1JEAN. Ch IX. Questions sur : Toute-puissance de Dieu, langage sacrificiel, pardonner, christité
Voici le chapitre IX de la transcription de la session animée en 2009 par Jean-Marie Martin sur les verbes connaître et aimer dans la première lettre de Jean. Le travail des groupes effectué sur 1 Jn 4 a donné lieu à une série de questions dont les plus intéressantes ont été regroupées dans ce chapitre : 1/ Toute-Puissance de Dieu ? 2/ Le langage sacrificiel 3/ Pardonner ? 4/ Penser l'adversaire, le Satan 5/ Chrétienté – christianisme – christité.
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- Le chapitre précédent : Ch VIII. Lecture commentée de 1 Jean 4.
- Le chapitre suivant : Ch X : lecture commentée de 1 Jean 5. Derniers échos de la session.
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Chapitre IX
Questions suite à la lecture de 1 Jn 4
1/ Toute-puissance de Dieu ? [1]
► Au verset 4 « Vous les avez vaincus ». Comment comprendre cela ? Est-ce qu'il s'agit d'un combat ou est-ce la Toute Puissance de Dieu ? Que veut dire Dieu roi et Dieu tout puissant ?
J-M M : Le terme de "vaincre" est un terme qui est récurrent au moins à trois reprises majeures dans l'ensemble du texte de Jean. Nous l'avons rencontré à propos des jeunes gens qui sont forts et qui ont vaincu le Mauvais. On le trouve également au chapitre 5 : « Qui est celui qui vainc le monde, sinon celui qui croit que Jésus est le fils de Dieu ». La foi est victoire. Ce thème de la victoire, je l'ai dit, est un thème récurrent. Il n'est pas traité ici, mais il intervient en passant, à trois reprises.
● Les thèmes qui disent la résurrection.
– Le thème de la victoire est un des thèmes traditionnels qui dit la résurrection : elle est victoire sur la mort et sur le meurtre. Paul dit aussi : « Ô mort, où est ta victoire ? ». La mort est le dernier ennemi à être vaincu. C'est une façon de dire la foi ou la résurrection.
Un des autres thèmes traditionnels est le thème sacrificiel. Nous en avons vu déjà deux échos, nous allons en voir deux autres en passant. Ces thèmes ne sont pas développés, mais ils appartiennent au langage originel qui dit la résurrection.
De bonne heure, il y a eu le thème de la compensation, du mérite : mériter pour, mourir pour, à la place des hommes. C'est dans un langage de mérite, donc un langage juridique[2].
Il y en a même eu un quatrième, contre lequel Irénée s'insurge, mais il a eu aussi une certaine faveur et il est parfois repris après. C'est le thème de la fraude : Jésus est l'appât qui est présenté au diable, pour qu'il happe, dévore, mais la croix est comme un hameçon qui le prend au piège, c'est-à-dire que le diable croit détruire l'humanité mais il se prend à l'indestructible de l'humanité[3]. Ce thème de la fraude a souvent à voir avec le thème de la ruse ou celui du plan astucieux de Dieu. C'est un thème de structure mythique, difficile à traiter. C'est un des types de langage dans lesquelles la résurrection s'est dite.
● Victoire sur la mort.
Mais ceci n'ouvre pas du tout le problème de la toute-puissance de Dieu. La victoire du Christ consiste en ce qu'il se laisse volontairement aller à la mort, ce qui permet de dévoiler un nouveau sens de la mort et de la vie. Et les seuls ennemis du Christ, ce sont la mort et le meurtre, ce ne sont pas les pécheurs, ce ne sont pas les hommes. C'est une victoire sur la mort, pas sur l'homme pécheur. Donc bien préciser ce langage en le situant dans son lieu. Il est à une certaine distance de nos capacités immédiates d'entendre. Néanmoins, on le trouve à plusieurs reprises dans la lettre de Jean qui parle un langage très accessible.
► Et la toute-puissance, c'est une toute puissance d'amour ?
J-M M : Tu poses la question et tu la résous en même temps. C'est cela.
De même la question de la royauté. C'est pris dans le langage traditionnel contemporain de Jésus, mais avec un sens transformé. Les Judéens attendent un roi messie et Jésus assume cela, mais en inversant le sens. C'est par exemple le débat avec Pilate : – « Es-tu roi ?… Donc tu es roi. » – « C'est toi qui le dis… Je suis venu pour témoigner de la vérité », c'est-à-dire que ma royauté consiste à témoigner de la vérité, à introduire dans l'espace de vérité par opposition à l'espace de falsification. Ce qui donne un tout autre sens à la royauté.
