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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 juillet 2016

Rm 8, 15-27 : Prière et pneuma

À la Pentecôte 1999 J-M Martin a animé une session ayant pour but de lire le Notre Père de façon johannique. Et pour commencer il a lu saint Paul ! Voici cette introduction.

En août la transcritpion d'une série de rencontres animées par J-M Martin qur Les éclats du Notre Père en saint Jean paraîtra sur le blog.

 

 

Rm 8, 15-27 : Prière et pneuma

 

 

Le Notre Père se trouve en saint Matthieu et en saint Luc avec une part de similitude et une part de différence entre les deux textes. Notre désir est d'entendre ces textes de Matthieu et Luc dans un esprit johannique, c'est-à-dire à l'aide de la pensée de saint Jean. Aussi tout naturellement pour commencer, nous allons lire une page de Paul sur la prière. Cela fera notre première rencontre, notre premier abord avec la question du Notre Père.

Le texte que nous allons lire se trouve dans l'épître aux Romains, chapitre 8, à partir du verset 15. Dans un premier temps nous allons le lire à la suite, le gloser. Bien sûr, à propos de chaque verset nous aurons sans doute à opérer des dégagements à droite et à gauche par rapport au droit chemin : il y aura une référence à Jean, une réflexion personnelle... Je dis ça pour ceux qui prennent des notes parce qu'il est parfois difficile de se relire et de réutiliser des notes quand on n'entend pas là un discours structuré et construit pour lui-même, mais un discours qui n'est rien d'autre qu'une approche d'un texte, donc approche d'un autre discours, et qui ne s'est pas substitué à cet autre discours.

 

1) Lecture suivie des versets 15-18.

●  Verset 15. Pneuma de servitude, pneuma de filiation.

Esprit Saint avec la clef de la liberté« 15Car, poursuit Paul, vous n'avez pas reçu un pneuma de servitude qui fasse revenir vers la crainte, mais vous avez reçu un pneuma de filiation dans lequel nous crions “Abba, Père”. »

Je n'ai pas traduit le mot de pneuma. Nous savons que le pneuma c'est l'esprit ou c'est le souffle. Pour l'instant plutôt nous ne savons pas ce que c'est, si vous le voulez bien, et ce faisant, nous respectons le mot de Jésus en saint Jean au chapitre 3 : « Le pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va », et d'ailleurs vous avez des exégètes qui, dans ce verset, traduisent pneuma par "vent", et d'autres par "Esprit". Nous laissons cela ouvert.

Le pneuma, fût-ce l'Esprit Saint tout autant que le vent, sont des choses qui restent… "en l'air" dans notre esprit, et nous prenons conscience qu'il ne faut pas se hâter d'en préciser de façon trop serrée la signification. Il faut laisser le temps pour nous de nous approcher de ce mot-là.

Ce que nous entendons dans le verset que nous venons de lire, c'est qu'il y a deux pneuma :

  • un pneuma de servitude,
  • un pneuma de filiation.

Nous remarquons donc que pneuma peut dire quelque chose comme un espace qualifié : il y a une région de la servitude et une région de la filiation.

On peut dire aussi cela autrement : il y a deux attitudes, deux postures, deux constitutions d'être homme : une qui est régie par la servitude et l'autre par la filiation. Et Paul rappelle aux chrétiens qu'ils ne sont plus de la posture, de l'espace, du mode de vivre qui relève de la servitude, mais qu'ils sont dans une région, une attitude qui est une attitude de filiation.

Alors il y a un petit problème parce que nous attendrions un pneuma de servitude par opposition à un pneuma de liberté. Or c'est bien de cela qu'il s'agit, c'est-à-dire que la filiation désigne la liberté. Ceci est très important parce que la façon dont nous comprendrons "fils" induira la façon dont nous comprendrons Père (« Notre Père qui es aux cieux »).

