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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 décembre 2015

1JEAN. Ch VIII. Lecture commentée de 1 Jean 4

Voici la suite de la session animée en 2009 par Jean-Marie Martin sur "Connaître et aimer dans la première lettre de Jean" : il s'agit de la lecture continue du chapitre 4. De nombreux thèmes sont abordés.En particulier au verset 7  on découvre qu'il y a une co-appartenance,  une indissociabilité de trois choses : être né, aimer et connaître. Et de nouveau, au verset 20 , J-M Martin insiste sur le fait que dans le texte de Jean il n'y a pas de critère : aimer son frère et aimer Dieu sont deux aspects de la même réalité.

 

Chapitre VIII

Lecture commentée de 1 Jean 4

 

Enluminures initiales.

Je vais commencer en m'adressant à vous en langage scolastique, c'est-à-dire métaphysique, pour dire que nous avons commencé d'acquérir une aptitude, c'est-à-dire  un habitus acquis, non pas inné, non pas infus, qui qualifie notre intellect – le mot “qualifié” est rigoureusement choisi, tous les mots sont rigoureusement choisis, car les habitus font partie du genre qualité (les dix grands genres dans lesquels tout ce qui existe se range) : la substance, la qualité, la quantité, la relation, le lieu, le temps... – donc un habitus qui qualifie notre intellect, car nous avons deux facultés : l'intellect est l'une des deux. Donc ce sera une qualification intellective et spéculative, c'est-à-dire non de l'ordre pratique, ni de l'ordre du faire, mais de l'ordre de l'intelliger. Cet habitus (cette aptitude), s'il était de l'ordre opératif moral – car il y a à nouveau deux divisions dans l'ordre opératif –, il s'appellerait vertu (virtus). Virtus est une aptitude à agir, une force qui permet d'agir. Le même mot est employé, mais un petit peu moins rigoureusement dans la virtu du condotiere italien ; la virtu est la capacité du courage, en même temps accompagnée de la connaissance des armes. C'est un mot que vous employez encore abondamment aujourd'hui mais dans un sens qui est dévié. Vous l'employez dans le mot virtuel. La virtu est normalement une capacité de repérer dans le réel alors que le virtuel ouvre un champ qui n'est pas de la même lignée que le réel, ouvre un champ propre. Si bien que le mot virtuel qui est un beau mot, nous ne pouvons pas l'entendre dans toute sa belle vigueur puisqu'il est affecté, de façon un peu hasardeuse à mon sens, à déterminer un espace autre que l'espace réel.

Vous savez, on peut vivre en pensant quotidiennement comme je viens de le faire. J'ai vécu comme cela pendant une bonne quinzaine d'années dans mes études scolastiques. On peut vivre dans un langage – on vit dans un langage. Souvent c'est un langage mâtiné de plusieurs sciences.

Si je voulais parler maintenant de façon johannique, je dirais que nous avons commencé d'apprendre à marcher dans l'espace de la parole, à nous y tenir, à y demeurer. C'est encore un apprentissage, pas l'apprentissage de la technê cette fois, parce que le mot technique de lecture, par exemple, ne serait pas du tout approprié dans cette perspective, encore qu'il y ait une grande différence entre la technê grecque au sens originel du terme et la technique au sens moderne également. Tout ceci, c'est simplement pour vous faire prendre conscience de registres du langage, et faire comprendre par exemple que le langage théologique, qui est un langage métaphysique occidental de structure, a donné lieu pendant longtemps au catéchisme. Le catéchisme n'est que la simplification, à l'usage des simples, de la spéculation théologique. C'est de ça que vous avez hérité plutôt que de l'Évangile lui-même. Voilà pourquoi nous avons à apprendre à nous y prendre autrement, et c'est ce que nous avons commencé à faire.

Je voulais dire aussi que, comme nous avons commencé à apprendre à marcher, nous allons marcher d'un pas allègre, allegro et allegro assai. Cependant nous n'allons pas nous permettre encore d'y aller presto et encore moins prestissimo. Mais cela ne nous sort pas nécessairement du langage proprement johannique parce que la différence entre courir et marcher est un thème important chez saint Jean. Vous savez que Jean court plus vite que Pierre au tombeau et tout cela a une signification : la promptitude et la façon de marcher. Notre marche est toujours une marche vers le Ressuscité, même si le plus souvent nous pensons que nous marchons vers le tombeau. Car le Christ que nous cherchons, notre Christ imaginaire, n'est peut-être pas véritablement le Ressuscité dans sa dimension même. Vous me permettez ces petites enluminures initiales ?

*       *

*

1°) Versets 1-6. Le thème de l'Esprit (pneuma) et des autres esprits.

Vous avez remarqué donc un premier ensemble que nous pouvons provisoirement détecter, qui nous conduit du verset premier au verset 6 inclus et reconduit un thème qui avait été traité à la fin du chapitre 2, depuis le verser 18 « Petits-enfants c'est la dernière heure, viennent les antéchrist », c'est le thème du chrisma. Nous avons ici “agapêtoi”, “bien aimés”, et le chrisma s'appellera plutôt Pneuma, mais à la façon dont j'ai expliqué le mot chrisma, nous savons qu'il s'agit de la même chose.

