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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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16 février 2017

"La Manducation de la Parole" de Marcel Jousse : présentation de Jean Sulivan ; échos chez J-M Martin

Entendre la Parole ne va pas sans une remise en question de nos schémas. Par exemple J-M Martin dit souvent que, pour nous, entendre et manger sont deux choses différentes alors qu'il faut comprendre que "entendre c'est manger", que "parole et pain c'est le même". Il dit aussi que « les gestes du Christ sont parlants », et que « l'Évangile est à la fois un geste de Dieu et une parole de Dieu ».

Dans un de ses cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1978-79 (cf Deuxième partie 1 a) après avoir suggéré que "entendre et manger c'est le même", J-M Martin a suggéré à ses étudiants d'aller lire le livre de Marcel Jousse (1886-1961) Manducation de la parole paru en 1975 dans la collection "Voies ouvertes" de Jean Sulivan. C'est ce qui m'a décidée à publier le présent message.

 

Jousse et un chef sioux, il pleutJ'ai connu Jean-Marie par des notes de cours de 1989-90 que quelqu'un m'avait passées, mais surtout par son article paru en 1992 (Les eaux usées de l'Occident, article de J-M Martin paru dans Christus) où il parlait du symbole d'une façon qui me semblait juste mais que je ne comprenais pas : « Un symbole de l'Écriture risque d'être lu par nous comme un signe. Par exemple, le symbolisme entre entendre et manger. Ce n'est pas l'idée du manger qui me conduit à entendre. C'est en revanche d'entendre qui se donne à reconnaître dans l'acte de manger. Voyez le chapitre 6 de saint Jean : une identité qui se déploie. » Mais je connaissais déjà Marcel Jousse puisque pendant presque deux ans (1982-84) j'avais suivi les cours donnés à Paris par Yves Beaupérain au "Laboratoire d'Anthropologie mimismologique et rythmo-pédagogique". Ce Laboratoire était la suite de "l’Institut de Rythmo-pédagogie" créé en 1932 par Jousse avec un groupe d’anthropologistes, de pédagogues et de psychiatres. Gabrielle Baron (1896-1986) qui transmettait la pensée et les écrits de Jousse nous a reçus plusieurs fois (elle habitait près de là). Une partie des cours d'Y Beaupérain consistait à apprendre des récitatifs tirés de l'évangile (textes reconstitués d’après les lois du style oral selon M. Jousse) : debout, on récitait de façon rythmée, balancée et gestuée. Depuis, j'ai rencontré des catéchistes qui m'ont dit qu'elles faisaient apprendre des récitatifs aux enfants selon cette méthode. Et plusieurs sites internet en parlent.

Ce qu'écrit Marcel Jousse dans Manducation de la Parole est très intéressant, mais son vocabulaire demande un peu d'habitude[1], aussi, dans ce message, je ne le cite quasiment pas.

  • en première partie il y a d'une part un article de Jean Sulivan sur le livre Manducation de la parole avec l'introduction faite par la revue Études, et d'autre part la postface de J Sulivan faite pour le livre Mémoire vivante de Gabrielle Baron (une courte biographie figure au début, et une bibliographie à la fin)
  • en deuxième partie se trouvent des réflexions de J-M Martin, ce sont des extraits d'autres messages qui tournent autour de la parole (parole et nourriture, parole et geste, parole désignative) et qui débordent donc un peu de ce que dit Marcel Jousse.

Pour savoir qui sont J-M Martin et J Sulivan voir : Qui est Jean-Marie Martin ? et Jean SULIVAN nous aide à retrouver une sagesse et un souffle, l’esprit qui ressuscite les mots.  

                                                                  Christiane Marmèche

 

 La Manducation de la Parole de M Jousse :

présentation de J Sulivan, échos chez J-M Martin

 

Première partie : Paroles de Jean Sulivan sur Marcel Jousse

 

1) Autour du livre La Manducation de la Parole de M Jousse[2] (Études, février 1976)[3]

 

Jousse, Anthropologie du geste, 4ème de couverture●   Présentation de Marcel Jousse par H. Holstein.

Né en 1886 dans un village de la Sarthe, Marcel Jousse fut élevé dans la pauvreté par une mère illettrée, à qui il ne cessa d'attribuer l'originalité de sa recherche. Une grand-mère lui avait appris l'Évangile, et elle le « mimait » à son petit-fils, développant une mémoire qui fut prodigieuse. « Dans ma famille d'illettrés, l'Évangile lu le dimanche n'était qu'une remémoration de ce qui était déjà mémorisé. On savait par cœur ce que le prêtre lisait dans un livre et on le vivait.[4] » D'où ce sens de la rythmique orale, que Jousse affirme avoir acquis dès l'enfance, et ce goût de la langue parlée qui, dès le collège, lui faisait chercher, à travers le grec du Nouveau Testament, l'original araméen parlé par Jésus.

Après ses études au grand séminaire de Séez, l'abbé Jousse, ordonné prêtre à Noël 1912, passe une licence à l'université de Caen, puis, en 1913, entre au noviciat des jésuites de Cantorbéry. Jousse fait toute la guerre comme officier d'artillerie et l'achève instructeur militaire aux U.S.A. Après deux ans d'études à Jersey, le P. Jousse est nommé à Paris, pour approfondir avec les spécialistes ses intuitions sur le style oral. Il ne quittera la résidence de la rue Raynouard que pour mourir, au pays natal, en août 1961. De 1922 à 1960, le P. Jousse a, pour ainsi dire, cherché à exprimer ce qu'il avait pressenti dans son enfance paysanne. Un mémoire illisible et génial, Le Style oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-moteurs, publié en 1925, donne la clef d'une recherche inlassablement poursuivie et communiquée dans d'innombrables cours aux Hautes Études et à l'École d'Anthropologie.

Marcel Jousse eut des admirateurs compétents, tel le cardinal Bea, des adversaires irréductibles, et récolta le plus souvent l'incompréhension moqueuse. Il en souffrit beaucoup et ne publia guère. On apprécie mieux aujourd'hui l'originalité de sa démarche, de sa réaction contre l'écrit qui paralyse l'authentique parole.

