1JEAN. Ch VII. Lecture commentée de 1 Jean 3
Voici la suite de la session animée en 2009 par Jean-Marie Martin sur "Connaître et aimer dans la première lettre de Jean" : il s'agit de la lecture continue du chapitre 3 qui contient énormément de choses. De nombreux thèmes sont abordés, en particulier "connaître" et "aimer" font l'objet de précisions : « Connaître est une affaire du profond de l'être » ; « L'agapê est un acte de Dieu, premièrement, qui prend plusieurs noms. L'agapê consiste en ce qu'il envoie le Fils, c'est dit ailleurs, ce qui est un événement, un avènement, un venir », ce qui sera précisé au verset 16, et l'agapê mutuelle (Aimez-vous les uns les autres) est abordée aux versets 11-12 avec en fond la figure archétypique de Caïn. Il est question également du péché, mais aussi du fait qu'en chacun il y a semence de diable et semence de christité, etc.
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- Le chapitre précédent : Ch VI. Lecture commentée de 1Jn 2, 12-29.
- Le chapitre suivant : Ch VIII. Lecture commentée de 1 Jean 4.
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Chapitre VII
Lecture commentée de 1 Jean 3
Réponse à une question sur le diable.
► Sur la question du diable, il y a un grand ménage à faire. Il est dit au verset 8 que “le diabolos pèche dès l'origine”. Or j'ai entendu plusieurs fois dans les monastères : “Le diable rode…” Qu'est-ce que cette personnification du diabolos ?
J-M M : Nous n'allons pas garder ce mot de personnification. C'est une façon provisoire de parler. Il n'est sans doute ni une personne ni une personnification fictive. Lorsque nous lisons diabolos, il ne faut pas intégrer toutes les diableries qui sont dans les folklores, dans les usages, dans les gargouilles des cathédrales. Il ne faut pas rester dans le champ de cet imaginal si on veut entendre quelque chose à ce que dit saint Jean quand il parle de diabolos. C'est une chose très complexe. Les expressions comme roder sont prises aux psaumes. Pour quelqu'un qui avait un usage des psaumes, ça pouvait avoir un sens. Nous, nous sommes tout de suite dans l'imagination fantasmatique et quasi filmée. Il y a toute une série de films d'épouvante où les diableries abondent, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nous allons essayer de voir de quoi il est question, à partir d'où ce mot est prononcé.
On serait fondé par ailleurs à questionner le statut ontologique du diable : est-ce un être ou un étant et, dans ce cas, de quel type ? Nous n'allons pas répondre à cette question-là non plus, bien qu'elle ait été abondamment traitée par les médiévaux. Elle suppose tout une angélologie, la chute de l'ange, etc. Ils reprennent d'ailleurs des choses de la grande apocalyptique.
Mais nous allons nous le demander à ras de texte. Pour moi le texte le plus éclairant en cela est le chapitre 7 des Romains. C'est un commentaire explicite du récit de la Genèse, le premier moment où il est falsificateur et par suite meurtrier, parce que c'est lui qui induira le premier meurtre qui est le meurtre d'Abel par Caïn. Le récit de la Genèse rapporte la falsification par le serpent de la parole de Dieu. Il la falsifie de très peu apparemment, mais cela change tout, si bien que Adam n'entend pas la parole de Dieu, il ne la reçoit que falsifié, ré-interprétée. C'est la grande thèse de Paul dans ce chapitre 7 des Romains, passage magnifique où cette falsification de la parole est déployée[1]. La thèse de Paul, c'est que la parole de Dieu, qui est une parole donnante : « Dieu dit “Lumière soit”... Lumière est », est une parole inopérante quand il dit à Adam : « Tu ne mangeras pas ». Comment est-ce possible ? C'est qu'il ne l'entend pas puisque toute parole de Dieu est donnante. Pourquoi n'entend-il pas ? Parce qu'il la reçoit falsifiée par la reprise qu'en fait le serpent et qui en fait une parole de loi. Il fait d'une parole donnante une parole de loi, et de loi assortie de menaces comme toute loi. La législation dit un “tu dois” sous peine de sanctions. Or toute la thèse de Paul est que ce qui sauve n'est pas la pratique de la loi : nous ne sommes pas sauvés par la pratique de la loi, nous sommes sauvés par l'écoute de la parole qui sauve. C'est une chose extraordinaire qu'on n'entend pas. La parole de Dieu n'est pas une loi au sens de la législation. Tout ce chemin qui commence là, toute cette ouverture d'un espace négatif, qu'est-ce c'est ? Qu'est-ce qu'ouvrir cet espace ?
Dieu merci, on ne m'a jamais demandé d'être exorciste. Mais il y en a. De plus, aujourd'hui, la connaissance de l'inconscient chez les psychologues et les psychanalystes engendre naturellement le soupçon. Les guérisons de possédés que nous voyons dans les évangiles correspondraient à quoi aujourd'hui ? Il y a une infinité de questions autour du diable, depuis les diableries les plus folkloriques jusqu'à la question : comment traduire l'entrée du mal dans le monde ?
Quand Paul dit : « Le péché fait son entrée dans le monde, et par lui la mort, et il règne sur… », il parle un langage que nous avons tendance à caractériser comme une personnification. Ce sont des verbes : entrer, régner ; mais entrer et régner ne sont pas des verbes qui suscitent nécessairement cet imaginaire-là. Chez saint Jean descendre, monter, entrer, régner, n'ont pas le même usage que chez nous. Il emploie le même mot pour “monter à Jérusalem” et pour “monter au ciel” : or ce n'est pas du tout la même activité pour les pieds. Il faut que nous poursuivions un décapage intérieur et là, je pense que nous mettons le doigt sur des points qui appartiennent à ce qui fait véritablement difficulté pour l'écoute du langage évangélique lui-même, car notre oreille n'y est pas préparée. Et puis, le discours courant est issu d'une tradition chrétienne de 20 siècles…
Parmi les termes qui font difficulté, on peut relever le mot “haine” dont il est question au verset 15. Pour être bien dans l'Évangile, il faut le dé-moraliser – voyez en quel sens je dis dé-moraliser – mais il faut aussi le dé-psychologiser. Il ne faut attendre de lui ni ce qu'est sensée dire la morale, selon laquelle la haine est plutôt mauvaise, ni la réponse du psychologue qui est néanmoins absolument pertinente dans son champ. Mais, de même que l'Évangile ne parle pas le langage de la morale, il ne parle pas non plus le langage de la psychologie. La morale, il en faut ou du moins il peut se faire que ce soit nécessaire, mais ce n'est pas la tâche de l'Évangile. La psychologie, certes, il en faut, mais ce n'est pas la tâche de l'Évangile non plus. L'Évangile est à la fois autre que le discours du psychologue qui est pertinent dans son lieu, autre que le discours du moraliste et, malheureusement, le moraliste était le même que l'Évangéliste. Mais, en soi, faire de la morale a sa raison d'être. Seulement, ce n'est pas le propre de l'Évangile. Si on traduit entièrement l'Évangile dans le langage de l'éthique, ce qui a tendance à se faire couramment, même dans les plus hauts lieux, si on le traduit intégralement dans le langage de la psychologie, on manque l'essence de l'Évangile. Or c'est cette essence que nous sommes en train de chercher ici.
Nous verrons ici l'usage du mot haine, un mot qui accroche dans le texte. La répartition que je fais est pour moi très importante pratiquement, mais elle répond à la question plus fondamentale de l'identité de l'Évangile. Comment se situe-t-il par rapport au monde ? Plus d'une fois j'ai dit : l'Évangile n'est pas une culture et n'a pas vocation à le devenir. Cela permet à l'Évangile d'être un émulateur pour toutes les cultures, un éveilleur par rapport à la tentation d'autosuffisance des cultures. Il ouvre un espace plus grand.
Ça ne veut pas dire que nous pouvons vivre sans cultures. L'Évangile dit : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ». Cela ne veut pas dire que nous pouvons vivre sans tribunaux. Quelle est la tâche propre de l'Évangile, quel est son propre ? Le risque est de dire : c'est l'aspect religieux. Mais justement le mot religieux est le pire mot pour dire l'Évangile. Pour autant, je ne dis pas qu'il faut mettre au rancart la vieillerie des encensoirs et faire de la morale à la place. Ce n'est pas ce que je dis ! Si je parle du “sacré” au lieu du “saint”, c'est pour aller très loin dans la dénégation de la moralisation de l'Évangile. À condition qu'on ne prenne pas le sacré au sens usuel, ni au sens traité philosophiquement par le psychologue ou le phénoménologue. Du reste, je ne pense pas qu'il soit pertinent de faire une étude du sacré en général parce que le sacré, il faut à chaque fois aller le voir. Ce qu'on dénomme communément sacré est une invention de l'Occident qui désigne un ensemble de choses par le même mot latin de sacré. Ça correspond à quoi, dans l'Évangile ? Nous avons à apprendre à laisser les choses à leur place propre, à ne pas se méprendre sur les façons de les aborder, de les dénommer même. Nous avons à relire à nouveaux frais nos postures, nos positions par rapport aux données courantes de la vie dans la lumière de l'Évangile.