 « 1Bien-aimés, ne croyez pas à tout pneuma, mais éprouvez les pneumata pour savoir s'ils sont de Dieu – donc un discernement des pneumata. Il y a un Pneuma Sacré et un pneuma tês ponêrias (pneuma du mauvais). Comment entendre ces pneumata ici ? Eh bien comme des onctions, des imprégnations actives d'une pensée. Nous sommes imprégnés de pensée. Cela n'est pas précisément acquis par l'expérience mais c'est ce qui s'appelle “infus”. Je reprends un langage autre, mais néanmoins il est pertinent ici, c'est le thème de l'onction.

car beaucoup de pseudo-prophètes sont sortis vers le monde ».– À la fin du chapitre 2 ils étaient appelés des antichristoi – ils sont appelés ici pseudo-prophètes – antichristoi parce que ce qui était en cause, c'était le chrisma et le Christos : le titre de Jésus était Christos, le Pneuma était chrisma donc ils étaient antichristoi. On est Messie par imprégnation du Pneuma de Dieu. Ici pseudo-prophêtai.

Sur le mot prophêtês dans le Nouveau Testament il y aurait beaucoup de choses à dire. La prophétie est un des modes de la parole néotestamentaire qui prend sa place parmi d'autres. Vous avez des énumérations qui ne sont pas toujours constantes d'ailleurs et ne constituent pas des cases rigides. Vous avez par exemple[1] l'évangéliste, celui qui annonce ; le didascale, chargé de l'enseignement de l'Écriture, c'est-à-dire de l'Ancien Testament lu et relu à partir du Christ. Et enfin le prophêtês qui a, dans la communauté, un type de parole autre que le didascale ; sa parole n'est plus une simple lecture de l'Écriture, c’est une parole accompagnante. Il faudrait voir les différences précises. De toute façon nous ne vivons plus sur ces répartitions-là. Nous avons aujourd'hui le professeur de théologie, le proféreur d'homélie, le catéchiste, donc des répartitions différentes. Elles ont suivi, au fond, les répartitions du statut de la parole dans l'histoire d'Occident. Par exemple la fonction de rabbi et la fonction de professeur de théologie ne sont pas du tout les mêmes. Ici, c'est le mot prophêtês, celui qui s'exprime dans la communauté. Le prophêtês, de soi, n'est probablement pas quelqu'un d'ordonné à cela, il a un charisma, donc une donation particulière, mais il s'exprime librement dans la communauté. Sur ces sujets-là, vous avez la Première aux Corinthiens qui est très importante, c'est un débat sur les fonctions à l'intérieur de la communauté et Paul est obligé de mettre un peu d'ordre dans cette situation.

 «  2À ceci vous connaissez le pneuma de Dieu – voilà le verbe connaître, mais ceci n'est pas un critère suffisant pour discerner : “vous connaissez ceci à cela” n'est pas critériologique. Nous verrons d'autres exemples. Ainsi le fait de savoir que nous aimons notre prochain n'est pas un critère pour nous faire savoir que nous aimons Dieu ou que Dieu nous aime.[2]

 « Tout pneuma qui confesse Jésus Christos venu en chair, est de Dieu » – ici, le pneuma, c'est la parole qui a été “entendue ap'arkhês”, la toute première annonce, c'est la présence active de la toute première connaissance. Or que veut dire « Jésus venu en chair » ? D'aucuns ont pensé qu'il s'agissait ici de groupes – ceux qui ne confessent pas Jésus venu en chair – de groupes gnostiques ou plus exactement docètes. On appelle docète cette frange de premiers chrétiens qui prétendaient que Jésus n'avait pas une véritable chair humaine mais une apparence de chair, que c'était une apparition d'une entité divine mais qui n'était pas véritablement en chair.

Je répète que le mot "chair" a chez nous une signification très différente de celle du Nouveau Testament. On parlait hier de Péguy. L'adjectif “charnel” est un magnifique adjectif chez Péguy et pas du tout dans le Nouveau Testament. De même que le monde peut être un beau monde, chez Jean le monde n'a pas ce sens-là. N'en concluez pas qu'il a une autre idée sur ce que nous appelons la chair. Mais la chair c'est essentiellement la faiblesse avec cette ambiguïté qu'il y a la faiblesse de servitude ; mais : Jésus est “véritablement venu en chair”, à condition que je baptise le mot de chair, c'est-à-dire que sa mortalité ne soit pas une servitude mais une mortalité librement acquiescée[3].

Nous disons à chaque célébration : « entrant librement dans sa passion ». Ce qui est en question ici c'est l'œuvre de Jésus en langage sacrificiel, c'est-à-dire la chair sacrificielle. Ce n'est pas différent de la mention du sang que nous avons déjà trouvée à plusieurs reprises. Du reste, la chair et le sang, c'est dans les deux cas une prise à part, une façon de dire la faiblesse humaine, puisque “les sangs”, c'est le sang répandu, le sang de la mortalité humaine.

La chair, c'est la faiblesse : « La chair est faible » est un pléonasme. Le mot faiblesse, astheneia, est constamment synonyme de chair chez Paul. Mais ici il s'agit d'une faiblesse acquiescée, et ceci indique la signification de Jésus pour le salut du monde. Les adversaires dont il est question ici seraient ceux qui nieraient la signification de Jésus par rapport au salut du monde. Autrement dit, ceux par exemple qui, dans une lignée anti-paulinienne, prétendraient que c'est la loi qui sauve et non pas la donation de Jésus-Christ. Voyez comme ce petit mot de chair réclame une explication très précautionneuse.