Or, de façon très curieuse, il y a un équivalent de cela en saint Jean. Je dis « de façon curieuse » parce que saint Jean et saint Paul disent bien la même chose mais dans des structures de langage, des vocabulaires qui sont souvent très différents. Or ici, au contraire, nous avons une espèce de similitude. Et cela se trouve en Jn 8 :

« 31Jésus dit donc aux Judéens qui avaient cru en lui : "Si vous demeurez dans ma parole, véritablement vous serez mes disciples, 32et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera." 33Ils lui répliquèrent : "Nous sommes semence d'Abraham (descendance d'Abraham) et nous n'avons jamais été esclaves de quiconque. Comment dis-tu: vous deviendrez libres ?” 34Jésus leur répondit: "Amen, amen, je vous dis, tout [homme] qui fait le péché est esclave du péché. 35L'esclave ne demeure pas dans la maison pour toujours, le Fils demeure pour toujours. »

Nous avons ici cette distinction de la servitude (l'esclave) et de la filiation, et dans un contexte où filiation signifie liberté.

Vous sentez la similitude des deux textes de Paul et de Jean ? Oui ; bien.

J'attire votre attention sur la petite phrase de saint Jean : « Le fils demeure pour toujours ». Le Fils c'est le Ressuscité. Nous aurons à rappeler que Fils et Ressuscité disent la même chose. Le mot "demeurer" est un verbe johannique très fréquent, il est entendu ici dans ses deux possibilités de sens : un sens spatial puisque ça signifie demeurer dans la maison, et un sens temporel puisque demeurer c'est persister pour toujours, et ici c'est l'équivalent de « Jésus ressuscité ne meurt plus ». Le Fils comme Fils est libéré de la mort – saint Jean disait « libéré du péché » mais c'est la même chose. L'avoir-à-mourir a une signification par rapport à ce qu'il y a de meurtrier en nous. Ces deux choses sont liées dans notre Écriture.

Pour entendre l'Écriture il faudrait réapprendre à considérer ce statut humain qui est d'être mortel et de n'être pas nativement innocent, et cette autre naissance qui nous propose d'entrer dans un espace où la mort d'une part et le meurtre (c'est-à-dire la haine, l'exclusion, l'indifférence) d'autre part sont traversés. Autrement dit, ce qui fait l'unité de l'Évangile, c'est qu'en disant « Jésus est ressuscité », il dit à l'humanité qu'il y a espace pour un sens de la vie plus grand que la mort, et plus grand que la haine. C'est donc du même coup que l'Évangile annonce la résurrection et l'agapê.

Revenons à notre texte. « 15Vous n'avez pas reçu un pneuma de servitude pour revenir à la crainte ; mais vous avez reçu un pneuma de filiation nous savons désormais que cela signifie « être libéré du pneuma de servitude qui est aussi le pneuma de crainte » – dans lequel nous crions : Abba ! Père ! »

Même ce petit passage sur la libération de la crainte (phobos) trouve son équivalent chez saint Jean :

« Il n'y a pas de crainte dans l'agapê – le mot agapê aussi nous savons qu'il ne faut pas trop vite le traduire –, mais l’agapê accomplie jette dehors la crainte, car la crainte implique un châtiment – elle est déjà elle-même un châtiment – et celui qui craint n'est pas pleinement accompli dans l'agapê. »  (1 Jn 4, 18)

Le terme qui est utilisé souvent pour dire le contraire de la crainte c'est parrêsia (familiarité, aisance). Dans parrêsia il y a rhêma qui désigne la parole, c'est-à-dire qu'on a le discours facile, on est à l'aise pour causer. Et ici on est à l'aise pour dire « Père », c'est un autre trait de la filiation.

●  Le verset 16 et la référence à « Tu es mon fils ».