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Nous revenons à ce chapitre 3 dont nous avons esquissé l'approche.
1°) Verset 1.
« 1 Voyez quelle agapê le Père nous a donnée, que nous soyons appelés enfants de Dieu et nous le sommes. »– L'agapê dont il est question ici consiste en ce que nous soyons appelés enfants de Dieu.
Par parenthèse, le “que” traduit hina qui signifie en grec “afin que”, car chez Jean le hina (afin que) ne signifie pas afin que. Nous avons ici un très bel exemple de ce qu'il ne faut pas s'en tenir au sens classique de la conjonction hina[2].
“Que nous soyons appelés” : il ne s'agit pas ici d'une désignation extérieure. “Que nous soyons appelés”, c'est : nous avons reçu le nom, c'est-à-dire le nom auprès de Dieu. Notre nom, c'est un appel ; c'est le mot klêsis qui est de la même racine que ekklêsia et désigne une convocation, une vocation, un appel, autrement dit la donation du nom, la donation de ce qui nous constitue enfants de Dieu. C'est pourquoi “et nous le sommes” précise cet aspect de l'appel, un appel qui constitue ce qu'il dit. Que nous le soyons va se préciser également dans le sens du temps, c'est-à-dire que nous ne sommes pas appelés à l'être plus tard, ce que va dire le texte : “Nous le sommes”, entendons “dès maintenant”.
« C'est pour cette raison que le monde ne nous connaît pas, à savoir qu'il ne l'a pas connu, lui ».
● Parenthèse : Connaître est une affaire du profond de l'être.
Je fais ici une petite parenthèse : que signifie la phrase précédente ? Le monde au sens johannique du terme ne connaît pas Dieu, car il n'est pas de Dieu. Donc le monde, pour cette raison, n'a pas pu connaître le Fils de Dieu. « Il est venu vers le monde et le monde ne l'a pas connu » parce qu'il ne pouvait pas le connaître. Le monde en tant que monde, c'est-à-dire en tant que régi par la mort et le meurtre – n'oublions jamais cela – ne peut pas connaître. Il ne peut pas connaître parce qu'il n'est pas homogène avec Dieu, parce qu'il n'est pas de même racine ou de même semence que Dieu. C'est pourquoi être enfant sera appelé être de la semence de Dieu, du sperma de Dieu. Le même connaît le même. L'autre comme tel ne peut pas connaître le même.
« C'est pour cela que le monde ne nous connaît pas, – “pour cela que”, c'est oti, parce que, qui appelle la même réflexion que pour hina, “afin que” ; ça fait une traduction littérale inaudible, mais on voit très bien le sens – pour cela que le monde ne l'a pas connu ». Donc connaître est une affaire du profond de l'être, c'est-à-dire que être et connaître vont ensemble. Je connais comme je suis, et “je connais” dans cette perspective n'est pas du tout dans l'altérité.
Les phrases sont nombreuses chez Jean où il est dit que je n'entends qu'à partir d'où je suis – le verbe entendre également – ce qui prélude à « Nous le verrons parce que nous serons semblables à lui ». Les verbes entendre, voir, connaître (dans le grand sens du terme) sont portés par cette même structure de base. Le mot semblable, ici homoioi, c'est homo, le même. Disons que chez nous, on pourrait dire homogène, d'autant plus que le mot grec est homo-genês : de même race, de même racine, de même semence.
La petite parenthèse « C'est pour cela que le monde ne nous connaît pas » fait allusion à une situation de persécution qui est déjà avancée à l'époque où Jean écrit, et tout cela est développé dans le chapitre 15 de son évangile.
2°) Verset 2 : le même connaît le même.
« 2Bien-aimés, maintenant nous sommes enfants de Dieu, et n'a pas encore été manifesté ce que nous serons. – notre être est encore un avoir-à-être, c'est-à-dire que nous sommes toujours dans un processus séminal qui n'est pas encore pleinement accompli – Nous savons que quand il se manifestera, nous serons semblables à lui et nous le verrons comme il est. »
Nous sommes invités par là à plusieurs réflexions.
● Le thème de la mêmeté à propos de l'agapê du Père.
Ici l'agapê n'est pas présentée comme un sentiment, comme une vertu ou comme un commandement, mais comme l'acte par lequel Dieu nous aime : l'agapê consiste en ce que nous avons été appelés à être ses enfants, et nous le sommes.
Et la caractéristique de la paternité, c'est une mêmeté, une mêmeté telle que, nous le savons, le Fils ne peut faire que ce que fait le Père (Jn 5, 19). Donc l'idée, ici, est que le fruit – car l'enfant est le fruit – est selon la semence et agit selon la semence, c'est-à-dire qu'un pommier ne produit que des pommes.
Ce thème de la semence est un thème tout à fait initial. Dans la Genèse, lors de la création des plantes, il est marqué à chaque fois : « et chacun selon sa semence » ou « avec sa semence en lui ». C'est un trait essentiel.
● Repenser l'essence de la paternité.
Ceci nous inviterait à méditer sur la façon d'entendre la paternité de Dieu et du même coup notre filiation. Le mot de semence, sperma, ne peut guère sonner à notre oreille que comme une sorte de parabole ou d'image ; et cependant ce n'est pas la bonne façon de s'y prendre. Il faudrait réfléchir sur l'essence de la paternité. La paternité n'est pas essentiellement d'essence biologique, la paternité consiste essentiellement à être selon la semence, selon la volonté, selon le désir, à être “reconnu”… L'essence de la paternité réside dans la reconnaissance de paternité.
On distingue les paternités dans l'ordre de la nature et les paternités dans l'ordre de l'adoption. Et nous, nous pensons en général que les paternités dans l'ordre de l'adoption sont de moindres paternités. C'est le contraire. L'essence de la paternité est dans la reconnaissance, dans l'acte qui dit : « Tu es mon fils », dans la parole qui “fait” efficacement. La paternité a bien des aspects : un aspect biologique ; un aspect notarial : l'héritage est une chose très importante dans l'histoire des sociétés ; un aspect d'État civil : nous sommes enregistrés en référence à notre père – le nom du père ; et puis chez nous il y a un aspect psychologique, dans le champ de la psychologie, avec le rapport du père et du fils, depuis Œdipe relu par Freud – il n'est pas sûr que ce soit bien le sens de l'Œdipe grec, peu importe. Il faut repenser l'essence de la paternité.
● L'humanité, un Homme en Christ.
C'est pourquoi je ne traduis jamais : « que nous soyons fils adoptifs ». La théologie dit que le Christ, le Verbe, est fils naturel et que nous sommes fils adoptifs. On comprend très bien ce que cela veut dire puisqu'il est de nature divine au sens strict du terme et que nous sommes appelés fils aussi ; mais ce n'est pas bien. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de différence entre le Christ et nous, mais la différence n'est pas là. Il faut garder que nous sommes, non pas fils Monogêne (“Fils un”), mais les enfants : les enfants déchirés, dispersés, mais appelés à être réconciliés et reconduits dans le “Fils un” : comme si l'homme primordial, Adam Qadmon, comme dit la Cabale, s'était déchiré, défait, et qu'il ait à se reconstituer. L'humanité est un Grand Homme, un Homme en Christ. Ceci est très important pour savoir qu'il n'est pas simplement un autre parmi d'autres, parmi nous. Il est l'unité de notre multiplicité déchirée. C'est ce qui fait qu'il peut œuvrer pour l'humanité. C'est son statut. Il peut mourir pour nous, c'est nous qui mourrons quand il meurt parce qu'il est quelque chose du profond de l'unité de l'homme.
● C'est à partir de l'insu que le prétendu su s'éclaire.
Par exemple au IIe siècle, saint Justin – qui est très important parce qu'il est de la première moitié du IIe siècle – écrit que le Christ n'est pas né selon la nature de Dieu mais par volonté. Ce qui est le contraire de ce que dit la théologie. Mais le sens n'est pas le même ! Il veut dire par là qu'il ne s'agit pas d'une naissance matérielle, mais d'une naissance par un désir spirituel, un désir propre.
