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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 octobre 2016

ÉNERGIE. Ch I : Approche du mot énergie. Lecture de textes de st Paul

 Jean-Marie Martin a animé un cycle de cinq rencontres sur le thème de l'énergie. Il a donc commencé par écouter le mot "énergie" dans différents lieux et différentes époques. Comme il le disait lors d'une session : « Il s'agit d'affiner une sensibilité et non d'avoir un recueil satisfaisant et complet des choses. Il faut apprendre à entendre un mot dans toute l'échelle de sens qu'il peut avoir, à repérer le changement de sens à partir de sa situation, de son rapport à d'autres mots, etc. »   

Ce chapitre I reprend l'essentiel de ce qui a été dit dans les deux premières séances du cycle.

 

 

Chapitre I

Première approche du mot énergie

Lectures de textes de saint Paul

 

I – Différents emplois du mot énergie

 

Nous sommes donc convoqués ici par un mot et cela pour cinq rencontres successives. Nous allons procéder progressivement.

Ce mot, c'est le mot d'énergie. Un mot n'est pas une question en soi, un mot n'est pas non plus une affirmation ; un mot évoque, appelle des choses et il se détermine ensuite par des mots voisins, qui s'opposent à lui, ou qui en déploient pour partie le sens ici ou là. Nous allons au départ rester très près du mot même d'énergie.

Nous allons dire quelques mots d'entrée : premièrement dans notre usage actuel, banal ; deuxièmement dans son origine occidentale. Ensuite nous évoquerons la question de ce mot pour traduire des termes qui appartiennent à des traditions spirituelles, c'est ce à quoi Yvon vient de faire allusion. Enfin nous regarderons certains passages du Nouveau Testament, en commençant par les lettres de Paul.

Je prends d'abord les trois premiers regards sur le mot énergie.

 

a) Le mot énergie dans notre usage banal.

Je regarde d'abord énergie dans notre usage banal. Le premier sens de ce mot qui s'impose à nous aujourd'hui appartient au domaine de la physique. Il désigne une force qu'il s'agit de capter à l'aide d'un dispositif, si possible de stocker, de distribuer et d'appliquer à un ouvrage, pour produire quelque chose à l'aide également d'un autre dispositif. C'est le sens sommairement dit, vu de l'extérieur – car je ne suis pas physicien du tout – de ce que peut représenter le mot énergie. C'est un terme abstrait car c'est un mot extrait d'un certain nombre de réalités pour désigner le fait que l'énergie est elle-même extraite : un mot abstrait pour une chose abstraite extraite.

Je note en passant qu'une chose fondamentalement abstraite est en fait considérée chez nous comme la chose la plus réelle qui existe : l'énergie. Il y a énergie dans le cavalier, au sens déjà implicitement abstrait, lorsqu'une force musculaire de l'animal, à l'aide du dispositif très simple de la selle éventuellement, est utilisée pour produire un déplacement rapide et non fatiguant de l'homme. Cela se complique un peu avec l'attelage, dispositif assez savant. Quand j'étais tout petit et que j'allais en vacances à la campagne chez mes grands-parents, j'étais émerveillé par la complexité et l'intelligence de l'organisation d'un harnachement de cheval.

Ce sont des points tout à fait élémentaires. On peut passer de là, même poétiquement, à un autre type d'énergie : je me rappelle, et nous sommes loin encore de l'énergie nucléaire, que Claudel dans une des deux versions de la Ville – une de ses premières pièces qui comptent deux versions – fait dire à un des personnages : « Nul doute qu'un jour tu ne mettes les planètes au travail comme des mules » en faisant allusion à l'eau[1]. L'attelage des rivières, c'est la roue à eau qui transforme le mouvement de l'eau en un autre mouvement.

Dans le cas de la traction par l'attelage, 'il s'agit peut-être plus originellement d'un attelage pour traîner un matériau, peut-être aussi d'un attelage plus sophistiqué avec l'invention de la roue. L'usage de la roue est une chose merveilleuse. La roue tourne sur elle-même d'un mouvement circulaire indéfini et inopérant, et elle commence à être opérante lorsqu'elle est freinée par le sol, ce qui fait qu'elle avance, qu'elle se déplace. La courbe décrite par un point de la roue est ce qu'on appelle une cycloïde.

sources d'énergie renouvelable, energiepourdemainComme l'énergie est une force de travail, du même coup son calcul rentre secondairement dans un autre champ qui est le champ de l'économie. Il y a une économie de l'énergie, un paramètre de production. Sans compter qu'il y a aussi des économies d'énergie, le mot énergie étant pris là dans un sens un peu différent.

Bien sûr il y a d'autres significations du mot énergie et des adjectifs correspondants (énergique, énergétique…). Il y a des mots proches ou des mots auxquels ce mot s'oppose. Je ne vais pas consacrer beaucoup de temps à examiner cela mais, puisque nous avons l'esprit encore frais, je vais passer à autre chose. Et je garderai pour la deuxième partie de cette séance un échange avec vous sur les significations du mot énergie tel qu'il sonne à votre oreille, spontanément, indépendamment de références culturelles bien précises. En effet, si je veux entendre un sens du mot énergie dans un ensemble déterminé, il faut déjà que je prenne conscience du sens que sournoisement il a pris dans le champ de mon propre discours, pour en marquer la distance.

b) Le couple dunamis / énergéia (puissance / acte) en philosophie.

Deuxièmement, je disais, ce mot a une signification philosophique, là où il y a de la philosophie au sens propre du mot philosophie, c'est-à-dire dans l'Occident. Je ne veux pas dire qu'ailleurs on ne pense pas, mais la philosophie comme le mot philosophie est un mot occidental. Et le mot "énergie" est un mot très important de la philosophie occidentale. Il fait sens philosophique en particulier à partir d'Aristote : Aristote en parle dans les trois premiers chapitres du livre Thêta de sa Métaphysique. Je vous signale qu'il y a un magnifique cours de Heidegger qui étudie ces trois chapitres dans un ouvrage qui existe en traduction française[2]. Mais c'est encore mieux d'aller le lire dans Aristote.

Le mot énergie, dans cette philosophie, a pour caractéristique de faire couple – et ce couple aura de la postérité – avec le mot dunamis : c'est le couple dunamis / énergéia. Par parenthèse, les philosophes eux-mêmes n'inventent pas tous les mots, mais ils prennent des mots parmi les mots d'usage, et les frappent d'une certaine caractéristique qui les détermine au type de réflexion philosophique qui est la leur. C'est ce qui a été traduit par la pensée médiévale (celle-ci a une grande importance dans ce qui nous arrive comme prétendu christianisme) dans l'expression « puissance et acte » (en puissance et en acte).

Le mot puissance, il ne faudrait pas l'oublier dans les synonymes approchant du mot énergie, parce que nous pourrions nous amuser de ce que le mot énergie est assez en faveur aujourd'hui, mais le Tout-Puissant a mauvaise presse[3] ! On voit bien la différence entre les vicissitudes de l'histoire d'un mot et le sens que nous retenons, que nous requérons de lui quand nous en usons.

Dunamis et énergéia désignent deux modes fondamentaux d'être : "être en puissance" et "être en acte" (pour traduire cela dans le langage latin).

Un autre mot accompagne énergéia pour désigner l'acte, c'est entélekhéia (telos c'est l'achèvement)[4]. Il est important de regarder cela, parce que nous allons retrouver ces mêmes mots dans le grec de notre Écriture, et pas nécessairement dans le même sens. Il faut donc y être attentif.

Ce qui a donné lieu à cette formation du couple « puissance et acte », c'est une querelle d'Aristote à l'endroit des mégariques qui sont des philosophes contemporains : l’école de Mégare prétendait qu'il n'est que ce qui est effectivement en acte ; et Aristote distingue donc des modalités d'être : l'être se dit de façon multiple (éinaï pollakhôs légétaï). Et là nous avons une distinction entre deux sens du verbe être : être en puissance et être en acte. En effet les mégariques disaient que quelqu'un n'est musicien que lorsqu'il joue de la musique. Aristote distingue : il est musicien quand il joue de la musique, là il est musicien en acte ; mais par rapport à un autre qui n'a pas la capacité de jouer, il est musicien en puissance (il a en lui cette possibilité qui est un mode d'être : être musicien).

J'informe parce que cette distinction aura des séquelles considérables dans la pensée occidentale. Même les usages les plus probants de ce mot gardent quelque chose de cette frappe initiale des mots dunamis (puissance) et énergéia (acte)[5].

c) Le mot énergie dans  diverses traditions spirituelles.            

En troisième lieu, il s'agit d'examiner le mot énergie dans diverses traditions spirituelles. Je vais reprendre des choses qui ont déjà été indiquées par Yvon, et en tout cas qui se trouvent dans le petit texte de présentation.

aikido, la voie de l'harmonie du Ki« Jusqu’à une période récente, l’emploi du mot "énergie" se cantonnait majoritairement dans le domaine des sciences physiques – c'est ce que nous disions – ailleurs, il était plutôt question de force, de puissance ou de pouvoir – force, puissance et pouvoir sont donc des analogues qui ne jouent pas dans le champ de la physique à proprement parler, mais par exemple dans l'ordre de la politique. – Les choses ont bien changé. Ce mot, devenu quasi magique, s’emploie dans tous les domaines de l’existence : tout est énergie ! L’influence des traditions asiatiques a beaucoup joué dans ce sens : "qi" chinois[6] et "prana" indien. »

Ici il est donc fait allusion à un concept – je ne sais pas si le mot "concept" est pertinent, mais en tout cas "à un mot signifiant" – qui subit une traduction dans notre langage.

Il faut toujours s'interroger, même si celui qui emploie le mot d'énergie est un connaisseur éventuellement très pertinent d'une tradition qui nous est étrangère. Oui, il sait bien ce que c'est que l'énergie, mais il emploie quand même un mot français pour le dire et il n'est pas sûr qu'il sache également tous les tenants du mot français. C'est une chose à laquelle il faut être très attentif.

Pour ma part, je vous le dis tout de suite, je ne suis spécialiste ni de bouddhisme ni de védantisme, ni de quoi que ce soit de ce genre. J'ai eu occasion de mener quelques séminaires ou rencontres en commun, avec un spécialiste du bouddhisme par exemple[7] ; mais j'avais remarqué à ce moment-là que les auditeurs, qui étaient tous des occidentaux, étaient beaucoup plus étonnés par la lecture que nous faisions de l'Évangile que par ce que lui nous disait de la tradition dont il parlait.

Autrement dit ma tâche ici n'est pas du tout de prétendre – ce serait tout à fait hors de mes possibilités – dire des choses définitives sur le rapport entre ces choses. Mais je voudrais préparer suffisamment notre intelligence de ces mots dans le Nouveau Testament pour que le rapport qui en est fait puisse être examiné avec rigueur. Pourquoi cela ? Parce que l'Évangile comme il nous advient n'est pas l'Évangile dans son propre. Bien sûr il nous advient à travers une tradition de lecture, et il se trouve historiquement que cette tradition de lecture est une tradition occidentale qui a fortement marqué la théologie.

Beaucoup de choses que j'apprenais au petit catéchisme comme étant l'Évangile étaient tout bravement d'Aristote. Au petit catéchisme je savais déjà qu'il y avait trois vertus théologales et quatre vertus cardinales[8] ce qui était censément dans l'Évangile, sauf que l'énoncé des quatre vertus cardinales vient d'Aristote.

Ce processus a sa légitimité historique dans son lieu. Cependant notre tâche n'est peut-être pas simplement de poursuivre cela. L'Évangile est quelque chose d'in-ouï c'est-à-dire qui n'a pas encore été pleinement entendu ; il reste toujours à entendre dans l'Évangile. La tâche que nous nous donnons ici est quelque chose de cet ordre.

 

II – Les mots énergie et puissance chez saint Paul

 

J'en arrive donc au quatrième point qui est l'énergie (énergéia), son corrélatif dunamis (puissance) et le verbe énergeïn dans le Nouveau Testament.

●   Partir de l'énergie chez Paul pour en venir au pneuma.

Nous allons bien sûr en venir à saint Jean, mais auparavant j'aimerais partir de saint Paul. Peut-être va-t-il nous préparer à entendre un autre mot – mais vous savez d'avance celui qui se désigne ici – c'est le terme de pneuma (esprit, souffle, vent)[9] ; nous y serons conduits par saint Paul.