 

●   Texte de Jean Sulivan

M Jousse, La Manducation de la ParoleMarcel Jousse est le savant (anthropologue, linguiste, exégète, résolument multidisciplinaire) et le prophète de la mort de l'idéologie appliquée à l'expression chrétienne. Des hommes célèbres se sont inspirés de lui, sans jamais le citer ni lui adresser un coup de chapeau. C'est dans l'ordre. Un tel courant à remonter. Teilhard, jésuite comme lui, avait la partie belle. Savant, écrivain et poète, il cédait, peut-être un peu trop vite, au vertige de la pensée enveloppante, extrapolait lyriquement, ralliait ainsi la foule des intellectuels qui tenaient leur vision du monde, pouvaient un temps s'y reposer, jouir. Pourquoi pas ? La tâche de Jousse est autrement difficile, qui invite chacun à retrouver sa voie et sa voix à partir d'une expérience intime.

De même, la renommée se fit autour de Bultmann. Jousse n'eut qu'une poignée de disciples éblouis et fervents. Pour moi j'ai entendu sa voix dans la voix d'une de ses disciples. C'est le lot de l'homme de la parole et du « poème » de passer par le petit nombre. Un privilège.

On sait que, dans Kerygma und Mythos, Bultmann, afin de rendre la foi accessible au monde moderne, a tenté de la désolidariser des mythes à travers lesquels elle s'exprime. Car, pour lui, la cosmologie qui est liée au Message est surannée et dresse devant la conscience moderne d'inutiles obstacles. Que signifie Jésus descendu aux enfers, monté au ciel, la droite de Dieu, etc. ? Une fois de plus, un théologien de génie s'est laissé impressionner par la philosophie. En voulant traduire le Message dans le langage existentiel de Heidegger, Bultmann donne le sentiment qu'il est radicalement impossible d'évoquer Dieu avec ce qui n'est pas Dieu et le laisse étranger, absolument. Quand on a déshistoricisé, démythisé, il ne reste à la foi qu'à s'engendrer elle-même et à devenir son propre objet.

Marcel Jousse se situe aux antipodes de Bultmann. Le langage mythique souligne le thème central de la foi la parole s'est faite chair, Dieu est devenu mondain, "objectif", terrestre, datable. Pourquoi s'étonner quand on entend dire que le soleil se couche, se lève, ou quand, à propos de la montagne, on parle de pied, mamelon, dent, tête ? Les mots sont spontanément vidés de leur sens originel. L'amour immodéré de l'absolu abstrait peut manifester seulement une impuissance spirituelle.

En vérité, Bultmann reste l'homme du concept et de la philosophie, étranger à la parole-poème. Jousse est anthropologue, linguiste, exégète et poète. Ce ne sont pas les images qui font écran, mais l'homme qui manque de santé et qui, pour cela, déraciné, ou plutôt n'ayant jamais eu de racines, a perdu contact avec «l'au-delà» du sensible. Ce n'est pas un paysannisme périmé que voit Jousse dans l'Évangile, mais le fond commun des hommes, que l'on peut retrouver dans l'enfant aujourd'hui, comme dans le monde palestinien, celtique ou chinois.

*    *

Marcel Jousse, hanté par les traumatismes qui se produisent dans une école, expérimente, voit ce que tant d'autres ne font que dire par habitude. Des enfants ratatinés, la main crispée sur le manche à plume. « La plus ignoble conquête de l'homme, c'est l'homme », écrit-il. Brave gosse, il s'agit de le dompter, pour lui apprendre à capturer, à posséder, à se battre. Certes, il se rebelle à mesure que s'allonge le temps d'informations et d'études, quand dans l'absence de responsabilités il peut voir la société dans sa vérité... Mais il lui faut tôt ou tard rentrer à la maison, prendre la voie royale de la course au niveau de vie, à moins de consentir à devenir une épave… Ainsi voit-il le petit singe savant auquel, avant l'expérience vivante du choc du monde, on impose les mots de la tribu, afin de canaliser son besoin créateur vers les tâches rentables.

Jousse blessé de même par ce qu'il entend dans les chaires, les cours des savants religieux. On disserte, on explique, ou détruit ce qui est vie, poème, pour n'avoir point à le rejouer dans la réalité.

Tendu de toutes ses fibres clamoreuses (j'aime qu'il invente des mots, torde le vocabulaire, non par besoin d'originalité, mais parce que c'est un monde neuf à révéler) vers les choses et les êtres, tel il voit le petit anthropos, les recevant en lui dans son regard et son sang, d'une manière absolument unique, les mimant, les rejouant dans une transposition laryngo-buccale, abstraction spontanée, assimilation subjective, intelligeant ainsi la vie, enregistrant le réel avant le mot, dans le rejeu du geste, selon son rythme propre. Voilà pour Jousse le fond anthropologique « primordial ». La culture n'est qu'un vernis, le même pour tous, qui refoule la sauvageté individuelle, sépare d'autrui, de Dieu, de la joie, tue la vie, bloque l'action, c'est-à-dire cela même qui importe à l'Évangile.

*    *

Et que font l'artiste, l'écrivain ? Mal guéris de l'enfance qui perdure dans l'adulte, ils tentent de retrouver l'impact originel des choses en passant au-delà du texte mort, pour rejoindre les gestes vivants. Ils se servent des mots, mais en les exorcisant, les décapent de la sédimentation, les retournent contre eux-mêmes pour briser la convention, dire la rencontre unique, malgré les habitudes et les pesanteurs mentales. Leur écriture est une écriture-parole. Dans l'écriture-parole, les mots ont une peau, un visage, ils frémissent de tous les gestes du corps. Être lu, c'est être mangé. Le meilleur lecteur celui qui s'empare, transforme tout en lui-même, joue sa propre musique.

Pas de professeurs en l'ordre spirituel seulement des découvreurs qui révèlent à autrui en s'inventant eux-mêmes à mesure. Ceux-là qu'on essaie de rejouer en soi, qui vous mettent en marche sans le vouloir. Pas d'hommes qui détiennent une autorité mondaine, seulement des auteurs, c'est-à-dire ceux qui engendrent, nourrissent, augmentent la vie. Pas de savoir de manipulation. Il existe une pensée écrite, algébrosée, un discours pieux qui donne la mort : tout ce qui est né de la suggestion, du seul mental, c'est-à-dire produit par l'intelligence fabricatrice, c'est-à-dire tout ce qui ne vient pas de l'action et d'une expérience. Un homme ne connaît en réalité et n'est mu que par ce qu'il reçoit en lui-même dans l'obscur et rejoue spontanément. Le sens n'est pas d'abord dans les mots ni les pensées il traverse la chair même.