« 16Le pneuma lui-même co-témoigne à notre pneuma que nous sommes enfants de Dieu. » Le pneuma ici prend un sens sans doute un peu différent. Il a au moins deux sens, et il les a dans leur unité qui nous échappe. D'une certaine façon le pneuma a été jusqu'ici ce qui qualifie ou anime un espace de vie, un mode de vie : soit un mode de servitude quand le pneuma n'est pas l'Esprit Saint, soit un mode de vie libre et aisé ayant la simplicité de s'adresser à ce qu'on ne sait, finalement, en l'appelant Père, à cela qui n'est jamais su, détenu dans. Donc voilà un aspect. Mais, dans d'autres lieux, le pneuma désigne aussi l'esprit au sens de "ce qu'on a dans l'esprit", donc quelque chose un peu du côté de la pensée.

Pour faire comprendre, l'exemple le plus clair se trouve en 1 Cor 2 : « 11En effet qui, parmi les hommes, sait les choses de l'homme sinon le pneuma de l'homme qui est en lui ? De même aussi, personne n'a connu ce qu'il y a en Dieu sinon le pneuma de Dieu. 12Nous, ce n'est pas le pneuma du cosmos (le pneuma mondain) que nous avons reçu, mais le pneuma qui vient de Dieu. »  Autrement dit, Dieu nous a donné de sa connaissance, il nous a fait connaître, il nous a dévoilé quelque chose de son esprit.

Le Baptême du Christ (1435), Panicale da Masolino

Et ici, pour revenir à notre verset 16, « le pneuma lui-même co-témoigne à notre pneuma » c'est-à-dire que la connaissance que Dieu a témoigne à notre pneuma (à notre connaissance) que nous sommes enfants de Dieu. Quand fait-il cela ? Il le fait lors du Baptême du Christ qui est l'origine. En effet au Baptême du Christ le ciel – nous allons nous interroger sur « Notre Père qui es aux cieux » – s'ouvre à la terre, il lui parle, on entend une voix qui dit « Tu es mon fils » et le pneuma descend sur Jésus. Donc Jésus reçoit la plénitude du pneuma, c'est-à-dire de la vie de Dieu et du connaître de Dieu, le pneuma est sur lui, et à partir de lui il se dispersera sur l'ensemble de l'humanité. C'est le pneuma de la révélation « Tu es mon fils ».

« Tu es mon fils », ceci est dit à Jésus, et les premiers chrétiens ont tous entendu immédiatement que cette parole s'adressait à la totalité de l'humanité en Jésus. « Tu es mon fils » cela signifie : en Jésus, Fils un (Monogenês) – il n'est pas unique au sens d'un parmi d'autres – sont rassemblés et unifiés les humains dispersés qui deviennent les enfants de Dieu. C'est la parole inaugurale, ce par quoi s'ouvre l'Évangile, une déclaration qui s'adresse à l'humanité et qui dit à l'humanité « Tu es mon fils ».

En ce sens-là « le pneuma co-témoigne à notre pneuma que nous sommes enfants de Dieu ». C'est la structure même de l'enluminure initiale, de la première page de l'Évangile qui contient tout l'Évangile, y compris la résurrection puisque « Tu es mon fils » est un mot de résurrection, c'est un mot qui arrache à la mort et à la mortalité.

Je vous donne une toute petite preuve du rapprochement que je fais, et qui se trouve dans un discours de Paul à Antioche de Pisidie : « Nous vous annonçons une bonne nouvelle : Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 32-33). Vous avez ici un exemple selon lequel la notion de fils de Dieu se pense à partir de la résurrection, et donc à partir de la libération de la mort et du meurtre. Ceci est un indice, mais il y en a beaucoup d'autres.

Bien sûr, si vous avez étudié le Nouveau Testament, vous avez appris que l'expression "fils de Dieu" a un sens dans l'Ancien Testament, plus précisément dans la littérature sapientielle, et puis il y a l'expression Seigneur... Ces expressions ont leur histoire mais ce qui est caractéristique de l'Évangile, c'est qu'elles sont toutes ressaisies en plus originaire et prennent vigueur à partir de l'expérience constitutive de résurrection, même si sémantiquement on peut raconter leur histoire.

