JE CHRISTIQUE. Ch I. Le "Je christique" et le "je empirique" de tout homme
En 2001-2002, dans le cadre des soirées de l'Arbre à Saint-Bernard de Montparnasse, Jean-Marie Martin a fait une étude du "Je christique" – c'est-à-dire le "Je" de la dimension ressuscitée de Jésus – en se référant à saint Jean, à saint Paul et aux premiers lecteurs de l'évangile de Jean que sont les gnostiques valentiniens.
« Il y a en tout homme un "je de résurrection" qui est nommé par exemple "semence" chez saint Jean : il y a semence de résurrection dans l'homme. Ce "je" n'est visiblement pas notre "je empirique" usuel. D'une certaine manière nous n'y avons pas immédiatement accès sur le mode sur lequel nous avons accès à notre "je" usuel. »
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Pendant trois ans nous sommes restés autour d'un thème qui est résumé dans une expression à première écoute très difficile : vie éternelle. Chemin faisant nous avons touché des thèmes de façon latérale comme le thème du "je".
– Nous l'avons d'abord touché à propos de ce que nous appelons les pronoms personnels (je, tu, il, nous…).
– Nous avons aussi distingué un "Je de résurrection" dont use le Christ quand il dit « Je suis la lumière » ou « Je suis la vie »[2]. Comment une phrase de ce genre peut-elle prendre une place rigoureuse dans le mode de parler ? Et qu'en est-il de ce "Je" par rapport à nos "je" empiriques, ce que nous appelons couramment "je" ?
– Il faudrait voir de quel droit et en quel site je peux me permettre de parler de deux "je", et en quel sens. Et si c'est quelque chose qui est explicitement dans notre Écriture, il faudrait voir aussi comment cela risque de provoquer de mauvais échos dans tel ou tel lieu de notre écoute, et qu'est-ce que ça dit dans ce lieu-là. Je sais que c'est une question capitale. Par exemple il faudra voir que, ultimement, le rapport de "je" à "Je" est probablement moins un rapport de dénonciation de l'un par rapport à l'autre qu'un rapport de pardon. C'est le haut point de cette question. Je ne crois pas que ce soit tellement compliqué, mais cela nous est très peu familier. De plus c'est glissant, c'est-à-dire qu'il est très facile d’entendre ces choses autrement que je ne les dis quand je parle, d’où mon inquiétude.
– Ceci nous obligerait à nous interroger sur la validité de notre "je empirique" par rapport auquel nous avons conscience d'avoir des certitudes, mais peut-être aussi des soupçons. Il y a tout un ensemble qui a à voir avec l'anthropologie chrétienne, pour le dire d'un mot.
– Et à nouveau cela nous fait frôler une autre question que nous avons frôlée depuis tant de temps dans l'évangile de Jean sans jamais l'aborder de face, c'est la question de la fonction singulière, unique, du Christ par rapport à la multitude des hommes, les différents "nous" qui constituent l'humanité, des "nous" avec des cercles concentriques divers. Le thème de l'Un et des multiples est un thème johannique très important, nous en avons déjà indiqué plusieurs lieux. C'est aussi le thème paulinien de un et tous.
Cette question du "je" est donc quelque chose qui pourrait nous requérir : c'est-à-dire qu'on l'empoigne et qu'on se pose bien de face par rapport à elle. Nous ne l'avons jamais que frôlée de biais en apercevant qu'elle devait être essentielle, peut-être même capitale.
La question du "je" et du "Je" il faudra l'avancer et regarder des lieux fondamentaux chez Paul et chez Jean qui seraient à étudier de façon très précise : par exemple en Rm 7, la question du "je qui veut" et du "je qui fait"[3] et, en Jn 12, le « se haïr soi-même » qui n'est pensable que dans un rapport de "je" à "Je"[4]. Le plus difficile c'est qu'il faut lire ces textes et les entendre en évacuant l'écoute qui s'impose premièrement à nouveau dans le champ psychologique. Ceci est un point très important. Or nous n'imaginons pas qu'on puisse parler de "je" dans un champ autre que psychologique parce que c'est notre lieu natif. Notre culture nous pose psychologiquement au monde – ce qui n'est pas vrai partout, c'est dans notre culture – d'où une difficulté toute particulière et un certain nombre de risques.
Un certain nombre de suggestions ont déjà été faites. Il est encore temps de s'exprimer.
Yvon : Moi ce qui m'intéresserait c'est de savoir ce que c'est que d'être sujet dans l'évangile de Jean. En effet il y a des débats actuellement au niveau de l'interreligieux. Par exemple il y a pas mal de gens qui disent que dans le bouddhisme il n'y a pas de sujet[5], ou même que, s'il y en a un, il faut le détruire[6].
J-M M : C'est effectivement une question très importante. Je dis simplement que c'est un des points sur lesquels je crois avoir médité récemment, et avoir avancé un certain nombre de choses. Nous gardons cette perspective.
► On a parlé de la vie éternelle pendant trois ans et je me demande s'il faut pratiquer un jeûne par rapport aux représentations de la vie éternelle qui nous habitent.
J-M M : Plutôt qu'un jeûne il faudrait faire l'apprentissage du goût à une autre nourriture. Nous avons besoin de représentations soit pour les retenir soit pour les récuser, à la mesure où nous n'entrons pas dans la pensée proprement symbolique. La représentation au sens usuel du terme est la séquelle de la conceptualisation de la parole, à la mesure ou conceptualiser le discours évangélique dans une dogmatique aboutit à la mort du symbole proprement dit. Or cette conceptualisation était une démarche normale puisque l'Évangile était annoncé au peuple qui a inventé la différence entre le concept et la sensorialité, culture qui se trouve être la nôtre.
Si nous envisagions la question d'Yvon de tout à l'heure, ce serait encore plus difficile pour nous de mettre en question ce que veut dire "je". Parce que la difficulté, c'est que ce que veut dire "je" chez nous ne pose pas de question : c'est évident. Ou plus exactement, on se pose beaucoup de questions au sujet de "je", mais la question qu'on ne se pose pas c'est : d'où vient-il qu'il y a quelque chose comme du "je"[7] ? On pense qu'on n'a pas besoin de répondre à cette question. Mais justement, les questions réputées être les plus évidentes sont souvent les plus urgentes à visiter. Il y a là un travail assez considérable mais je pense que ça vaut la peine de le tenter. Nous pouvons le faire non pas simplement en proposant nos propres préférences, mais en suivant d'assez près des indications qui se trouvent à ce sujet dans nos Écritures, chez Jean et chez Paul.