La Grèce a tout faussé. « Lorsque je me trouve devant une difficulté de traduction, écrit Jousse, au lieu de faire ce que l'on fait d'ordinaire, prendre le terme grec et s'en aller dans toute la littérature du milieu gréco-latin qui nous fausse à chaque instant les problèmes, je fais le mouvement inverse : je vais dans l'araméen en venant de l'anthropologie et sans m'occuper le moins du monde de savoir s'il y a eu des Grecs… »

Les évangiles sont nés dans l'univers palestinien et sémitique. Partir de là.

Les Grecs ont inventé une monstrueuse théophanie pour exprimer l'invisible et nous en sommes infiniment plus victimes que nous ne le croyons. Ce peuple d'architectes et de sculpteurs souffre d'une hypertrophie spéculaire. Le Temple, chez eux, n'est qu'une machine à regarder le monde pour le guérir de sa contingence. Le Palestinien sait que l'invisible n'a jamais été vu. Voir Dieu, c'est mourir. Le Dieu rendu visible n'est qu'une image idolâtrique. C'est pourquoi Jésus « doit » mourir, puis, après la résurrection, s'absenter pour que survienne l'Esprit qui intériorise toutes choses.

Ainsi, le monde palestinien, au contraire du monde grec, à travers un gigantesque mimodrame, a suggéré l'invisible dans les gestes de la vie, le poème et la parabole. Loin d'être fasciné par le réel et au lieu d'en faire des images magnifiées, ou de l'exorciser par les idées métaphysiques, il le fracture, guette des passages et des signes. L'eau, dans l'Exode, devient du sang, la nuée est lumineuse. L'eau est changée en vin. En Jésus la Parole se propose pour être mangée et bue. L'Invisible est au cœur du réel. Impossible de croire en vérité autrement que magiquement, si l'on ne traverse pas les choses et les images. On croit avec les gestes, les pas, le corps.

La question n'est pas comment enseigner, mais comment vivre. Le christianisme n'existe pas pour être su et ne peut être qu'une insufflation, sous peine d'être rejeté comme un corps étranger, à moins qu'il ne fasse provisoirement des esclaves, c'est-à-dire des récitateurs de la foi des autres. Le Message ne peut être que l'expression d'une tradition orale, dans le mouvement et le chant de la vie. On n'apprend rien à quiconque. On donne cela qui nous fait vivre.

Marcel Jousse tente de faire comprendre comment, en Palestine araméisante, la Parole, Memrâ, s'est incarnée dans un paysan galiléen et s'est faite manducation de l'enseignement et de l'enseigneur.

« L'épanouissement final de la pédagogie du Rabbi-paysan, leshoua de Nazareth, écrit-il, nous l'avons à la Cène, dans le mimodrame du pain et du vin où l'Enseigneur, non seulement donne à manger son enseignement, mais se donne lui-même à manger et à boire. C'est là où nous avons l'approfondissement le plus effrayant du mécanisme humain primordial. »

Est-ce que j'extrapole ? Qu'importe ! Je n'explique pas. Je rejoue. Moins fidèlement sans doute que l'intrépide femme qui, depuis si longtemps, prolonge la voix du prodigieux enseigneur. Mais il y a un niveau de lecture où l'on se dit que « l'homme de ce temps ne peut qu'être étranger à l'Évangile. Comment, dans l'univers qu'on nous fait, tout entier tendu vers le profit, un homme pourrait-il recevoir le choc du monde et la confidence des choses, c'est-à-dire entendre sa propre parole qui attend la Parole ?

Je vois Jousse en combattant fraternel. Contre l'audio-visuel qui n'est le plus souvent que le bavardage incessant de pensées, multiplié à l'infini. Pour l'oralité humiliée des territoires – et il ne s'agit pas seulement de territoires géographiques – soumis à la dictature des pensées dominantes qui se coulent avec impudence dans les mécanismes de marché à court terme. S'il n'est pas l'ennemi des villes, toute sa démarche exige que la ville puisse redevenir un lieu humain.

En ce temps d'hypertrophie du visuel et de dépréciation de la parole par les media sonores, alors que les mots touchent si rarement terre, Jousse nous ramène aux origines. On ne manipule pas les mots sans se détruire soi-même et sans nécroser la Parole tel est son message. C'est pourquoi Jousse s'adresse à tous ceux qui s'intéressent à l'expression humaine en donnant une base solide à ceux qui sont préoccupés par les questions de communication, et notamment de pédagogie. Mais surtout, il parle à tous les hommes fatigués des références, clichés, pensées déjà pensées, sans cesse réemployées dans la cage culturelle, sous la poussée du moi, des peurs et des intérêts immédiats. Chacun est invité à retrouver son propre souffle et son rythme pour une plus grande joie. C'est pourquoi Marcel Jousse exige le contact direct avec son écriture-parole.

 

2) Postface de J. Sulivan à Mémoire vivante, livre de G. Baron consacré à M. Jousse[5]

Mémoire vivante de G Baron sur Marcel JousseQuand meurt Marcel Jousse ne laissant – à part son fameux style oral et une étude sur les Rabbi d'Israël – que quelques mémoires scientifiques connus seulement de certains spécialistes, on peut raisonnablement penser que les intuitions géniales de ce professeur hors-pair vont se perdre dans les sables de l'érudition et ne seront plus qu'objets de curiosité et de références.

Mais une femme, son élève et collaboratrice, l'a entendu. Parce que la même passion les habitait, l'amour d'une présence mémorialisée dans un souffle et un rythme, dans un corps de mots, l'amour du Galiléen, elle prit le relais. Depuis quelques années, dans une sorte de "laboratoire de prise de conscience" créée par Jousse lui-même, elle rejoue devant un petit nombre d'apprenants venus d'Afrique, d'Amérique ou d'Orient (et bien sûr, il y a des Européens de Paris et d'ailleurs), elle mime et rejoue et fait rejouer en miroir et en écho les Récitatifs de l'Évangile reconstitués par Jousse selon les lois du Style oral. Cela se passe dans un simple studio, rue des Martyrs. Cela n'a pas d'apparence. Cela est dérisoire face à l'énorme investissement de promoteurs qui s'épuisent dans des recherches catéchistiques avec l'illusion de faire recoller les idéologies doctrinales à la modernité. Pourtant, il y a là un secret : celui d'une communion dans la "vivante mémorialisation" par le corps tout entier et la bouche récitante des appreneurs.