Alors, au sujet de l'adoption, du surnaturel, de naître par volonté, il faut prendre l'habitude de penser que nous ne devons pas entendre le haut à partir du bas. Le bas : c'est ce que nous savons de la paternité. Or ce que nous savons du bas, il ne faut pas le projeter dans le haut (dans le spirituel). Il faut penser premièrement le spirituel.
Pour donner un autre exemple : quand Paul utilise cette fois, non pas la première dualité, la dualité père-fils, mais la deuxième dualité qui est époux-épouse (masculin-féminin), quand il en parle dans l'épître aux Éphésiens, au chapitre 5 dans le texte bien connu, il ne veut pas dire : « Voyez quelle belle unité est le mariage. Eh bien, le rapport entre Dieu et nous, c'est pareil ». Dieu merci, non ! Le mariage n'est pas spontanément une belle unité, du moins il me semble. Mais au contraire, ce qui est en question ici, c'est l'indicible unité de Christos et Ekklêsia, c'est-à-dire du Christ et de l'humanité convoquée qu'on peut appeler “enfants de Dieu”[3].
Par ailleurs – c'est un autre aspect – cette unité-là constitue l'invitation à ce que nos unités terrestres, le plus possible, s'approchent et se conforment à cela. L'unité que nous expérimentons n'est pas ce à partir de quoi on pense. C'est à partir de l'insu que le prétendu su s'éclaire. Il faut repenser ce que nous croyons savoir à partir de l'insu. C'est le haut qui éclaire le bas. Ce qui fait que les paraboles ne sont pas des exemples, ne sont pas des métaphores, ne sont pas des images pour nous aider à comprendre. Pas du tout. Les paraboles sont faites “pour qu'on n'entende pas”, c'est dit en toutes lettres dans le texte, c'est-à-dire pour recéler en elles leur sens propre de telle sorte que nous nous mettions à l'œuvre pour le découvrir. La parabole est une énigme qui induit le chemin de la pensée. La parabole est le lieu de la plus haute pensée.
● Reprise de ces thèmes.
Donc voilà plusieurs suggestions de réflexion que nous pouvons faire à partir de ces quelques versets, dans plusieurs directions.
- L'agapê est un acte de Dieu, premièrement.
- Cet acte de Dieu prend plusieurs noms. L'agapê consiste en ce qu'il envoie le Fils, c'est dit ailleurs, ce qui est un événement, un avènement, un venir.
La première agapê, ce n'est pas l'agapê dont nous aimons Dieu, c'est l'agapê par laquelle Dieu nous aime, c'est dit en toutes lettres plus loin, au chapitre 4. En Dieu il n'y a pas de différence entre des dispositions et des actes.
L'agapê de Dieu se manifeste et apparaît, nous la recueillons dans la venue du Christ, ou dans l'envoi du Christ par le Père, c'est-à-dire que l'un vient et l'autre envoie, mais c'est la même chose car, de toute façon, cette distance est sans distance. Il n'y a pas de distance en ce sens-là entre le Père et le Fils. « Le père a envoyé son fils mourir pour nous. Oh, il ne pouvait pas venir lui-même ? Le gamin, les corvées c'est toujours lui qui les fait » ! Ah oui, le rapport père-fils demande à être soigneusement pensé. Le Père et le Fils ne sont jamais disjoints, jamais séparés. Cependant cet unique mouvement, cette unique présence s'appelle envoi du côté du Père et venir du côté du Fils.
Donc nous avons vu des choses sur l'agapê. J'ai indiqué des lieux de méditation sur la façon d'entendre la paternité et donc la filiation. J'ai donné quelques indices qui sont tous plus ou moins des échos de ce que nous allons trouver ailleurs chez Jean lui-même. Nous avons relevé également qu'il y a ici, du point de vue du temps, un déjà-là qui n'est pas encore pleinement accompli, ce qui ouvrirait beaucoup de questions aussi. Nous avons relevé par ailleurs un principe constant de cette pensée, à savoir que c'est le même qui connaît le même, et seulement le même.
3°) Versets 3-4.
a) Lecture des versets.
« 3 Tout homme qui a cette espérance en lui se purifie comme lui est pur. »Voilà une application de la mise en œuvre du même. Nous avons entendu cela à propos de la dikaiosunê, de l'ajustement, de la justice : « Si vous savez qu'il est juste, vous savez que tout homme qui fait la justice est né de lui (ou engendré de lui) » (2, 29). Il est né, donc il est semblable. Le mot “engendré” a induit la thématique des enfants (3, 1a). Donc naissance et similitude ont été développées. S'ouvre une parenthèse (3, 1b) à propos de la persécution qui indique la position du monde par rapport à cela. Retour sur la similitude : « nous serons semblables à Lui » (3, 2b). Et le point maintenant qui va se développer, c'est la similitude et la différence (la différence, c'est le péché).
« 4Tout homme qui fait le péché fait aussi l'anomia – nous allons expliquer ce terme – car le péché est anomia. »
Il y a une marche propre au texte johannique qui est quelque peu circulaire. Ce serait intéressant de prendre tout un temps pour voir comment Jean compose. Je ne fais que l'indiquer. Je reviens au thème du péché qui est ouvert maintenant, la différence entre ce qui est semblable à Dieu et le péché.
b) À propos du péché.
Quelques généralités à propos du péché.
● Le vocabulaire.
Il y de nombreux mots en grec pour dire péché. Dans notre texte nous en recueillons trois : nous avons déjà rencontré hamartia en grec qui est le plus fondamental, ḥaṭa en hébreu qui dit "manquer le but", manquer le point de la cible ; adikos (désajusté) est une autre façon de dire à peu près la même chose ; et vous aurez un troisième mot qui se trouve ici, anomia qui est littéralement la non-légalité (nomos, c'est la loi). Cela ne veut pas dire que le péché est une infraction à la loi parce que la parole de Dieu n'est pas une parole de loi.
Le mot nomos est un mot grec qui désigne la législation, mais il est employé aussi pour traduire le mot hébreu Torah. Or la Torah est appelée la loi, mais ce n'est pas l'essence de la signification du mot, et d'autre part Paul l'appelle aussi Graphê, l'Écriture. Paul dénonce la loi comme loi, comme législation. Mais tout l'Évangile est selon l'Écriture comme Écriture. C'est le même texte mais, si la parole est interprétée comme législation, elle est dénoncée, puisque la parole de Dieu n'est pas essentiellement une parole de loi. La parole de loi est négative chez Paul, et cependant elle a été réutilisée par Dieu après que sa parole ait été modifiée en parole de loi. Elle a été réutilisée positivement, mais comme un soin, nous dirions palliatif, pour le monde juif, un soin palliatif en tant que loi, c'est-à-dire qu'elle ne soigne pas, elle ne guérit pas, mais c'est un moindre mal, elle préserve, elle prépare la “venue de”. Telle est la perspective paulinienne.
Donc le péché n'est pas d'être contraire à la loi au sens de la législation, mais c'est de ne pas entendre la parole, la Torah, c'est-à-dire la Parole de Dieu, l'Écriture. Le péché est une surdité. Et quand Jean définit en premier le péché, il le définit comme ne pas entendre la Parole, ne pas recueillir la Parole. Le seul péché, c'est d'être spirituellement sourd, et à l'inverse, la seule œuvre, c'est d'entendre. « Que ferons-nous pour œuvrer les œuvres de Dieu ? » – c'est la question qu'on pose au chapitre 6 à Jésus –, « Que vous croyiez » c'est-à-dire que vous entendiez. Il y a une seule exclusion, c'est l'exclusion du diabolos, c'est-à-dire du refus d'entendre, ou de la falsification de la parole.
● Quelques éléments de distinction à propos du péché.
Nous avons ici quelques éléments à propos du vocabulaire du péché. Il faudrait les mettre en rapport avec notre capacité d'écoute de ce mot. Je dis quelques éléments fondamentaux pour éclairer provisoirement, ce n'est pas véritablement notre sujet, mais c'est important.
Premier élément de distinction : le péché, ce n'est pas la culpabilité au sens moderne du terme car, au sens moderne, culpabilité signifie sentiment de culpabilité. On peut distinguer le sentiment de culpabilité et la culpabilité authentique, et cette disjonction est très importante. Aujourd'hui, quand on parle de péché, on est tout de suite dans le sentiment de culpabilité. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. D'autant plus que quelqu'un peut n'être pas du tout coupable et avoir un sentiment pathologique de culpabilité ; à l'inverse, un fieffé coquin peut très bien n'avoir aucun sentiment de culpabilité. Même chez nous la culpabilité et le sentiment de culpabilité ne sont pas la même chose. Nous avons tendance à les confondre.