Je vais partir du mot même d'énergie en prenant beaucoup de soin pour l'entendre. J'ai relevé un certain nombre de références courtes. Ce n'est pas une très bonne façon de procéder, j'aime mieux entrer dans un texte qu'entreprendre l'énumération d'un certain nombre d'usages d'un mot, mais aujourd'hui il s'agit d'un exercice préparatoire.

 

1) L'énergie de la Parole.

a) L'Évangile, Parole œuvrante (Rm 1, 16).

 « Car je ne rougis pas de l'Évangile, en effet il est dunamis de Dieu pour "l'être-sauf" de tout homme qui l'entend (le reçoit) – littéralement : "pour le salut de tout croyant" ». Tous ces mots nécessitent de l'attention. Nous verrons progressivement que tout est contenu dans ce verset-là. Cependant à notre oreille, à première écoute, cela n'apparaît pas.

●   L'Évangile comme dunamis (puissance).

Le mot qui est prononcé ici est évangélion. C'est le mot le plus originel pour dire la chose du Christ. L'évangile est apparemment une parole, une annonce, et même une belle annonce (ev-angélion), mais le mot évangile désigne à la fois la chose annoncée et l'annonce de la chose. Il a sa source dans l'Ancien Testament : c'est le mot "mevaser tov" qui désigne le messager qui apporte la nouvelle de la victoire, l'heureuse nouvelle[10].

Seulement pour nous une annonce n'est pas une énergie. Eh bien la belle annonce est une dunamis (une énergie). Que dit-elle ?  Elle dit : « Jésus est mort et ressuscité pour nous » et elle ne dit rien d'autre. Comment une annonce de ce genre, du fait d'être entendue, peut-elle être "salut" (mais que veut dire salut ?) pour l'homme qui la reçoit, qui l'entend ?

Il faut savoir que, non content de désigner la parole qui annonce, le même mot Évangile désigne l'événement même qui est ainsi annoncé. Et cet événement (ou cet avènement) qui est pour nous un avènement de parole, n'est pas simplement une parole qui annonce, ce n'est pas une parole qui disserte, ce n'est pas une parole qui commande, c'est une parole qui agit, qui fait ce qu'elle dit.

Le dire est un montrer – c'est l'origine du mot déiknumi en grec, dicere en latin, dire en français – un donner à voir. C'est à la fois donner que cela vienne et que du même coup cela se voie. Autrement dit la parole d'Évangile est une parole active, sauf qu'elle nous arrive d'abord "désactivée", c'est un mot de Paul ; littéralement c'est "désœuvrée". Effectivement chez nous la parole est quelque chose qui commente plutôt que quelque chose qui fonde ou qui agit. Or la parole de l'Évangile "opère" ce qu'elle dit. Opérer est un terme pertinent si je l'entends dans son origine puisque le mot "œuvre" vient du latin opus : d’où œuvrer. C'est un mot qui est assez peu usité aujourd'hui dans ce sens-là, sauf à propos de "l'opération chirurgicale", ou chez les chrétiens à propos de la mystérieuse "opération du Saint Esprit". Œuvrer demande aussi à être pensé, ce n'est pas fabriquer.

Œuvrer c'est donner. Tous les verbes essentiels du Nouveau Testament sont subordonnés à cette idée de donation et de donation gratuite, qu'il s'agisse du terme grec de charis (ce qui est gracieux au double sens de aimable et de gratuit), ou qu'il s'agisse du verbe didômi (je donne) qui est un des verbes majeurs de l'évangile de Jean, charis étant fréquent chez Paul ; mais c'est la même chose radicalement.

Pour avancer encore dans cette direction : cette parole œuvre ce qu'elle dit c'est-à-dire qu'elle œuvre pour ce qui est appelé dans notre phrase "le salut". C'est aussi un mot très fatigué, mais le salut signifie le sain par rapport à ce qui est malade, ou l'éveil par rapport à ce qui dort, ou la résurrection par rapport à ce qui est mort. « Jésus est mort et ressuscité ».

Donc « l'Évangile est une dunamis pour le salut de tout homme qui croit (qui entend). » Croire c'est un mot que Jean lui-même commente par le terme lambaneïn (recevoir) et par le terme akouein (entendre) : comme c'est une nouvelle, cela nous vient par l'oreille, mais nous recevons par là celui qui vient. Venir et recevoir, c'est la structure de base.

Je me rappelle qu'ici, il y a deux ans, sous le titre : Plus on est deux, plus on est un[11], nous avions médité, parmi les grandes dualités (les grandes dyades) qui articulent la pensée de l'Évangile, la dyade d'entrée, de l'abord ; et nous avions dit qu'aborder l'Évangile, ce n'était pas présupposer qu'il soit une tradition, une religion encore moins… L'Évangile ça vient et ça se reçoit.

Esprit-Saint Croix-livreOr que signifie ici le mot dunamis ? Bien sûr l'Évangile vient par une parole pour autant qu'il est entendu. Il a été reçu à l'âge apostolique dans une expérience qui est l'expérience de l'énergéia divine, de la mise en œuvre de ce que Jean appellera (en le mettant dans la bouche du Christ) "mon œuvre".

Il ne faut pas oublier que énergéia est de la même racine que ergon (œuvre). C'est une vieille racine indo-européenne d'ailleurs. Travail se dit werk en allemand, work en anglais. C'est une œuvre. Or dans notre Nouveau Testament il n'y a pas la distinction qui nous est si familière entre le champ de la parole d'une part, et le champ de l'activité d'autre part. La distinction entre théorie et pratique est tout à fait étrangère au Nouveau Testament, alors qu'elle est totalement structurante de notre Occident. La distinction entre le cognitif et l'appétitif (ou l'affectif) est une distinction qui perdure, qui est fondamentale, qui est assez insurmontable pour un occidental.

Or ici il s'agit de l'évangélion qui est une parole œuvrante. Ce n'est pas une parole qui enseigne sur la façon de se sauver, c'est une parole qui, d'être entendue, sauve. C'est une parole qui annonce l'éveil c'est-à-dire la Résurrection du Christ, mais pour autant que j'acquiesce à cette parole, j'en suis du même coup éveillé moi-même. C'est une parole donnante, œuvrante.

C'est très simple : l'Évangile est une parole qui, d'être entendue, ressuscite, me ressuscite maintenant.

Que veut dire ressusciter ? Apparemment il y a beaucoup de gens qui chantent l'Évangile en cherchant à éviter le terme "ressusciter". Ceci peut poser des questions. Cependant pour entendre la parole dans sa structure, dans la configuration dans laquelle elle est entendue dans l'Évangile, c'est cela en premier qu'il faut avoir en vue, quitte à ce qu'on réponde aux difficultés qui peuvent surgir à ce sujet dans un second temps. La première chose pour entrer dans une pensée n'est pas de l'importuner par nos questions, nos doutes, nos préférences, c'est tenter de voir le sens qu'elle a pour celui qui authentiquement la profère. Je dis parfois : si vous m'écoutez, il faut m'écouter dans "mon" oreille à moi, après vous en ferez ce que vous voudrez, mais dans un premier temps c'est cela.

Il peut arriver qu'on entende une parole qui vient de quelqu'un d'autre et qu'on réagisse simplement par humeur, parce que ce mot n'a pas ce sens-là chez nous, ou parce qu'on n'aime pas ce mot. Mais ce n'est pas une affaire d'aimer les mots, c'est une affaire premièrement de les entendre, et les entendre pour ce qu'ils disent là où ils parlent. Donc c'est une question de posture : il faut avoir la posture de l'écoutant ; et, quand c'est accompli, c'est une posture de disciple. Mais, nous l'avons déjà étudié ici, nul ne s'instaure lui-même disciple s'il n'est pas appelé. C'est une parole qui parle à l'heure où elle parle, et c'est une parole qui parle à tout homme. « Mais voyons, tout homme ne dit pas : "Jésus est ressuscité" ! ». Non, et cependant peut-être que l'essence de la parole "Jésus est ressuscité" ne réside pas dans le fait de proférer ces mots-là.

L'archétype de la parole œuvrante, c'est « Fiat lux » : « "Lumière soit"… Lumière est ». Or saint Paul cite ce "Fiat lux" dans un texte très important dans ce domaine: « Celui qui dit : d'entre les ténèbres "Lumière soit", c'est celui qui fait luire dans nos cœurs pour la luminance de la gloire de Dieu sur le visage (ou sur la face) du Christ. » (2 Cor 4, 6). C'est la face du visible de l'invisible. Donc vous avez ici l'exemple typique de la parole œuvrante.

b) La Parole désœuvrée (Rm 7).

Si nous avions le temps, nous pourrions comme contre-exemple examiner l'autre parole de Dieu qui est : « Tu ne mangeras pas de l'arbre » (Gn 2, 17). Oui, mais ça mange ! Qu'est-ce qui s'est passé alors ? Saint Paul analyse cela dans un texte que nous n'allons pas voir maintenant parce qu'il est assez difficile d'interprétation, au chapitre 7 de l'épître aux Romains. En fait Adam entend la parole « Tu ne mangeras pas » dans la reprise qu'en fait l'adversaire, le falsificateur, le diabolos. Le thème de la falsification de la parole est un thème majeur qui correspond du reste au meurtre pour l'humanité.

Vous avez d'abord la Parole, ensuite l'Homme, ensuite le couple[12]. C'est pourquoi les péchés majeurs qui sont des noms propres de l'adversaire (du diabolos) sont : premièrement la falsification (il est le pseudos, le falsificateur) ; deuxièmement le meurtre (il est le meurtrier, l'archétype du meurtre) et troisièmement le pornos c'est-à-dire l'adultère, celui qui brise la bipolarité masculin et féminin du couple. Nous avons ici une sorte d'articulation majeure qui se trouve assez développée par exemple dans le chapitre 8 de l'évangile de Jean à partir du verset 31 dans un dialogue où Jésus est très violent à l'égard des Judéens qui avaient entendu sa parole.

Quelle question se pose Paul à propos de ce qui se passe en Genèse 3 ? C'est, je crois bien, en dépit des apparences : comment expliquer que la parole de Dieu qui est donnante soit une parole qui, ici, est désœuvrée, une parole qui n'accomplit pas l'œuvre ? Toute parole de Dieu accomplit son œuvre. Au contraire, une loi dit « tu dois » mais elle ne donne pas que je fasse. Vous, vous n'avez pas de problème, parce que vous savez que la parole de Dieu est une loi et que vous êtes libres et que, par rapport au "tu dois", ou je fais, ou je ne fais pas ! Mais ce n'est pas du tout la pensée de Paul. C'est un vrai scandale qu'il y ait une parole de Dieu efficace, la parole créatrice, et qu'elle soit précisément inefficace dans ce lieu majeur. La question est de savoir ce qui la rend inefficace !

Tentation d'Eve par le serpentQu'est-ce qui se passe à la Genèse ? Le serpent reprend la parole de Dieu mais en la transformant, et celle-ci arrive à l'oreille d'Adam dans une interprétation qui fait de la parole donnante une parole de loi, et de loi posée par une sorte de jalousie ; c'est une loi qui veut se garder son champ propre, ne pas communiquer, ce qui est le contraire même de la parole de Dieu qui est une parole donnante. D'où toute la thématique bien connue chez Paul de ce que nous ne sommes pas saufs ni ajustés : voilà un autre mot aussi important que le mot de salut, qu'on traduit par justification, justice. Cette traduction est une moralisation indue du terme a-dikos, le désajusté, qui est le contraire du dikaïos (le bien ajusté). Cela ne se réduit pas au champ de la morale, c'est un terme beaucoup plus vaste et beaucoup plus vague.

Le désajustement est introduit par la falsification de la parole.

C'est ensuite le beau passage de Paul où il est question du double je de l'homme : du je qui veut et du je qui fait, qui œuvre[13].

Là vous avez une analyse très pertinente de quelque chose d'essentiel dans l'identification de la parole de Dieu, la reconnaissance de la parole de Dieu.

C'est une parole donnante, pourquoi ? Dans ce même chapitre Ier des Romains il y a un grand passage sur l'avènement du péché dans le monde qui ne prend pas la figure d'Adam. En effet, Paul ne parle pas pour les Judéens ici mais pour les goïm (les nations) ; donc il prend un autre langage. En quoi consiste le premier péché ? « Ils n'eucharistièrent pas », il s'agit des hommes. Eucharistier c'est rendre grâce, c'est-à-dire recevoir comme don la parole donnante. C'est donc une traduction de la même chose dans un langage autre. Ceci est très intéressant.