Nous ne sommes pas hors de notre question générale qui est : que veut dire que nous disions « Notre Père » ? Il y a déjà un trait pratique qui se dessine ici, c'est que la prière n'est pas perçue comme une parole dont nous aurions absolument l'initiative, elle est perçue comme une réponse à une parole – peut-être que nous ne saurions pas justifier "articulée"… –, mais qui est sourdement entendue, c'est-à-dire que personne ne peut dire « Père » s'il n'a pas entendu de quelque manière « Tu es mon fils ». Nous avons acquis en outre ici une référence sur laquelle nous aurons à revenir, la déclaration initiale « Tu es mon fils ».

●  Versets 17-18. La gloire et le pâtir.

Saint Paul poursuit « 17Si enfants, aussi héritiers, d'une part héritiers de Dieu, et d'autre part cohéritiers du Christos, si du moins nous co-souffrons avec (nous co-pâtissons), dans la direction d'être co-glorifiés avec [lui]… » Héritiers de quoi ? Héritiers du même esprit vivificateur comme nous l'avons dit – c'est le premier sens du mot pneuma dont nous parlions tout à l'heure –, et il s'appelle également ici "la gloire".

Le mot de gloire en notre sens a peu à voir avec ce qui est en question ici, il dit presque une chose inverse[1]. Le mot de gloire dans l'Ancien Testament est une autre façon de désigner la présence de Dieu à la fois manifestée et secrète : la gloire est, au fond, l'espace propre au Dieu. Et que les hommes aient à devenir la gloire, ça révèle que les hommes sont le lieu même de Dieu, le lieu glorifiant où on voit Dieu.

Vous savez que dans l'Ancien Testament, la gloire désigne la présence de Dieu au milieu du peuple, soit dans les pérégrinations dans le désert, soit ensuite installée en Jérusalem, au Temple, donc constituant le centre du peuple. Or le Temple fut détruit et il est relevé le troisième jour : c'est le corps (c'est-à-dire l'être) de Jésus qui est le lieu de la gloire c'est-à-dire de la présence de Dieu au milieu du peuple, c'est-à-dire désormais au milieu de l'humanité. Jésus ressuscité est ce lieu…

Esprit Saint et anges, basilique de la transfiguration, Mont ThaborLe pneuma et Jésus ressuscité c'est la même chose. Nous avons un problème parce qu'on nous a habitués indûment à considérer comme deux personnes Jésus et l'Esprit Saint. Or tout ce qu'est l'Esprit, il le reçoit du Christ, donc c'est une dualité qui n'est pas sur le mode des dualités exclusives ("ou bien toi ou bien moi"), mais sur le mode de la donation intégrale de l'un à l'autre.

Je dis ça pour que nous n'ayons pas de difficulté préjudicielle par nos mémoires catéchétiques ou dogmatiques, d'entendre Jésus quand il s'agit du pneuma, et du pneuma quand il s'agit de Jésus, car ils ne sont jamais séparés.

Et même, le nom de Christos a été employé ici en passant. En effet christos dit ce qui oint c'est-à-dire pénètre, imprègne et empli Jésus. Or Jésus est empli et pénétré de la plénitude du pneuma (de l'Esprit) : « Nous avons vu sa gloire, gloire comme du fils un et plein de grâce et vérité, c'est-à-dire des noms du pneuma » (Jn 1, 14).

Donc nous reconnaissons ici la circulation de tous ces mots essentiels qui sont totalement privés de sens s'ils sont pris à part tels qu'ils résonnent dans notre discours quotidien, mais qui prennent leur sens plein, leur plénitude de sens dans la proximité de ces mots, à savoir : être chair, habiter, gloire, plénitude, grâce et vérité qui sont les noms du pneuma. Et aux chapitres 2 et 4 dans sa première lettre, saint Jean dit que nous avons reçu pour notre part le chrisma, qui est un mot de même racine que christos. Nous avons donc reçu l'onction du pneuma, c'est-à-dire que nous sommes pénétrés du pneuma de Dieu, et même de ce pneuma comme connaissance.