Deuxième élément de distinction : le péché ne se comprend pas comme une infraction à la loi.
Troisième élément de distinction : la question des rapports du péché et du malheur. Je fais faire souvent cet exercice quand on traite explicitement du péché, de mettre sur deux colonnes les mots qui ont la racine mal et ceux qui ont la racine mé, c'est-à-dire la colonne qui indique du malheur et la colonne qui indique de la malfaisance. Par exemple, dans notre propre langue, nous mettons spontanément un rapport entre le péché et la mort. Il y a un mal fondamental qui se déploie dans le registre du méfait, de la malfaisance et dans le registre du mal-heur, du mal-aise, du mal-être, la mal-adie etc. Notre langue elle-même voit ce rapport. Cependant il n'a pas à être pensé comme un rapport causatif, pas en ce sens que le méfait serait la cause du malheur, autrement dit, pas dans le registre crime/châtiment ou péché/punition. En ce sens-là nous avons esquissé des choses de ce genre hier à propos de la mort punitive. En fait elle n'est ni naturelle ni punitive. Elle n'est pas naturelle dans l'Écriture parce que la notion de nature n'existe pas dans l'Écriture. Et elle n'est pas punitive non plus, en dépit des apparences. Cependant il y a un rapport, il y a même une sorte d'identité radicale.
Dernière remarque : ce sont des indications de chemin. Dans le travail au moins, même si on ne peut pas le prononcer partout, il faut, pour réfléchir, garder le nom de “péché” et ne pas l'édulcorer par “la faute”. En effet, le péché, qui est un mot propre de notre Écriture, s'il est pris dans son sens scripturaire, a une signification positive que les autres termes n'ont pas. Car dans l'Écriture il n'est loisible de parler du péché qu'à la lumière du pardon. Tout discours sur le péché qui n'est pas dans la lumière du pardon, qui est donc un discours de moraliste, ne fait que redoubler le péché. Le péché n'a son sens ultime que dans le pardon. C'est même le lieu de la manifestation du plus grand don qui est le pardon. Le mot de pardon, à nouveau, pose beaucoup de problèmes chez nous : difficulté à le penser et difficulté aussi à le pratiquer probablement. Donc le mot de pardon lui-même que je viens de prononcer ici n'est qu'une simple indication de chemin à nouveau. Il faudrait investir tout cet espace de réflexion sur le pardon.
Ce sont de petites indications. Nous revenons maintenant à notre texte.
4°) Versets 5-10.
a) Versets 5-8.
« 5Et vous savez que Celui-ci a été manifesté pour lever les péchés – c'est toujours la même expression « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché » – et en lui, il n'y a pas de péché. – c'est la première chose que nous avons entendue : la ténèbre n'est pas en lui – 6 Tout homme qui demeure en lui ne pèche pas. – l'homme qui demeure en Christ ne pèche pas – Tout homme qui pèche ne l'a pas vu et ne l’a pas connu. »
Notre verbe connaître est ici en hendiadys avec le mot voir. Hendiadys signifie littéralement un seul en deux, un seul à travers deux, c'est-à-dire une seule chose dite en deux mots. Les hendiadys pullulent chez Jean, c'est très important de les reconnaître parce que cela change le sens de beaucoup de phrases. Par exemple prenons des substantifs : « plein de grâce et vérité », grâce et vérité : une seule chose en deux mots ; « adorer en Pneuma et vérité », c'est la même chose en deux mots ; « naître d'eau et esprit », « il vit, il crut » (Jean au tombeau) : un voir qui est croire ; ici voir et connaître c'est la même chose. Vous vous rappelez que nous avons commencé notre lecture : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… » c'est à chaque fois la même chose, mais sous des aspects différents. S'il y a deux mots, il y a une raison, il y a une différence, mais c'est la même chose, étant entendu que le comble de la mêmeté est d'être l'unité de deux. La grande unité est l'unité de deux et non pas l'isolement ou la solitude ou l'enfermement.
Nous poursuivons parce que s'esquisse là une difficulté très grande qui est peut-être déjà à notre oreille.
« 7Petits enfants, que personne ne vous égare. – planeïn, errer ; quand on erre, on n'est pas garé, on est égaré. – Tout homme qui fait l’ajustement – nous avons donc le nouveau mot péché qui sera désajustement, et puis son contraire l'ajustement, la justice si vous voulez. Donc nous sommes toujours dans la mêmeté : celui qui fait l'ajustement, laisse venir en soi l'ajustement – est comme lui, bien ajusté. 8Celui qui fait le péché est du diabolos, – nous allons revenir au schème de la paternité puisque nous avons ici une autre paternité – car le diabolos pèche ap-arkhê. – nous avons eu l'occasion de dire la signification de cet ap-arkhê : il est le prince ou le principe du péché, c'est-à-dire de la falsification, du meurtre et de l'adultère. – Et, pour cette raison, est apparu le Fils de Dieu, qu’il détruise (dissolve) les œuvres du diabolos. » – Ces œuvres qui sont des œuvres vaines, sans consistance, néanmoins ont pour nous beaucoup de poids, mais elles n'ont pas de consistance authentique. Elles sont faciles à dissoudre… enfin, l'œuvre du Christ est de les dissoudre.
b) Versets 9-10. Semence du diable et semence de christité.
«9Tout homme qui est né de Dieu ne fait pas le péché puisque le sperma (la semence) de Dieu demeure en lui et il ne peut pécher, puisqu’il est engendré de Dieu. 10À ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diabolos : tout homme qui ne pratique pas la justice n'est pas de Dieu, ni celui qui n'aime pas son frère. » Nous avons le diabolos qui a une paternité, mais celle-ci est une paternité vaine : le diabolos est une vanité, une vanité active, et prodigieusement active, ça fait du bruit. Donc nous avons ici deux semences.
● Le point qui fait difficulté : notre conception de l'homme.
Voilà un point qui fait difficulté parce que, par expérience, quelqu'un qui est enfant de Dieu pèche néanmoins. D'autre part, il nous est difficile de penser qu'il y ait des hommes de race diabolique et d'autres de race divine. Voilà une grosse difficulté, il faut la pâtir, cette difficulté, parce que de sa solution résulte quelque chose d'extrêmement important, à savoir ce que nous appelons un homme.
Notre conception de l'homme est celle d'une autosuffisance et d'une unité compacte autonome et bien unifiée, un individu comme nous disons, c'est-à-dire un indivisible. L'homme est au contraire divisé, il y a en chaque homme quel qu'il soit semence de Dieu, et en chaque homme quel qu'il soit semence de diabolos. Voilà l'ouverture prodigieuse à laquelle nous convie le texte de Jean. Et ce qui est dit de la situation globale du monde : « la ténèbre – c'est la même chose que le diabolos – est en train de partir et la lumière déjà (en nous) luit » (1 Jn 2, 8), c'est une autre façon de dire la même chose. L'homme est un homme déchiré, déchiré à l'intérieur de lui-même et déchiré dans sa relation à autrui (dieskorpismena)[4]. Les enfants de Dieu sont des déchirés pour être des réconciliés avec eux-mêmes et avec autrui simultanément.
Donc en quoi consiste le jugement ? Le jugement ultime, le discernement ultime de ces deux semences, le jugement dernier, ne passe pas entre toi et moi, mais à l'intérieur de chacun de nous. L'ultime jugement sépare ce qu'il y a en chacun de semence diabolique et de semence christique, de christité. Voilà un point très important qui n'est pas, je crois, tellement entendu. Ceci pose ensuite des questions, bien sûr, mais voilà pour moi quelque chose qui est une très grande ouverture. On ne peut pas entendre Jean si on n'entend pas cette radicale incompatibilité, intransformabilité de ce qui est d'une semence à une autre semence. Il n'y a pas de mutation des espèces dans cette perspective-là, même pas de greffe.
● La parabole de l'ivraie (Mt 13, 24-30).
Pour éclairer ce que nous venons de penser, nous pouvons entendre cette fois une parabole qui se trouve dans les Synoptiques, qui n'est pas chez saint Jean mais en Mt 13, et que je résume rapidement : le père de famille a semé dans son champ du bon grain ; l'adversaire, de nuit naturellement, sème par-dessus de l'ivraie. Au bout d'un temps, voilà que l'ivraie paraît avec, ou peut-être même avant, le bon grain. Alors les serviteurs disent : “mais tu as semé…” “Non, dit-il, c'est l'adversaire qui a fait cela”. “Veux-tu que nous allions arracher l'ivraie ?”. “Non, non, de peur que, arrachant l'ivraie, vous arrachiez en même temps le bon grain”.