► Tout à l'heure avec Maurice Bellet[8] on a parlé du contenu de la foi, de la prière. Et j'ai une question, mais c'est un peu indiscret : comment est-ce que tu pries ?
J-M M : Je vais répondre à l'avouable de la question. Prier c'est quoi ? Dans la perspective chrétienne prier c'est toujours une réponse car prier c'est s'adresser, s'adresser à quelque chose qui est perçu comme une parole qui m'est adressée. Autrement dit, le premier moment de la prière c'est d'entendre. Et ce que nous essayons de mettre en œuvre en ouvrant un texte de l'Évangile, c'est ‘entendre’, je pense qu'on peut dire ça.
Je sais bien qu'à la fin de la retraite que je viens d'animer, une participante m'a dit : « J'ai écouté une très belle session, mais ce n'était pas une retraite ». Bienheureuse personne – c'est une antiphrase – qui sait la différence, éternelle comme chacun sait, entre une session et une retraite. Une session aurait de la rigueur mais ne serait pas une tentative d'écoute ; une retraite aurait du sentiment ou de la piété mais ne réclamerait aucune rigueur dans le champ de l'écoute. C'est vrai qu'on peut accentuer diversement, mais ce sont des choses indissociables. La piété de l'écoute est le premier moment de la prière. Et je ne peux m'adresser que pour autant que je suis hélé, que je suis, d'une certaine manière, appelé.
Si on va assez profondément dans cette direction, on peut apercevoir des choses tout à fait essentielles en référence à la question du "je" parce que la prière c'est vraiment quelque chose de "je" et de "tu" : c'est le moment où "je" et "tu" peuvent suffire comme discours.
Or justement, peut-être que nous ne pensons pas "je" ainsi. Peut-être que méditer sur le fait que c'est entendre "tu" qui me donne de pouvoir dire "je", ça mettrait à l'envers notre rapport au "je" dans la pensée occidentale.
Autrement dit, découvrir la dimension de prière qui est dans tout dialogue, penser que la prière est peut-être le cœur de la parole sans quoi la parole est vaine, ce serait quelque chose à méditer dans la direction de la question que tu poses.
Savoir ensuite si je prie plutôt avec des psaumes ou en disant Notre Père, si je prie une heure ou un quart d'heure, c'est mon affaire, et ce n'était pas le sens de ta question bien sûr. On pose souvent la question de l'authenticité de la prière ; authenticité : autos (soi-même). À nouveau, qu'est-ce que c'est que le moi-même ? Est-ce que je récite un discours, est-ce que j'entends une parole, est-ce que je suis atteint par cette parole ?
► Nous avons vu que l'expression « Je suis la lumière » pose problème, mais des expressions comme « ma chair » me posent aussi problème.
J-M M : Dans le monde biblique l'expression « ma chair » est une façon de dire "je". La Vierge dit « Mon âme exalte le seigneur, mon esprit exulte en Dieu Sauveur » dans le Magnificat : "mon âme" et "mon pneuma" sont deux façons de dire "je". Et "ma chair" est une autre façon de dire "je", de même que "mes os"[9].
Cette question de l'identification pose la question du rapport entre d'une part les mots qui sont réputés par nous être désignables, déictiques, les mots de monstration comme les pronoms personnels et les adverbes de lieu, et puis d'autre part les mots qui ont un sens, qui disent quelque chose, qui ont un contenu. La question culmine lorsque le Christ dit « Je suis la lumière ». Voilà une phrase qui n'a aucun sens en français. Quelqu'un peut dire « je suis lumineux », mais que quelque chose comme la lumière soit dite d'un "je" n'a pas de sens, sauf à penser que c'est une façon amplificatrice, une façon métaphorique de parler.
J'ai souvent dit que je n'écrivais pas parce que je n'avais pas trouvé la première phrase. Mais actuellement j'aimerais examiner comment le fait de ne pouvoir entendre une expression comme « Je suis la lumière » ou « Je suis la vie » dans sa rigueur nous interdit d'entendre l'Évangile. C'est-à-dire que nos configurations d'écoute, pour nous tels que nous sommes aujourd'hui, désignent là un lieu duquel il serait bon de partir pour revisiter, réexaminer notre capacité d'écoute de l'essentiel dans l'Évangile. C'est un point sur lequel j'ai un peu avancé, et je sais que ce serait un très bon lieu.
Ceci rejoint quelque chose qu'Yvon a parfois suggéré : « On dit souvent que Dieu est amour, est-ce qu'on peut l'inverser en disant que l'amour est Dieu ? Comment un sujet peut-il être l'amour ? Il est aimant mais il n'est pas l'amour ! » Cela rejoint la difficulté que je viens de signaler.
De fait, comment quelque chose qui est réputé être un sujet peut-il avoir pour attribut un concept abstrait ? Poétiquement je peux dire « la neige est blancheur », mais je dis plutôt « la neige est blanche ». Si je dis poétiquement « la neige est blancheur » et que cela parle, ça veut dire peut-être que les poètes sont ceux qui ont su dans l'Occident résister aux injonctions de la grammaire. Que signifie cette résistance ? Les grammairiens s'en tirent en disant que c'est une figure de style. Mais pour le poète il n'y a pas de figure de style.
Je reconduis donc la question, ce n'est surtout pas une question à laquelle il faut se hâter de répondre. Il faut d'abord ressentir la difficulté, apercevoir qu'il y a une difficulté, endurer cette difficulté, vivre avec. Moi ça fait des années que j'ai indiqué la difficulté de « Je suis la lumière ». Je crois avoir aperçu un chemin de réflexion qui passe par une critique très rigoureuse de nos présupposés apparemment évidents. C'est une critique qu'il faut opérer si je veux entendre une parole qui ne parle pas selon ma pré-écoute. La réponse ne réside pas dans une formule qu'il suffirait d'apprendre et d'appliquer. C'est un chemin.
► Le chemin c'est le "je", mais qu'est-ce que c'est que ce "je" ? On entend un Christ, mais qu'est-ce que ça veut dire le Christ ?
J-M M : Parce qu'en plus, le Christ c'est "il" pour nous ! En effet, « en lui était la vie » ça signifie : « il est la vie ». La vie de qui ? La sienne ou la nôtre ? Que signifient ces mots de Paul que « notre vie est cachée en lui » ? Il faut apercevoir que ces choses-là sont inaudibles pour nos oreilles, sinon d'être habitués à les ronronner !