Remarque conclusive.

Donc nous avons, à l'aide de ce petit verset, déjà donné un certain nombre d'indications précieuses sur la dunamis. La dunamis n'est pas purement et simplement étrangère à la parole – ce point est très important, je le dis d'avance, on a souvent mis le logos du côté de l'intelligence et le pneuma du côté de l'affectif (pneuma d'agapê…). L'origine de cette distinction c'est Augustin. Avant Augustin on ne fait pas cette distinction, donc on ne la fait pas non plus dans notre Écriture. Cela se fera dans la théologie classique, y compris dans la grande théologie médiévale. Mais pour l'instant, non.

 

2) La puissance s'accomplit dans la faiblesse (2 Cor 12, 9).

   Je prends maintenant 2 Cor 12, 9. C'est un passage très court.

« Il (Dieu) m'a répondu : "Ma grâce te suffit car la dunamis (puissance) s'accomplit dans la faiblesse (asthénéia)". » Voilà un usage du mot dunamis qui ouvre tout un champ caractéristique de la pensée paulinienne. Vous pourrez me dire tout à l'heure, par exemple que, même chez nous, quelqu'un qui est asthénique n'est pas dynamique. Donc il y a des échos même dans notre langage aujourd'hui.

Le mot asthénéia est, chez Paul, un synonyme du mot de chair, et le mot de chair ne désigne pas une partie du composé humain mais un mode natif d'être homme. La chair est aussi un mot qui donne lieu à beaucoup de confusions quand on lit l'Évangile, surtout saint Paul, mais aussi saint Jean[14].

L'asthénéia désigne la chair c'est-à-dire l'humanité en tant que faible, en tant qu'asservie, en tant que mortelle : asservie à devoir mourir, à avoir à mourir, mais avoir à mourir sur le mode d'y être asservi. Le Christ assume cette asthénéia (cette faiblesse) mais librement ; autrement dit non pas comme une servitude. Et cela change le sens de la mort et en fait non pas une mort pour la mort mais une mort pour la vie, c'est-à-dire que la résurrection est inscrite dans le mode même de mourir de Jésus. Cela, aucun de nous n'a la capacité native de le faire en plénitude, et de le faire selon la vocation proprement christique. Car le Christ a la capacité de le faire non pas seulement pour lui-même, mais pour l'humanité entière. Aucune des fractions parcellaires d'humanité que nous sommes n'a en elle-même la capacité d'accéder à cela. Autrement dit le Christ est, du plus profond de lui-même, ce fond d'humanité qui est capable d'agir pour les fragments ; il est la récapitulation comme dit Paul, la reprise en tête (caput) de ce qui était démembré. Notre façon d'être multiples n'est pas simplement une addition d'individus divers, mais un démembrement. Vous voyez s'esquisser là de grands thèmes pauliniens.

Il pourrait se faire que des phrases comme celle-là (« Ma grâce te suffit car la puissance s'accomplit dans la faiblesse ») soient entendues plus ou moins comme offensantes ou diminuant ce que nous appelons la dignité humaine. Eh bien non car, à la lecture de Paul, nous serions amenés à distinguer en nous un Adam psychique et un Adam pneumatique (spirituel). Et il faut faire bien attention car, dans notre langage le plus usuel, nous distinguons le corporel et le spirituel ; et le psychique s'oppose à l'organique, au matériel, au corporel, au charnel. Alors que, chez Paul, ce qui est appelé charnel, c'est la même chose que ce qui est appelé psychique, c'est notre je natif, le je par lequel en premier lieu nous venons à nous-même et au monde et à autrui, notre façon native de dire je. Or la nouveauté christique qui s'annonce et qui vient (je le disais tout à l'heure) ne repose pas purement et simplement de façon pacifique sur ce je natif, elle révèle en moi un je plus profond que je ne savais pas et qui est dans un autre rapport avec le Je christique.

Les pronoms personnels je, tu, il, nous, nous en parlons toujours selon l'expérience que nous en avons, naturellement. Or ici se découvre quelque chose de tel que le Je christique ne fait pas nombre avec notre je spirituel (notre je intime) sur le mode sur lequel je, tu et nous font nombre dans notre usage courant (notre usage psychique). Ceci est énorme, essentiel, et je n'escompte pas du tout que vous entendiez ce que je suis en train de dire. Il faut l'entendre à plusieurs reprises pour qu'un beau jour cela prenne sens. Mettons que ça s'entende à la septième fois, je ne peux pas commencer par la septième.

► Vous pourriez au moins répéter la phrase ?

J-M M : Ça je ne sais pas, je ne sais plus. Il faudrait que je reprenne tout. Quand je parle je suis un coureur de fond, j'arrive essoufflé et vous me dites : « Vous ne pourriez pas recommencer ? » ! Mais ça viendra en son temps.

Je note ici quelque chose qui mériterait d'être traité et qui n'est pas précisément de notre visée, mais qui est important chez Paul, c'est le renversement messianique. Il ne le dira pas sous cette forme-là mais, plus loin ou ailleurs, il dira que la force de Dieu se manifeste dans notre faiblesse, et que la sagesse de Dieu est dans notre sottise. Nous allons le trouver maintenant. 

 

3) La Parole de la croix comme puissance active de Dieu (1 Cor 1, 18-25).

 

Crucifié ressuscité« 18La parole de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu. 19Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. 20Où est le sage ? Où est le docteur de la loi ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ? 21En effet, puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient. 22Les Juifs demandent des signes, et les Grecs recherchent la sagesse ; 23mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, 24mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. 25Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. » (TOB)

« 18Car le logos de la croix – le logos de la croix c'est à la fois la parole qui annonce la mort-résurrection du Christ, mais aussi la parole qui accomplit la résurrection de celui qui l'entend, l'éveil comme nous disions tout à l'heure – est une sottise pour ceux sont perdus – c’est-à-dire "qui ne l'entendent pas" – mais pour nous qui sommes saufs, elle est dunamis de Dieu (activité de Dieu). » Nous retrouvons ce terme de dunamis (puissance, activité).

Le logos de la croix (la parole de la croix), c'est la même chose que ce qui était appelé tout à l'heure Evangelion puisque nous avons dit que l'Évangile a son foyer en ceci : « Jésus est mort (sur la croix) et ressuscité » ; mort et ressuscité, dans ce cas-là, ne sont pas deux mots différents, puisqu'il est mort d'une mort de résurrection. Il y a même un petit mot dans un évangile apocryphe, l'Évangile de Philippe, qui dit avec beaucoup d'humour : « On pense en général que Jésus est d'abord mort et qu'il est ressuscité ensuite, alors qu'il est ressuscité d'abord et qu'il est mort ensuite. » Vous voyez l'énigme ? Cela signifie qu'il est mort d'une mort tout entière détenue dans la force de résurrection, c'est-à-dire que la résurrection est une dunamis qui est en lui et qui ne fait que se révéler et se dévoiler à l'occasion de sa mort, par son mode de mourir. Évidemment c'est une phrase énigmatique qui n'est pas du tout à entendre comme si elle inversait le rapport du vendredi saint et du jour de Pâques.

Donc la parole de la croix (c'est l'Évangile) est une dunamis de Dieu. Je comprends maintenant ce que voulait dire Évangile puisque nous lisions : « l'Évangile est une dunamis de Dieu » et nous entendons ici : « le logos de la croix (l'annonce de la croix) est une dunamis de Dieu ».

Paul dit ensuite : « 20Où est le sophos… ? » le sophos est le contraire du sot, et ici c'est le philosophos ; c'est la philosophie, la sagesse de ce monde.

« 20Où est le sophos, où est le grammateus (pas seulement le grammairien, mais celui qui est dans les lettres) de cet aïôn-ci (ce monde-ci) ». Ce que Jean appelle monde (cosmos) s'appelle aïôn ici, l'aïôn étant un espace-temps déterminé et toujours qualifié. Le monde ici (ce sera surtout l'expression johannique du monde) ne désigne pas ce que nous appelons le monde aujourd'hui (de même que la chair ne désigne pas ce que nous appelons la chair) mais l'espace qui est régi par la mort et le meurtre, car nous sommes nativement asservis à mourir et à exclure. C'est notre natif premier par rapport auquel il est dit à Nicodème au chapitre 3 de l'évangile de Jean : « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma, il n'entre pas dans l'espace de Dieu ». L'espace de Dieu c'est le royaume de Dieu, puisque tout espace est un espace régi, c'est un lieu qui a un mi-lieu, qui est donc régi. La notion de lieu est capitale pour l'intelligence de la symbolique spatiale qui est dans notre Nouveau Testament, il mériterait d'être examiné pour lui-même.

«  Dieu n'a-t-il pas rendu sotte la sagesse du monde 21car, puisque le monde n'a pas connu la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver ceux qui le reçoivent (les croyants) par la folie (ou la sottise) de l'annonce. » L'annonce de la croix est sagesse (sophia) de Dieu. Nous retrouvons ici quelque chose qui nous ramène du côté du logos (de la parole). Nous avons l'habitude de distinguer, et même d'opposer, la parole et les faits : la parole pour nous est quelque chose d'incertain qui ne fait que commenter ou indiquer de l'extérieur des faits déjà constitués. Or le rapport de parole et œuvre chez Paul n'est pas du tout celui-là. La notion de sagesse ici s'oppose à la sottise de cette parole : c'est sottise en particulier pour les Grecs. Paul distingue parmi ses interlocuteurs ceux qui sont d'origine juive, et les Grecs.

« 22 Car les Judéens (les Juifs) demandent des signes, mais les Hellènes (les Grecs) cherchent la sophia. » Vous avez ici une caractérisation des interlocuteurs de Paul. Nous avions lu dès le début que la parole de Dieu était adressée et aux Juifs et aux Grecs. Ce qui le préoccupe dans ce passage et dans la plupart de ses épîtres, c'est que l'annonce de Jésus n'est pas faite simplement pour le peuple juif, mais pour : et les Juifs et les goïm ; pour la totalité[15]. Or l'attente des uns et des autres n'était pas la même et, nativement, l'oreille n'était pas ajustée à entendre cette parole. En effet, dit Paul : « les Judéens demandent des signes (des prodiges) », mais annoncer la mort du Christ n'est pas tellement un prodige même si c'est une annonce qui inclut en elle la Résurrection.

« 23Nous, nous proclamons un Christ crucifié, d'une part scandale pour les Juifs, d'autre part folie pour les païens. », Pour les Grecs la Résurrection est quelque chose qui ne peut pas s'entendre. Paul en a fait l'expérience dans son discours à l'Aréopage d'Athènes (Ac 17, 22-34) où prudemment il commence par la création – ce n'est jamais une bonne idée – par le Dieu qui a fait toutes choses et qui est un, et qui est autre que les idoles, et enfin, il parle de cet homme destiné pour le salut qu'il a ressuscité d'entre les morts : « Oh ! Nous t'entendrons à ce sujet un autre jour » ! C'est folie, c'est-à-dire c'est le contraire de la sagesse.

« 24Mais pour ceux qui sont appelés, qu'ils soient juifs ou grecs, [ce qu'il annonce c'est le] Christ [comme] dunamis de Dieu et sagesse de Dieu ». Ce qui est intéressant, c'est que dunamis et sophia (puissance agissante et donnante, et sagesse) ce sont deux titres du Christ lui-même : il est la Dunamis de Dieu et la Sophia de Dieu. Ces termes sont deux et cependant ils ne signifient qu'une chose en vertu du principe qu'on appelle hendiadys, figure de style bien connue même en Occident : dire une chose à travers deux mots. Et cela est surtout caractéristique du langage de Jean qui emploie de façon décisive ces hendiadys.

« 25Car la folie de Dieu est plus sage que [la sagesse] des hommes et la folie de Dieu est plus forte que celle des hommes. » Ici nous entrons dans la thématique paulinienne : « la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes ». C'est une structure assez curieuse qui est constante chez Paul. Ce ne sont pas simplement des formules qui ne nous sont pas familières, ce n'est pas simplement le vocabulaire, c'est le mode même d'écrire qui est pour nous étrange chez Paul.

●   Parenthèse sur la multiplicité des dénominations du Christ.