La haine ("celui qui n'aime pas son frère") c'est de l'ivraie, et ce n'est pas de l'ivraie à arracher de toutes forces. Elle peut être au contraire la condition de la survie. Nous n'avons pas la capacité en nous de séparer ultimement l'un et l'autre, sous peine sans doute de se perdre, tout simplement. Cela seul Dieu le fait car c'est à lui que revient l'ultime discernement, l'ultime jugement.
Chacun de nous est le champ en question. En effet cette parabole a pu être entendue du monde, c'est-à-dire que dans le monde il y a des bons et des mauvais ; mais le cosmos, chez les anciens, c'est aussi le micro-cosmos, et le micro-cosmos, c'est l'homme, c'est-à-dire que l'homme est aussi un champ et, dans le champ de chacun, il y a bon grain et ivraie.
● À quoi nous invite la Parole de Dieu ?
Nous avons ainsi une parole de Dieu qui n'est pas une parole de loi, qui est une parole éclairante, une parole qui éclaire notre situation, notre site, et qui nous invite à être semblable à lui, c'est toute l'invitation du texte de Jean.
« Je vous écris que vous ne péchiez pas » (1 Jn 2, 1) : ce n'est pas une parole qui condamne du fait du péché, parce que le péché est lui-même la condition du pardon, c'est-à-dire du plus grand don, ce qui ne veut pas être entendu comme une invitation à pécher. C'est la grande thèse de Paul.
Or déjà du temps de son temps, Paul est obligé de dire : il ne suit pas de ce que j'annonce ici que nous ayons tout loisir de pécher, que le péché n'ait pas d'importance. Et quand en plus il dit que « là où le péché abonde, la grâce surabonde » (Rm 5, 20), ça ne signifie pas que ce soit une invitation à pécher pour… même si on risque de l'entendre ainsi. Et cependant ce n'est pas parce qu'il y a un risque qu'il faut éviter la parole infiniment précieuse qui porte avec elle ce risque. Il faut entendre la parole infiniment précieuse et essayer d'éviter le risque. La prédication évite souvent cela à cause du risque. Je vous ai dit qu'on prêchait souvent le semi-pélagianisme plutôt que la doctrine chrétienne authentique, c'est-à-dire qu'on prêche la responsabilité ultime, la décision etc. Là, nous sommes sur une crête de pensée et moi, ça m'enthousiasme. Cette lecture doit aussi libérer des fausses conceptions du péché, enfin je l'espère.
● Du bon usage des valentiniens.
C'est l'occasion pour moi de dire une petite chose : je lis beaucoup les valentiniens, ces gnostiques du début du IIe siècle, qui sont les premiers commentateurs de Jean. Ils gardent la structure johannique et paulinienne de pensée et ils sont légitimement dans la grande Église. Cependant au bout d'un certain temps ils en viennent à penser qu'il y a des hommes qui sont christiques et des hommes qui sont diaboliques, parce qu'ils commencent à entendre ce qu'il en est de l'homme sur le mode occidental d'une humanité close. Et très légitimement ils seront éjectés à ce moment-là de la grande Église.
Souvent les hérésies sont très intéressantes parce qu'elles sont l'indice de quelque chose qui a dévié. En même temps, en perdant cela on perd quelque chose qui était précieux, donc il faut y revenir et les relire. C'est pourquoi les valentiniens m'ont aidé. La plupart des exégètes, des gens de l'Écriture, lisent le Nouveau Testament à partir de l'Ancien, c'est bien. Moi je le lis à partir des valentiniens, c'est-à-dire à partir des premiers commentateurs, c'est ce qui me permet de découvrir des choses que d'autres ne voient pas[5].
5°) Versets 11-12.
a) Verset 11 : une proclamation décisive.
Il m'est arrivé plusieurs fois avec d'autres groupes, de lire et de méditer cette lettre de Jean. Très souvent je commence par le verset que nous abordons maintenant. C'est un verset qui se trouve au beau milieu du chapitre qui est lui-même au beau milieu de la lettre. C'est une proclamation très décisive, très simple mais très importante où intervient le terme d'agapê qui ouvre la réflexion sur l'agapê pour les chapitres qui suivent.
« 11Car c’est ceci l’annonce que nous avons entendue dès l’arkhê, que nous ayons agapê mutuelle (ou réciproque) », que nous nous aimions mutuellement (ou les uns les autres). Nous avons déjà aperçu la structure d'un énoncé de ce genre : « car c'est ceci l'annonce ». Vous pourriez aller voir les autres fois, c'est forcément la même chose, mais ce n'est jamais les mêmes termes. Une forme semblable : “et c'est ceci l'entolê ” : la disposition, entolê qui se traduirait par précepte. Du reste ici, on attendrait plutôt : « c'est ceci le précepte, que nous avons entendu dès l'arkhê, que nous nous aimions les uns les autres » puisque c'est censé être un commandement, et même le premier commandement. Non, c'est une annonce, c'est l'annonce d'une nouvelle : que l'espace d'agapê nous soit ouvert mutuellement. Du reste, de façon très drôle, lorsqu'il est annoncé que la ténèbre est en train de passer et que la lumière déjà luit, ce qui est une nouvelle, c'est en revanche le mot entolê. Or ce n'est évidemment pas un précepte. Donc voyez avec quelle précaution il faut prendre les mots. Et les traductions réclament de l'attention.
« Que nous avons entendu dès l'arkhê » : le thème d'entendre dès l'arkhê (principiellement) n'est pas essentiellement ou premièrement peut-être l'indication d'un temps où nous avons déjà entendu (dès le début) ; il est plutôt comme le principe, comme l'essentiel porteur du reste, comme ce qui retient la totalité du discours. « Agapê mutuelle » : nous aurons à voir les rapports entre : l'agapê de Dieu, c'est-à-dire l'agapê par laquelle Dieu nous aime ; l'agapê par laquelle nous aimons Dieu ; et l'agapê par laquelle nous nous aimons mutuellement. Il y a là trois emplois qui demandent à être pensés à partir de leur source, de leur lieu. Le rapport des trois demande aussi à être pensé. Agapê désigne donc ici quelque chose comme une qualité d'espace de relation.
b) Verset 12 : la figure archétypique de Caïn.
« 12 Non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère. »– il s'agit de penser ici la mort et la fratrie. Chez Jean on ne pense pas à partir d'une définition de ce que c'est, mais par référence à l'archétype. Penser la mort, c'est se référer à la première mort. On pourrait dire prototypos, mais plus radicalement archétypos, la première mort. La première mort est un meurtre. La première mort n'est pas seulement un meurtre, c'est un fratricide. C'est donc un lieu excellent pour penser le sens authentique de la fratrie entre les hommes et du rapport en elle de l'agapê et du meurtre. Ce qu'il en est de l'homme se pense souvent, surtout en perspective paulinienne, non pas à partir d'une définition de l'homme, mais à partir d'Adam, de la figure archétypique d'Adam, des Adam, puisqu'il y en a trois[6]. Ici, chez Jean, c'est à partir de Caïn. L'intérêt est très grand parce qu'il s'agit d'annoncer la résurrection et l'agapê d'un même mouvement. Vous pourriez me dire : pas du tout, ce que nous avons entendu dès l'arkhê, c'est “Jésus est ressuscité”.
Comment penser d'un même mouvement la résurrection et l'agapê qui sont, comme on sait, des maîtres mots de l'Évangile, mais qui ne sont pas deux choses différentes ? C'est pourquoi ailleurs Paul nous dit : « C'est ceci l'Évangile, que le Christ est mort et ressuscité », et ici : « que nous ayons agapê mutuelle ». C'est la même chose, c'est parce que la mort et le meurtre surgissent dans le même, qu'on comprend que la vie (la résurrection) et l'agapê se manifestent comme le même : la vie par opposition à la mort, l'agapê par opposition au meurtre. Voilà.
Je reviens sur la signification de l'énigme : l'annonce essentielle c'est “Jésus est ressuscité” ; or ici l'annonce essentielle, c'est l'agapê. Qu'est-ce qui permet que cela soit pensé ensemble ? C'est que, de fait, de la même manière, la mort et le meurtre étaient pensés ensemble puisque la résurrection, c'est le dépassement de la mort, et l'agapê c'est le dépassement du meurtre. Il faut donc bien percevoir la puissance de ces quelques mots : « Non pas comme Caïn qui était du mauvais ». Il était "du mauvais", car ce qui œuvre ici, c'est la semence de diabolos, la semence du meurtre qui est en Caïn.