Saint Paul dit que nous sommes héritiers du Christos, donc héritiers de cette onction « si du moins nous partageons le pâtir christique de telle façon que nous partagions la gloire » c'est-à-dire si, passant par la passion avec le Christ, nous accédons à la libération de la gloire.

Parenthèse sur le mot pâtir.

Pâtir, c'est un terme qu'il faut bien entendre, qui est plein de péril. C'est comme si par exemple il nous fallait rechercher avec insistance de quoi pâtir, et pâtir tant et plus pour pouvoir participer à la gloire ! Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le pâtir c'est la reconnaissance de l'état affecté de notre natif : nous sommes nativement dans du pâtir, pâtir la peine et même pâtir la joie. Nous sommes des êtres affectés. Souvent nous avons une espèce d'idée idéale d'un homme qui devrait être sain et à qui il arrive tout d'un coup d'être malade. Non, nous sommes nativement dans du pâtir, inégalement dans du pâtir. Or il y a un mode de pâtir qui enferme encore plus dans le pâtir, et il y a une façon de tourner le pâtir vers l'issue du pâtir, c'est ce qu'opère le Christ quand il subit apparemment la mort. J'ai dit "apparemment" car il dit : « Ma vie, personne ne me la prend – pourtant on la lui prend, mais on ne la lui prend pas vraiment parce que : je la dépose de moi-même » (Jn 10, 18), c'est-à-dire que ce qui est donné d'avance n'est pas prenable. C'est pourquoi dans le mode de mourir du Christ est inscrite la résurrection. Ce n'est pas une mort pour la mort, une mort dans la chaîne des prendre et reprendre, c'est une mort qui est changée intérieurement de sens.

Fin de la parenthèse.

Donc ce qui est indiqué ici c'est qu'il y a un mode d'habiter le pâtir qui en fait la même chose que la résurrection, car pour saint Jean mort et résurrection sont la même chose. Mais pour que mort et résurrection soient la même chose, ça signifie que ni la mort ni la résurrection ne sont pensées sur le mode sur lequel d'habitude on les pense.

Qu'il ne s'agisse pas ici du pâtir qui serait conseillé pour pouvoir enfin mériter la résurrection, c'est saint Paul qui le dit aussitôt : « 18Car j'estime que le pâtir (les souffrances) du kaïros présent (de cette saison-ci) est sans proportion par rapport à la gloire à venir qui doit se dévoiler sur nous.» Il n'y a pas de proportion, et surtout la proportion du mérite. Le pâtir ne mérite rien.

Tout cela est important car ce sont des lieux qui souvent ont été très mal compris.

 

2) Lecture rapide des versets 18-27.

Ensuite nous entrons dans une partie où il s'agit de reprendre le thème de la prière : la prière a été appelée cri au verset  15, elle sera appelée gémissement. Pourquoi ? Et qui prie, qui crie, qui gémit ? Tout ce passage va nous le dire. Voyez très bien que ce passage nous introduit à la prière, et en particulier à la prière qui dit « Père ».

Vous allez lire vous-même de façon continue des versets 18-27 et puis on reviendra sur le mouvement de cette page.

« 18J’estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. 19Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : 20livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée –, elle garde l’espérance, 21car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.

22Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. 23Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. 24Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? 25Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance. 26De même, l’Esprit aussi vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables, 27et celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit : c’est selon Dieu en effet que l’Esprit intercède pour les saints. » (TOB)

●   Quelques questions.

► Pâtir et souffrir, c'est différent.

J-M M : En français, effectivement, on peut sentir une nuance importante entre pâtir et souffrir, mais le mot grec est pathêmata, je ne pense pas que la différence que nous mettons entre ces deux mots-là soit lisible dans la problématique que supporte le mot pathêmata. C'est donc la différence que nous mettons entre les deux mots mais ce n'est pas forcément vrai pour la problématique du texte.