Donc « celui qui confesse Jésus venu en chair est de Dieu – et nous le savons puisque cela fait partie de ce que nous savons ap'arkhês, dès le principe même de notre foi. En effet le cœur du Credo, nous le disions, c'est « Jésus est mort pour nos péchés… et ressuscité le troisième jour… » (1Co 15, 3 et 4). C'est le cœur du Credo, c'est le lieu référentiel, c'est impliqué par le principe même de la foi[4]. –. 3et tout pneuma qui ne confesse pas Jésus “en sarkê (en chair)” – cette dernière mention n'est pas reprise dans tous les manuscrits, mais c'est sous-entendu, c'est de cela qu'il s'agit – n'est pas de Dieu ; c'est le pneuma de l'antichrist– le mot antichrist prend la place du mot pseudo-prophète, ce qui prouve qu'il s'agirait bien de la même réalité, les mots sont interchangeables – dont vous avez entendu qu'il vient et il est maintenant déjà dans le monde. » – cet antichristos est une force déjà à l'œuvre dans le monde.

Vous voyez comme il faut déceler les présupposés de ce texte pour qu'il ne sonne pas de façon hasardeuse à nos oreilles.

 « 4Mais vous, vous êtes de Dieu, petits-enfants, et vous les avez vaincus – par votre foi vous êtes plus forts que les pseudo-prophètes (ou que l'antichristos et ses tenants) – parce que celui qui est en vous est plus grand que ce qui est dans le monde. » – Voilà un nouvel usage du “plus grand que”. Cette fois-ci, c'est dans une acception encore un peu différente, quoique ce soit un peu la même chose puisque Jésus est plus grand que l'ordre mondain.  Nous sommes enduits de quelque chose qui est plus grand que ce qui relève du monde, c'est-à-dire de ce monde régi par la mort et le meurtre.

 « 5Eux, sont du mondela phrase suivante est très importante au point de vue méthodologique pour nous aider à entrer dans le discours de Jean – et, pour cela, ils parlent à partir du monde et le monde les entend. 6Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous entend, qui n'est pas de Dieu ne nous entend pas. » – Voilà le grand principe  johannique : j'entends et je parle d'où je suis. Celui qui est de la terre parle à partir de la terre. Faites bien la différence cependant que la terre n'est pas le monde. Dans le corrélatif terre-ciel, terre et ciel ne sont pas des opposés, ce sont des choses qui s'appellent, comme époux-épouse du reste. C'est un “deux” mais un deux qui n'est pas le deux de la contrariété et encore moins celui de la contradiction.

Deux en un, Berna Lopez► Un “deux” qui se parle ?

J-M M : C'est cela justement. Quand les deux se parlent mutuellement, c'est-à-dire quand la voix du ciel et la voix de la terre se répondent comme dans le Baptême du Christ, c'est le dialogue heureux, c'est le bon rapport. Quand ils se taisent ou qu'ils se tournent le dos, c'est le monde ; le monde est la situation déchirée des deux. Ciel-terre et Christ-monde ne sont pas superposables. Lumière-ténèbre n'est pas non plus superposable à terre et ciel. La ténèbre est plutôt justement la qualité d'espace de terre et ciel quand ils ne se parlent pas, ne se regardent pas. Et du temps de Jésus, on disait facilement dans le judaïsme que, depuis que la dernière prophétie s'était tue, le ciel et la terre ne se parlaient plus. Et c'est pourquoi le ciel s'ouvre à la terre, et la voix vient du ciel, et la voix vient de la terre : c'est désormais le dialogue. La symbolique ciel-terre a rapport aussi avec la symbolique masculin-féminin, comme dans les grandes symboliques. Le principe général se trouve en Chine : yin et yang. Mais il faut voir à chaque fois comment c'est traité puisque ultimement n'importe quoi peut être le symbole de n'importe quoi. Donc il faut que ça entre dans une articulation pour que ça prenne sens.

Il y a probablement de grands symboles qui ont les mêmes articulations fondamentales ou presque dans différentes traditions spirituelles. Mais il faut quand même aller voir à chaque fois l'usage qu'une tradition en fait, et même tel auteur à l'intérieur de telle tradition, et même entre auteurs d'une même tradition, et même à l'intérieur du même auteur. Selon le point de vue, l'auteur ne conserve pas nécessairement de façon constante la structure de relation que constitue le symbole. C'est ce qui permet souvent d'apparentes contradictions.

Nous aurions pu lire hier l'évangile sur les petits-enfants qui sont exaltés au-dessus des grands, et puis le mettre en rapport avec le mot de Paul (1Co 13, 11) : « Quand j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je sentais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant, et maintenant que je suis devenu adulte, j'ai rejeté les choses de l'enfance », donc l'enfance est prise dans une autre symbolique. Et des choses semblables, vous en avez à toutes les pages de l'évangile. « Je vous apporte la paix, je vous donne ma paix » et « je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive ». Ce sont des choses infiniment précieuses à conserver qui indiquent qu'il ne s'agit pas ici d'un discours terminologique, et donc pas idéologique non plus.