Les multiples dénominations comme Sagesse, Dunamis, sont des déploiements de ce qui est en unité dans le Christos, c'est-à-dire que, s'ils sont deux, il y a une raison : il y a un "micron" de différence, comme dira Jean, mais fondamentalement ils disent la même chose. C'est le principe du déploiement de l'indicible dans le dicible. L'ensemble de ces dénominations dit le dicible de Dieu c'est-à-dire le recevable dans des mots, dans des noms de Dieu. Ça constitue la face, le visage, le Christ étant le visage de l'invisible ; de même qu'il est le Fils du Père, car le Père n'est pas du tout pensé à partir de notre pratique de la paternité, qu'elle soit physiologique ou notariale : le fils est la manifestation visible de la semence secrète du père, le fils est d'abord en semence et vient à corps (nous reviendrons sur ces expressions), le fils est la manifestation, le développement de la semence.

Nous avons donc ici un déploiement qui, dans le concret, donne lieu à un démembrement, autrement dit c'est le travail de la falsification du Nom qui fait que les noms, au lieu d'être entendus comme des aspects, comme des pétales qui restent réunies au cœur, au bourgeon qui les a déployées, se défont. Nous recevons les mots de cette façon-là. Donc bien distinguer le silence qui est la parole – la parole et le silence sont fondamentalement la même chose – et, quand la parole déploie ce qui est détenu dans le silence, nous avons affaire à une apocalupsis (un dévoilement) ; c'est le mot révélatio (dévoilement). Quand cela arrive à une oreille non préparée, non pertinente, ce sont des mots qui sont disjoints, sans rapport les uns avec les autres, et c'est comme cela que nativement nous recevons le logos (la parole).

Nativement l'homme est dans une parole mal-entendue, dans une mé-prise. Le Christ, venant, vient à la mort mais il vient à la méprise : on se méprend, on ne sait pas s'y prendre pour l'entendre. C'est pourquoi il faut attendre d'entendre, et il ne faut pas considérer cela comme quelque chose de purement négatif parce que le malentendu est notre premier mode d'entendre[16]. La perfection pour l'homme n'est pas d'être parfait, la perfection est une sur-perfection. En effet le don de Dieu est chez nous un par-don, d'où la signification positive du péché et de la méprise elle-même lorsqu'ils sont ressaisis dans la donation divine.

 

4) "Ma parole" : monstration de pneuma et dunamis (1 Co 2, 2-10).

  Prenons le chapitre 2 de la même épitre.

 

sur la croix Christ de Navarre, XIIe s« 1Moi-même, quand je suis venu chez vous, frères, ce n’est pas avec le prestige de la parole ou de la sagesse que je suis venu vous annoncer le mystère de Dieu. 2Car j’ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. 3Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant : 4ma parole et ma prédication n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse, mais elles étaient une démonstration faite par la puissance de l’Esprit, 5afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. 6Pourtant, c’est bien une sagesse que nous enseignons aux chrétiens adultes, sagesse qui n’est pas de ce monde ni des Princes de ce monde, voués à la destruction. 7Nous enseignons la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée, que Dieu, avant les siècles, avait d’avance destinée à notre gloire. 8Aucun des Princes de ce monde ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. 9Mais, comme il est écrit, c’est ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. 10En effet, c’est à nous que Dieu l’a révélé par l’Esprit. Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu. » (TOB)

« 2Je n'ai pas voulu savoir quelque chose auprès de vous sinon Jésus Christos crucifié  3et je me suis présenté en faiblesse, crainte et grand tremblement devant vous. 4Et ma parole – donc il est porteur de la parole de l'Évangile, il est apostolos, envoyé pour dire la parole de l'Évangile, et il dit maintenant "ma parole" – et mon annonce (kerygma) n'ont pas consisté en parole persuasive »

Là vous avez des caractéristiques fondamentales du discours qui ont été étudiées par la philosophie grecque comme relevant, soit du logos en tant qu'il est à l'origine de la logique, soit de la rhétorique – Aristote par exemple a écrit une logique mais aussi une rhétorique – où la parole est considérée pour son efficacité, mais une efficacité de persuasion. Si vous voulez : la parole logique obéit à un certain nombre de lois du discours, elle a pour but le vrai ; alors que la parole de rhétorique a pour but l'efficacité. Le premier sens du mot rhétorique, parce que ce mot prendra des sens successifs au cours de l'histoire – c'est de désigner la parole qui effectivement persuade. C'est très simple : la publicité est une parole de rhétorique et elle est bonne quand j'achète ; la parole de l'avocat est une parole de rhétorique (et il est bon qu'il s'aide un peu de la jurisprudence), et sa parole est bonne quand je suis acquitté. Le mot de rhétorique est un mot qui s'est développé beaucoup dans le champ de la démocratie, parce que la parole du candidat est bonne quand je mets le bulletin. C'est une parole qui vise une efficacité ; même s'il est convaincu que cette efficacité est bonne, sa visée c'est l'efficacité.

Nous avons ici une parole efficace mais ce n'est pas du tout de l'efficacité dont il était question à l'instant : « je n'ai pas usé d'une parole persuasive, ni d'une parole de logique selon ce que réclame la mentalité grecque »

« mais dans la monstration de pneuma et dunamis. » Nous avons ici une association de mots extraordinaires parce que cela fait le lien entre nos premières séances et les séances à venir : "pneuma et dunamis" – Je vous ai dit d'entrée que l'essentiel de ce que nous allions faire au cours de ces séances, c'est d'étudier le pneuma[17], mot qui dit de la façon la plus complète ce que le terme d'énergie peut vouloir dire dans l'Évangile. Or ces deux mots (le mot de dunamis par lequel nous avons commencé, et le terme de pneuma) sont ici assimilés.

 5 En sorte que votre foi (pistis) – c'est-à-dire votre écoute – ne soit pas dans la sophia (la sagesse) des hommes (donc dans la philosophie) mais dans la dunamis de Dieu. »

Donc nous retenons ici que pneuma et dunamis sont deux termes pour dire la même chose.

●  Parenthèse : Retour sur parole christique / parole de philosophie.

Donc Paul vient ici de distinguer la parole qui est en question d'une autre parole qui est la parole de la philosophie. Les rapports de la parole christique et de la parole de la sagesse grecque, consciemment ou inconsciemment, n'ont cessé d'être au cours des siècles ou accordés (ayant de bons rapports) ou au contraire conflictuels.

Vous n'imaginez pas à quel point ce que nous entendons couramment de l'Évangile est fait majoritairement d'Occident… puisque la philosophie est la structure de pensée fondamentale de l'Occident. Il n'y a de philosophie du reste au sens strict du terme que dans l'Occident ; il y a de la pensée ailleurs mais elle ne s'appelle pas philosophie. Il ne faut pas croire que vous donnez un brevet de crédibilité à telle spiritualité éventuellement étrangère – si vous employez le mot spiritualité dans un sens qui est à revisiter, à réexaminer – il ne faut pas croire que vous donnez un brevet de vérité du seul fait de dire que c'est une philosophie ! La philosophie est une pensée d'Occident qui a conduit à l'Occident tel qu'il est, même si c'est à travers des méandres, des décours complexes. C'est pourquoi il me paraît qu'une des premières choses à faire, pour que la parole de l'Évangile puisse être entendue par d'autres cultures que l'Occident, c'est de le dénouer de ces lectures occidentales qui nous adviennent, de le délier. Ce serait bon pour nous et ce serait bon aussi pour les autres. Cela ne veut pas dire par là que tout ce qui a été pensé est nul et non avenu, loin de là. On pourrait voir ça dans le détail, mais c'est l'histoire de vingt siècles de pensée.

Fin de la parenthèse.

Dans notre texte Paul vient de dire que sa pensée n'est pas une pensée de Sophia mais il ajoute : «  6Nous parlons une Sophia – "parler quelque chose" n'est pas français, mais ici je décalque du grec – parmi ceux qui sont avancés, mais non pas [une sagesse] de cet aïôn (de cet âge) ni des archontes[18] de cet âge qui ont été récusés 7mais nous parlons une sagesse de Dieu. » C'est-à-dire que la folie de Dieu est au fond une sagesse, mais une autre sagesse. Vous avez entendu tout à l'heure : la sottise de Dieu est sottise à notre oreille ou à première acception, mais cette apparente folie « est plus sage que la sagesse des hommes ».

Donc l'annonce de l'Évangile renouvelle l'homme, elle l'éveille. Mais elle réveille l'homme dans un espace nouveau, un aïôn. Ce mot est très difficile à traduire. On traduit par siècle mais ce n'est pas un siècle de cent ans, c'est un espace-temps, un régime, un règne, un royaume, donc un espace régi.

Je rappelle qu'il y a deux espaces fondamentaux[19] :

– Il y a celui que Jean appelle le monde, c'est-à-dire ce monde-ci en tant qu'espace régi par la mort et le meurtre, qui correspond à l'astheneia (la faiblesse) dans le langage de Paul ; ce royaume dont le Satan est le prince : le Satan est le prince de ce monde, le principe actif. Comment le Satan peut-il être un principe actif ? C'est étudié par Paul en Rm 7.

– Et il y a l'espace ouvert pour l'homme nouveau par l'annonce de l'Évangile, qui ouvre un espace pour un règne nouveau, le règne de Dieu ou le royaume de Dieu. En grec basileia  désigne aussi bien le règne, qui est plutôt temporel dans notre acception, et le royaume qui est plutôt spatial ; mais le même mot dit les deux sens dans le grec, si bien que l'homme n'est pas sans avoir lieu, lieu et temps : entendre l'Évangile c'est accéder à un nouveau lieu, c'est naître, parce que venir au monde c'est naître – et ça c'est surtout le langage de Jean, mais l'équivalent se trouverait chez Paul – : « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma, il n'accède pas à l'espace de Dieu (au royaume de Dieu). » (Jn 3). Donc c'est une naissance. Ce que nous appelions tout à l'heure une guérison, une résurrection, un éveil, un salut, ça s'appelle maintenant une naissance. Ce sont des noms pour la même nouveauté.

●    Parenthèse : nouveauté de l'Évangile par rapport à toute culture.

Le mot "nouveau" est un mot fondamental de l'Évangile. L'Évangile est nouveau par rapport à toute culture et il faut bien savoir que le nouveau dans l'Évangile est l'avènement du plus originaire. C'est un thème qui se trouve indiqué chez Jean : le Baptiste dit, en parlant du Christ : « Il vient après moi parce que d'avant moi il était. » (Jn 1, 30). L'homme nouveau est en fait l'homme le plus archaïque : c'est la semence d'humanité qui est dans la parole : « Faisons l'homme à notre image et semblance. »

Une façon d'entendre ces choses sera d'entrer progressivement dans le discours de la semence et du fruit. Nous allons prendre le temps de le faire tout à l'heure en lisant une page des Éphésiens. C'est l'écriture et la pensée de base de l'Évangile, et pour nous cela présente une certaine difficulté d'écoute parce que nous ne sommes pas structurés ainsi. Nous sommes structurés plutôt par l'idée de la fabrication, alors que la symbolique végétale de la semence et du fruit induit une structure de pensée tout à fait différente.

Pour le dire en quelques mots repères qui sont dignes d'être médités, nous disons : « on ne peut pas être et avoir été » ; ici : on ne peut être que si on a de toujours été séminalement.

Alors, qu'est-ce que c'est que cette semence ? Tenez cela suspendu, ouvert. Nous verrons ça et chez Paul et chez Jean, donc c'est une constante. C'est une pensée du dévoilement accomplissant de ce qui était tenu dans le secret de la semence : qui était, mais qui était sur mode séminal. Ce qui apparaît au terme était secrètement tenu dans le germe.

 Je vous dis des petites phrases comme ça qui sont des repères dont vous ne soupçonnez pas la dimension. Au départ c'est un principe que je vous donne. On ne peut se familiariser avec cela qu'à longueur de lecture. Je suis étonné par le fait que les chrétiens ont été toujours soucieux de prêcher les mœurs, de convertir les mœurs, mais pas soucieux de convertir la pensée. Je me demande pourquoi. C'est premier.

Fin de la parenthèse.

Je continue ma lecture.