► Pâtir c'est subir…

J-M M : Pas forcément à la mesure où je pense que c'est "être affecté". Il n'est pas question ici seulement du pâtir comme être affecté en général, il y a des précisions données en cours de route, mais en soi… Nous sommes au monde sur mode premier d'être affecté par le monde, par les situations. Et ça va jusqu'à la passion au sens de la passion du Christ, mais les pathêmata c'est aussi les passions, c'est-à-dire, pour les stoïciens, ce qui n'est pas dans l'ordre.

Nous sommes à une époque où le vocabulaire de Paul a rapport avec l'héritage des stoïciens, et ce que les stoïciens appellent les pathê c'est ce qui, en l'homme, n'est pas dans sa juste tension. Pour eux l'homme est constitué par ce qu'ils appellent le logos orthos, c'est-à-dire une rectitude, une tension juste et, dès qu'il y a excès ou défaut, c'est du pâtir, donc ce qui est en plus ou en manque par rapport à une juste tension.

Dans l'être affecté il y a pâtir la joie et pâtir la peine. Nous sommes nativement dans le pâtir, c'est l'être affecté, et même les modernes phénoménologues le reconnaissent comme un des premiers traits. Ils parlent par exemple du befindlichkeit qui est le sentiment de la situation, c'est-à-dire le fait d'être affecté par la situation[2]. Nous avons vu que le pâtir natif est caractérisé par la subordination (ou la servitude) à la mort et à l'exclusion.

●   Le vocabulaire du texte.

Le passage qui nous occupe ici est un passage régi par l'idée de prière, et donc par l'idée de demande, et donc par l'aspect du manque, par l'aspect du non-encore-accompli. Du même coup tout le vocabulaire est choisi en fonction de cette situation, alors que d'autres lieux, qui peuvent être des lieux d'action de grâces, tout aussi justement peuvent remercier pour ce qui est déjà accompli. Et en plus il nous faut savoir qu'il n'y a pas de différence de qualité, si l'on peut dire, entre la demande et l'action de grâces. Nous avons tendance à penser que l'action de grâces, qui consiste à dire merci, c'est quand même mieux, tandis que demander ça peut être intéressé. Or cette différence-là n'existe pas dans notre Nouveau Testament. Ce qu'il y a de commun entre la demande et l'action de grâces, c'est ce qu'il y a d'essentiel, à savoir être au don comme don : j'atteste que ce qui est en question est de l'ordre du don si je le demande ou si je rends grâce pour l'avoir reçu. Ce qui est important, ce n'est pas la différence entre la demande et l'action de grâces. D'ailleurs quelquefois, le Christ, quand on s'attendrait à ce qu'il demande, il rend grâce : ainsi quand il demande la résurrection de Lazare, il dit : « Père, je te rends grâce » (Jn 11, 41), or Lazare n'est pas encore ressuscité, mais ça ne fait rien.

Les spirituels ont souvent insisté sur les différentes espèces de prières, mais ce n'est pas premier. Ce qui est premier c'est de découvrir que ce que nous étudions ici c'est une posture fondamentale qui n'a son sens que à la mesure où elle est l'attestation de la découverte de quelque chose qui ne se prend pas mais qui ne peut qu'être donné. La véritable demande est une attestation que je n'essaie pas par moi-même d'usurper ce qui est en question, donc j'atteste que c'est de l'ordre du don. Or, nous le verrons dans la deuxième partie du Notre Père, le propre de l'Évangile est de déclarer, c'est-à-dire d'ouvrir, de mettre en clarté, un espace qui se caractérise négativement comme n'étant pas l'espace du droit, de la revendication ou de la prise violente, mais qui est proprement l'espace de la donation : « Donne-nous…. Ne pas…. Ne pas… »

Ce qui fait le ton caractéristique de ce passage de Paul, le choix du vocabulaire, c'est que c'est un vocabulaire de la demande, donc du sentiment du manque, du non-accompli, du différé, donc de l'impatience, qui peut être vécu sur le mode de la plainte, du gémissement, et sur le mode de la gésine, de la gestation c'est-à-dire du non-encore-né, non-encore-accompli. Tous ces mots caractérisent cet aspect-là de la demande.