* *

Si le livre de Gabrielle Baron que nous rééditons n'était qu'une collection de souvenirs, en même temps qu'un adieu, nous l'eussions laissé rejoindre la futilité des mémoires et documents qui inondent le marché contemporain à court terme. Mais ce livre, sur un ton de simplicité et de ferveur, à travers l'aventure d'un homme, parle d'autre chose que de nostalgie. Il parle pour aujourd'hui, même quand il évoque un passé périmé. Il signale une route ancienne et toute neuve à beaucoup d'errants et à l'Église enseignante elle-même, engluée trop souvent dans des disputes superficielles.

Quand Marcel Jousse délaisse la théologie conventionnelle pour ses recherches anthropologiques, linguistiques et exégétiques, il ne s'agit pas seulement de l'aventure individuelle d'un homme qui cède à ses goûts et à une curiosité d'érudit. De tout lui-même, il veut quitter le monde mort dans lequel il étouffe. Question de vie ou de mort. Il est porté par une passion. La foi en lui se fraie un chemin. Une chose est certaine : il sait que si le Message a été véhiculé et sans doute protégé par le langage gréco-latin, il est maintenant bloqué par ce même langage et la civilisation qu'il a contribuée à produire. Non, il ne s'agit pas d'une perception abstraite des choses : c'est pour Jousse une expérience vitale. L'abstraction dans l'ordre chrétien véhicule la mort dans le même temps qu'elle parle de foi et d'amour. C'est pour lui une question vitale et personnelle. Il l'a dit à quelques-uns de ses disciples : la démarche conceptuelle appliquée au mystère chrétien ne le conduisait qu'à des impasses.

Le tragique est ici. Beaucoup de théologiens, aujourd'hui comme hier mais en plus grand nombre et plus franchement (et cependant ce sont des hommes nourris de l'Évangile et des mystiques, respectés pour leur rigueur et leur générosité), en poussant jusqu'au bout la logique dont se réclame l'Église, sont conduits par honnêteté à ne plus voir dans la Parole qui fut parlée en Palestine qu'une sagesse comme une autre et en Jésus, simplement un homme supérieur. Par honnêteté. Car comment faire autrement ? puisque l'Institution qui leur a donné mission semble avoir lié indissolublement la foi à l'expression abstraite d'une doctrine. Ne connaissant pas d'autre chemin, ou ne voulant pas en connaître, ils ne peuvent dire que ce qu'ils disent : que l'Incarnation, la Rédemption, la Résurrection et tout ce qui suit ne tiennent pas ou ne tiennent que par décision, illusion verbale, pression sociale, besoin de sécurité. Et ils s'en vont le cœur triste…

*  *

Jousse est l'explorateur des grands fonds, que peuvent suivre ceux qui n'ont pas tout investi dans les idéologies et qui cherchent autre chose qu'une logique : un contact pour exister aujourd'hui en même temps près du corps et de l'Esprit.

Ce que Jousse dit, qu'on pourra percevoir plus ou moins directement dans le texte de Gabrielle Baron, mais qu'il est possible d'actualiser, pourrait être à peu près ceci : c'est que, tant que Vatican II et les Conciles à venir ne feront que replâtrer la doctrine, le christianisme restera figé dans une formulation morte qui fait barrage pour l’Orient, l’Afrique et qui, sans nier bien entendu son prodigieux apport, a contribué à produire l’athéisme en Occident.

Quand il s'agit d'exprimer bien, les formules abstraites ne peuvent que produire l'idolâtrie. Autrement dit, le langage essentialiste est impropre à dire la foi dans sa vraie dimension. Le langage dominant, en Occident, est admirablement apte à concevoir des projets et des idéologies, souverainement efficace dans l'ordre scientifique et technique. Mais cette force fait sa faiblesse dans le domaine spirituel. Car pour lui, invinciblement semble-t-il, penser c'est dominer, donner des ordres aux autres et à soi-même dans le temps même qu'on parle de respect et de liberté. Pour le monde sémitique dans lequel a poussé l'Évangile, penser, au contraire, c'est "être avec", vivre en symbiose, en commensalisme. Il n'y a pas de vérité abstraite à réaliser, sorte de substance en soi, mais une vérité concrète des individus.

Exprimé en doctrine qui définit une perfection à accomplir, le Message des deux Testaments perd sa signification. Car, pour lui, la fidélité à des idées n'existe pas, mais seulement à des vivants. Pour lui la vie est concrète, précaire et fragile. Dieu lui-même est possible. Hors de cette précarité vécue, il n'y a que système, fabrication sociale, c'est-à-dire conditionnement bien ou mal intériorisé.

Marcel Jousse ne nie pas l'importance de la culture gréco-latine mais il la relativise. Pas plus qu'il ne pense à nier l'universalité de l'Évangile. Mais précisément, pour qu'il puisse réellement s'adresser à tous, réellement et non seulement en intention pieuse, et même en Occident, c'est-à-dire pour qu'il puisse saisir les hommes par leurs racines et non pas seulement par le mental à l'intérieur des cages idéologiques, il doit fracturer le langage dominant afin de retrouver le fonds commun anthropologique.

Car il existe un souffle, un rythme, un monde de gestes communs à tous les terroirs par-delà les différences. Par exemple, pour nous, par-dessous la culture gréco-latine existent le terroir gallo-galiléen et le terroir celte qui ont une parenté avec le terroir sémite comme avec les différents terroirs africains, chinois, etc. Pour Jousse, seuls les hommes renaturés peuvent avoir accès à leur terre intérieure où se dit leur parole : et ils ne pourront entendre la Parole que s'ils sont réconciliés avec leur parole…

*   *

Dans cette perspective, l'Église n'a pas d'abord à s'occuper du futur et de prospective, mais, sans perdre sa force à débattre et à résister, il lui faut retrouver la mémoire vivante et non exclusivement mentale, ce quelque chose de physique, une respiration, une "pratique" à travers quoi se dit ce que j'appelle la foi-poème qui, certes, peut traverser des idéologies mais ne s'y perd jamais.

Le schéma retrouvé par Jousse est celui de la communication évangélique, aux antipodes de la propagande mise au goût du jour de la psychologie sociale. Il suppose une conversion du cœur, du corps et de l'esprit.