« 7Mais nous parlons une sagesse de Dieu [qui est] cachée "en mustêriô", celle que Dieu a prédéterminée avant les âges pour notre gloire (notre manifestation), 8qu'aucun des archontes de ce monde n'a connue, car s'ils l'avaient connue ils n'eussent pas crucifié le Seigneur de la gloire. 9Mais comme il est écrit : "Ce que l'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu et n'est pas monté au cœur de l'homme – le cœur est le principe total de l'être et du connaître humain en langage hébraïque – ce que Dieu a préparé pour ceux qu'il aime."– la notion de préparation est une notion très importante pour la compréhension du langage qui appartient au domaine de la constitution des réserves, de la constitution du caché ; le moment de la préparation est celui de la déposition des semences : pour Jean cela se passe pendant les six premiers jours, le septième jour étant celui, non pas où Dieu se repose, mais où il cesse le travail de déposition des semences pour commencer le travail de la croissance[20] ; c'est-à-dire que le septième jour est le jour dans lequel, depuis l'origine, nous sommes ; « Je le ressusciterai au dernier jour » veut dire : « je commence à le ressusciter dans ce dernier jour dans lequel nous sommes » – 10à nous Dieu l'a dévoilé (apekalupsen) par le pneuma car le pneuma fouille tout, même les profondeurs (ta bathê) de Dieu. » La notion de profondeurs a une signification qui est très souvent liée à la notion de mystêrion et de caché : le caché des choses.

Le mot pneuma est un des mots les plus difficiles, non seulement de l'Évangile mais aussi de la pensée antique en général. Il nous est malaisé de nous en approcher, ce mot pneuma que l'on traduit par souffle, par vent, par esprit etc. et qu'il faudrait probablement traduire ici par "parole effective". Mais pour cela il faudrait que notre notion de parole soit bien modifiée elle aussi. Ce n'est pas un souffle énergétique qui agit sans rien dire, ce n'est pas non plus une parole au sens d'une doctrine sur les choses, mais c'est une parole vivante. En d'autres termes, là aussi c'est justement ce concept qui unit étroitement ce que nous sommes constamment contraints de diviser en aspect de représentation et en aspect de pulsion, en langage de connaissance et en langage d'énergétique. Donc le pneuma de Dieu c'est cela qui nous dévoile tout.

Le pneuma dévoile et le pneuma accomplit, il faut toujours garder cela présent à l'esprit. Ce qui est en semence vient à visibilité en venant à corps, en venant à fruit : ce qui est contenu secrètement dans la semence vient, et se donne à voir simultanément en venant. Nous avons ici le couple fondamental mystêrion / apocalupsis c'est-à-dire ce qui est tenu dans le secret et son dévoilement ; calumma c'est le voile et apo-caluptein c'est retirer le voile donc dévoiler ou ré-véler. Aujourd'hui malheureusement, une révélation dit autre chose, ça ne garde pas la symbolique du voile ou du recouvrement.

Du reste le rapport de ces deux termes est très subtil parce que la semence n'est pas simplement négative, elle est en même temps ce qui se retient en soi, et le dévoilement n'efface pas : en dévoilant, il garde quelque chose du caché. Tout est affaire d'œil : le sage voit le fruit dans la semence ; et le fruit est "selon la semence", c'est très important.[21]

Donc nous avons ici une symbolique qui est articulée à la symbolique végétale de la semence et du fruit, mais qui également signifie par rapport à toute vie car le mot semence se dit sperma : de semence à fruit, ou de sperma à corps accompli[22]. Ceci est le mouvement de base. Quant à identifier : une semence qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que j'entends quand je parle de fruit ? Oui mais pour l'instant nous repérons des structures de parole. Il faut premièrement bien les repérer avant de prétendre les habiter.

Le sage est celui qui voit le grand dans le petit, celui qui voit le fruit dans la semence, car la semence est dans le fruit comme le fruit est en germe dans la semence. Tout ceci fait que par exemple le fruit, qui est donc le grand, est lu par Jean dans le petit. Vous lisez un petit épisode (la guérison du fils de l'officier royal, la guérison d'un aveugle-né…) mais Jean ne raconte pas ça : en racontant ça il raconte la guérison de l'humanité, donc le grand. Même dans le mode de construire l'Écriture néotestamentaire, ceci joue un rôle. Et le terme important c'est "selon" : le fruit est selon la semence.

Si on voulait bien ne pas s'en tenir à la signification banale de l'expression, ce serait : « tel père tel fils », mais ça n'a rien à voir avec ce que nous entendons par là, et cependant c'est radicalement cela : le fils est la manifestation de ce qu'est secrètement le père (le père comme semence). C'est pourquoi on lit des choses étonnantes : « Le Fils ne peut rien faire qu'il ne voie faire au Père. » (Jn 5, 19). Dans notre Écriture le rapport père / fils ne se pense ni psychologiquement ni notarialement, c'est un rapport autre qui est justement éclairé par le rapport semence / fruit.

Ainsi au chapitre 8 Jésus dit à ses interlocuteurs : « Vous ne pouvez rien faire que vous ne voyiez faire à votre père » (d'après Jn 8, 41), or leur père c'est le diabolos et ce sont des gens qui cherchent à le tuer. Autrement dit, agissant selon leur semence, ils ne peuvent que vouloir le tuer. Venir au monde pour Jésus, c'est venir à la mort. Ce monde-ci est régi par le prince de la mort et du meurtre.

Je dois quand même prévenir, parce que ceci peut vous choquer inutilement : comment Jésus peut-il dire à des gens : « Vous êtes les fils du diabolos et vous ne pouvez rien faire d'autre que ce que fait votre père »  (d'après Jn 8, 41-44) ? Ça peut paraître difficile à entendre. Probablement que, disant cela, il ne dit pas le tout de ses interlocuteurs. En effet il dit la même chose à son bon ami Pierre : il l'appelle même SatanPasse derrière Satan » Mc 8, 33). C'est-à-dire qu'en tout homme il y a semence et semence. L'homme n'est pas l'indivisible – c'est le sens du mot individuum en latin, atomos en grec – que nous pensons, et qu'il est advenu surtout à notre époque ; une recherche d'autosuffisance et de compacité.

On pense l'unité sur le mode d'une certaine compacité. Nous avons déjà médité cela : l'unité ne réside pas en cela, la véritable unité est l'unité de deux ; l'unité réside dans la proximité. Il faut être deux pour être un.

Nous ne sommes pas nativement proches. Aimer le prochain… Cette notion de proche et de prochain est une notion absolument fondamentale à condition qu'on médite sur l'éloignement et la proximité, sur le sens profond de ces mots-là car ces mots sont fondateurs d'espace. Il n'y a pas d'individu qui ne soit dans un spaciement, dans une spaciation. Faire espace est produit par la dis-tance (la distance est un mot fondamental de l'espace) ou par la dif-férence (la différence est un mot fondamental et de l'espace et du temps).

Être dis-tant c'est se tenir de part et d'autre, être dif-férent c'est se porter (ferre) de part et d'autre. Donc ce sont les premiers principes fondamentaux de tout déploiement. Et ils sont assez fondamentaux pour que les modes essentiels de différence que sont le temps ou l'espace aient leur racine en Dieu même. En effet, en Dieu il y a Père et Fils, termes générationnels qui ne sont pas temporels mais qui sont la source du temps, et il y a Christos / Pneuma, termes qui ne sont pas dans une différence spatiale mais qui sont cependant à la source de toute dif-fusibilité, dif-fusion, donc de l'espace.

J'indique des lieux fondamentaux, des symboles absolument fondamentaux que nous omettons de méditer. Notre pensée conceptualise rapidement les choses alors qu'elles devraient être symboliquement méditées longuement.

Ceci est une invitation opportune à méditer la grande symbolique fondamentale (pour ce qui nous intéresse ici) de la semence et du fruit, mais ça implique qu'on entre dans un espace de pensée où sont mises en question les choses sur lesquelles spontanément nous vivons comme sur des évidences, ou des choses suffisantes pour marcher, sans plus. Notre rapport au temps, à l'espace, le rapport de l'individu au collectif, etc. tout cela est revisité par l'Évangile, et notre natif est radicalement provoqué – j'appelle natif ce qui relève de notre première naissance, non pas de la naissance qui est d'entendre la parole qui me faire renaître de plus originaire ; car c'est ça l'enjeu de l'Évangile : c'est de naître de plus originaire.

●   Parenthèse sur les mots nature et personne.

Par parenthèse je dis "natif" pour éviter le mot "nature", parce que le mot nature est un mot de l'Occident. Il n'est pas une seule fois dans l'Évangile (au sens philosophique du terme) pas plus que le mot de personne d'ailleurs. Or nature et personne sont les mots dont s'est servi l'Occident pour déterminer les choses les plus essentielles de la christologie et de la Trinité. La Trinité c'est une seule nature et trois personnes ; la christologie c'est une seule personne et deux natures.

Ce n'est pas une critique que je fais parce que les décisions qui sont venues ici sont des décisions dogmatiques très importantes, essentielles. Ces décisions sont nécessaires pour l'oreille occidentale à cause des questions que l'Occident pose à l'Évangile. L'Occident a le droit de poser des questions – et s'il y a une question, il y a une bonne et une mauvaise réponse, et il y a une détermination qui se fait – mais la question elle-même peut être mauvaise dans la mesure où elle n'est pas celle qui est porteuse du texte. Un texte doit être entendu dans la question qui le porte. Une parole n'a de sens que dans la question qui porte la réponse. Mieux vaut une question sans réponse qu'une réponse sans question. Et au-delà des nécessités pastorales de répondre aux questions de l'Occident, il faut essayer de réentendre de plus originaire la parole du Christ. Il ne suffit pas purement et simplement de répéter ce que légitimement nos pères ont pu penser et entendre en fonction de ce que leur siècle leur donnait comme capacité d'écoute. Nous avons à refaire à chaque fois ce travail.

Nous avons trouvé ici les mots fondamentaux, c'est la richesse de ces chapitres premier et deuxième de la première lettre aux Corinthiens : dans ce texte, nous arrivons à cette détermination du caché et du manifesté.

 

5) Energéia et accomplissement (Ép. 1, 3-4 et 18-20).

  Un autre lieu où cela est bien développé, c'est l'épître aux Éphésiens, chapitre premier.

« 3Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ : Il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. 4Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard, dans l’amour.

17Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père à qui appartient la gloire, vous donne un esprit de sagesse qui vous le révèle et vous le fasse vraiment connaître ; 18qu’il ouvre votre cœur à sa lumière, pour que vous sachiez quelle espérance vous donne son appel, quelle est la richesse de sa gloire, de l’héritage qu’il vous fait partager avec les saints, 19quelle immense puissance il a déployée en notre faveur à nous les croyants ; son énergie, sa force toute-puissante, 20il les a mises en œuvre dans le Christ, lorsqu’il l’a ressuscité des morts et fait asseoir à sa droite dans les cieux» (TOB)

 

a) Ep 1, 3-4 : le passage du séminal de Gn 1 à la manifestation.

« 3Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis en pleine bénédiction pneumatique (spirituelle) dans les lieux célestes, dans le Christ » : cette bénédiction intervient à l'ouverture de l'Évangile, au Baptême, lorsque le ciel s'ouvre et s'entend la bénédiction patriarcale qui est reconnaissance du Fils : « Tu es mon fils que j'aime».

Vous pourriez dire : « Mais ça s'adresse au Christ et pas à nous. » Eh bien si. Les premiers chrétiens et saint Paul en premier ont compris tout de suite cela, ils étaient aidés par le fait que l'expression "fils de Dieu" a déjà un sens collectif dans l'Ancien Testament car elle désigne le peuple d'Israël. Or ici cela s'adresse à Jésus, mais Jésus est le Monogenês, le Fils un et plein, plein de la totalité de l'humanité que le Père lui a remis entre les mains. Nous trouvons là le rapport Christ / humanité dont j'ai dit qu'il était essentiel, qu'il appartenait au premier Credo. Ce qui arrive au Christ n'est pas quelque chose qui le concerne en singulier, mais en tant qu'il est l'unité unifiante de l'humanité ; probablement même il cesse d'être un en plus par la mort, pour pouvoir être l'un unifiant de la totalité de l'humanité. « Tu es mon Fils », c'est la révélation de la paternité de Dieu Père puisqu'il reconnaît l'humanité comme Fils.

Vous notez qu'au verset 3 cette bénédiction est caractérisée comme "pneumatique". Le terme de pneuma n'est jamais étranger aux phrases essentielles. "Dans les lieux célestes" fait allusion à l'ouverture du ciel à la terre où s'entend cette parole.