J'avais indiqué que les expressions “être de”, “entendre de”, “voir à partir de”, disent la même chose. Nous allons nous acheminer vers cela. Je vais dire par anticipation le point où nous arriverons, où le connaître et l'agapê sont deux modes de dire “être” ; ce ne sont pas deux choses différentes. On connaît à partir d'où l'on est, on aime à partir d'où l'on est, mais le “à partir de” implique que ces verbes soient quasi interchangeables. Le mot connaître ne s'entend pas à partir de notre idée de la connaissance, le mot agapê ne s'entend pas à partir de notre idée de l'amour mais à partir du décèlement de la nouveauté christique. Certains versets à venir vont nous préciser cela. Progressivement nous allons apercevoir, non pas simplement des choses sur la connaissance ou sur l'agapê, mais sur leur rapport. Cela reste théorique et un peu indécis dans notre esprit, mais il me semble l'avoir indiqué par anticipation déjà. C'est le point vers lequel nous allons.

Les phrases qui consonnent à cela sont très nombreuses chez Jean.  On peut rapprocher cela de connaître parce qu'on est semblable : on connaît par ce qu'on est. Le semblable connaît le semblable, le semblable ne peut pas ne pas aimer le semblable. Là il ne faudrait pas nous en tenir à notre idée de semblable, il faudrait repenser profondément le rapport de la mêmeté et de l'altérité, et j'insiste beaucoup sur l'importance du deux. Il faut resituer autrement notre idée de l'unité et de l'altérité. Ça ouvre le chemin, ça anticipe un peu sur la désignation du terme du chemin, mais nous sommes loin de là. Néanmoins, être sur le chemin est très important.

« De cela nous connaissons le pneuma de la vérité et le pneuma de l'errance (de l'égarement).» Si nous étudions le mot vérité, je pense qu'une phrase comme celle-là aura son importance. C'est en effet un aspect important de la notion de vérité chez Jean qu'elle se détermine par opposition avec la notion d'errance. Mais je disais que ce n'est pas la première source du sens du mot vérité, il se détermine aussi positivement par rapport à d'autres dénominations de Jésus ou du pneuma.

 

2°) Versets 7-10. Le thème de l'agapê comme événement.

Avec le verset 7, c'est le thème de l'agapê qui va investir le texte au point de devenir totalement envahissant.

J'ai sous la main la grande édition critique de Nestlé-Aland qui est simplement en grec ; elle met en forme d'hymne les versets 7 à 10. C'est le fruit sans doute d'un certain nombre de cogitations qui voient là des affirmations antérieures à Jean et qui sont comme chantées, comme hymniques. Je ne sais pas si c'est vrai. En tout cas l'important, c'est que la mise à part de ces versets est valide, étant entendu que ce qui suit, à partir du verset 11, est une sorte de reprise, de méditation et de prolongement du contenu de ces versets censément hymniques.

« 7Bien-aimés, ayons agapê les uns pour les autres, puisque l'agapê est de Dieu et que tout homme qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. » Vous avez ici pour la première fois la jonction explicite de “être né”, “aimer” et “connaître”, les verbes dont je viens de parler de façon anticipée.

Il y a une co-appartenance,  une indissociabilité de ces trois choses : être né, aimer et connaître. C'est comme trois mots pour dire la même chose fondamentale. Ils s'entre-appartiennent, ils sont différents puisqu'ils sont trois, mais cette différence est une différence à l'intérieur d'une unité, ou l'unité qui résulte d'une différence. Aimer, c'est être né, être engendré. Être engendré de Dieu, c'est connaître Dieu. C'est ce “connaître” dont nous disions : nous connaissons que nous avons connu ; ce connaître qui n'est pas ce que nous appelons la conscience.

Ces trois verbes, “être de lui” (ou “être né de lui”), “le connaître” et “l'aimer” désignent le même, qui est au fond une autre façon de dire le chrisma, l'imprégnation première de la foi qui est vivante en nous et qui doit susciter le prolongement de nos articulations de pensée. La mêmeté est sous le mode de l'engendrement – Père et Fils sont le même étant deux – aimer est la même chose, et connaître, c'est cela qui s'appelle aussi connaître Dieu. Autrement dit tous ces mots disent ce que nous pouvons appeler de façon anticipée la proximité ou l'intimité.

La véritable unité est l'intimité, ce n'est pas la solitude. La véritable unité est l'unité de deux ou trois. Le mot proximité est un mot extrêmement important parce qu'autrui ne s'appelle pas "autrui" dans le Nouveau Testament, il s'appelle le “prochain”, le proche, qui est une unité plus haute que celle de l'isolé, parce que l'essence de l'être humain est d'être relatif, d'être “rapporté à”. L'isolement est au contraire la mort de l'unité.

Au lieu d'intimité, on pourrait dire pénétration, et on retrouve là la signification bien connue par tout le monde quand on dit « aimer au sens biblique ». C'est le verbe yadah en hébreu utilisé pour Adam et Ève. «  we hä´ädäm yäda` ´et-Hawwâ : Adam connut Ève. Elle conçut et enfanta Caïn. » (Gn 4, 1) Et il est dit aussi que « Adam vécut 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils » (Gn 5, 3). L'enfant est donc “à l'image” d'Adam, c'est-à-dire à la similitude, la grande similitude au sens de homoïos ; ce n'est pas simplement la similitude formelle, c'est la similitude de provenance, qui réunit en une seule les deux causes, formelle et causale, qui ne les distingue pas sous ce rapport-là. C'est pourquoi « Faisons l'homme à notre image » n'est pas une idée de création au sens strict puisqu'on engendre à son image. Donc le Adam de Genèse 1, 27 n'est pas ce que nous appelons l'homme, un individu humain, c'est l'Homme primordial, l'Homme Christ comme Monogène, “Fils un” et contenant la totalité des enfants de Dieu. Je montre des consonances entre des aspects disjoints, divers, de notre Écriture.