 

L'œuvre de Marcel Jousse

Comme l'écrit H. Holstein dans la revue Études de mars 1975, les trois livres publiés après sa mort tentent de rendre accessibles la pensée de Marcel Jousse mais « le théoricien du "style oral" n'est pas un écrivain. Le seul livre qu'il publia est un centon de citations empruntées à mille ouvrages différents, dont  il fit une mosaïque déconcertante pour le lecteur moyen. Il "parla" inlassablement, tant que ses forces le lui permirent, forgeant un vocabulaire auquel il faut s'habituer pour découvrir sa pensée…» Le livre Mémoire vivante de G. Baron (1896-1986) représente la meilleure introduction à la recherche du Père Marcel Jousse.

On trouve de nombreuses choses sur le site http://www.marceljousse.com/ et sur http://www.mimopedagogie.com/ .

 ●   Publications de son vivant.

Etudes de psychologie linguistique « Le Style oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-moteurs », Archives de Philosophie, vol. II, cahier IV, Beauchesne, 1925.

  • Etudes sur la psychologie du geste Les Rabbis d'Israël. Les Récitatifs rythmiques parallèles genre de la maxime, Spes, 1930.
  • Du mimisme à la musique chez l'enfant, Geuthner, 1935. – Mimisme humain et psychologie de la lecture, Geuthner, 1935. – Mimisme humain et style manuel, Geuthner, 1936.
  • La Manducation de la leçon dans le milieu ethnique palestinien, Geuthner, 1950.
  • Rythmo-mélodisme et rythmo-typographisme pour le style oral palestinien, Geuthner, 1952.
  • Nombreux articles dans la revue L'Ethnographie.Petite

(sur http://classiques.uqac.ca/classiques/jousse_marcel/jousse_marcel.html on peut trouver plusieurs de ces études)

 ●   Publications posthumes

Jousse, Anthropolgie du geste, 2008Trois volumes : L’Anthropologie du Geste (1974), La Manducation de la Parole (1975) et Le Parlant, la Parole et le Souffle (1978) furent publiés chez Gallimard, dans la collection « Voies ouvertes » dirigée par Jean Sulivan. En 2008 réédition en un volume avec index thématique des trois titres : L’ANTHROPOLOGIE DU GESTE

Et il y a eu une réédition : Le style oral rythmique et mnémotechnique (AMJ 1981)

 ●   Autres.

Gabrielle Baron a dactylographié la totalité des cours sténotypés ce qui constitue une collection de 73 volumes. Ces 20 000 pages sont consultables dans les bibliothèques du Collège de France, de l’Institut Catholique de Paris et des Facultés jésuites du Centre Sèvres, à Paris.

L’Association Marcel Jousse, en 2003 et 2004, grâce au concours du Conseil Général de la Sarthe, a fait numériser l’ensemble des cours dactylographiés. Ils sont désormais rassemblés sur deux CD-Rom disponibles auprès de l’Association.

 

●  Exemple de récitatif : Matthieu 6, 9-13 (Traduction de Marcel Jousse)

Récitatif 1

9 Notre Père des Cieux,
       sanctifié soit ton Nom,
10 Que vienne ton Royaume,
       que soit fait ton vouloir,
  Ainsi que dans les Cieux,
      de même sur la Terre.

Récitatif 2

11 Notre Pain à venir,
      donne-nous aujourd’hui,
12 Remets-nous nos dettes,
      comme nous les remettons à nos débiteurs
13 Ne nous fais pas venir en Épreuve,
     mais délivre-nous du Malin.
Amen.

 

Deuxième partie : Parole et nourriture, parole et geste par J-M Martin

 

1) "Entendre c'est manger" (Deux extraits d'un cours sur l'Eucharistie).

Dans un cours à l'Institut Catholique de Paris sur l'Eucharistie en 1978-79, J-M Martin a commencé par parler de la nourriture (en particulier de l'accueil ou du refus de la nourriture) avant de se référer à des textes de saint Marc, saint Paul et saint Jean. Il est transcrit dans Eucharistie : la nourriture ; repas et eucharistie dans les épîtres de Paul, chez Marc et chez Jean.

 

a) Parole et nourriture ; invitation à lire le livre de Jousse (fin de la 1ère partie du cours) :

Manger, nous l'avons vu, implique d'accueillir avec décision et de s'approprier, implique également l'idée d'être sustenté, d'être tenu dans la vie.

Je note l'indifférenciation pour ce qu'il en est du bébé d'entre la nourriture, la présence et la parole.

Pour ce qu'il en est du malade, il est des solitudes qui font mourir tout autant que la faim.

Pour ce qu'il en est du poème de la langue, amusez-vous à trouver vous-même une grande page d'expressions comme « je te mangerai », « dévorer des yeux », « boire les paroles de quelqu'un », « tu ne peux me faire avaler cela » etc..

Il est des présences et des paroles qui sustentent, qui tiennent comme la nourriture et qui sont nourriture.

Ce que je dis, ce sont des amusements en un sens, des amusements pour quelque chose de très sérieux qui serait par exemple l'étude des rapports entre la parole et le pain dans le Nouveau Testament, ou une incitation à la lecture d'un ouvrage comme par exemple La manducation de la parole du père Jousse. »

 

b) Entendre c'est manger (en introduction à la lecture de Jean 6, 44-51).

 Pour marquer l'enjeu de ce que je vais dire, partons d'une problématique simple banale qui nous est familière. Il existe autour de nous, chez ceux que nous rencontrons, mais aussi bien chez nous-mêmes, un sentiment diffus selon lequel la parole chrétienne et la foi présentent sans doute un certain intérêt, mais ajouter à cela un geste convenu et supplémentaire comme la pratique de la messe est non nécessaire ou irrecevable. La question est : la foi, oui, pourquoi la messe en plus ? Cette question banale est beaucoup plus ancienne qu'il n'y paraît, et la théologie a toujours essayé elle aussi de recoller ces deux éléments, la parole ou la foi d'une part, le rite ou la pratique d'autre part. Ce que je voudrais montrer, c'est que le concept théologique de signe sacramentel, ou la notion vague de symbole, sont des essais pour rabouter deux réalités qui se sont disjointes d'une unité originaire. L'unité originaire, je l'exprime comme ceci : « entendre et manger, c'est le même ». La tentative de raboutement, elle est déjà dans la théologie, quand la théologie dit : manger est le signe de la foi, le signe d'entendre.