Et cette bénédiction pneumatique a lieu « 4selon qu'il nous a choisis en lui avant le lancement du monde. » Donc cette manifestation est selon une semence, elle est la manifestation de ce qu'il en était de notre être séminalement :

Il y a un rapport subtil entre la résurrection et le moment du choix (de l'appel) qui a lieu "avant le lancement du monde" ; et ce moment est également exprimé comme le moment de la délibération : quand Dieu dit : « Faisons l'homme comme notre image », il ne crée pas l'homme, il pose la semence de l'humanité accomplie, c'est-à-dire du Christ, donc cela signifie « Faisons le Christ ressuscité ».

Et le texte de Genèse ajoute : « Mâle et femelle il les fit », ce qui concerne Christos en lui-même et ce qui concerne l'Ekklêsia (ou le Pneuma) c'est-à-dire l'humanité assemblée. Vous avez là la source secrète (et même pas totalement secrète) de nombreux développements de Paul, y compris sur le rapport masculin / féminin[23].

Tableau résumé[24] :

tableau semence - manifestation accomplissante

 Si vous lisiez le texte de Paul attentivement, vous pourriez faire une colonne où vous marqueriez d'un côté tous les mots qui sont de l'ordre du séminal et de l'autre tous les mots qui sont de l'ordre de la manifestation[25] :

  • mustêrion est de l'ordre du séminal et apocalupsis (dévoilement) est de l'ordre de la manifestation ;
  • de même pour la semence et le fruit, ou pour le sperma et le corps.
  • de même pour le désir (ou la volonté) et l'accomplissement.

Pour le moment séminal il y a le terme de thélêma (volonté) et celui d'épithumia (désir) mais comme épithumia a une connotation un peu négative, ce mot ne correspond pas à notre mot désir qui peut être un bon désir, mais il correspond à ce que les anciens traduisaient par concupiscence (c'était un thème d'Augustin). La volonté de Dieu est mon séminal, et quand je dis : « Que ta volonté soit faite » je ne suis pas dans un conflit de volontés. Ce n'est pas : « c'est ta volonté, malheureusement ce n'est pas la mienne, mais tu es le plus fort donc je me résigne », pas du tout. Ici le mot de volonté se pense comme ce que je suis séminalement. Autrement dit « que ta volonté soit faite » veut dire : « que mon avoir-à-être arrive à plein accomplissement ». Vous pouvez repérer toutes ces choses-là.

Tableau-résumé avec en particulier épithumia[26] (désir) et ergon (œuvre)[27]

structure semence - fruit

 

b) Ep 1, 18-20. Le vocabulaire de l'accomplissement.

De la même façon, dans la deuxième partie de ce chapitre 1, ce qui est marqué comme dévoilement est marqué comme "dévoilement accomplissant". Tout à l'heure j'ai dit que la distinction entre donner-à-voir et donner-à-être n'existe pas car venir-à-être c'est venir-à-visibilité. Vous avez donc un vocabulaire qui est de l'ordre de la connaissance ou du voir, et un vocabulaire qui est de l'ordre de l'activité et du faire, mais ils sont indissociables.

Nous traduisons cela par "dévoilement accomplissant", comme la croissance d'une plante par rapport à sa semence est un dévoilement accomplissant : elle accomplit ce qui est secrètement dans la semence en le donnant à voir.

La deuxième partie du premier chapitre reprend donc le thème du dévoilement mais dans un vocabulaire qui est un vocabulaire de l'accomplissement.

« 18Que vous ayez les yeux du cœur éclairés, pour voir quelle est l'espérance de votre appel, quelle est la richesse[28] de la présence (de la gloire) de son héritage dans les consacrés, 19et quelle est la grandeur hyperbolique (suréminente) de sa dunamis envers nous qui avons cru – donc croire relève d'une dunamis selon l'énergéia (la mise en œuvre) de la force de sa vigueur (tou kratous tês iskhuos autou). »

Vous avez une accumulation remarquable de mots qui caractérisent l'énergéia, qui disent l'énergie: la dunamis, l'énergéia, le kratos, l'iskhuos.

« [C'est cette énergéia] 20qu'il a mise en œuvre (énêrgêsen) dans le Christ en le ressuscitant d'entre les morts, en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes » on retrouve le cœur de notre Credo.

Qu'est-ce que c'est que l'énergéia ? C'est la dunamis de résurrection qui est premièrement manifestée dans le Christ, mais qui est une dunamis qui nous ressuscite lorsque nous acquiesçons à cette dunamis christique.

C'est beaucoup trop rapide mais le but était simplement de vous donner une certaine idée[29].

 

6) L'énergie de la mise en œuvre (Ph 2, 13 et 1 Co 15, 37-38).

   Je vais ajouter simplement un petit mot : « Le Dieu œuvre (énergeï) le vouloir et l'accomplir » (Ph 2, 13) c'est-à-dire que l'énergéia de Dieu met en nous le vouloir, et ce vouloir réclame que nous ayons une énergie reçue pour accomplir ce que nous voulons.

Pour bien comprendre ceci, l'exemple est encore celui de la semence. Cela se trouve chez Paul en 1 Cor 15 ; à la question : « 35Comment ressuscitent les morts ? Avec quel corps viennent-ils ? », saint Paul répond par une parabole.  « 37Ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps à venir, mais une graine nue, comme par exemple de blé ou de quelque autre chose semblable 38et Dieu lui donne le corps – Dieu lui donne la croissance jusqu'à corps, à fruit – selon qu'il l'a voulu – c'est-à-dire selon la semence – et à chacune des semences, son corps propre. » Vous vous rappelez que nous avons fait le rapprochement entre semence et volonté. Souvent on traduit de la façon suivante : à la question « comment ressusciteront-ils ? »,  saint Paul répond : « tu sèmes une graine nue, et après Dieu lui donne le corps comme il veut (comme ça lui chante) » ; mais pas du tout, il faut traduire : « il lui donne le corps selon qu'il l'a voulu », et le vouloir c'est le moment séminal. Ceci est très développé par Paul.

Ça ouvre toute la question de notre rapport constant à Dieu dans l'avoir-à-être fondamental, mais aussi dans l'énergéia qui accomplit ce qui est contenu dans l'appel (ou dans la semence).

Il faut dire aussi qu'à la semence correspond le terme de klêsis (appel) à quoi correspond l'eklogê (l'élection)[30] qui est l'accomplissement de l'appel, la réponse faite à l'appel. Or l'appel vient de Dieu et la réponse que nous faisons à Dieu vient de Dieu, il est l'énergéia fondamentale.

Tout ceci est un tour d'horizon beaucoup trop rapide qui brosse quelques aspects de la question.  Après la pause nous échangeons librement autour de ce que nous avons vu.

 

III – Débats

 

La première partie de notre rencontre a été sans doute onéreuse pour vous, elle l'a été pour moi aussi parce que c'est toujours très difficile de rassembler beaucoup de choses dont chacune prise à part mériterait une amplitude ; or il s'agit ici de les rassembler et en plus de voir comment elles tiennent ensemble. Si bien que c'est avec plaisir que je vous laisse toute initiative.

a) La foi, c'est un "entendre" plus grand que "savoir".

Vous avez dit que la foi c'était entendre, pourriez-vous développer cela ?

J-M M : Le terme radical pour dire l'accueil de l'Évangile quand il est considéré comme quelque chose qui vient, c'est recevoir (lambaneïn). C'est le mot que Jean emploie le premier. Et cette réception de ce qui vient, c'est ce que l'ensemble de la première Église a appelé foi : la foi c'est recevoir.

Le mot de foi a une histoire complexe, il a des connotations diverses. Dans l'Évangile, la foi, ce n'est pas "ce que je crois" ou "ce que je crois croire", la foi c'est l'accueil de ce qui vient dans le mystère christique, c'est un nom propre. La foi pour nous c'est un nom commun: il y a différentes fois, différentes croyances a fortiori puisque le mot est encore plus vaste (mais souvent ils sont pris l'un pour l'autre).

Pour dire la réception de ce qui vient quand cela vient par la parole, et c'est le cas pour l'Évangile, un des mots les plus fondamentaux, c'est entendre : la foi, c'est entendre (akoueïn). Et entendre est le mot qui vient en premier sous la plume de Jean.

J'ai dit que le mot le plus basique est lambaneïn. Mais il peut se déployer… et nous avons cela dans l'incipit de la première lettre de Jean : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont palpé au sujet du logos de la vie (au sujet de la résurrection)[…] nous vous l'annonçons » vous avez l'énumération de trois sens qui, s'ils sont pris en plénitude de sens, sont équivalents, mais que Jean n'emploie pas dans n'importe quel ordre. Pour lui ce qui est premier, c'est entendre, et pourtant il aurait pu, faisant état de l'expérience qu'il a eue du Christ, faire état du toucher ou du voir. Non. C'est d'abord entendre.

Chacun de ces verbes (entendre, voir, toucher), s'il est pris à plein de lui-même, dit la même chose que le mot de foi, donc l'accueil premier. Mais s'ils se diversifient et viennent les uns après les autres comme ici, il y a une constante chez Jean : c'est toujours entendre qui donne de voir et un voir qui ensuite s'accomplit dans la proximité ; cette proximité ici c'est le toucher, mais le troisième terme peut être variable ; ça peut être "venir vers", manger, toucher etc. C'est entendre qui donne de voir. Entendre ouvre les yeux, ouvre la perspective : nous ne voyons rien que dans l'écoute.

Je peux citer la grande référence qui s'impose et qui est celle de Gn 1 : « Dieu dit "Lumière soit"… Lumière est » ; « et il vit que la lumière était belle ». Dire donne de voir, et voir est essentiellement discerner : ce n'est pas simplement l'afflux confus d'impressions qui envahissent le champ visuel, c'est discerner du loin / du proche, du haut / du bas, du rouge / du vert, etc. Tout est discernement. Or c'est la parole qui institue les grands discernements. Cette parole ouvre donc l'espace, la distance. Et la distance a pour fonction fondamentale de rendre possible la proximité. C'est pourquoi, après la vue qui ouvre le loin, le toucher est un sens de la proximité, un sens de l'intimité : être proche, venir vers, toucher, être dans, ce sont ces verbes qui interviennent en troisième lieu dans les énumérations johanniques.

Par ailleurs, structurellement, l'Évangile vient au malentendu. Ce n'est pas du tout quelque chose de malheureux qui s'est produit par hasard mais c'est ce qui se produit constamment. « Venir vers le monde »[31] c'est venir à la mort ; « venir vers les siens » c'est venir d'abord vers le malentendu : les siens d'abord ne le reconnaissent pas. Identifier Jésus ne peut être que l'effet d'un malentendu parce que j'entends à partir de mon natif ; or ce qui vient n'est pas ajusté à mon natif. Seulement le malentendu n'est pas purement négatif : le malentendu est notre premier mode d'entendre. Et entendre n'est pas quelque chose qui va de soi immédiatement. Entendre, c'est constamment être susceptible de corriger du malentendu.

 C'est ce qui se passe par exemple pour la Samaritaine au chapitre 4. Ils ont une longue conversation au puits. Elle le prend d'abord pour un Judéen quelconque, ce qu'il n'est pas vraiment. Chemin faisant elle pense que cet être étrange est peut-être bien le Prophète qu'attendent les Samaritains, et là elle parle à partir de sa capacité de pensée de Samaritaine. Il l'est en un certain sens et c'est un progrès. La conversation se poursuit, et elle pose la question : « Où faut-il adorer ? » Etc. Elle pense ensuite qu'il est peut-être le Roi-Messie qu'attendent les Judéens, ce qu'il est, et ce qu'il n'est pas : pas au sens où les Judéens l'attendent. Et c'est la donation de l'eau qui est Pneuma qui ensuite permet à la Samaritaine de le confesser comme "sauveur du monde". Or Sauveur, c'est son nom propre de Yeshoua[32], donc il est identifié dans son propre. Mais c'est au terme d'un long processus.

Entendre, c'est toujours être en disposition de corriger ce qu'on croit avoir entendu. Entendre suscite naturellement chez nous une tentative de redire, de ressaisir, de prendre ce qui se donne à entendre. Et cependant il faut toujours se replacer dans l'écoute. Entendre est véritablement un chemin et réclame donc une disposition d'attente : entendre c'est toujours attendre d'entendre, et les choses essentielles ne sont jamais une affaire entendue.

Cela, qui est vrai pour l'Évangile, est vrai pour toute relation humaine, fondamentalement. « Untel, je le connais, j'en ai fait le tour ». Non !