M B : Ce qui est sûr c'est que dans les différentes gammes que nous pouvons avoir dans notre culture pour entendre ce que veut dire le mot "je", rien n'est compatible avec les déclarations dont il est question ici. « Je suis la vérité » : c'est un paranoïaque, c'est un fou !
J-M M : Exactement. Combien de fois je vous ai dit : si vous rencontrez quelqu'un dans la rue qui vous dit « je suis la lumière, passez plutôt sur l'autre trottoir !
M B : Donc ça parle à partir d'ailleurs. J'ai une autre remarque à propos de « Dieu est amour » et « l'amour est Dieu ». Au XIXe siècle Feuerbach a dit : « les chrétiens ont dit “Dieu est amour” et ils ont eu raison mais dans l'illusion. Nous allons nous débarrasser de l'illusion et garder la vérité, à savoir que l'amour est Dieu. » Et si l'amour humain est Dieu, alors on n'a plus besoin de Dieu. Cette conception-là a beaucoup plus d'influence qu'on ne le croie, y compris chez les chrétiens. Et elle est sous-jacente à cette affaire. Mais on est bien en deçà de ce que tu dis.
J-M M : Il y a très longtemps qu'on tourne autour de tout ça. Il y a beaucoup de choses qui viennent à ce qu'on avance dans l'intelligence du texte johannique, beaucoup de choses qui tiennent à ce que cela soit quelque peu élucidé.
► Vous avez dit que le Christ unifie les tekna, les enfants dispersés que nous sommes. De quel "nous" s'agit-il ? Pour beaucoup de chrétiens la prière va de moi à Dieu, et chacun d'entre nous est dans sa petite sphère…
J-M M : Ce qui est en question ici dépasse de beaucoup la simple critique de l'égoïsme priant. C'est dans la structure même de l'évangile de Jean que d'avoir un rapport entre le Monogenês (le Fils un) et les tekna (les enfants). Ce rapport se dit de façon diverse, il y a cinq ou six types d'expressions qui ont la même structure fondamentale.
La question qui est évoquée ici a à voir avec les pronoms personnels, mais d'une autre manière. Il serait intéressant de voir comment le texte de saint Jean parle en "il", et à quel moment du texte surgit de façon explicite le "nous", et parfois de façon implicite, non dite. Il y a donc des choses à voir par rapport à l'écriture johannique proprement dite.
Conclusion provisoire.
Se dessinent ici plusieurs centres intérêts dont le point de départ est l'examen de « Je suis la lumière » par exemple. Ceci nous conduit à bien des directions et concerne le mode d'écrire de Jean, mais surtout touche au cœur même de l'Évangile. Si on continue d'entendre dans les structures préformées de notre oreille occidentale les phrases qui sont écrites dans une autre structure, on ressasse des choses qui sont toujours insignifiantes, qui sont toujours insatisfaisantes en tout cas, qu'on ne peut répéter que parce qu'on les a apprises, dans lesquelles on ne pénètre pas comme chemin. Il y a quelque chose qu'il faut nécessairement casser de notre propre posture d'écoute, qu'il faut briser pour entrer dans le mode de dire et donc le mode d'entendre propre à l'Évangile. Je crois que c'est quelque chose que nous aurons l'occasion de faire, mais ce n'est pas une chose qui se fait en une fois. C'est une chose qui, premièrement, demande à être bien repérée dans ses enjeux, et quand je l'ai repérée dans ses enjeux, je n'ai pas pour autant accompli le travail. Il y faut une capacité de regard critique sur les présupposés qui meuvent notre pensée commune d'occidentaux, la mienne singulièrement. On parle de dialogue œcuménique ou interreligieux, mais le dialogue c'est un combat. Le dialogue qui prétend se résoudre immédiatement en synthèse n'a pas lieu : si les interlocuteurs croient qu'ils vont arriver à une sorte de motion commune en peu de temps, leur dialogue ne prend pas en compte ce qui est le plus essentiel, le plus profond en chacun. Prendre la peine d'écouter c'est mortel pour ma suffisance, pour ce sur quoi je crois être assis… c'est mortel, c'est-à-dire que c'est la condition même de la résurrection.
Il y a donc un enjeu considérable à poursuivre. Cheminer vers quelque chose d'essentiel quand on l'a détecté fait que tout le reste bouge, donc les autres questions seront touchées.
On a un projet, une direction. J'ai choisi aujourd'hui d'énumérer des points qui vont être touchés par la question du Je christique. Nous n'entrerons pas véritablement dans l'examen de la question, qui n'est pas suffisamment posée. Mais, pour l'instant, je voudrais en faire sentir les tenants et aboutissants.
Je commencerais volontiers par une étude rigoureusement critique d'une expression par laquelle Jésus s'identifie quand il dit : « Je suis la vie ». Voilà une phrase qui est totalement insignifiante, et même pratiquement impossible selon les articulations de notre pensée. Dirait-il : « Je suis vivant », ou même : « Je suis le vivant par excellence », nous pourrions à la rigueur comprendre sinon acquiescer. Mais que veut dire : « Je suis la vie » ? Tout fait problème dans une telle phrase.
● Les attributs : vie, lumière…
D'abord : la vie. Et d'ailleurs la vie, entre autres, parce que nous étudions aussi : « Je suis la lumière », « je suis le pain », « je suis la porte », « je suis le berger », etc., sans compter le : "Je suis" tout court, mais pour l'instant, c'est l'attribut qui nous fait problème. Cela mérite d'être regardé.
Quelle fonction a ce substantif abstrait comme attribut de quelqu'un qui a sans doute un "je" qui devrait probablement être une personne ? Là, je parle le langage de notre grammaire. Nous verrons que tant nous restons dans notre grammaire nous sommes fermés à l'intelligence possible d'une telle phrase.
Ce sera d'ailleurs une occasion d'examiner déjà un pluriel, qui n'est pas encore le pluriel des hommes, mais le pluriel des dénominations du "je suis", celles que je viens d'énumérer de façon provisoire et hasardeuse en quelques mots. Comment ce pluriel-là se tient-il par rapport à ce qui identifie Jésus ?
Voyons ensuite le : "Je suis". Le verbe être fait véritablement problème, parce que nous héritons du verbe être de l'Occident, et même plus exactement d'une des phases d'emploi du mot être dans notre Occident. Nous avions remarqué que, pour dire Dieu, des mots étaient plus importants que le verbe être. Toute la théologie classique a considéré que Dieu était l'Étant suprême : celui qui est suprêmement. Mais cela est à examiner : Dieu ne serait-il pas plus grand qu'être ? Ma phrase paraît absurde puisque j'emploie déjà le mot être pour dire quelque chose de plus grand qu'être.