●   Le mouvement du texte.

Celui-ci est mon fils bien-aimé,Par ailleurs il est fait état, j'allais dire de cercles concentriques plus ou moins grands, de ce qui est affecté par cet état :

– il y a la totalité de l'humanité, ce qui est appelé "créature". Ici c'est meilleur que "création", je pense, car le mot ktisis ne désigne pas les petites fleurs, mais les hommes dans leur ensemble[3]. « 19En effet, l'humanité (ktisis) attend avec impatience le dévoilement des fils de Dieu » c'est-à-dire que les hommes attendent la révélation de la filiation divine en eux-mêmes. Il y a donc cette attente,

– et puis « 23nous aussi nous gémissons (de ce que nous sommes dans le manque), nous qui avons la prémice du Pneuma, attendant la filiation »

– et comme nous ne savons pas attendre suffisamment, c'est Dieu qui s'attend lui-même : « le pneuma gémit pour lui-même, à lui-même » (v. 26). Voilà la marche de ce passage.

Une chose importante en ceci, c'est que finalement la prière est quelque chose en nous qui n'est pas complètement de nous. Prier n'est pas seulement demander ce que nous savons et ce que nous voulons. L'insu de nous[4], en nous, demande plus que nous ne savons penser ou demander, c'est-à-dire que dans cette perspective la prière n'est jamais l'expression simplement d'un besoin individuel, mais elle est ressaisie dans une vection ou une demande du don qui nous précède et qui va plus loin que notre conscience ne va. Autrement dit, c'est l'interprétation de la totalité du manque dans l'humanité comme un gémissement inarticulé qui est vecteur de ce que, en plus clair, ceux qui ont entendu « Tu es mon fils » peuvent dire « Notre Père », mais ce "notre"-là n'est que l'expression d'un mouvement qui est beaucoup plus fondamental, plus sourciel.

 


[2] Par exemple, dans Être et temps Heidegger a voulu partir du dasein, un mot que les premiers traducteurs de Heidegger ont rendu par « l’exister humain ». Et quand Heidegger étudie le dasein, il cherche non pas des catégories, mais des existentiaux, c’est-à-dire des éléments qui sont constitutifs du dasein. Parmi ces existentiaux, le premier, c’est le befindlichkeit, « la façon de se trouver là », sous-entendu : par « le sentiment de la situation », le sentiment d’être là. Même  plus tardivement, les traducteurs  ont gardé  « sentiment de la situation ». Befindlichkeit” vient du verbe “finden” : trouver, se trouver… ça se trouve comme ça. Le mot Befindlichkeit est actuellement traduit par disposibilité (François Vezin), affection (Emmanuel Martineau). À ne pas comprendre comme un acte volontaire ; tout un chacun comprend que l'humeur (tristesse, joie) est d'abord une manière de faire l'expérience de soi-même, elle est ensuite ouverture au monde. La disposition affective, tonalité affective, être-accordé-à.., exprime l'idée que l'être-là se trouve (befindet sich) toujours déjà au monde, l'être-là, n'est jamais privé de monde Weltloss. La disposition écrit Françoise Dastur « loin de constituer seulement l'accompagnement affectif d'un voir ou d'un faire, est au contraire ce par quoi nous découvrons primairement le monde ». (La première partie de cette note s'inspire de J-M Martin, la seconde - à partir des autres traductions- vient de https://fr.wikipedia.org/wiki/Lexique_Heidegger ).

[3] « En effet chez les Anciens ce qu'il en est de l'homme est pensé comme être-au-monde.» (J-M Martin)

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