D'où provient cette quasi inévitable scission qui oblige ensuite la pensée à recoudre ? Cette distinction remonte très haut. On peut en trouver une attestation à l'époque médiévale dans la distinction entre un sens propre et un sens figuré, entre un concept et une image ou métaphore. La définition du sens propre a été postulée par le besoin d'univocité nécessaire pour l'établissement du raisonnement – univocité : un sens pour un mot –, et alors l'image ou la métaphore accompagne éventuellement cette notion. Je me demande dans quelle mesure cette distinction ne reprend pas, au niveau du langage, une distinction plus ancienne peut-être entre l'âme et le corps. La foi est une affaire d'âme, manger une affaire qui est proprement du corps. Ou bien alors, à l'intérieur du verbe entendre, je distingue : entendre au sens de comprendre, qui est affaire d'âme, et entendre au sens acoustique qui est affaire du corps. Ceci en amont.

En aval, je me demande dans quelle mesure cette distinction ne structure pas notre société en ce sens que la science ou la technologie est le lieu de la vérité et du propre, alors que le poème ou l'expression corporelle n'est qu'un accompagnement marginal et approximatif, étant entendu que, comme simultanément le travail devient une notion majorée, on replacera toutes ces activités dans la zone du loisir. Et cela peut à nouveau jouer à propos du verbe manger lui-même, à savoir qu'il y a la diététique qui s'occupe de la façon de nourrir la chaudière (comme nous disions naguère), et puis la gourmandise du gourmet qui est un loisir plus ou moins suspect. Vous voyez que nous avons affaire ici à quelque chose qui touche vraiment par l'ampleur à tout notre langage, et donc à un présupposé qu'il est très difficile d'extirper. Nous avions fait quelques réflexions de ce genre dans notre toute première partie de ce chapitre, des réflexions qui confinent à ce problème : je vous avais provoqué à écouter la vérité la plus profonde de votre langue parce que la grammaire, c'est sans doute la première technologie déjà en œuvre sur la réalité plus profonde de la langue. Et si je vous provoque à cela, c'est pour que vous puissiez parler à partir de votre langue. Il ne suffit pas de le dire. Je vous avais provoqué à un certain nombre de réflexions sur : "assimiler un cours", "dévorer des paroles", "boire quelqu'un des yeux", des choses de ce genre, et évidemment, la première réaction que nous aurions pu avoir, c'était de nous dire que ce n'était pas sérieux parce que, très évidemment, ce sont là des emplois figurés. Ouvrez n'importe quel dictionnaire : vous avez premièrement une définition, deuxièmement "fig.", sens figuré. Cela fonctionne fondamentalement, et c'est précisément cette objection qui fait que vous n'êtes pas à la question. Quel est le lieu qui me permet de comprendre comme non-métaphorique l'expression « boire quelqu'un des yeux » ?

Donc nous n'avons pas omis de reprendre une fois encore tout ce regard critique sur nous-mêmes avant d'aborder un texte qui doit nous dire : entendre c'est manger. Car ce n'est pas une formule dont on s'approche par inadvertance. À chaque fois le chemin de remise en cause de soi-même est nécessaire, car le poids de notre lecture préjudicielle est tel que jamais nous n'habitons de façon définitive un mot comme celui-là. Donc à chaque fois, il faut reprendre la marche qui y conduit.

 

2) La parole est un geste.

Deux extraits de réflexions sur l'iconographie (Images et textes. Réflexion à partir de l'iconographie : partie d'un cours à l'Institut Catholique de 1975-76)

Cercle de convives, évangéliaire de RossanoTout le monde a plus ou moins dans l'esprit telle représentation des catacombes où la corbeille des pains se trouve sur un poisson. Les deux principaux thèmes auxquels nous avons fait allusion jusqu'ici ont une implantation fortement johannique, notamment le rapport du poisson et du pain qui se trouve soit en Jean 6 (le miracle des pains où il y a aussi les deux poissons) soit en Jean 21 dans le récit après la résurrection où le repas partagé avec le Christ implique toujours le poisson.

Cet ensemble du pain, du poisson, de la coupe, se réfère à nouveau à ces représentations du cercle de convives. Tout le monde a un vague souvenir de cette représentation du cercle des convives au repas, lequel cercle des convives est d'une certaine façon à son tour, même d'un point de vue plastique, assimilable au cercle du pasteur par rapport à ses brebis, et peut-être plus précisément au cercle du docteur par rapport à ses disciples.  

Les anciens ne considèrent pas que ce soit une chose hasardeuse que la manducation et la parole se fassent l'une et l'autre par l'organe de la bouche. Il y a une symbolique commune. Et dans les premières représentations chrétiennes, dans les catacombes, il y a un parallélisme parfait entre le Christ qui est entouré de ses disciples à table et le maître sur la cathèdre également entouré de ses disciples. Nous devons éviter de penser dans deux registres tout à fait différents l'entendre dans le domaine de la doctrine et le manger éventuellement dans le domaine du rite, avec la distinction doctrine-rite. Le Christ est le seul Didascale, le seul qui donne la Parole, mais il est aussi le seul qui peut la donner d'une certaine manière car il est le seul qui donne le pain, ce pain qui est lui-même, son corps livré. »

(...)

Si nous n'opposons pas purement et simplement parole et geste, il nous faut voir que la parole, prise dans une dimension autre que celle que nous comprenons spontanément, est un geste, et que le plastique est la trace d'une parole ainsi gestuée. Quand nous entrons dans l'atelier d'un de nos amis peintres, nous croyons voir voler, voleter encore ses mains, ses multiples gestes ; des mains voyantes d'ailleurs : elles sont tout l'être de l'homme en tant qu'il voit par la main, lui qui a tenté de multiples esquisses qui traînent dans les coins, des toiles inachevées. Le langage (et la parole) est un geste, ou plus exactement peut-être, l'affinement dernier du geste et non pas son contraire. Et la parole ainsi comprise contribue au sens du geste. » Ensuite il donne un exemple de texte-poème qui est pour lui aussi expressif qu'un geste et qu'une image. Il insiste aussi sur le fait que « chez nous, dans notre langage, entendre et dire désigne deux actes et deux actes successifs : j'entends puis, ayant entendu, éventuellement ensuite je dis. Pour ce qui nous concerne ici, il faut bien comprendre que nous n'envisageons pas entendre et dire comme deux actes successifs mais en ce sens que rien n'est entendu qui ne soit dit. Nous voulons dire que l'acte d'entendre est un dire.(le mot dire ici n'est pas restreint à la parole mais concerne le corps tout entier).