Par ailleurs, nous avions remarqué d'autres verbes tels que demeurer, venir, qui disaient Dieu de la façon la plus fréquente et sans doute aussi la plus signifiante chez Jean. Demeurer, si nous l'entendions au sens d'une espèce d'éternité vague qui demeure, nous acquiescerions. Mais nous avions dit que venir était un verbe qui disait Dieu à l'égal du verbe demeurer. À propos de la question de savoir ce qui faisait l'unité entre venir et demeurer, j'avais indiqué une réponse qui était une direction pour chercher, c'était un autre verbe johannique, susceptible de faire cette unité : le verbe donner.
S'il y a un verbe qui n'est pas médité, qui n'est pas examiné, c'est bien le verbe donner. On a médité sur l'être, sur les étants, mais non sur le verbe donner, ou du moins pas de façon exigeante. D'autant plus que c'est un verbe qui a sournoisement rapport plutôt avec le verbe avoir qu'avec le verbe être.
Le verbe avoir a connu aussi un très grand succès dans l'histoire de l'Occident, puisque c'est lui qui signifiait le participe chez les grammairiens. Dieu sait si la différence éventuelle entre l'être et le participe étant est quelque chose d'important dans nos grammaires ! Le verbe être désigne aussi l'exis : la posture par rapport à, l'être à. Le verbe donner lui-même mérite une très longue méditation. Je l'aborderai en fin de rencontre, car cela fait partie de ce qui est impliqué par notre recherche.
Donc zoê (la vie) fait problème dans sa forme même, dans sa structure, puis le verbe être, et enfin égô (je). Nous avons souvent dit et je le répète : si le "je" ici désigne ce que nous appelons couramment "je", c'est-à-dire notre "je empirique", un homme, et si Jésus dit de ce "je" entre autres « Je suis la lumière », il est alors l'homme le plus suspect du monde. Dans la phrase « Je suis la vie », la vie dit quelque chose de mystérieux, mais ce que veut dire "je" est encore plus mystérieux. D'où l'essai que nous avons fait de parler d'un "Je de Résurrection" qui est le "Je" identifiant pleinement Jésus. Mais pour l'instant c'est un repère, un mot.
Pour l'instant, je fais un décompte des choses qui seraient à examiner, d'autant qu'elles s'entretiennent les unes les autres. Il est donc intéressant d'en avoir une vue d'ensemble.
Si l'on veut avancer dans cette affaire, il faut mettre à mal ce que nos grammaires appellent les pronoms personnels. Il faut les examiner critiquement. Cela peut paraître un jeu pour intellectuel, mais il y va en fait de notre identité.
Pour être élucidé, ce "je" posera d'abord la question des pronoms personnels en général et en premier celle de "je" et "tu". Jésus dit tu au Père. Quel est le rapport de "je" et "tu"? Une réponse pourrait être : ce sont là deux personnes qui sont en position de se rencontrer et par suite de se dire "je" et "tu". Mais il n'en est rien ! Notre façon de penser la personne en Occident est tout à fait inapte à nous faire entendre ce que veulent dire je, tu, il, nous, vous, ils, dans le Nouveau Testament.
« Le Père et moi - ici c'est lui et moi – nous sommes un ». Tout le monde sait qu'il y a une réponse dogmatique : deux personnes, une seule nature. Mais cela, c'est la catastrophe ! C’est la réponse à la question que pose l'Occident, mais cela ne nous fait pas entrer dans les structures qui portent ces mots-là dans notre Écriture. Et en aucune façon notre écoute première ne doit passer par là. Cela a une signification dans l'histoire de la pensée chrétienne, positive à certains égards, mais qui comporte aussi le risque d'être ce qui enténèbre et offusque un nouveau rapport à la signification de "je" et "tu". Il faudrait aussi analyser ce que nous appelons une personne, une nature. Il serait quand même assez étonnant que ce soient des mots pertinents pour dire ce que dit l'Évangile, étant donné que ni le mot de personne, ni le mot de nature ne s'y trouvent une seule fois. Or ils sont structurants de la pensée d'Occident[10].
Vous me direz qu'il y a des pronoms personnels. Mais ce sont les grammairiens occidentaux qui appellent cela des pronoms personnels. Je ne dis pas que ce n'est pas totalement impertinent à tous égards. Mais il nous faudrait revenir à cela de façon plus exigeante et là, nous avons des choses à dire.
D'autre part, il est très intéressant d'observer que les anciens, je veux dire par là des langues aussi diverses que l'hébreu et le grec, considéraient que deux n'était pas un pluriel mais un duel. Ces langues possédaient un singulier, un duel et un pluriel. Le pluriel commence avec trois ? Peut-être avec quatre. Et là justement se trouve l'autre question qui est celle du rapport entre le monos et les nombreux (polla), les multiples.
Pour l'instant, j'ai donc une dyade et ensuite du singulier et du pluriel. Ce n'est pas conforme non plus à la distinction entre la Trinité et la multitude créée, au point où nous en sommes. Et justement dans notre Écriture nous trouvons le Pneuma (l'Esprit), Pneuma qui est un troisième : comme souffle il est principe d'extension, comme liquide (eau…) il est principe de ce qui se répand. Avec lui nous avons la symbolique de la largeur, alors que le rapport je-tu était un rapport vertical. Voilà une méditation des plus essentielles sur le signe de la croix. C'est une façon de penser qui est explicite chez des auteurs du IIe siècle.
Ce thème était celui que vous aviez demandé. Fréquent chez Jean, il l'est également chez Paul et dans les synoptiques. Chez Jean, on le trouve à plusieurs endroits :
– C'est le rapport du Monogénês et des tekna qui sont les dieskorpisména (les démembrés). Tout se passe comme s'il y avait une unité telle que la multitude des hommes soit le démembrement d'une unité, l'émiettement d'un pain.
– C'est ce même thème qui se retrouve dans la différence entre artos (le pain) et klasmata (les fragments), ces fragments qu'il faut récolter à la fin de la multiplication des pains.
– Une autre désignation de cela, c'est la distinction de l'ampélos (la vigne) et des klêmata (les sarments) en Jn 15. Ce sont là, pense-t-on, de belles images de l'unité. Mais ce ne sont pas de belles images ! C'est quelque chose qui demande à être médité pour que nous voyions comment cette parole se comporte par rapport à notre mode de percevoir le monos et le pluriel, autrement dit l'identification du Christ par rapport à la multitude des hommes. Nous avons là des surprises qui nous attendent.