Et si on prétend avoir entendu, c'est qu'on a manqué. Ce point est géré par Jean dans le chapitre 3 à propos de Nicodème qui arrive en disant : « Nous savons ». Tu parles ! Et ensuite il y a tout un processus. Finalement, Nicodème se voit rétorquer : « Tu es rabbi d'Israël et tu ignores ces choses ! »

C'est dans cette perspective-là que chez Jean entendre est plus essentiel et plus important que savoir. Car le savoir est une prétention de prise, et même de prise autosuffisante puisque si on m'enseigne la démonstration d'un théorème, je peux laisser le professeur de côté et je la refais pour mon propre compte. En revanche le pneuma « tu ne sais », le pneuma est quelque chose qui ne se sait pas, qui ne se prend pas. Mais nous ne sommes pas néanmoins sans rapport avec lui : « Tu entends sa voix ». Entendre est plus grand que savoir chez saint Jean parce qu'entendre me laisse dans le lieu d'écoute, alors que le savoir peut m'isoler dans ma certitude et rompre la relation et l'écoute.

► Saint Paul n'a pas connu Jésus de son vivant, d'où a-t-il pris ce qu'il dit ?

J-M M : L'essentiel justement ne réside pas dans le connaître de son vivant, l'essentiel réside dans la rencontre du Ressuscité. C'est l'expérience de résurrection qui est fondatrice. Or saint Paul a connu le Ressuscité sur la route de Damas, c'est une expérience spirituelle.

J'ai oublié de dire une chose : entendre, voir et toucher ont des significations usuelles, mais lorsqu'il s'agit de voir, entendre et toucher le "logos de la vie", c'est-à-dire le Ressuscité, la parole de résurrection (mais la parole n'est pas simplement un discours), les termes de sensorialité ne désignent plus simplement la sensorialité grossière, épaisse qui est la nôtre. Ils désignent alors des sens pneumatiques (spirituels). Il y a un "corps pneumatique", c'est l'expression qui se trouve chez Paul. Et que veut dire corps alors, puisque corps et esprit chez nous ça s'oppose ? Ce sont des choses qui nous restent à méditer et à voir.

b) Un peu de botanique : la semence et le fruit.

► Comment la semence devient-elle un fruit ?

J-M M : Le vivant se définit souvent comme celui qui a en lui son principe de croissance, contrairement à la pierre qui n'a pas en elle de principe de croissance. Mais il l'a en lui à condition qu'il y ait du soleil, de la terre, du soin, de l'eau, de la taille etc. Autrement dit cette autosuffisance n'est que très relative. L'unité interne de ce qui s'accroît à partir de ses propres ressources n'est pas de l'autosuffisance.

C'est pourquoi on retrouve la même chose chez saint Paul, en 1 Cor 15, dans le passage que nous venons de lire[33]. Dieu donne un corps selon la nature de la semence. La volonté est le moment séminal[34], le fruit est selon la semence mais c'est Dieu qui donne le corps c'est-à-dire que cette autosuffisance relative du vivant n'exclut pas que pour les Anciens, c'est le Dieu qui fait croître. Autrement dit, le Dieu, on le sent à l'œuvre dans l'arbre qui pousse etc.

Il y a une expérience de Dieu autre que celle qui, nous dirions, fait la différence entre la cause première et les causes secondes. La croissance, c'est même l'activité christique dans toute l'histoire de l'humanité : ce qui fait croître de la naissance originelle dans l'Esprit jusqu'à l'accomplissement de la totalité, en passant par l'économie, cette gestion des étapes. Ce sont des thèmes proprement pauliniens et proprement johanniques.

Donc ce qui donne la croissance, c'est le Dieu… Au fond, Dieu donne la croissance en cela déjà qu'il donne au singulier d'avoir en lui la capacité de croître à partir de lui.

L'autonomie et la dépendance sont des choses qu'il faut absolument méditer parce que nous mélangeons un peu tout et nous avons des concepts absolument simplistes. Pour cela il faudrait revenir à la méditation simple et élémentaire sur le dedans et le dehors plutôt que spéculer sur la transcendance et l'immanence.

de la graine enfouie à la plante► Il y a aussi une histoire de temps : cela se fait "selon le temps fixé" (kata kaïron).

J-M M : Le kaïros est le moment des opportunités du développement, comme la croissance de la plante est selon le soleil et pas simplement selon son principe interne. 

► Je croyais que la saison c'était l'accomplissement.

J-M M : Le kaïros, quand il désigne comme souvent la belle saison, c'est effectivement l'accomplissement. Ce mot a besoin d'être médité par rapport à d'autres dénominations comme l'heure, le jour, le siècle. Le kaïros est toujours l'opportunité, c'est le "cas" c'est-à-dire l'occasionnel, cadere (tomber) : ça tombe comme ça, donc c'est un ajustement.

► C'est prévu ?

J-M M : C'est plus que prévu, c'est pré-inscrit : c'est séminalement inscrit mais il est assez curieux d'ailleurs que l'inscription et le code séminal aient à voir l'un avec l'autre. Donc c'est la lettre inscrite.

► Tu parles de semence et de fruit, et je suis dans ce domaine quotidien : très souvent nous avons des graines, nous les plantons et c'est tout un art de s'occuper des semences pour qu'elles donnent du fruit, par exemple en évitant de planter celle-ci à côté de celle-là, etc.

J-M M : C'est intéressant tout ça, mais justement, quel est le bon fonctionnement d'une parabole ? Comment lire une parabole ?[35] Autrement dit : comment entrer dans un espace proprement symbolique et ne pas y injecter des choses qui ne sont pas de sa question ? Que penser ici d'une prétendue autonomie où le fruit est tout entier dans la semence ? Eh bien il n'y est pas tout entier, en un certain sens, parce que ça dépend de la terre, de la nourriture, du soleil, de tout un environnement… 

Les questions sur le travail du jardinier sont intéressantes, mais elles ne touchent pas à la question essentielle 'semence-fruit' telle qu'elle est posée ici. Il ne faut pas injecter dans une symbolique de parabole tout ce qui peut venir à l'esprit.

Je me rappelle un moment, c'était dans la Nièvre, un pays d'agriculteurs. C'était un groupe où on avait lu la parabole de la semence : le père de famille qui sème du bon grain, l'ennemi qui de nuit sème de l'ivraie par-dessus etc. et puis la question de la séparation des semences. Il y a un brave agriculteur qui dit : « Eh bien il y a une solution beaucoup plus simple que d'attendre pour arracher l'ivraie, c'est d'employer un engrais systémique. » Il avait raison, mais ça n'a aucun sens par rapport à la parabole. Une parabole a une volonté, elle est une semence : elle va dans une certaine direction et je ne peux pas lui injecter des questions qui l'importunent, qui ne sont pas pertinentes par rapport à sa volonté.

La symbolique de la semence et du fruit, et celle du semeur et du moissonneur, sont constantes dans les Synoptiques, chez Paul et chez Jean, elles appartiennent donc au vocabulaire fondamental de notre Nouveau Testament. Et elles nous permettront peut-être d'avoir une meilleure perspective de ce qu'est ce mouvement ou ce développement qui est impliqué par le passage de puissance à acte[36].

De façon générale je vais vous donner un conseil d'ami. Quand il s'agit de méditer les choses les plus fondamentales, préférez une longue méditation de langage symbolique à une méditation sur des concepts. Par exemple si vous voulez méditer sur la transcendance et l'immanence, méditez tout bonnement sur le dedans et le dehors, vous arriverez beaucoup plus loin. La conceptualisation est une réduction des possibilités du langage, elle est caractéristique à la fois de la faiblesse et de la fécondité (dans un certain domaine) de l'esprit d'Occident.

c) Le baptême des mots de notre langage.

Tous les mots que nous employons sont des mots puisés à notre expérience native. Aucun mot n'est, en lui-même, susceptible de dire la vérité de ce qui vient. C'est pourquoi, dès le IIe siècle, on parle de la nécessité de baptiser les mots[37]. En effet, dans la symbolique paulinienne du baptême, le baptême est une plongée dans la mort pour res-susciter, pour se relever dans un autre espace. Or il faut que les mots de notre langage soient crucifiés, il faut qu'ils meurent à leur sens usuel pour pouvoir accéder à dire quelque chose de la nouveauté christique. Donc il y a tout un travail.

Je vous disais que l'Évangile concerne les hommes, mais il concerne les hommes parce qu'en premier il concerne le propre de l'homme qui est la parole. C'est pourquoi baptiser la parole est quelque chose d'essentiel ; d'où la nécessité de prendre conscience des particularités, des limites, des champs d'application. Nos mots, quand nous les entendons dans l'Écriture, n'ont jamais le sens exact de nos mots natifs. Donc chaque fois il y a la nécessité de ce qu'on peut appeler l'oreille fine, la fine oreille. Et ça se cherche, ça se demande, la fine oreille, car si Dieu parle, il donne la parole, mais il donne aussi que j'entende, à "l'heure" où il donne que j'entende.

C'est un thème majeur de Paul que nous avons rencontré : « Dieu donne le vouloir et le faire » (Ph 2, 13), il donne que je fasse. Et quand Jésus dit chez Jean, au chapitre 5, au paralysé : « Lève-toi et marche », c'est une parole qui donne qu'il marche, ce n'est pas une parole qui marche à la place de celui qui va marcher. Cela soulève pour nous un problème grave, celui de la liberté humaine, si je n'entends qu'à la mesure où il m'est donné d'entendre. Mais nous avons une fausse idée de la liberté et ce point-là est à examiner de façon très attentive.

Quand je disais[38] que la parole de Dieu est efficace quand Dieu dit « Lumière soit », et qu'elle n'est plus efficace, qu'elle est désœuvrée quand il dit : « Tu ne mangeras pas », vous auriez pu répondre : c'est la liberté de l'homme. Et non, ce n'est pas comme cela que Paul traite la question, la liberté ne réside pas en cela. La liberté est un mot très important, essentiel, mais peut-être pas dans l'usage que nous lui accordons. Ici il y a un tout un chemin de réflexion très précieux qui s'ouvre, très difficultueux et très précieux. Apprendre à penser "je et tu" dans mon rapport à Dieu autrement que sur le mode de mon "je et tu" natif, car dans mon "je et tu" natif c'est d'autant plus toi qui fait que c'est moins moi et vice versa. Et qu'est-ce qui adviendrait si c'était d'autant plus lui que c'est plus moi ? La théologie s'ingénie à faire la part de la liberté humaine et la part de la grâce divine. Erreur.

La question ici est une ré-identification de la dimension christique séminale de tout homme. C'est là que se trouve le véritable rapport à Dieu qui n'est pas un rapport de compétition ou de partage des tâches.

C'est quand même terrible d'énoncer en quelques mots un problème qui a divisé la théologie occidentale jusqu'à l'hérésie parfois, en des écoles de théologie différentes, sachant qu'il s'agit de la trace de la liberté ; de l'avoir énoncé et résolu en quelques mots. C'est terrible de donner la résolution d'un problème comme je l'ai fait ici parce que je pense que cette résolution ne peut être entendue véritablement qu'au terme d'un long chemin, et peut-être qu'en donnant la solution hâtivement, je bouche le chemin.

Soyez surtout contents quand vous ne comprenez pas trop vite, car le chemin de pensée est quelque chose d'essentiel à la pensée, si bien que, si le mot d'énergie est un mot qui désigne le Christ, comme on l'a vu chez Paul, le mot de chemin aussi : « Je suis le chemin ».



[1] « La contenance, la barbe, le feu de l'œil décèlent Saturne, patron des ingénieurs et des lieux plantés d'arbres. Certes nul ne te reprochera que tu fus parmi les hommes inutile. Nouveau Prométhée, profond mime, Pénétrant en les imitant les mouvements les plus secrets de la nature / Tu les fis servir aux usages humains. Nul doute qu'unjour tu ne metteslesplanètesautravail commedesmules, Que tu n'ajustes des turbines au coup de l'Océan, que tu n'utilises la poussée de la sève et la répercussion de la lumière / Pour moudre notre grain et tisser notre chemise. » (deuxième version de La Ville qui date de 1901).