« En grâce de quoi l’égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et celles de son frère bien ajustées. » Ceci ouvre une autre question : est-ce que Caïn tue parce qu'il est mauvais, ou est-ce qu'il est mauvais parce qu'il tue ? Question à dissoudre : ce n'est pas la question. Il y a une entre-appartenance de l'être mauvais et du meurtre. La causalité ici n'est pas en question. On ne cherche pas la responsabilité.
À la question : « D'où vient le mal ? » qui est une question immense, Jésus a déjà répondu. Dans le chapitre 9 de l'évangile, le chapitre de l'aveugle de naissance, les disciples posent la question : « Qui a péché pour qu'il naquit aveugle, lui ou ses parents ? », question qui se comprend très bien. Il y a la question qui nous est bien familière : « qui est responsable ? ». Mais comme en plus il est né comme cela, aveugle, c'est difficilement lui, alors ça peut être ses parents. Réponse de Jésus : « Ni lui, ni ses parents »[7]. Par parenthèse : ni son arrière-arrière-arrière-grand-père Adam. Peut-être que le récit d'Adam n'est pas fait pour poser la question de qui est responsable.
c) Remarque : L'approche évangélique de la Genèse.
Ceci étant, la lecture qui est faite de la Genèse par le Nouveau Testament n'est en aucune façon le sens conjecturable de celui qui a écrit la Genèse. Ceci est très important. C'est vrai pour toute lecture traditionnelle, c'est un travail constamment à faire et refaire de penser sur des schèmes qui sont des propositions de sens.
On peut approcher la Genèse de bien des façons. On peut l'approcher par exemple à la manière juive qui est la plus proche que je connaisse de l'approche évangélique, je veux parler de la Cabale. Il est hautement probable que ce n'est pas écrit au départ dans la figure de ce que lit la Cabale pour la Genèse, pas plus que ce n'est écrit au sens de Paul (2 Co 4, 6) que Tertullien reprend en disant : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut”, c'est-à-dire le Verbe » (Adversus Praxeas XII). Seulement la perspective du Nouveau Testament est celle-ci : l'Écriture est la semence, la venue du Christ est secrètement engrammée dans l'Écriture. Or c'est au fruit que je connais la semence, donc c'est la venue du Christ qui me permet de relire ce que, sans cela, je ne pouvais en aucune façon lire dans l'Écriture. On peut lire la Genèse d'une façon juive ; on peut la lire d'une façon christique – l'Évangile est une lecture christique ; on peut la lire à la façon de la théologie classique ; on peut la lire à partir des principes de l'historico-critique, de l'histoire critique. Si vous le faites à partir de l'historico-critique, en aucune façon vous n'allez trouver le Christ dans la Genèse.
L'histoire de la signification de la lecture de l'Écriture est quelque chose de très mouvant, de très complexe, c'est une belle histoire. Nous sommes régis par l'idolâtrie du "fait", alors qu'un fait opaque, ce n'est rien du tout. Quand je dis : la venue du Christ est un "événement", je dis tout le contraire de : c'est un fait. Un avènement ou un événement n'est pas un fait. Un événement est l'intrication de protagonistes et de témoins. Un événement, c'est que ça vienne, que ça se reçoive, et que les protagonistes soient attestés par des témoins. Les témoins font partie de l'événement. Autrement dit, l'écriture de saint Jean fait partie de l'événement christique. Ce n'est pas le fait brut que je pourrais conjecturer qui est la base de ma foi, ma foi est dans l'événement, la venue témoignée.
C'est bien ce que disent les premiers mots de Jean dans sa première lettre : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… – donc il y avait une venue et un recueil – et nous témoignons et nous annonçons ». Donc le témoignage fait partie de l'événement. Alors si je lis en historien, rien n'empêche de conjecturer ce que je veux, mais ce n'est pas là-dessus qu'est fondée la foi. La foi, ce n'est pas : assurons-nous bien du fait avant d'en rechercher la cause. Voilà un principe qui paraît très sain. Il caractérise toute la pensée, la pratique et la recherche de notre monde d'aujourd'hui
C'est l'histoire de la dent d'or de Fontenelle. Un bébé était né avec une dent en or. Alors on essayait de conjecturer pourquoi. Certains disaient que c'était pour consoler les chrétiens de la bataille de Lépante. C'est vraiment toute l'ironie du XVIIIe siècle. En fait, si on y regardait de plus près, le bébé n'était pas né avec une dent en or. Conclusion : « Assurons-nous bien du fait avant d'en rechercher la cause ». Voilà ce qui régit notre monde.
Ici la parole a une autre fonction, elle est prise dans un autre ensemble. C'est pourquoi l'historico-critique ne m'intéresse pas du tout. Je ne dénie pas le droit à quiconque, s'il est historien, de fonctionner en historien mais, pour moi, ça n'apporte rien. Ce n'est pas le fait conjecturé derrière la parole, c'est la parole elle-même qui est à entendre. Cela nous vient par la parole, par le témoignage, dans la parole. Donc c'est fondé finalement sur une expérience spirituelle de témoins et non pas sur la factualité. On a dit beaucoup de sottises à propos des rapports entre l'histoire et l'Évangile ces derniers temps. Sous prétexte qu'on voulait dé-métaphysiquer l'Évangile, on le retournait du côté de l'histoire. Ceci à partir du XVIe siècle. L'Évangile est pensé dans le champ de la pensée métaphysique jusqu'au Moyen Âge. Le XIIIe siècle est un siècle très rationaliste contrairement à ce qu'on croit, la théologie est très rationaliste au XIIIe siècle. Ensuite, elle devient factuelle. Ce faisant, elle ne fait que reproduire les mouvements spontanés de l'histoire d'Occident, c'est-à-dire qu'elle passe de la mathêsis à l'historia.[8] Or nous ne sommes pas là pour justifier ou interpréter ou assumer les vicissitudes de la pensée d'Occident. Histoire, histoire, histoire, c'est l'inflation de l'histoire dans le champ de l'exégèse et de la théologie. Cela donne lieu à une scolastique aussi indigente que ne l'était celle fondée sur la ratio. Notre tâche ici est d'essayer d'entendre la parole comme elle se dit, et non pas selon les présupposés de notre écoute.
6°) Versets 13-24.
« 13Ne vous étonnez pas, frères, si le monde nous hait. » – En effet le monde nous hait. C'est la même chose que nous avons entendu comme petite note : « c'est pour ça que le monde ne nous connaît pas, comme il ne l'a pas connu » au début de ce même chapitre 3. Telle est l'hétérogénéité radicale du monde. Autrement dit la haine ou la persécution ou le meurtre des premiers chrétiens n'est pas étonnant.
« 14Nous savons, - un emploi du mot savoir qui est positif parce qu'il n'est pas mis en rapport d'opposition ou de différence avec le verbe connaître –nous savons que nous avons été transférés de la mort à la vie, (nous le savons) de ce que nous aimons nos frères. » – Voilà une phrase « nous avons été transférés de la mort à la vie » qui se trouve également chez saint Paul, la même phrase. Ici mort et vie sont des espaces. La mort est un nom de l'espace dans lequel nativement nous vivons, et nous avons été transférés dans l'espace de la vie, c'est-à-dire de la résurrection. Et comme l'espace de la résurrection est l'espace de l'agapê, nous savons que nous avons été transférés de la mort à la vie en ce que nous aimons, en ce que nous avons agapê pour les frères. C'est d'une logique implacable.
« Celui qui n'aime pas demeure dans la mort (dans l'espace de mort) ». Mort et vie, ici, supposent quatre termes : parce qu'il y a “cette vie” et “la Vie qui vient”, dans laquelle nous commençons à être transférés, l'espace de vie. Dans “cette vie”, il y a ce que nous appelons la vie et la mort, mais c'est l'ensemble qui est appelé ici la mort. Ce que nous appelons la vie au sens usuel du terme, c'est ce que saint Jean appelle ici “la mort”. En revanche “la mort christique”, c'est la Vie. Autrement dit il y a comme quatre termes : la mort en notre sens, la vie en notre sens, la mort christique et la vie de résurrection. Le mot de vie est employé deux fois, le mot de mort, deux fois, mais pas dans le même sens.
« 15Tout homme qui hait son frère est anthrôpoktonos (meurtrier, homicide) – Ceci nous aide à comprendre le mot haine, ou le mot mort, ou le mot meurtre, non pas dans des sens spécifiques, mais comme des dénominations génériques d'un mode de vie, d'un espace. Haine signifie aussi bien : animosité, indifférence, tout ce qui est négatif dans la relation. Le mot haine ne désigne pas simplement une des modalités de “l'être contre l'autre”, de même le mot meurtre. C'est très important pour l'intelligence du vocabulaire. Deux remarques ici : chez Jean, notre vie s'appelle la mort parce que ce que nous appelons la vie est régi par le prince de la mort ; donc nous avons été transférés de ce règne du prince de la mort au royaume de Dieu, à l'espace de Dieu.