– C'est la même chose en Jn 10, 17 : un seul troupeau (poimnê) et les brebis (probata)[11]. Les multiples sont toujours des neutres au pluriel.
– On trouve même chez Jean la distance entre le Christos et les chrismata : « Vous avez un chrisma » (1 Jn 2, 20).
Il faudrait voir aussi, chez Paul, toute la méditation sur I'arkhê et ta panta : le principe régnant et la totalité, qui s'appellent aussi la tête et le corps (sôma), corps qui est l'Ekklêsia, c'est-à-dire l'humanité convoquée, la multitude des hommes en tant que convoquée, appelée, dans le grand sens du terme. Il nous faudrait examiner ce rapport en ce qu'il a de pensable, en ce qu'il a d'audible, à quel prix cela est audible. On a donc le rapport de "je" et de "ils".
Chose très étrange, il y a une apparente identité entre l'unité de "je" et "tu", et l'unité de ces"ils" (la multitude des hommes en tant que convoquée). On lit en effet chez Jean une chose inouïe : « Qu'ils soient un comme toi et moi – "je" et "tu"– sommes un ». Cette identité apparente sera donc à méditer.
On pourrait regarder aussi les lieux où chez Jean surgit le nous :
– En Jn 3, au milieu d'un dialogue entre "je" et "tu", surgit un "nous"[12]. Qu'est-ce que ce nous ? D'où vient-il ?
– Dans sa première lettre, Jean dit : « Je vous écris pour que notre joie soit pleinement accomplie » (1 Jn 1, 4), et bravement, tout le monde corrige : il serait plus généreux de dire "votre joie", ce serait plus logique. Mais pas du tout ! Parce que le "nous" désormais inclut ce qui était "vous" tout à l'heure avant d'entendre, puisque c'est entendre qui est le mot décisif.
Ceci poserait la question de "je" et "Je". Dans le Christ y a-t-il deux "je" ? La dogmatique dit qu'il y a une seule personne, mais le concept de personne et ce que veut dire "je" chez Jean ce n'est pas la même chose.
Il y a toute la question de la mort christique, et probablement devrons-nous essayer de penser le "je pré-pascal" et le "Je de Résurrection" : dans quelle mesure sont-ils différents ? Et aux yeux de qui ? Le sont-ils uniquement pour ceux qui s'y méprennent, comme c'est le cas des disciples d'après leur propre attestation : « Ils ne comprirent pas alors…» (Jn 12, 16). En effet la véritable identité de Jésus se fait dans la résurrection :«…déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts » (Rm 1, 4) comme le dit Paul.
Cette mort est-elle le point critique, le point christique tout à fait essentiel ? Qu'est-ce que ce passage d'un "je" à l'autre ? Il y a cette phrase : « Il vous est bon que je m'en aille – la bienheureuse-mort-de-Notre-Seigneur-Jésus-Christ – car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas », c'est-à-dire : « Je ne viendrai pas dans ma dimension de pneuma. » (d'après Jn 16, 7). Voilà que je me permets ici de dire "je", là où Jésus a dit "il".
Nous avons posé la question du rapport entre "je" et "tu", entre le Père et le Fils, mais quel rapport y a-t-il, d'altérité ou de mêmeté, entre le Christos et le Pneuma ? Jean répond à ces questions-là. On ne les entend pas parce que ce ne sont pas les questions que l'on a posées à l'évangile de Jean. Or ce sont les questions que pose Jean en leur apportant réponse ! Plus important que d'importuner un texte avec nos questions serait de déterminer à quelles questions répondent ces affirmations de Jean.
En effet tout énoncé est là comme le terme d'une quête, d'une recherche, donc d'une question. Tout énoncé est réponse à une question, dite ou non dite. C'est parfois l'énoncé qui nous permet de déterminer qu'elle était la question porteuse. Et il est très important de voir qu'il ne s'agit pas de récupérer une réponse. Nous avons dit quelquefois qu'il vaut beaucoup mieux une question sans réponse qu'une réponse sans question. Une réponse sans question est insignifiante car on peut lui faire dire ce que l'on veut. Par exemple : « Dieu a créé le ciel et la terre », ça veut probablement dire à l'époque où cela a été écrit : le ciel et la terre ne sont pas des dieux. Aujourd'hui cela signifie qu'il y a une cause efficiente qui a fabriqué le monde que nous connaissons par la physique. Ce n'est pas la même chose, et pourtant c'est la même phrase ! Il faut donc s'habituer à entendre dans le tenant de la question. Quelle est la question qui porte tout l’Évangile ? Quel est le mot essentiel de l’Évangile ?
La parole, ce qui est dit, est fait d'articulé, mais aussi de l'inarticulé qui rend possible et qui porte l'articulé. Et entendre c'est toucher à l'inarticulé de la parole de l'interlocuteur. Ce thème est développé par Paul quand il parle des gémissements inarticulés du Pneuma : c'est le porteur en nous de toute prière[13].
On se questionne sur le moment décisif de la mort christique, sur le rapport de la mort du Christ et de sa résurrection… Mais parler de résurrection pour Jésus c'est parler simultanément de résurrection pour l'humanité. En effet dans ces questions il s'agit du rapport de l'un et des multiples qui est récurrent parce que la Bonne Nouvelle c'est : « Il est ressuscité ». Il: la belle affaire pour moi ! Or justement, cette phrase-là est entendue comme adressée à moi et me disant l'essentiel de ce qu'il en est de moi.
Nous avons dit quelques mots du double "je" dans le Christ. Mais nous, est-ce que nous avons quelque chose de ce double "je" ? Notre "je empirique" s'est pensé différemment au cours des siècles. Il se pense surtout psychologiquement. Il serait intéressant d'examiner comment il est analysé dans les pensées contemporaines de l'avènement de l'Évangile.
Nous pourrions penser qu'il y a probablement un "je authentique" que nous n'avons pas. Nous vivons quotidiennement dans un "je inauthentique". En tout cas nous vivons dans un "je inachevé", et ce que veut dire "je" n'est pas égalé par ce que nous savons de nous-mêmes, Dieu merci ! Tout d'abord parce que ce n'est pas fini tant que nous sommes susceptibles de poser la question, et ensuite, qu'est-ce que ce "je" que nous avons appelé le "je insu" ?