Le texte poursuit – vous avez remarqué que saint Jean aime beaucoup dire la même chose, d'abord en positif, et ensuite en négatif. – « 8Celui qui n'aime pas Dieu n'a pas connu Dieu, puisque Dieu est agapê. » Vous avez ici une sorte de nécessité intérieure, celle de la belle intelligibilité de choses qui sont disjointes.

*      *      *

Anticipation de la suite du chapitre 4.

L'ensemble de ce texte va nous conduire progressivement de la précision sur l'amour de Dieu à l'amour des uns et des autres, qui sont deux aspects de la même chose. À partir du verset 11, « il faut que nous nous aimions les uns les autres », il va être question de l'amour mutuel.

Je dis aussi, pour le cas où j'oublierais de le dire, que nous aurons deux sortes de déploiement. Un déploiement par le ophelei (“il faut”), c'est-à-dire par la belle nécessité intelligible de la dépendance des choses. Ce n'est pas ce que j'appellerais un raisonnement au sens strict, mais c'est au moins un déploiement d'intelligibilité des choses.

Et il va ajouter ensuite une autre source pour dire que l'amour des proches est nécessaire. C'est au verset 21 « et nous avons reçu de lui cette disposition que celui qui aime Dieu aime aussi son frère ». Cela que nous déployons par une sorte de raisonnement – le mot n'est pas bon –, ce que nous exprimons par ce déploiement d'intelligibilité coïncide véritablement avec ce qu'il dit explicitement : “Aimez-vous les uns les autres. C'est l'entolê de Dieu, la “disposition dite”. Et c'est là que nous allons retrouver le rappel à la fois de la garde de la parole et de l'agapê – c'est la même chose, mais cela s'entend ultimement de ce que garder la parole, c'est entendre et laisser que vienne l'agapê, puisque le contenu explicite de la parole c'est l'agapê.

Il n'est pas facile de s'exprimer clairement quand il s'agit de passer d'une structure de pensée qui nous est familière à un espace où les choses se déploient sur un autre mode.

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Retour à 1 Jn 4, 9.

Je viens d'anticiper la suite du chapitre. Je reviens à mon hymne : « 9En ceci s'est manifestée l'agapê de Dieu en nous – l'agapê que Dieu a pour nous, elle est manifestée en nous. “En nous” signifie, chez saint Jean, à la fois à l'intérieur de chacun mais aussi entre nous. « Et le Verbe fut chair, il a planté sa tente en nous–parmi nous » : on se croit obligés en Occident de se demander si c'est l'intériorité ou la collectivité qui est en question. C'est les deux, indissociablement, parce que la plus grande intériorité est déjà collective, est déjà relative, et non pas autosuffisante. “S'est manifestée” : la manifestation ; pour voir ce qui est en question ici, il faut que cela se manifeste. “S'est manifestée l'agapê de Dieu”: où est-ce que cela se manifeste ? Où est-ce que cela se donne à voir ?

en ce que Dieu a envoyé son Fils Un (Monogenês) dans le monde afin que nous vivions par lui. – donc l'envoi vers le monde, c'est-à-dire la venue à la mort, une venue à la mort qui est pour nous. Vous avez à nouveau cela : que soient levés les péchés ou que nous vivions, c'est la même chose puisque le péché est essentiellement le meurtre et la mort.

10En ceci est l'agapê : non pas que nous aimions Dieu, mais en ce que lui nous a aimés et a envoyé son Fils en donation sacrale pour nos péchés. » “Donation sacrale”, c'est le terme ilasmos : donc chez Jean il n'est pas rapporté de l'extérieur, il survient quand il a à survenir, ce qui veut dire qu'il est déjà là, qu'il est homogène avec le reste du discours. Il ne l'est pas à nos oreilles, mais il l'est à l'oreille de Jean. Or le but d'une écoute, c'est d'arriver à avoir l'oreille de celui qui parle. C'est le but, même si nous n'y sommes pas.

●  Précisions sur l'agapê.

Deux choses à souligner ici. Le principe de l'agapê n'est pas en nous, ne consiste pas en ce que nous aimions Dieu. Le principe de l'agapê, c'est que Dieu nous aime. Que Dieu nous aime se manifeste dans l'avènement – l'avènement est pris ici non pas du point de vue du Fils (il sera pris ailleurs), mais du point de vue du Père, c'est-à-dire à partir de l'envoi qui est un mode de donation. “Dieu a envoyé son Fils Un” : il faudrait étudier attentivement la notion de Fils unique qui se trouve dès le verset 14 du chapitre premier de l'évangile : « Le Verbe fut chair, il a planté sa tente en nous (ou parmi nous), et nous avons contemplé sa gloire – c'est ce que nous avons lu dans l'incipit de notre épître – gloire comme du Fils Un d'auprès du Père, plein de grâce et vérité ». 

