entre un intellect qui pense et des sens matériels qui sentent. La différence se fait entre des sens matériels dans notre usage et des sens spirituels (pneumatiques). Si bien que le mot de pneuma signifie tout autre chose que ce que signifie le mot esprit dans notre langage.

b) Les Séraphins d'Is 6, 1-5 et les quatre vivants d'Ap 4, 6-8.

► Le « Saint, saint, saint » on le retrouve aussi dans l'Apocalypse.

J-M M : Tout à fait. La différence c'est qu'autour du trône ce ne sont pas les mêmes animaux, ou plus exactement les même "vivants". En Isaïe ce sont les Séraphins (les brûlants), et dans l'Apocalypse ce sont le lion, le taureau, l'homme et l'aigle[12], et ce sont plutôt des chérubins, même s'ils n'ont pas le nombre d'ailes correspondant[13]. Il arrive très souvent que dans les citations les auteurs joignent plusieurs textes de l'Ancien Testament de façon (pour nous) non fidèle, mais signifiante pour eux.

Il y a une histoire complexe de ces chérubins qui sont d'origine babylonienne, qui sont donc empruntés par le peuple juif. On soupçonne que ce sont des considérations astrologiques. Il y en a des traces dans les constellations, c'est-à-dire dans les douze signes du zodiaque : le lion, le taureau, l'homme verseau… C'est approximatif mais c'est probablement intéressant. Les quatre animaux, il faudrait qu'ils correspondent aux quatre points qui ponctuent le cercle zodiacal qui sont les solstices et les équinoxes.

Autrement dit, c'est une lecture mystique qui suppose beaucoup de différence avec nos habitudes de lecture. J'ai une grosse documentation sur cette histoire qui est complexe, qui comporte beaucoup de points incertains.

Nous sommes allés du texte d'Isaïe à la citation qui en est faite dans l'Apocalypse de Jean, ce sont des livres de vision. C'est un genre littéraire, le genre apocalyptique, c'est-à-dire que c'est un dévoilement (apocalupsis) puisque calumma, c'est le voile et apo-calupsis signifie enlever le voile. Donc ce sont des choses qui ne se voient pas si Dieu ne nous ouvre les yeux, mais qui sont le non-vu qui tient tout le reste. Le cœur est le principe de tout espace et de tout temps.

c) Le Sanctus de la liturgie.

► Peux-tu nous en dire plus sur le Sanctus de la liturgie dont tu as dit que nous le chantions sans savoir ce que nous disions ?

J-M M : Le Sanctus est une composition faite par les chrétiens au cours des siècles. Il est composé pour une part du texte d'Isaïe et pour une part de l'acclamation des Rameaux : « Hosanna ! Béni [soit] celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d'Israël. » (Jn 12, 13).

 « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur, Dieu de l'univers ! »  "Dieu de l'univers" c'est ce qui était dit sous la forme Adonaï Sebaot qui se traduisait jadis par « roi des armées ». Mais il ne s'agit pas des armées militaires, il s'agit d'armées au sens d'un ensemble de peuples ; donc traduire par « Dieu de l'univers » est une bonne traduction parce que c'est conforme au sens originel du terme.

« Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire » correspond à « la plénitude de toute la terre sa gloire ».

 – « Hosanna au plus haut des cieux. » Ceci nous amène à l'épisode des Rameaux : les fils d'Israël sortent dans les rues avec des palmes, acclamant Jésus qui vient. "Hosanna" est un des quelques mots qui a son sens enfoui en lui-même, un de ces mots qui qui n'ont pas de sens et dont la seule fonction est d'acclamer. Nous en avons des exemples dans notre langue : hourra. Certains mots hébreux sont restés dans notre liturgie : alléluia qui signifie "louez-Ya" c'est-à-dire Yahvé (Dieu) ; hosanna qui est une acclamation dont on ne connaît pas bien l'étymologie ; et amen, trois mots qui sont restés en hébreu et même dans le texte grec du Nouveau Testament.

– « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Il n'est pas de question de venue dans le texte d'Isaïe, alors qu'aux Rameaux c'est la venue du Christ à la ville de Jérusalem,  la ville qui tue les prophètes : il vient à la gloire parce qu'il vient à la mort, étant donné que la mort et la gloire sont la même chose. Gloire signifie résurrection dans le Nouveau Testament. « Hosanna au plus haut des cieux. »

Ce simple constat que nous faisons en ce moment a un intérêt subsidiaire qui n'était pas de notre visée, mais qui est très important, c'est de voir de quoi est faite notre liturgie, où elle est puisée, et comment des éléments disparates se composent pour faire un tout d'une grande cohérence :

–  « Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu de l'univers », c'est repris à Isaïe et c'est pour la célébration ;

–  « le ciel et la terre sont remplis de ta gloire » est une reprise de « la plénitude de toute la terre, ta gloire » avec une expression essentielle du Nouveau Testament, "le ciel et la terre", qui se trouve aussi dans l'Ancien Testament, pour dire la totalité. Mais il ne s'agit pas d'une totalité opaque, c'est une totalité dans laquelle il y a de la distance (ciel et terre) et, s'il y a de la distance, il y a un chemin (« Je suis le chemin »).

–  Et puis ceci est lié originellement à la mémoire de la venue solennelle du Christ au jour des Rameaux : l'acclamation « Hosanna… » est intégrée au Sanctus…

Vous avez ici un modèle exemplaire de constitution de la prière liturgique à partir de références bibliques, dans des rapprochements qui sont toujours significatifs.

► Est-ce que la gloire ici a un lien avec la louange ?

J-M M : À propos de la louange en général, il faudrait même faire signe vers l'idée d'une louange pré-existante, d'une louange "consistante", le consistant étant justement chez les hébreux la gloire, la kavod en hébreu, mot qui signifie "consistant", solide. Et d'une certaine manière, la prière n'est pas tant que le "je" individuel produise une parole de gloire, que de faire qu'il accède à cette région de la gloire.



[1] Bord à bord se dit d’un gilet (ou d'une veste) dont les côtés droit et gauche ne se croisent pas.

[2] Ce texte est commenté plus longuement dans 1 Cor 15, 1-11: L'Évangile au singulier.

[3] Voir le cycle  La Nouveauté christique et le temps (NOUVEAUTÉ-CHRISTIQUE).

[5] Voir les messages du tag christité .

[7] La séance de mise en commun après les travaux de groupes ne figure pas dans la transcription.

[9] Le fait de voir Dieu signifiait la mort.

[10] Il n'y a pas d'échos des groupes de l'après-midi, cette partie vient de la session de Nevers sur le sacré.

[12] « Devant le trône, il y a aussi comme une mer de verre qui a la transparence du cristal. Au milieu et autour du trône se tiennent quatre êtres vivants couverts d'yeux devant et derrière. Le premier être vivant ressemble à un lion, le deuxième à un taureau, le troisième a le visage d'un homme et le quatrième ressemble à un aigle en plein vol. Les quatre êtres vivants ont chacun six ailes et ils sont couverts d'yeux tout autour et à l’intérieur. Ils ne cessent de dire, jour et nuit : « Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le Tout-Puissant, celui qui était, qui est et qui vient ! » (Ap 4, 6-8).

[13] Le texte de l'Apocalypse combine les séraphins et les chérubins puisque les chérubins ont deux ailes en Ex 25, 19, et quatre ailes en Ézéchiel : «Tout le corps des chérubins, leur dos, leurs mains, et leurs ailes, étaient remplis d'yeux, aussi bien que les roues tout autour, les quatre roues. J'entendis qu'on appelait les roues tourbillon. Chacun avait quatre faces; la face du premier était une face de chérubin, la face du second une face d'homme, celle du troisième une face de lion, et celle du quatrième une face d'aigle. » (Ez 10, 12-14).

 

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