Insu est un mot que nous avons puisé chez Jean : « Le pneuma (l'Esprit), tu ne sais d'où il vient, ni où il va » (Jn 3, 8). Or d'où je suis et où je vais c'est ce qui identifie chez Jean, c'est la même question que : de qui suis-je né ? Ce n'est pas la nôtre ! Notre question, c'est : qu'est-ce que l'homme ? Et quand nous avons répondu à cette question, nous pouvons dire : « je sais qui je suis ». Eh bien non, cela ne se pose pas ainsi !
Alors : « tu ne sais ». Nous pensons qu'il s'agit seulement de l'Esprit. Mais Jean ajoute : « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma ». C'est-à-dire qu'il en est ainsi de chacun de nous. Quelle est cette réalité insue qui est notre plus propre et comment cet insu-là se comporte-t-il par rapport à l'Insu de Dieu ? Notre affaire avec Dieu ne se passe pas comme une négociation entre ce que je sais et ce qu'il sait, comme si nous disputions d'un certain nombre de choses. C'est un rapport d'insu à Insu.
Je tiens beaucoup au terme d'insu[14] pour qu'on ne croie pas que ce dont je parle est l'inconscient dont parlent les analystes car l'inconscient appartient à la même question que le conscient : il n'y a d'inconscient que parce qu'il y a du conscient. Or connaître ne se réduit pas à ce que nous appelons conscience.
Pourquoi est-ce qu'on peut parler d'un double "je" ? Parce qu'il y a deux naissances. La foi c'est entendre. Entendre me donne de naître : « Si quelqu'un ne naît pas du Pneuma de résurrection, il n'entre pas dans le Royaume ». Accéder à la région de Dieu, c'est naître. Mais je suis déjà né ! Vous me direz alors : c'est renaître. Non : c'est naître, émerger de plus originaire, émerger du vouloir de Dieu ou de ma semence insue – semence est un terme qui court tout au long de l'évangile de Jean –, et c'est le lieu de mon identité authentique. Alors, est-ce que nous allons nous contenter de dire : il y a donc ce "je" dont nous parlons habituellement, mais ce qui est essentiel c'est le "jeinsu"… Mais avant de résoudre la question, il faut la penser, et pour la penser il faut qu'elle soit largement méditée. Et pour moi ce sont les questions qu'il importe de méditer pour entendre ce dont il s'agit ici.
Parenthèse : nature et sur-nature.
Ceci modifie un certain nombre de choses, par exemple la notion structurante en théologie classique qui est la distinction entre nature et surnature. La surnature est ce qui, dans l'homme, est au-dessus des ressources qui lui viennent de sa nature. Comment cette question se pose-t-elle ? Les théologiens ont une idée de ce que l'Évangile dit de l'homme avant le XIIIe siècle. Mais voilà qu'on redécouvre Aristote et son concept de nature humaine qui répond à la question : qu'est-ce que l'homme ? La nature ou l'essence répondent à la question : qu'est-ce que, dans le langage médiéval.
Seulement chez Aristote, l'homme n'est pas voué à voir Dieu. Ce n'est pas selon sa nature. Et puisque, dans l'Évangile, l'homme est voué à voir Dieu, on va distinguer, dans l'homme que nous connaissons, une part naturelle et une part surnaturelle. C'est-à-dire que Dieu, en plus de la nature, nous donne une vocation sur-naturelle qui dépasse les limites, les possibilités ou les exigences de notre nature[15]. Le concept de nature humaine fait florès au XIIIe siècle, il est inévitable. Tout le mérite de l'Église est alors de dire que cette notion-là ne remplit pas pleinement ce que dit l'Évangile. Le malheur est que ce qui va devenir le plus essentiel est ce que nous appelons la nature, et le surnaturel deviendra un surplus. Alors que la naissance dont je parle est une naissance de plus originaire, ce qui est conforme au concept johannique de temps : le plus originaire vient après. Le Baptiste dit : « Celui-ci vient après moi parce que avant moi il était »(Jn 1, 30). Plutôt que de parler de surnaturel, il faudrait donc nous habituer, pour être dans la ligne de l'Écriture, à parler de pré-natif, de notre être pré-natif. En prononçant ce mot-là, nous sommes dans l'esprit de Jean par rapport à ce qu'il dit de la naissance.
Parmi les nombreux points liés à ces questions, nous verrons les pages de Paul concernant les deux "je" en l'homme : le "je qui veut" et le "je qui fait" (Rm 7, 7-25). Et ce n'est surtout pas notre banale distinction entre « je voudrais bien, mais je ne peux pas » !
Sans compter, dans l'évangile de Jean, les phrases en "il" sous la forme de celui qui… et celui qui… ne pas. Dans notre langage il s'agit de deux individus. Dans celui de Jean, il s'agit de deux quelque chose en chaque homme. Le jugement dernier opère le tri en chaque homme entre ce qui et ce qui[16].
Vous voyez l'enjeu. Pour le moment ce n'est pas fondé, ce n'est pas développé. Mais vous reconnaissez des choses que nous avons un jour ou l'autre rencontrées, sans jamais accepter de les regarder ensemble et en face.
Il nous faudra alors, je dis cela pour mémoire, revoir les structures porteuses fondamentales que sont la distinction de la semence et du fruit, du caché et du manifesté. Nous sommes dans le champ d'une pensée du manifester et non pas du faire ou du fabriquer. La différence est considérable car, dans notre structure, on ne peut pas être et avoir été, expression banale. Dans la structure évangélique, on ne peut être que si l'on a de toujours été. De même : on ne peut faire que ce qui n'est pas, on ne peut accomplir que ce qui est. D'où l'importance de cette notion de semence (sperma). On ne peut pas lire Jean si on ne se met pas dans cette structure de pensée. Vous êtes semence de Dieu. C'est le moment séminal, le moment du vouloir divin qui est le lieu de notre identité dans l'Insu[17].
L'autre lieu que nous avions commémoré c'est « qui se ressemble s'assemble » : c'est la façon vulgaire de dire l'identité de ce que nous distinguons en similitude et en proximité, avec le thème de la proximité de "l'être avec", de "l'être proche". "Proximité" est un mot majeur justement parce qu'il n'a pas de place dans notre pensée occidentale. La proximité ne se médite pas en philosophie classique car c'est un lieu articulé par les conjonctions parce que, afin que… qui relèvent de la logique. Mais près de ou auprès de qui relèvent de l'espace et du temps et qui sont des choses purement circonstancielles sont des mots essentiels dans l'Évangile. De même la question où, qui est une question circonstancielle, est la question porteuse de l'évangile de Jean[18]. Du même coup la proximité est une question essentielle. Et la proximité, c'est la chose du prochain. Mais que signifie alors prochain ? En général on le pense comme une nouvelle façon de regarder autrui sans toucher à son intégrité ou comme une façon de s'approcher localement : ce sont les modes selon lesquels notre Occident nous permet d'entendre quelque chose. Mais c'est très peu de choses de ce que signifie le prochain et la proximité.