Donc « l'agapê de Dieu s'est manifestée ». L'agapê que Dieu a pour nous, se manifeste en ce que nous sommes sa volonté voulue : sa volonté voulue, c'est-à-dire sa semence. Nous sommes semence de Dieu, sperma tou Theou, donc descendance de la semence. En conclusion, la première chose, c'est que l'agapê se pense à partir de l'agapê que Dieu a pour nous. L'agapê que Dieu a pour nous a son être dans la venue du Christ, ou dans l'envoi du Christ par le Père pour nous. Que mort et résurrection soient pour nous, c'est deux choses indissociables. Nous avons évoqué la difficulté d'un point de vue extérieur : qu'est-ce que signifie “mourir pour”. Ce qui importe toujours : même si pour l'instant nous n'avons pas la capacité de développer ce point avec une pleine netteté, nous savons qu'il a pleine netteté chez Jean, c'est-à-dire que c'est indissociable.

Si je considère que le Christ est venu au monde et puis qu'il est mort un jour, ce n'est pas du tout le commencement de la foi. Il est à peu près certain historiquement qu'il est venu ; et il y a toutes les chances qu'il soit mort, c'est certain aussi : la confession de la Mort de Jésus, ce n'est pas ça. C'est la confession que sa Mort est une mort pour nous, c'est là que ça commence à devenir acte de foi. C'est tout à fait autre chose que de savoir s'il y a eu un homme qui s'appelait Jésus et qui a vécu et puis qui est mort.

 

3°) Versets 11-21 : Développement sur le thème de l'agapê.

À partir du verset 11, nous avons un développement qui va reprendre des choses essentielles, donc commenter des choses qui ont été dites sur un mode un peu hymnique dans ce qui précède, les reprendre et les développer dans la direction particulière de l'amour des uns pour les autres. Il y a l'amour de Dieu qui nous donne que nous puissions aimer  Dieu, mais aimer Dieu ne va pas sans aimer le prochain. Pourquoi ? Parce que qui aime la semence aime le fruit ; qui aime le Père aime le Fils, aime les enfants, parce que nous avons en commun d'être enfants de Dieu. Nous sommes la fratrie improbable, c'est-à-dire la fratrie qui précède la fratrie de Caïn et Abel, pour revenir au thème du chapitre 3 (v. 11-12) qui a initié tout le thème de l'agapê chez saint Jean.

Nous prenons maintenant une lecture un peu plus cursive à partir du verset 11.

« 11Bien-aimés, si ainsi Dieu nous a aimés, il faut que nous aussi nous nous aimions les uns les autres »– des éléments de l'hymne antérieure vont être repris dans la suite du texte, mais avec cette accentuation particulière de l'amour des uns pour les autres. – 12Dieu, personne jamais ne l'a contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son agapê est pleinement achevée en nous »– ce n'est pas le verbe accomplir, c'est le verbe qui vient de téléïos, télos, la fin, l'aboutissement. D'où : l'agapê est pleinement aboutie en nous. Autrement dit, il y a l'agapê de Dieu par laquelle Dieu nous aime et par quoi nous aimons Dieu, et l'aboutissement ultime de tout cela, c'est que nous ayons agapê mutuelle.

« 13En ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous» Le verbe “demeurer”, que nous n'avons pas développé, est extrêmement important. C'est un des noms de cette unité, de cette mêmeté, de cette familiarité, de cette appartenance à la demeure, à la maison du Père, autant d'échos qui sont dans ce petit verbe “demeurer”. Sur la réciprocité qu'il demeure en nous et que nous demeurions en lui, j'ai indiqué que cela pouvait faire question à notre imaginaire. Et ultimement il faut que nous nous habituions à penser ce “dans” non pas comme un emboîtement mais comme un des noms de la proximité. Le vocabulaire ici serait très intéressant à considérer.

La thématique du mélange, de la composition est importante à l'époque : il y a des termes techniques très précis dans le stoïcisme pour ces choses-là, qui ne sont pas inconnus du premier christianisme. Krasis di'holôn, le mélange intégral, est quelque chose qui appartient à la symbolique pour dire la proximité. Le mot de mélange n'est pas bon chez nous. J'ai appris de mon ami vigneron qu'il n'était même pas bon à propos du vin, qu'il fallait dire un assemblage, avec la belle racine sem, simul, qui est la même que homoios en grec. Ce n'est pas un assemblage de partie à partie, mais de tout au tout. Telle est la conception de la krasis di'holôn.

Dès qu'il s'agit de proximité, on peut être aussi dans cette imagerie de ce qui se distingue, se sépare. Les gestes premiers de la pensée se sont indiqués à travers les éléments premiers de l'artisanat. On trouve ça chez Empédocle, par exemple, avec la lampe tempête. Elle a donné lieu à une réflexion sur la symbolique de ce qui laisse traverser la lumière et néanmoins pas le vent, donc dans une symbolique du souffle. Il y a des choses très précises de ce genre, comme la grande différence entre les immiscibles, l'huile et l'eau d'une part qui ne sont miscibles que temporairement par émulsion, et ceux qui, une fois mélangés, ne peuvent plus se défaire. Ce sont des lieux pour dire les répartitions, ce sont les lieux fondamentaux de la pensée, et c'est souvent beaucoup plus riche que les concepts abstraits qu'on en a tiré. Donc “être dans” mériterait une longue méditation.

« Nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, (en ceci) qu’il nous a donné de son pneuma. » Nous comprenons de mieux en mieux la donation de ce pneuma. Le pneuma désigne ici l'annonce essentielle, dans ses articulations subtiles, du rapport Père-Fils, envoi-présence, mort-résurrection, mort pour nous. Voilà, c'est le noyau indissociable, indissoluble, infragmentable de l'Évangile. Et quand je dis infragmentable, ce n'est pas simplement qu'on ne puisse pas séparer, mais ça veut dire que chacun des mots éclaire les autres, et qu'aucun des mots pris à part n'est suffisant.

Ici c'est le pneuma entendu comme enseignement, mais enseignement qui n'est pas nécessairement articulé en parole puisque nous ne sommes pas dans la région où la conscience est décisive pour la définition de la connaissance. C'est important parce que “celui qui ne confesse pas Jésus-Christ”, ça ne veut pas dire : celui qui n'en a jamais entendu parler, ou qui en a entendu mal parler, et qui par suite ne le confesse pas ; ça veut dire : celui qui nie Jésus-Christ… Autrement dit, cette christité peut être présente d'une façon qui, pour nous, serait considérée comme muette. « Personne ne vient au Père sinon par moi » ; on est sauvé par le Nom de Jésus, mais le Nom n'est pas l'énonciation verbale[5]. Les Anciens distinguent très bien le visible et l'invisible du Nom. L'expression “l'invisible du Nom” se trouve en particulier très développé dans l'Évangile de la Vérité dont je vous avais lu une petite phrase en commençant. Ceci pour éclairer une difficulté très grande sur la nécessité de professer la foi. En effet : on passe par le Nom de Jésus, mais pas le nom articulé. L'Évangile de la Vérité nous dit bien qu'il ne s'agit pas du nom composé de six lettres. Six : Jésus en grec, Iêsous, c'est six lettres, et comme il nous parle en grec, il dit “six lettres”[6].

« 14Et nous, nous avons contemplé et nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde. »

« 15Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, – voilà un autre titre majeur. Il a déjà été nommé sous le nom de Monogène (Fils un, Engendré un). Ici Fils de Dieu. Nous avons déjà eu Christos… Le nom de Seigneur est moins prononcé par Jean que par Paul. – Dieu demeure en lui et lui en Dieu » – c'est la reprise de la confession du Fils de Dieu, mais encore une fois cette confession du Fils de Dieu ne consiste pas en l'articulation « Je crois en Jésus ». Ce n'est pas dit dans le texte. Ce que je veux dire par là, c'est que le texte ne doit pas nous induire à entendre que seul celui qui saurait articuler de bouche « Jésus est Seigneur » peut avoir en lui la christité.

Quand je dis que “il y a de la christité en tout homme”, je ne prétends pas le dire à quiconque serait étranger à ma foi. Je dis que ma foi me permet d'espérer qu'en tout homme il y a de la christité qui est fondamentalement séminale et qui s'éveillera un jour, à son heure. Cela ne transformera pas l'interlocuteur. De toute façon je n'ai pas à lui dire cela, ce serait de la récupération. Celui que ça transforme, c'est moi-même, c'est-à-dire mon attitude par rapport à lui. Il n'est pas celui du monde qui est étranger à ma foi. Voilà ce qui est vraiment important[7].

 « 16Et nous, nous avons connu et nous avons cru...– Nous avons ici le verbe connaître et le verbe croire. C'est une hendiadys verbale, c'est deux façons de dire notre “rapport à”. Or après connaître ou après croire on a souvent la conjonction oti, “parce que” ou “que” : nous croyons que, nous savons que. Ici nous avons un complément direct : nous avons connu et nous avons cru l'agapê que Dieu a en nous (en nous et pour nous). » – Donc être c'est connaître, et connaître c'est connaître l'agapê. – Dieu est agapê – voilà, connaître l'agapê c'est connaître Dieu. Ça ne veut pas dire nécessairement que tout amour et toute connaissance d'amour soient Dieu. Nous ne sommes pas ici au champ immédiat de la conscience. Bien sûr cela est dévoilé, cela est fait pour arroser aussi le champ de notre conscience, pour l'atteindre. Il ne faut pas l'exclure. Seulement il faut dire que le lieu n'est pas le lieu conscientiel en premier, mais l'insu de nous-même. L'insu de nous-même reçoit l'insu de Dieu, ou cela d'insu de Dieu. Et le Christ est le dévoilement de ce qui est insu en Dieu, mais nous savons que le dévoilement ne supprime pas l'insu. Le rapport caché-dévoilé n'est pas un simple rapport de choses antithétiques ou contraires. Le dévoilement authentique est tel qu'il protège l'insu comme insu, il le garde comme insu. Donc nous avons ici une sorte de méditation à faire, à prolonger aussi sur ce deux-là qui est “caché et manifesté”, “caché et dévoilé”.