[2] Cours de 1931 de Heidegger : Aristote, Métaphysique [Thêta] 1-3. De l'essence et de la réalité de la force. Éd Gallimard, 1991. «Heidegger n'explore plus ici le dire de l'étant selon le vrai… mais bien : le dire selon dunamis et énergéia... Il s'agit de s'orienter vers une pensée de la phusis en tant qu'elle est déterminée par le mouvement, le changement, ou encore : la venue à la présence. » (Extrait de la présentation)

[4] Le latin actus traduit deux termes d'Aristote : énergéia  (« qui est en plein travail ») et entélékhéia (« qui séjourne dans sa fin »). Énergéia estle mouvement considéré en son déploiement ; entélékhéia désignela fin du mouvement ; quant à l'origine du mouvement, elle est en « puissance » (dunamis), c'est-à-dire susceptible de passer et de s'accomplir en sa fin grâce au travail. (Résumé d'un article sur Internet : http://www.detambel.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2976).  

[5] Par exemple quand Paul dit : « l'Évangile est une dunamis de Dieu » (Rm 1, 16), le mot dunamis ne s'oppose pas à énergéia comme chez Aristote, mais dit l'activité de Dieu en acte d'accomplir et de sauver.

[6] Le qi chinois (prononcer tchi) ou le ki japonais c'est le souffle, l'énergie vitale. Par exemple le mot qi gong signifie "le travail du souffle" ou encore "la maîtrise de l'énergie". Le mot aï-ki-do est formé de (harmonie, union), ki (souffle, énergie), do (la voie) : l'aikido est la voie de l'union du souffle-énergie. Voir En écho au pneuma (Esprit Saint...) du NT, le "ki" (souffle-énergie) japonais selon Maître Masamichi Noro

Dans l'introduction du cycle de conférence, Yvon le Mince a parlé du livre de Martin Palmer Les Évangiles de la Route de la Soie par l'intermédiaire de À hauteur des nuages de Bernard Besret  (ÉNERGIE. Yvon le Mince introduit le cycle de rencontres animé par J-M Martin). Dans son livre B. Besret dit aussi : « Dans le même ordre d'idées, John Lagerwey, éminent érudit du taoïsme religieux qui passe une grande partie de sa vie à retrouver les traces vivantes du taoïsme populaire dans les campagnes de Chine, de Taiwan et Hong Kong, a donné sa lecture taoïste des rites de la messe chrétienne catholique romaine : les dialogues entre le prêtre célébrant et l'assemblée sont interprétés comme autant de formes d'échanges de qi entre le célébrant et les fidèles, et la messe, vue sous cet angle, devient une sorte de qi gong. » (p. 129). Ceci résume bien le livre La Messe, yoga du souffle  (éd. Le Fennec, 1994) de John Lagerwey qui remarque p. 14 que le mot que l'on traduit par "esprit" est le même, en hébreu, que le mot "souffle" (il ne parle d'ailleurs pas de qi mais de souffle). D'entrée de jeu il dit « Mon histoire personnelle peut se résumer en une phrase : je suis un calviniste venu au catholicisme par le taoïsme. » (p. 5).

[7] J-M Martin a animé avec Dennis Gira, une session intitulée "Christ et lotus" en 1992 à l'Institut Catholique de Paris. Dennis Gira, chrétien a écrit plusieurs livres (Le lotus ou la croix, les raisons d'un choix ; Jésus, Bouddha : une rencontre possible ?...), il enseignait le bouddhisme à l'ICP. Par ailleurs il a lui-même participé à des sessions de Jean-Marie.

[8] Les quatre vertus cardinales : prudence, tempérance, force, justice ("cardinales" du latin cardo : charnière, pivot).

[9] J-M Martin aime ne pas traduire le mot grec pneuma : « Nous savons que le pneuma c'est l'esprit ou c'est le souffle. Pour l'instant plutôt nous ne savons pas ce que c'est, si vous le voulez bien, et ce faisant, nous respectons le mot de Jésus en saint Jean au chapitre 3 : « Le pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va », et d'ailleurs vous avez des exégètes qui, dans ce verset, traduisent pneuma par "vent", et d'autres par "Esprit". Nous laissons cela ouvert. Le pneuma, fût-ce l'Esprit Saint tout autant que le vent, sont des choses qui restent… "en l'air" dans notre esprit, et nous prenons conscience qu'il ne faut pas se hâter d'en préciser de façon trop serrée la signification. Il faut laisser le temps pour nous de nous approcher de ce mot-là. » (Extrait d'une soirée sur le Notre Père)

[10] La première occurrence est en Isaïe 52,7 : « Qu'ils sont beaux sur les montagnes, Les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles. »

[11] Voir la transcription de ce cycle  dans le tag PLUS 2 PLUS 1..

[12] Cet ordre est celui du chapitre 1 de la Genèse : la parole vient en premier (« Dieu dit :"Lumière soit" ») ; l'homme ensuite (« Faisons l'homme »), et le couple enfin (« mâle et femelle il les fit »).

[15] C'est ce qui fait que l'Évangile n'est pas là pour constituer un peuple parmi les peuples ; il n'est pas structuré comme une culture en lui-même, mais comme quelque chose qui s'adresse à toutes les cultures. Ce n'est pas parce que, dans un premier temps, il s'est adressé particulièrement à la culture occidentale qu'il est réduit à cela : il concerne la totalité de l'humanité. Ce qui pose des questions très intéressantes. (J-M Martin).

[17] J-M Martin préfère ne pas traduire le mot grec pneuma, voir note 9 (première note du II).

[18] Les archontes sont tous ces gens qui ont un certain pouvoir de contrainte, de limitation sur la vie humaine, y compris d'ailleurs certains pouvoirs judiciaires ou civils qui sont exercés contre le Christ, mais qui sont entendus ici dans un sens de contrainte qui n'est pas d'une autre zone que la contrainte de la mort. Ces archontes ont été récusés par la Résurrection qui est la victoire du Seigneur sur les archontes et les puissances. Nous savons que la dernière de ces puissances est la mort dont il s'est rendu maître. (J-M Martin. Extrait du cours donné à l'Institut Catholique en 1972-73).

[21] « Le mustêrion (ce qui est tenu en secret) et l'apocalupsis (ce qui est dévoilé) sont deux mots qui s'appartiennent. Par exemple la parole de dévoilement n'est pas le simple fait de récuser le silence : le rapport de silence et parole est beaucoup plus subtil que "ou je me tais ou je cause", car la parole authentique est pleine de son propre silence, tous les poètes savent ça. » (J-M Martin).

[22] La semence (sperma) est liquide a besoin de prendre consistance et prend pour cela élan (hormê) vers son achèvement. Elle se corporifie, elle vient à corps.  Pour plus de précisions sur la structure semence/fruit et sur les autres, voir Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....

[24] Ce tableau est un essai de résumé, il n'est pas de J-M Martin.

[25] « Nous avons été alertés à détecter ces aspects par la lecture attentive des premiers Pères de l'Église, des IIe et IIIe siècles, qui sont antérieurs à la systématisation théologique qui nous embarrasse depuis, et qui, eux, sont proches de l'entente de ces textes. Ils ont développé ce qu'on appelle parfois une théologie des puissances de Dieu (de ses dunaméis, de ses vires comme dirait Tertullien) et ils énumèrent la sagesse, le conseil, la délibération, la volonté, la parole, le pneuma… La théologie trinitaire va d'abord être enclose dans cette théologie des puissances, historiquement. Elle s'y trouvera très à l'aise d'ailleurs, mais on ne l'y laissera pas. » (J-M Martin. Extrait du cours donné à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73).

Voir par exemple un extrait du Dialogue avec Tryphon de saint Justin : « Comme principe (arkhê) avant toute créature, Dieu a de lui-même engendré une puissance verbale (une puissance de parole, dunamin logikén) que l'Esprit Saint (i. e. la Sainte Écriture, l'A T) appelle aussi Gloire du Seigneur, et aussi tantôt Fils, tantôt Sagesse, tantôt Angélos (Ange ou Envoyé), tantôt Dieu, tantôt Seigneur ou Verbe, et cette dunamis se nomme elle-même Chef d'armée lorsqu'elle parut sous forme d'homme à Josué fils de Noun. Si elle peut recevoir tous les noms c'est parce qu'elle exécute la volonté du Père et qu'elle est née du Père par volonté. » (Titres du Christ au IIe s. à partir de : La croix de lumière (Actes de Jean) ; un passage du Dialogue avec Tryphon de st Justin)

[26] La structure semence/fruit ne concerne pas seulement la semence de Dieu, on la trouve aussi en Rm 7, 8 à propos de l'autre semence : « Prenant élan (ap-hormên) à partir du précepte, il (le péché) mit ainsi en œuvre (kateirgasato) en moi l’effectivité de la convoitise (épithumian). » Le mot élan (hormè) est un mot de connotation stoïcienne qui désigne la mise en mouvement, la mise en œuvre.

[27] Le couple volonté/œuvre correspond au couple semence/fruit, le texte de référence est celui-ci : « Je suis venu pour faire la volonté de mon Père et accomplir son œuvre » (Jn 4, 34)

[28] « "Richesse" (ploutos) est un terme très important chez Paul à condition qu'on comprenne que c'est sa pauvreté qui est sa véritable richesse, thème éminemment paulinien : on est riche de ce qu'on ne détient pas, car ne pas détenir est la condition pour constamment recevoir, donc être ouvert au don.

Le mot richesse a encore d'autre signification chez Paul puisque les termes de richesse et d'héritage désignent de quelque façon ces réserves que Dieu a constituées pour les consacrés. On trouve la description de ceci dans l'apocalyptique (en particulier le livre d'Hénoch) et il ne faut pas le prendre pour de l'imagerie descriptive enfantine, il s'agit souvent d'une description des états cachés de l'être humain à quoi on accède ou à quoi on émerge, et cette émergence est l'apocalupsis. » (J-M Martin. Groupe saint Paul, décembre 2007).

[30] Le moment séminal est celui de la multiplicité, et le moment de la manifestation est celui de l'unité. Sur la structure du couple appel/élection entendu dans la structure semence/fruit, J-M Martin a trouvé chez un Père de l'Église  une interprétation très originale de la phrase : « Il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus » (Mt 22, 14). « Voilà une phrase qui n'est pas johannique, elle vient des évangiles synoptiques. Elle a été prêchée évidemment dans la mouvance dominante de la peur pour dire : “Faites attention, il n'y en a pas beaucoup” ; or elle ne signifie absolument pas cela. Les élus et les appelés sont les mêmes mais, s'ils sont multiples dans le moment de l'appel, en tant qu'élus, c'est-à-dire en tant que réunifiés, ils sont peu nombreux.

[31] Cette expression et la suivante se trouvent dans le prologue de l'évangile de Jean.et correspondent à 2 des 3 venues. Cf  Les trois venues dans le Prologue de l'évangile de Jean : vers la mort, vers la méprise, vers l'accueil.

[32] Yeshoua est une contraction de la forme Yehoshuah (Josué), il provient de la racine trilittère du verbe « sauver ». Il est souvent traduit par “Il sauve” ou simplement “Sauveur” d'après Mt 1, 21: « Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.  » (TOB). Sur le texte, voir aussi La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base.

[33] Au II - 6°.

[34] Voir le deuxième tableau vers la fin du II.

[36] Le rapport puissance/acte (dunamis/énergéia) se trouve chez Aristote, il est proche de semence/fruit mais légèrement différent, surtout au niveau du vocabulaire, puisque chez saint Paul le mot dunamis dit la puissance en acte.

[37] En voici l'origine : « Dans "l'imposition des mains", ils disent à la fin : « pour la Rédemption angélique » c'est-à-dire pour celle que les Anges ont aussi, afin que celui qui a obtenu la "Rédemption" se trouve baptisé dans le NOM même dans lequel son ange a été baptisé avant lui. – Il est fait allusion ailleurs au baptême des anges. Il est dit ici que les anges se font baptiser pour nous, et c'est ce qui a donné lieu chez moi à l'expression que j'ai souvent employée : « les mots de notre vocabulaire doivent être baptisés afin de pouvoir dire... », c'est-à-dire perdre leur sens usuel pour re-susciter, laisser mourir leur sens usuel pour ressusciter à la capacité neuve de dire la nouveauté christique. – 6Or, au commencement, les Anges ont été baptisés dans la "Rédemption" du NOM qui est descendu sur Jésus, sous la forme de la colombe» (Extrait de Théodote n 22 commenté par J-M Martin à la fin de Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote..

[38] Voir le II - 1°.

 

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