Ceci nous conduirait du reste au verbe donner, mot que nous aurons l'occasion, je l'espère, d'aborder en fin d'année[19]. J'en dis quelques mots parce que j'ai été amené à conduire deux méditations de retraite sur le même chapitre 4 de Jean, sur la Samaritaine. Quand il a fallu donner un titre, j'ai orienté la première sur : « Si tu savais le don de Dieu »que l'on trouve au début de l'épisode de la Samaritaine, et l'autre sur « Adorer en esprit et vérité », qui se trouve dans la troisième question que pose la Samaritaine. Lire un texte, c'est aborder sa question forte, mais il n'est pas interdit de l'aborder sous l'éclairage que peut lui donner tel ou tel de ces mots qui se trouvent dans le texte. Or la dernière retraite que j'ai conduite m'a tout appris, jusqu'à la prochaine ... sur ce chapitre 4 !
Il s'agissait de méditer la question : où faut-il adorer ? Comment surgit cette question, la question où, structurante chez Jean ? La Samaritaine ne se pose pas la question : qu'est-ce qu'adorer ? ou : comment adorer ? Ce qui l'intéresse est la question où ?. En effet, un débat s'est ouvert en elle entre la revendication de son identité de Samaritaine et le soupçon que cet homme rencontré n'est peut-être pas seulement un Judéen, mais qu'il est peut-être un prophète ou le Messie qu'attendent les Judéens. Elle est dans un état de doute. Et ce doute est très important, très profitable dans le cheminement par rapport à la méprise initiale.
Elle pose sa question naturellement, et nous posons souvent nos questions comme cela : ou bien, ou bien. Est-ce sur le mont Garizim, le mont de nos pères, ou est-ce à Jérusalem où vous, Judéens, dites qu'il faut adorer ? La réponse est : ni ceci ni cela ; c'est-à-dire qu'à la fois le Christ recueille sa question, il va lui dire le lieu où il faut adorer, mais ce lieu n'est pas un des deux lieux qu'elle suggère et n'est pas non plus un troisième lieu au sens d'une troisième ville. Où faut-il donc adorer ? Dans le pneuma, dans l'Esprit de Résurrection.
Or le mot adorer n'est pas bon dans notre texte. Il vient du latin : adorare. Dans le grec c'est proskunêsis, avec la symbolique du genou, et dans l'hébreu sous-jacent la racine sémitique est : shachah, qui signifie la prosternation.
Se prosterner – devant le Père, sans doute – dans le pneuma, signifie “dans la donation”. Pourquoi ? Tout est conduit par : « donne-moi à boire ». Réponse : « Si tu savais le don de Dieu…»Qu'est-ce que c'est?C'est l'eau vivante. Et l'eau vivante, c'est le pneuma. Jean dit explicitement quand il parle de l'eau qu'il s'agit du pneuma. Et qu'est-ce que le pneuma ? C'est le pneuma de résurrection, c'est-à-dire de naissance nouvelle.
Ceci nous induit alors à repenser même la prosternation comme tout autre chose que la prostration. Et ceci donne un sens à de nombreux versets qui ont l'air de nous conduire vers l'anéantissement du "je".
Le modèle premier, si j'en crois Paul, est Jésus lui-même, « qui, étant l'image – le visible – de Dieu, n'a pas estimé saisissable – prenable, susceptible d'être gardé – d'être égal à Dieu, mais s'est vidé…»(Ph 2, 6-7). Apparaît la notion de vide. Qu'est-ce que cette annihilation, cette mortification, cette crucifixion ? Cela n'a sens que dans le don, et le don de la résurrection, qui est inscrite au cœur même de cette prostration.
Autrement dit, ne continuez pas à distinguer des prières d'adoration et de prosternation devant l'immense grandeur de Dieu et des prières d'action de grâces pour son don. Car la grandeur de Dieu est de donner et rien d'autre. Donner c'est recevoir et recevoir c'est restituer, et recevoir c'est verser.
Nous avons ici un vide qui n'est pas de l'affliction, mais qui est de la constitution de l'éternelle respiration entre le Père et le Fils. Le verbe donner nous conduit au plus intime de ce que veut dire Dieu par la méditation de la Trinité et nous donne le sens même de la mort christique qui n'a pas d'autre sens que cette donation. Ceci nous aide à lire des passages très litigieux pour notre oreille de psychologue lorsqu'il s'agit de la situation de l'homme devant Dieu. L'enjeu est considérable.
J'ai fait état ici d'une dernière expérience dans deux lectures successives de la Samaritaine. Il y faut du temps. Je lis la Samaritaine depuis quarante ans dans des groupes divers. Ce que je vous dis ce n'est pas des théories qu'il faudrait ajouter les unes aux autres, mais c'est l'invitation à faire un chemin, un chemin de lecture, c'est-à-dire un dis-cursus, une course, un chemin dans l'écoute, un chemin dans le texte et un chemin dans notre propre vie.
Aujourd'hui, en fonction de la question posée, mais cela revient ainsi à chaque fois que nous nous rencontrons, nous sommes invités à crucifier notre langage. Tout notre vocabulaire est inapte à dire la nouveauté christique. Mais nous n'en avons pas d'autre. C'est au cœur de cette crucifixion, pas seulement du vocabulaire, mais des structures porteuses de ce qui nous constitue, de nos certitudes les moins examinées puisqu'elles sont prétendument évidentes, que se trouve la résurrection de l'écoute, la Résurrection.
C'est d'ailleurs vrai pour toute écoute. Tant que j'entends votre discours dans mes présupposés, je ne vous entends pas. Si je veux vous entendre, il y a quelque chose de mortel. Mais pas mortel au sens négatif. Pour entendre, il faut au moins que je laisse en retrait, à défaut de prétendre mettre à mort, mes propres structures d'écoute, pour que s'ouvre quelque chose qui touche aux vôtres. La mort-résurrection, qui est le cœur de l'Évangile que nous apprenons ici, est précisément la mort-résurrection de notre discours, de nos capacités d'entendre. Sans cela, rien ne se passe.