« Dieu est agapê et celui qui demeure dans l'agapê demeure en Dieu et Dieu en lui. –  Voilà l'être-dans, la réciproque : être en Dieu et être dans l'agapê, c'est la même chose – 17En ceci est achevée l’agapê avec nous, que nous ayons parrhêsia (aisance) dans le jour de la krisis, le jour de la krisis, c'est le point du discernement. Ce n'est pas un jour parmi les jours. “Le jour” est précisément le comble de l'insu. L'expression dans les Synoptiques « Tu ne sais le jour ni l'heure » ne veut pas dire que tu ne connais pas la date, mais que “le jour”, c'est-à-dire la manifestation elle-même, n'est précisément pas susceptible d'être connue parce qu'elle n'appartient pas à notre calendrier. Par ailleurs nous savons, d'une certaine façon, que le jour, c'est déjà maintenant. Nous avons abondamment médité sur les expressions temporelles chez saint Jean : le jour, l'heure, mon heure, la saison, kairos, l'année, etc. Tout cela a des sens différents de ceux de notre usage. – car tel est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. »

À cette parrhêsia, à cette  aisance s'oppose la crainte. La parrhêsia, c'est la familiarité, c'est l'aisance de l'enfant dans la famille, l'aisance familière. Le phobos (la crainte) : tout le monde comprend ce mot-là puisque nous avons le mot phobie. Le phobos relève de l'attitude servile, de l'esclave, de l'asservissement. Le phobos est un asservissement. Nous retrouvons donc ici l'opposition du fils et de l'esclave, de celui qui est dans la familiarité et de celui qui est là mais ne partage pas le secret du père. L'esclave ne demeure pas toujours, l'esclave on peut le vendre, on peut l'échanger ; « le Fils demeure toujours », c'est une expression explicite dans le chapitre 8 de saint Jean : « le Fils demeure toujours » signifie la même chose que « le Ressuscité ne meurt plus ».

« 18Il n'y a pas de crainte dans l'agapê mais l’agapê accomplie jette dehors la crainte, car la crainte est déjà elle-même un châtiment – c'est difficile à traduire : la crainte implique un châtiment, mais la crainte est déjà elle-même un châtiment – et celui qui craint n'est pas pleinement accompli dans l'agapê. » Autant dire que notre agapê n'est jamais accomplie tant que nous sommes en chemin, tant que nous sommes dans ce mélange de ténèbre et de lumière dont c'était l'annonce dès le début de cet évangile, tant que nous sommes dans ce temps, dans cet espace qui n'est pas l'espace pur mais un espace mêlé ou le champ mêlé des semences, pour prendre une autre image.

« 19Nous, nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés – cela nous avons déjà dit, l'agapê consiste en ce que Dieu nous a aimés. Ici le mot prôtos (premier) souligne l'affirmation que l'agapê de Dieu pour nous précède le fait que nous aimions. – 20 Si quelqu'un dit : “J'aime Dieu” et qu'il haïsse son frère, il est falsificateur – il est dans la fausseté – car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas ? » – Nous ne sommes toujours pas dans l'ordre de la critériologie parce que c'est réversible. L'amour du prochain n'est pas un critère pour que nous soyons aimés de Dieu et que nous aimions Dieu. En effet, vous allez trouver la phrase inverse chez saint Jean : « Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu quand nous aimons Dieu. » (1 Jn 5, 2). Donc la réversibilité montre que l'un n'est pas la condition discriminante, le critère discernant de l'agapê en Dieu[8].

Nous avons grande tendance à prendre à part l'expression « si quelqu'un n'aime pas son frère qu'il voit, comment… » comme si l'un (aimer le frère) était le critère de l'autre (aimer Dieu ou être aimé de lui) puisqu'il y a une visibilité (on voit son frère) et une invisibilité (on ne voit pas Dieu). Or non, comme l'inverse se dit également, l'un ne peut pas être critère de l'autre. Selon ce que nous avons souvent dit, il y a là deux façons de dire la même réalité. Ce n'est pas un rapport de conditionnel et de conséquent, pas plus qu'un rapport de cause et d'effet, de moyen et de fin, toutes ces articulations que nous mettons sournoisement dans les textes ; et nous y sommes invités car ce sont des articulations qui ont cette signification  dans le grec classique, mais pas chez saint Jean[9].

« 21 Oui, voilà la disposition que nous avons reçue de Lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. »



[1] « En lui il a donné (d'être), les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs et enseignants » (Ep 4, 11).

[2] Voir fin du chapitre VII et fin du chapitre VIII.

[5] Voir dans le thème La Prière, dans le 15ème rencontre : L'appartenance essentielle ; Le Nom de Jésus : le visible et l'invisible du Nom, le II- 6 : "La question du Nom de Jésus"

[6] « Le nom exprimable du Sauveur, c'est-à-dire Iêsoûs (Jésus), est de six lettres, mais son nom inexprimable est de vingt-quatre lettres. » (Irénée, Contre les Hérésies I, 15, 1 citant Marc le Mage).Iêsoûs est la traduction en grec de l'hébreu Yeshoua (יֵשׁוּעַ yēšūă‘) qui lui-même est une contraction de יְהוֹשֻׁעַ (Yehoshuah, Josué) Une des explications pour le nom Yehoshua est qu'il vient de la racine ישע (yod-shin-‘ayin), signifiant « sauver ».

[8]  L'agapê en Dieudésigne trois choses :l'agapê par laquelle Dieu nous aime ; l'agapê par laquelle nous aimons Dieu ; et l'agapê par laquelle nous nous aimons mutuellement.

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