 

3) Les gestes du Christ sont parlants ; l'Évangile est geste et parole de Dieu.

Il faudrait reprendre les méditations de J-M Martin pour voir combien il ne sépare pas geste et parole. Voici par exemple un extrait de Jn 13, 1-15 : Lavement des pieds ; dialogue avec Pierre.

Après les grandes proclamations du début du chapitre 13, nous avons ceci :

Jésus lave les pieds de Pierre, Ford Madox, Brown, 1852« 4…Il se lève de table, il pose son manteau, prend un linge de service, et se le noue à la ceinture, 5puis il jette de l'eau dans une bassine, il commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il s'était ceint. »

Là ce ne sont plus de grandes proclamations, ce sont des petits gestes minutieux. C'est tout petit. Or c'est peut-être le contraire qui est vrai. Les grandes proclamations (les deux grands principes), qui disent l'identité christique dans son rapport au Père et à la totalité de l'humanité, ne sont pas plus grandes que cette petite gestuelle, parce que cette gestuelle, si on sait la lire, contient, sur son mode, la totalité de l'être et de l'œuvre christique.

Il faut savoir que, chez saint Jean, les paroles sont des gestes et les gestes sont parlants. Autrement dit, tous les mots de cette gestuelle sont choisis, sélectionnés, pour dire quelque chose d'essentiel. Dans l'immense ressource des souvenirs, des anecdotes, des détails, des gestes, Jean choisit.

(…)

Les gestes du Christ sont parlants, c'est vrai, mais c'est exactement la même chose, en grand, que de dire que l'Évangile est à la fois un geste de Dieu et une parole de Dieu. L'Évangile c'est le venir de Dieu, et c'est donc une gestuation, une allure. C'est la parole qui dit et qui accomplit cette venue, puisque, pour nous, la venue s'accomplit dans la parole et par la parole. Ceci est intéressant pour nous à un niveau pratique. Dans la lecture même d'un épisode il s'agit d'être attentif à ce que disent les gestes ; mais, mis au carré, c'est-à-dire élargi à l'ensemble de l'Évangile, cette réflexion nous dit que l'Évangile est un venir, est un événement parlant, un événement qui fait sens et qui "montre" au sens où nous en parlions. C'est pourquoi d'ailleurs, dire « Jésus est ressuscité » ou « Jésus est Seigneur », c'est la même chose : « Seigneur » correspond à une parole, et « ressuscité » correspond à une action, mais en fait c'est la même chose. La parole du Baptême « Tu es mon Fils », et l'acte du Père qui ressuscite Jésus, c'est la même chose. La référence se trouve en Ac 13, 33 : « Dieu a ressuscité Jésus selon ce qui est écrit dans le psaume 2 :“Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre”. » Donc la parole prend une modalité de signification neuve, et l'événement aussi. L'événement n'est pas un fait brut, il est toujours dans la parole et avec la parole. Il est d'ailleurs assez remarquable que le mot hébreu dabar qui signifie événement, signifie aussi parole.

 

4) Trois extraits de la session JEAN 20-21. RÉSURRECTION

Marie-Madeleine, Jn 20« 2Elle (Marie-Madeleine) court donc, et elle va auprès de Simon-Pierre et auprès de l'autre disciple que Jésus aimait et elle leur dit : "Ils ont levé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où ils l'ont posé". 3Sortit donc Pierre et l'autre disciple et ils venaient au tombeau

"Elle court" : c'est un verbe d'allure. Tout est exprimé par des verbes du corps, et si c'est ainsi, c'est parce que les allures disent tout. C'est pour cela qu'il faut regarder les gestes, les tournures, les proximités, les adresses (le fait que Jésus s'adresse à).C'est important, avant même de savoir ce qu'il dit, qu'il se tourne vers ! Toutes cespostures, toutes ces allures sont absolument extraordinaires.

(…)

Parler, nous l'avons dit, c'est par exemple saluer, c'est-à-dire s'approcher. Ainsi au début du Prologue : « Dans l’arkhê était la parole. » Que disait-elle ? Rien. « Elle était tournée vers le Père. »S'adresser est le premier moment de la parole. C'était une petite parenthèse pour lire les gestes parlants, ce qui incite à nouveau à lire le sens des allures, des postures, de tout ce qui est la gestuelle évangélique, qui est vouée à dire autant et même parfois plus que la parole. Souvent, la parole ne fait que commenter les aspects de ce qui est contenu dans la gestuelle. Je peux en donner un exemple en particulier à propos de la scène du lavement des pieds (Jn 13, 4-12) où le développement qui suit est partiel, il ne dit pas toute la signification de ce qui est dit dans la gestuelle. Et ça c'est un conseil pratique : ce n'est pas pour pinailler que nous regardons de près le geste. Nous sommes soucieux, non pas d'inventer à propos du geste, mais de voir à quoi, dans l'évangile de Jean, il se réfère, à quoi il est voué pour donner du sens.

(…)

► La Résurrection  accomplie est la résurrection de la totalité de l'humanité : comment le vivre et le dire à des catéchumènes ? Honnêtement je n'attends pas tellement de réponse. Et il y a deux aspects : dire ce que j'ai entendu, c'est l'aspect qui ressemble un peu à un enseignement ; et puis il y a ce que j'essaie de vivre : comment essayer de le faire vivre ?

J-M M : Pratiquement il y a deux choses. L'accomplissement de la Résurrection égale la résurrection de la totalité de l'humanité (il faut bien dire : égale). C'est un point qui a été indiqué, qu'il faut bien référencer au texte johannique, et tenter ensuite de méditer. Ce point est en effet décisif : « mon œuvre » c'est ma mort / résurrection, mais « mon œuvre » c'est l'accomplissement de la totalité de l'humanité, le même mot dit les deux, donc il y a un rapport entre ces choses. Ceci nous invite à penser le Christ non pas simplement comme celui qui enseigne, pas simplement comme un modèle, mais comme cela de l'humanité qui œuvre au plus profond de l'humanité pour l'accomplir. Il n'est pas simplement quelqu'un qui enseigne sur le salut, ou qui est un modèle pour obtenir le salut, il est celui qui sauve : il accomplit le salut. C'est-à-dire que son œuvre singulière a un retentissement sur la totalité de l'humanité, un retentissement qui n'est pas simplement sur le mode de l'exemple ou du savoir.