Tous les mots de la tradition sont susceptibles d'être réassumés, mais pas dans le champ sémantique qui était le leur dans le moment où ils étaient prononcés par les contemporains. Ils sont repensés et réassumés à partir de la résurrection. “À partir de” signifie à partir du moment, mais aussi à partir des ressources de la résurrection. Tout est relu dans cette dimension-là, tous les titres : Fils de Dieu est un titre qui existait dans l'Ancien Testament, de même que l'expression « Aimez-vous les uns les autres ». Mais c'est ressaisi à partir de la résurrection, c'est identifié à la résurrection : « Aimez-vous les uns les autres » c'est la même chose que « Jésus est ressuscité ». Donc cet « Aimez-vous les uns les autres » n'est pas une expression inouïe, c'est une expression qui a déjà été entendue mais qui est ressaisie de sens dans l'Évangile. C'est la résurrection qui est la source de la totalité de l'Évangile.
2/ Le langage sacrificiel.
► Que signifie : “Victime de propitiation pour nos péchés” (à la fin du verset 10) ?
J-M M : Premièrement le mot “victime” n'est pas vraiment dans le texte, mais cela revient un peu au même – c'est le mot ilasmos qu'on traduit par victime de propitiation – il faudrait dire “victime sacrificielle”. Ceci n'est pas à penser à partir d'un sentiment victimal au sens banal du terme. C'est une des trois émergences de la thématique sacrificielle dont je parlais. Ilasmos est le mot qui a été prononcé au chapitre 2. Il signifie victime si on veut, mais pas directement. C'est la lecture de la geste du Christ dans le langage du sacrificiel. J'ai dit quelque chose sur le langage du sacrificiel et sur le langage du sacré[4]. Il ne faut pas entendre cela d'une oreille profane. Nous n'avons pas l'oreille ajustée à l'intelligence exacte de cela. Il ne faut surtout pas se laisser arrêter par des choses pareilles.
De même pour les souffrances. Les souffrances victimales au sens sacral ne sont pas ce qu'on appelle banalement des souffrances, bien qu'on l'ait aussi entendu comme cela. Mais la souffrance n'est pas le prix, bien que ce langage ait été aussi employé dans les premiers siècles : le sang précieux, qui a du prix, ça peut vouloir dire autre chose ; de même que le terme qui se trouve une fois chez saint Marc, le terme de rançon.
Cela nous reconduit au troisième thème qui est une interprétation du langage sacrificiel par le langage juridique : payer pour. Prenez distance par rapport aux résonances pseudo-sentimentales que ces termes suscitent. Je comprends que cela choque vos oreilles dans un premier temps, mais vous pouvez le dépasser vous-mêmes, il n'est pas besoin qu'à chaque fois je vous le redise.
3/ Pardonner ?
► « Si quelqu'un dit qu'il aime Dieu et qu'il n'aime pas son frère, il est un menteur…» J'ai de l'exaspération contre quelqu'un. Comment concilier cette attitude avec l'amour accompli ? Pour avoir vécu dans un milieu cloîtré pendant quelques années, c'est quelque chose que j'ai vécu, on n'a pas des affinités avec tout le monde.
J-M M : Laquestion est : comment faire le passage entre ce que le texte dit, car il ne parle pas du tout de ça, et notre expérience psychologique. Il ne s'agit pas d'essayer de se contraindre à ne pas sentir ce qu'on sent : ce serait faire semblant et c'est tout. C'est pour cela que l'agapê n'est pas un commandement. Si « Aimez-vous les uns les autres » est un commandement et que je ne peux pas aimer ma voisine, que faire ? Il faut prendre conscience de la distance qui existe entre mon attitude et ce vers quoi je suis conduit par l'agapê, la reconnaître et savoir que la direction qui m'est indiquée est d'aller vers le pardon, mais quand le pardon sera possible psychologiquement. Il ne s'agit pas de faire semblant qu'il est possible là, qu'on doit pardonner. Non ! S'orienter vers le pardon, en sachant par ailleurs que nous ne pouvons pas pardonner, d'où il faut demander de pouvoir un jour pardonner. Et si je ne peux pas, parce qu'il est possible que même ça je ne le puisse pas, alors demander de pouvoir un jour authentiquement demander de pouvoir pardonner. Les paroles de l'Évangile ne doivent pas être prises pour des injonctions sur le modèle de la loi, ce sont des orientations qui sont là pour mettre en route quelque chose et le temps psychologique demande à être respecté. Autrement, c'est de la singerie.
4/ Penser l'adversaire, le Satan.
► Comment penser l'adversaire ? Il ne peut pas y avoir de relation avec le rien ?
J-M M : Bien sûr que si, évidemment. Il y a une relation avec le grand rien positif qui est Dieu, et il y a une relation avec le petit rien négatif qui est le Satan parce que le Satan est un rien actif. Ces formules-là nécessiteraient quelque peu qu'on ait médité sur le verbe être, et ceci par rapport au rien, au tout, à ce qui est, à quelque, etc. Ce sont des notions hautement métaphysiques en un sens, mais qui sont aussi utilisées par les spirituels.