…et vous savez qu'aucun homicide n'a, en lui, la vie éternelle demeurant. – Le meurtrier ne vit pas, le meurtrier est mort. Et ceci est très important pour dégager une anthropologie selon laquelle la vie véritable est simultanément de vivre à soi et à autrui. Ma vie est radicalement relationnelle si la relatio est le plus propre de mon identité – ce n'est pas l'un ou l'autre : plus je suis relationnel et plus je suis moi-même. Si je tue l'autre, comme je suis essentiellement relatio à lui, je meurs. Le raisonnement est implacable. Dans la question “est-ce parce qu'il est mauvais qu'il tue ou l'inverse ?”, c'est la même chose : le problème n'est pas du pourquoi, mais de l'appartenance mutuelle de l'acte et de la disposition.
16À ceci nous connaissons l'agapê – on va finalement connaître, connaître l'agapê – que lui a déposé son être pour nous – l'agapê est l'événement de la mort christique, l'agapê est un événement. L'agapê n'est pas d'abord pensée comme un sentiment, ni comme un commandement, ni comme une vertu, l'agapê est d'abord pensée comme l'acte christique de mourir, ou l'acte du Père de donner le Christ à la mort, à une mort qui est une mort pour la vie. Nous savons que nous mourrons de mort de servitude. Le Christ a cette capacité qui lui est donnée d'auprès du Père de mourir avec acquiescement, ce qui en fait une mort féconde, pour lui et pour tout le monde, c'est-à-dire pour tous les siens, les hommes qui sont dans le monde. « À ceci nous connaissons l'agapê » : l'agapê est premièrement l'agapê de Dieupour l'homme, l'agapê consiste dans le fait de se donner. Nous savons par ailleurs que ce don est un pardon, la perfection du don. Quand nous avons étudié le don l'an dernier, j'ai fait une énumération des caractéristiques du verbe donner dans saint Jean
…et, nous-mêmes, nous devons (il faut) déposer notre être pour les frères. » – Le ophelein, il faut, n'est pas un “il faut” de commandement, c'est un “il faut” d'identité, mais c'est la même chose. C'est la belle nécessité selon laquelle recevoir la vie est donner la vie, la belle nécessité, cette belle équation.
Puis survient un petit exemple. – 17Celui qui a des vivres du monde – nous avons déjà touché à ce mot bios : ressources, vivres – et qui voit son frère étant dans le besoin (dans le manque) et qu'il lui ferme son cœur, comment l'agapê de Dieu demeure-t-elle en lui ? – notre agapê, c'est que l'agapê de Dieu soit en nous, et notre agapê pour Dieu et pour autrui n'est que le retentissement de l'agapê que Dieu, le premier, a pour nous, comme ce sera dit explicitement.
18 Petits enfants, n'aimons pas en parole et langue mais en œuvre et vérité ». Nous avons ici deux hendiadys. On pourrait s'étonner parce que le mot logos est un beau mot chez Jean : “N'aimons pas en logos (parole)”, c'est peu vraisemblable ; mais logos kaï glossê signifie : n'aimons pas dans ce type de parole qui est bavardage (qui est discours), mais dans cette œuvre qui est vérité. Ce n'est pas simplement la différence entre la parole et l'œuvre, c'est essentiellement la différence entre le discours vain et l'œuvre authentique. Le mot vérité qui intervient ici est un de ces mots que nous avons encore à examiner, qui est d'une grande richesse, d'une grande complexité chez saint Jean. Donc deux hendiadys. Ce n'est pas la simple reprise du discours et des œuvres. Il ne s'agit pas “des œuvres” d'ailleurs. “L'œuvre qui est vérité”, c'est l'agapê, l'agapê authentique. L'agapê qui est dans “la parole qui n'est que bavardage” n'est pas l'agapê authentique.
► Donc la différence n'est pas entre le dire et le faire ?
J-M M : Voilà, Le vrai logos, c'est l'œuvre. Seulement l'opposition ici n'est pas entre le logos et l'œuvre, mais entre le logos qui est bavardage, et l'œuvre qui est vérité.
Prenez l'initiative de lire les derniers versets.
« 19À ceci nous connaîtrons que nous sommes de la vérité et devant lui nous apaiserons notre cœur. 20 Car si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur, il discerne tout. 21Bien aimés si notre cœur ne nous accuse pas, nous nous adressons à Dieu avec assurance 22et quoi que nous demandions nous l'obtenons de lui parce que nous gardons ses commandements et faisons ce qui lui agrée. 23Et voici son commandement : adhérer avec lui à son fils Jésus-Christ et nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné commandement. 24Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu et Dieu en lui. Par là nous reconnaissons qu'il demeure en nous, grâce à l'Esprit dont il nous a fait don. » (TOB)
J-M M : « 19En ceci nous connaissons que nous sommes de la vérité, et devant lui nous apaiserons notre cœur. 20Si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur et connaît tout. » – C'est le verbe connaître. “Plus grand que” est employé essentiellement dans deux occasions : « tu verras des choses plus grandes », ce qui est dit à Nathanaël. “Plus grand” désigne le moment de la Résurrection par opposition à la vie de Jésus avant la Résurrection ; « Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois ; tu verras des choses plus grandes » (Jn 1, 50) donc “plus grand” désigne la région de la Résurrection. Autre sens : “plus grand” désigne le Père par rapport au Fils : « Je vais vers le Père car le Père est plus grand que moi ». Ça devrait vous étonner parce que, en bonne théologie classique, le Père et le Fils sont égaux : de même nature et égaux. Or chez saint Jean ici, “le Père est plus grand que moi” signifie que le rapport du Père au Fils est un rapport de “mouvement vers”. “Plus grand” est un comparatif, il indique un mouvement. Et le mouvement qui constitue l'être christique est d'aller vers plus grand, c'est-à-dire au-delà de lui, pour qu'il puisse se recevoir et même se recevoir à égalité si on veut concilier la dogmatique et saint Jean. Ce n'est pas directement le sujet, mais ce ne sont pas des choses qui s'excluent parce que la problématique n'est pas la même chez Jean et dans la théologie dogmatique lorsque cette question est posée. C'est un texte qui a embarrassé beaucoup les théologiens classiques. C'est même un lieu tout à fait essentiel pour désigner ce qu'est pour nous la prière. La prière c'est aller vers plus grand. Le Christ prie le Père.
Il y a une petite prière de saint Paul qui se trouve à la fin du chapitre 3 des Éphésiens : « À Celui qui peut faire au-delà de tout en surdébordement par rapport à ce que nous demandons et pensons ». La prière, c'est aller au-delà de notre pensée et de notre désir. “Plus grand”, “au-delà”, “en surdébordement” – un mot que fabrique Paul : hyperekperissou. Ceci est très important parce que nous ne prions pas ce que nous savons de Dieu, nous ne prions pas notre idée de Dieu car notre idée de Dieu est toujours une idole, c'est-à-dire une trop petite idée. Nous prions plus grand que notre idée de Dieu. Notre prière atteint Dieu en lui-même et non pas notre idée de Dieu. Et le désir a rapport à la prière. Le don de Dieu n'est pas au terme de ce que nous désirons, il est plus grand que ce que nous désirons. C'est très important pour l'intelligence de la prière. Ceci pour dire l'emploi extrêmement fréquent de l'expression “plus grand”.
Reprenons l'expression de notre texte. « Dieu est plus grand que notre cœur », c'est-à-dire qu'il est au-delà de ce que nous connaissons de nous-mêmes. Cela nous fait revenir à la notion d'insu que nous avons touchée vaguement à propos de « Le pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va ». Pour autant, je ne suis pas sans rapport avec lui : « tu entends sa voix » c'est-à-dire que l'écoute est plus grande que le savoir. Et la raison est simple : c'est que le savoir est par définition volonté de possession autonome. Vous me montrez la résolution d'un théorème, je peux le reproduire et être à égalité avec vous dans le savoir, je peux le posséder pleinement. Dans l'écoute, je reste en écoute ; l'écoute n'est pas la possession qui me donne d'être autosuffisant, l'écoute me maintient dans la relation, et la relation est ce qui me constitue comme je disais tout à l'heure. L'homme est d'autant plus lui-même qu'il est plus à autrui. Nous, nous pensons cela plutôt comme des oppositions : ou bien nous sommes à nous-mêmes ou bien nous nous occupons des autres ; ou alors nous le pensons comme des alternances : tantôt nous nous occupons des autres et puis nous revenons à nous-mêmes et nous prions à l'intérieur. Non. Ici il y un point de compréhension de ce qu'il en est de l'homme selon l'Évangile qui est important.