On ne peut comprendre ce rapport de la geste christique à l'humanité qu'à la mesure où on pense l'humanité non pas comme une collection additionnelle d'individus mais comme des fragments déchirés d'une unité christique. En ressuscitant, le Christ ressuscite ses propres membres, c'est tout le rapport de l'un et des diéskorpisména qui est constitutif de l'évangile de Jean et qu'on trouve dans les lieux stratégiques de ce même évangile.

L'autre point, c'est comment le vivre et le dire, par exemple, à des catéchumènes ? Il pourrait se faire que "le vivre" ici ait toute l'ampleur d'un entendre qui m'investit, un entendre qui ne soit pas simplement pour moi-même une information, mais que je sois investi de cette écoute et que cet investissement passe de l'oreille à la modification du geste, de la main, de la façon de marcher, du comportement. Il est vrai que, pour annoncer l'Évangile, c'est à partir de là que la parole se fait, ce n'est pas simplement par la répétition d'une formule. Vous avez noté d'ailleurs prudemment que néanmoins, parce que nous ne sommes jamais l'égal de ce que nous avons à dire, il faut aussi donner des repères, des informations de vocabulaire qui permettent de s'entendre mutuellement.

Il s'agit pour vous de le dire à des catéchumènes. Pourquoi sont-ils catéchumènes ? C'est qu'ils ont vécu une expérience, il y a une raison de retournement chez eux. Il n'est pas sûr qu'elle puisse se dire de façon satisfaisante. Il n'est pas sûr qu'eux-mêmes puissent s'en rendre compte. Il est possible qu'il y ait dans ce retournement des motivations diverses, peu importe. Il y a quelque chose en eux déjà. Il y a de quoi entendre, et il faut écouter. Une façon de dire, dans cette posture-là, c'est d'abord de tenter d'écouter ce qu'ils ont à dire, parce que la parole que nous apportons n'est pas apportée simplement de l'extérieur, c'est une parole qui est déjà œuvrante dans l'interlocuteur, et c'est celle-là qui est décisive.

Pour nous justement il s'agit au maximum de s'ajuster à cette situation, c'est-à-dire essayer d'entendre ce qui, peut-être, se dit de Dieu dans l'expérience même et dans la parole tâtonnante du catéchumène ; et recueillir cela pour le faire résonner avec ce que nous en vivons nous-mêmes éventuellement, et avec ce que nous entendons dans l'Écriture. Je pense que c'est quelque chose comme cela.

 

5) La fonction de monstration de la parole.

Voici l'agneau de Dieu► Pourriez-vous préciser la fonction de monstration de la parole du Baptiste dont vous avez parlé (« Voici l'agneau de Dieu ») ?

J-M M : Dans toute parole il y a une part de fonction plutôt monstrative, indicative, désignante, et puis une part signifiante. Quand je dis « Cela est » il y a désignation. Par exemple un nom propre est un mot hautement désignant et peu signifiant.

Je pense que le maître-mot est celui de résurrection : « Jésus est ressuscité », c'est le premier mot de la foi. Et il faut bien mesurer, quand le mot résurrection est prononcé, que sa fonction de désignation l'emporte de beaucoup sur sa capacité de signification, sur ce qui s'indique là.

Quand je dis "indice", c'est aussi en référence à montrer, puisque ce qui montre ce sont les pronoms démonstratifs ou bien l'index qui dit « Voici », et là on rejoint la fonction du Baptiste.

Or si on est attentif à cette fonction de la parole on a là une première chose fondamentale : la parole est d'abord un indice de présence, c'est l'ouverture d'un espace de relation. C'est tout cela avant la considération de ce qui est raconté ou de ce qui est dit. Malheureusement on ne pense pas la parole premièrement à ce niveau-là.

Dès que quelqu'un peut dire : « Je crois à la résurrection » sans trop savoir ce que c'est, et que ce soit effectivement juste pour lui de recueillir cette présence insue, cela ouvre espace à l'invocation, cela ouvre une dimension de la parole qui n'est pas captatrice, c'est-à-dire qui ne détient pas pleinement le sens, qui ne prétend pas avoir un contenu univoque mais qui donne place à l'appel, à l'invocation.

 


[1] Jousse invente des mots et introduit des mots hébreux. Par exemple dans Manducation de la Parole : « Cette loi de l'intussusception par gestes analogiques est stupéfiante de simplicité naturelle et de profondeur insoupçonnée. On ne se lasse pas d'observer les irradiations gestuelles qui se mettent en mouvement dès qu'un mimodrame est bien ordonné. Ainsi dans ce mimodrame de la création de l'Adam-terreux hors de l'adâmâh-terre par le Tout-Puissant, d'après son mimème et selon son analogème, on voit d'abord le modelage global de la poussière, ensuite le soufflage nasal et enfin la respiration gutturale de la nâfshâ-gorge. C'est tout... et c'est tout ! Ce n'est pas long et cela fait toute l'Anthropologie mimismologique palestinienne. En plus, cela donne un module prototype pour "ordonner" les autres mimodrames d'après ce mimème et selon cet analogème. » (p. 123) J-M Martin invente lui aussi quelques mots (insu…), introduit des mots grecs (pneuma, agapê…), mais bien moins que Jousse !

[2] La Manducation de la parole, Gallimard, coll. « Voies ouvertes » (collection dirigée par Jean Sulivan), 1975

[3] Le même texte sans le dernier paragraphe et avec quelques modifications (dont certaines ont été intégrées dans le présent message) se trouve dans Matinales p. 293-300.

[4] Jousse disait : « La première chose dont je me souviens, c’est ma mère au foyer psalmodiant, en se balançant avec sa voix très fine, très douce et très juste, ces mélodies venues de je ne sais où. D’où avaient-elles été prises ces mélodies chantantes ? Il est sûr qu’elles facilitaient grandement la mémorisation. Jamais ma mère ne m’a « causé » l’Évangile. Toujours, elle me l’a rythmo-mélodié… Vous pensez un peu ce que cela peut jeter dans une vie d’homme ! De là, ceux qui me connaissent savent l’amour puissant que j’ai porté à l’étude de cet être puissant qu’est Jésus… Ma mère m’a appris le sens du balancement intelligent et mémorisant. »

[5] Gabrielle Baron, Mémoire vivante, Le Centurion, 1981, Postface p. 303. Cette postface est écrite par J Sulivan en décembre 1979, quelques semaines avant sa mort (le 17 février 1980. Sulivan est renversé par une voiture).

 

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