Par exemple, que Dieu soit le grand rien, c'est une phrase des mystiques. C'est la même chose que de parler de la nuit. Et que Satan ne soit pas un étant positif, c'est aussi quelque chose qui est pensable, et cependant il nomme une énergie, enfin une activité de quelque chose dans le monde, un processus d'exclusion qui, à notre expérience, n'est pas rien. C'est une expérience de néantisation ou de décréation de la création, un processus en œuvre dans le monde. C'est une façon de nommer quelque chose qui est infiniment repérable. Ce qui pose la question que j'évoquais déjà à ce sujet. On n'a pas pris ici l'habitude proprement philosophique d'identifier par référence au statut ontologique des choses.
Nous avions dénié que l'agapê, dans le champ du statut ontologique des choses, soit une vertu. J'ai expliqué ce qu'était le statut ontologique de la vertu[5]. Qu'est-ce que c'est qu'une idée ? Est-ce qu'une idée est quelque chose que nous produisons mais qui n'a pas véritablement de vérité, de réalité ? Qu'est-ce que le réel ? Est-ce que c'est des choses ? Qu'est-ce que c'est qu'être, pas simplement quels sont les étants ? Et puis y a-t-il quelque chose qui n'est pas un étant ? Autant de thématiques ultimes, profondes, qu'il serait nécessaire d'investiguer à un certain moment, mais je ne veux pas vous introduire immédiatement dans ces considérations. Nous touchons là des questions qui ont été évoquées dans l'histoire de la philosophie, par la sagesse de ce monde comme dit Paul, sagesse réfutée par Dieu mais qui n'est pas nulle à tous égards.
J'ai passé presque la moitié de mon temps dans la philosophie et l'autre moitié dans saint Jean. Cela veut dire que la philosophie n'est pas nulle. Et cependant les rapports de la philosophie et de la haute pensée qui se trouve en saint Jean ne sont pas des rapports d'assimilation, ce n'est pas la même chose ; et ce ne sont pas nécessairement des rapports qui peuvent se vivre en complémentarité heureuse. Le but n'est pas de vouloir à toute force faire une synthèse et les accorder. Voilà comment vivre : nativement j'entends la philosophie d'Occident, et même je crois que je l'entends bien, elle m'intéresse ; d'une autre oreille, j'entends la parole christique ; je n'essaie pas de les harmoniser.
5/ Chrétienté – christianisme – christité.
Tenter d'harmoniser l'Évangile et Aristote ce fut l'immense et magnifique tentative médiévale de Thomas d'Aquin. C'est une belle tâche, d'abord qui ne peut pas être faite une fois pour toutes parce que nous ne sommes plus, par rapport aux questions de l'être, exactement dans la position d'Aristote ni même dans la position de l'Aristote médiéval. Ça correspond à des siècles de chrétienté où il y a un investissement de tout le profane. C'est la création de l'hôpital, l'investissement de la philosophie, la construction, l'architecture qui est éminemment architecture religieuse : la chrétienté c'est cela. La chrétienté est une harmonie entre l'Évangile et un moment de culture, une prétendue harmonie. C'est quelque chose qui a été vécu, qui a son sens, qui a eu son lieu. La chrétienté est de toute façon abolie depuis longtemps.
Ce qui a pris la place de la chrétienté, c'est le christianisme, et le christianisme est aujourd'hui pensé comme un des “ismes”, c'est-à-dire une religion parmi les religions ou une philosophie parmi les philosophies. Le temps du christianisme est révolu aussi.
Aujourd'hui, il faut attendre le temps de la christité, préparer le temps de la christité. Nous ne sommes plus au temps d'une chrétienté, nous ne sommes plus au temps du christianisme, il faut que nous allions vers le temps de la christité[6].
[1] N.B. Le travail des groupes effectué sur 1 Jn 4 a donné lieu à une série de questions dont les plus intéressantes ont été regroupées ici.
[2] Le Christ "paie pour nous". Cela s'exprime théologiquement dans la théorie de la compensation : "il compense pour". Et compensation traduit satisfactio introduit par Anselme de Cantorbéry au XIe siècle.
[3] Il y a d'abord la théorie de la rançon à Satan, qu'on trouve au IVe siècle chez Grégoire de Nysse et qui est basée sur des versets tels que: « Car le Fils de l'homme est venu (...) pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs. » (Mc 10, 45). Donc Jésus libère l'humanité de l'esclavage de Satan et ainsi de la mort, en donnant sa propre vie comme rançon. Sur le thème de la rançon voir : Le Christ donne sa vie "pour nous". Y a-t-il quelque chose à payer ? Mc 10, 45 et autres textes de Marc et Jean.
[4] Cf.. la fin du chapitre II (1JEAN- Ch II. Étude préliminaire de 1Jn 1, 1-7. La sensorialité (v. 1) ; la purification par le sang (v.7)). Voir aussi la session sur le Sacré (tag SACRÉ)
[5] Cf. le 2° a) du chapitre V : 1JEAN- Ch V. Les mots amour et aimer dans le NT et en Occident.
[6] Cf. vers la fin du chapitre VIII (1JEAN. Ch VIII. Lecture commentée de 1 Jean 4), le commentaire du verset 15 et Fin du christianisme ? « Je m'en vais et je viens. ».