Donc “plus grand que notre cœur” : le cœur chez les anciens est le point central de l'être, ce n'est ni le cœur cardiaque (le cœur biologique), ni le cœur cordial (le cœur affectif), mais c'est l'intelligence, la connaissance, le connaître intérieur, principiel, le cœur. Comme d'habitude on a pris le grec (kardia) pour désigner le cœur biologique – les médecins aiment beaucoup parler grec – et puis le vieux latin a spontanément donné le cordial : cor, cordis. Le mot hébreu lev ne désigne ni l'un ni l'autre : ni le cœur purement affectif ou sentimental, ni le cœur organe, mais il désigne le centre de l'être.
Et je poursuis à propos de l'insu puisque ici c'est un “plus grand” qui nous conduit du côté de l'insu. Le texte du chapitre 3 de l'évangile de Jean, épisode de Nicodème, auquel je viens de faire allusion, poursuit ainsi : « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma » : il ne s'agit pas simplement de l'Esprit Saint mais aussi des enfants de Dieu, donc de nous-mêmes. Nous avons notre insu. Les psychanalystes disent parfois que l'inconscient de l'analyste parle à l'inconscient de l'analysant. On pourrait presque dire que la prière essentielle c'est peut-être justement l'insu de l'homme qui parle à l'insu de Dieu ; ce n'est pas la même chose mais je prends ici une petite analogie.
« 21Bien-aimés, si notre cœur ne nous condamne pas… – nous avons la même chose qu'auparavant : « je vous écris que vous ne péchiez pas, mais quand vous péchez… ». « Si votre cœur vous condamne... et si votre cœur ne vous condamne pas… ». N'être pas condamné, c'est être en parrhêsia auprès de Dieu, c'est ce beau mot ; il faut proscrire, je crois, la traduction constante qui est “assurance”, et dire familiarité ou aisance. – …nous avons pleine aisance devant Dieu : 22ce que nous demandons nous le recevons de lui, puisque nous gardons ses dispositions et nous faisons ce qui lui est agréable (digne d'être agréé par Lui) ». On pourrait s'étonner : que vient faire ici la prière ?
« Ce que nous demandons nous le recevons de lui » : vous entendez ici le leitmotiv des chapitres 14, 15, 16, de l'évangile[9]. « Si vous m'aimez, vous garderez ma parole, je prierai le Père et il vous donnera le Pneuma » (d'après Jn 14, 15-16) : m'aimer c'est « garder ma parole » : en effet, la parole c'est « Aimez-vous ». Ce n'est pas mettre en pratique, ce n'est pas le rapport d'une théorie et d'une pratique, c'est l'invasion normale dans tout l'être de ce qui est entendu. La résurrection que nous entendons nous re-suscite et ressuscite nos membres, c'est-à-dire nos activités, nos pieds, notre marche – « marcher dans la lumière ».
Il y a une espèce d'opposition du théorique et du pratique qui est quotidienne dans notre discours et qui est étrangère au Nouveau Testament parce que cela induit la distinction entre la dogmatique qu'il faut savoir théoriquement et la morale qu'il faut pratiquer. Cette distinction-là n'est pas une distinction heureuse, n'est pas une distinction évangélique.
Nous avons donc une référence à ce leitmotiv : « et je prierai le Père » : la prière. Vous avez des constantes ici « et il vous donnera le pneuma » (Jn 14, 16), c'est ce qui est dit un peu dans la suite de notre texte : « Et il nous a donné de son pneuma ».
Les quatre mots des chapitres 14 à 16 – aimer, garder la parole, prier, le don du pneuma – qui disent la présence du Ressuscité parmi les siens, nous en trouvons l'écho ici si nous avons pris soin de bien chercher les structures d'ensemble, les articulations de la pensée johannique, comme nous l'avons fait quand nous lisions ce chapitre 14.
« 23Et c'est ceci sa disposition, – nous savons désormais qu'il ne faut pas traduire par commandement puisque nous ne sommes pas dans le champ d'une parole qui ordonne, mais dans le champ d'une parole qui dit la volonté en acte de se déployer[10] – c'est ceci sa disposition : que nous croyions dans le nom de son Fils Jésus Christos et que nous nous aimions les uns les autres selon qu'il nous a donné disposition. 24 Et celui qui garde ses dispositions demeure en Lui et Lui en lui – celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en celui-là
À ceci nous connaissons qu'il demeure en nous, de ce qu'il nous a donné le pneuma. » – Ici à nouveau il faut bien garder la note. Le verbe connaître n'est pas critériologique, ce n'est pas une chose qui nous fait connaître une autre chose, c'est une chose telle que si nous la connaissons, du même coup nous connaissons l'autre. Ce n'est pas un critère parce que nous verrons que c'est réversible, l'un n'est pas critère de l'autre. Si vous aimez Dieu, vous aimez vos frères ; si vous aimez vos frères, vous aimez Dieu. Vous connaissez l'un à partir de l'autre, pas au titre de critère. Pourquoi ? Parce que je ne sais jamais de certitude, l'un ne peut pas être le critère de l'autre. L'agapê ne peut pas être le critère d'autre chose parce que je ne sais pas plus l'agapê qu'autre chose. Je ne sais pas si ma générosité est un acte d'agapê, je ne me crispe pas sur ce savoir-là. C'est conforme au chapitre 13 de Paul : donner sa vie aux flammes pour quelqu'un, si je le fais sans avoir l'agapê ? Effectivement, je peux donner ma vie sans avoir l'agapê. Donc ce n'est pas le niveau de conscience de quelque chose qui serait critère pour une autre chose, c'est l'entre-appartenance en soi de ces choses-là. C'est l'enseignement ici que ces choses-là s'importent mutuellement.
« Dieu nous a donné de son pneuma » : nous revenons au pneuma. Il était question du pneuma à la fin du chapitre 2, avant tout ce chapitre 3. Le mot est prononcé aussi au chapitre 4 : « Agapêtoi, ne croyez pas à tout pneuma » donc nous avons un petit paragraphe à nouveau qui reconduira le thème du pneuma que nous avons déjà étudié. Vous avez ici un mot qui fait liaison. « Il nous a donné de son pneuma », c'est-à-dire de sa connaissance. Entendre cela, c'est entendre la connaissance dont Dieu nous a enduits, imprégnés.
[1] L'expression « le péché m'a trompé » (Rm 7,11) fait signe vers la parole d'Êve « Le serpent m'a trompée ». Cf : La parole de Dieu est une parole œuvrante (Rm 1, 16) qui nous arrive désœuvrée (Rm 7 et Gn 3).
[2] Cf. Syntaxe hébraïque : y a-t-il de la causalité en notre sens ? Conséquences pour la lecture du NT.
[4] Le mot diskorpismena (déchirés) se trouve en Jn 11. Voir Jn 11, 49-53 : Mourir pour les déchirés ? La bonne prophétie d'une mauvaise parole. La plus haute unité..
[5] Sur les valentiniens voir par exemple Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote..
[6] Dans l’épître aux Romains, Paul évoque l'entrée du péché de trois façons différentes dans le langage adamique, ce qui donne lieu à trois figures d'Adam pécheur : “Adam ils” (Rm 1), “Adam il” (Rm 5) et “Adam je” (Rm 7). Adam n’apparaît comme tel qu’au chapitre 5, mais il est l’archétype qui sous-tend les deux autres récits, au chapitre 1, où il s’agit des hommes (ils), et au chapitre 7 où il s’agit de Paul (je). Par ailleurs, dans la Genèse, Paul distingue deux Adam : Adam de Gn 1 qui est le Christ, et Adam de Gn 2-3 qui est l'homme adamique pécheur (mais parfois Adam de Gn 2 est mis au compte de l'Adam de Gn 1). Et saint Jean, ici, parle de Caïn qui égorge son frère en Gn 4.
[8] Cf. fin du chapitre I : 1JEAN- Ch I. Que veut dire connaître chez st Jean ? Regard sur des notions philosophiques qui règnent en Occident.
[9] Ceci est longuement expliqué dans Jn 14, 15-16: les 4 formes de la Présence du Ressuscité. Écriture musicale de Jn 14-17 .
[10] Ceci est développé dans La Bible contient-elle des commandements ? Et sinon comment entendre les mots correspondants ?.