Si, à nos certitudes, nous ajoutons simplement quelques doctrines supplémentaires qui seraient révélées par Dieu, donc en plus de ce que nous connaissons naturellement, nous sommes hors champ. En effet la révélation, le dévoilement en question, est l'accession à un espace de pensée qui met en pièce la suffisance de notre espace quotidien de pensée.
Dans notre rencontre j'ai énuméré un certain nombre d'expressions, de mots repères que nous avions trouvés au cours de nos lecture déjà anciennes de saint Jean.
Les réflexions portaient pour beaucoup sur des pronoms personnels :
- Jésus dit « Je suis la vie », « Je suis la lumière », « Je suis le pain » et d'autres. Qu'est-ce que c'est que cette unité du "Je" et des multiples dénominations ?
- Ensuite il y a le rapport de Je à Tu qui est un rapport christique. Jésus dit « le Père et moi nous sommes un » et il s'adresse à lui à la deuxième personne dans la grande prière du chapitre 17 sur laquelle nécessairement nous serons obligés de venir.
- Mais il y a par ailleurs le thème de l'Un et des multiples qui est un thème johannique dont j'ai énuméré les lieux d'occurrences dans l'évangile de Jean.
J'aurais pu ajouter que les pronoms personnels se doublent de pronoms ou adjectifs possessifs : les miens, les tiens. « Ils étaient tiens et tu me les as donnés » (Jn 17, 6). Le possessif a rapport au verbe avoir, et je pense de plus en plus que le verbe avoir est au cœur d'un verbe être bien compris. Il ne faut pas que nous en restions à l'opposition classique de l'être et de l'avoir telle qu'elle fonctionne chez nous.
Par ailleurs on connaît les rapports qui existent entre les pronoms personnels et les adverbes de lieu : ici, là, là-bas c'est je, tu, il. Nos langues sont formulées ainsi, et on connaît l'importance de la question "où ?" chez Jean, question essentielle et non pas proposition circonstancielle de lieu. C'est d'ailleurs toute la question de la proximité, et donc d'une certaine manière la question du prochain.
Il y a aussi je et ils, on trouve ce rapport dans la grande prière de Jésus au chapitre 17.
Nous disions également qu'il y a un problème de "je" à "je". En effet "je" dans l'Évangile n'est pas simple :
- déjà en Jésus car d'une part il dit : « Le Père et moi nous somme un », mais d'autre part dans le même chapitre il dit « Je vais vers le Père car le Père est plus grand que moi ». Et on se méprend facilement quand on entend Jésus comme un homme de jadis dont parlent les évangélistes que l'on prend comme des témoins historiques, suspectables. De plus y a-t-il en Jésus un "Je de résurrection" qui est une autre longueur de jet de "je" ?
- et puis il y a sans doute "je" et "je" dans tout homme.
Toutes ces questions que je viens d'évoquer ne peuvent que se développer ensemble et non pas l'une à part des autres si l'on veut entrer dans le site, le lieu d'où parle la Parole. Donc ce n'est pas étonnant que le plus important à considérer ici ce soit les plus petits mots. Il y aurait ailleurs d'autres petits mots à voir comme les prépositions auprès, dans, sous, être de, qui sont des propositions essentielles, des propositions qui dissimulent autant qu'elles révèlent. Notre projet sera d'essayer d'entendre ce qu'il en est des "je" éparpillés que nous sommes, du "Je christique" qui n'est peut-être pas dans sa dimension de résurrection un "je" en plus mais le "Je" unifiant les éparpillés.
Parler du pronom personnel ne nous laisse pas dans un champ qui serait simplement psychologique, en tout cas pour ce qui concerne le "je individuel".
Par ailleurs on a toujours la collectivité de son "je" et le "je" de sa collectivité. Autrement dit du même coup l'être ensemble est impliqué : si je touche à l'un, je touche à l'autre
J'ai évoqué cela simplement pour remettre en mémoire les choses que j'ai dites, c'est une simple énumération pour l'instant. Chacun de ces mots néanmoins nous les avons trouvés au terme d'une lecture, au terme d'un chemin mais alors ils étaient pour nous comme la limite repère dont nous disions : il faudrait réexaminer ça pour soi-même. Mais nous ne pouvons pas réexaminer chacun de ces mots pour lui-même si nous n'entrons pas dans un examen de tout l'ensemble.
Nous allons nous concentrer sur le "je de résurrection".
Il y a en tout homme un "je de résurrection" qui est nommé par exemple "semence" chez saint Jean : il y a semence de résurrection dans l'homme. Ce "je" n'est visiblement pas notre "je empirique" usuel. D'une certaine manière nous n'y avons pas immédiatement accès sur le mode sur lequel nous avons accès à notre je usuel. Et cela est dit en toutes lettres chez saint Jean : « Le pneuma (Jésus ressuscité) tu ne sais d'où il vient ni où il va » (Jn 3, 8). Comme la question "où ?" est la question identifiante, cela veut dire que tu ne sais rien, c'est pour cela que je parle de Dieu comme l'insu. Et comme il y a l'insu dans l'homme, et ce qui est intéressant c'est le rapport de l'insu de Dieu à l'insu de l'homme.
Qu'il y ait un insu de l'homme, c'est Jean qui l'ajoute dans le même passage : « ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma » donc les multiples enfants. Ceci nous incite à entendre qu'il y a dans l'évangile de Jean une indication dans la direction de quelque chose de l'homme qui dépasse ce que nous appelons couramment "je".
Nous allons même retenir de façon provisoire cela comme une formulation. Il y a en tout homme deux "je" : le "je insu de résurrection" et le "je empirique".
Cette question serait à vérifier chez Jean et aussi chez Paul. C'est Paul qui parle explicitement de deux "je" dans l'homme, en Rm 7 en particulier[20]. Ce discours ne nous est pas familier, il est même à rebours de ce que nous pensons à propos de "je".
Par exemple si nous réduisons "je" à "la conscience de je", l'affirmation de l'inconscient ne nous reconduit pas à ce que je vise quand je parle de l'insu : l'inconscient appartient à la même sphère que la conscience par rapport à ce que j'évoque ici.
La question est posée, elle est sommaire, grossière, simpliste. Si nous admettons ces deux "je", une question se pose ensuite : quel rapport y a-t-il entre ces deux "je" ? Cette simple question est susceptible de remettre en question la première formulation qui nous est cependant nécessaire pour partir.
Il y a autre chose que je voudrais dire. Ce serait dangereux de rester longuement à spéculer pour notre propre compte sur cette question comme une question théorique. Il faut que notre chemin de réflexion nous reconduise rapidement au texte de Jean. Dès la prochaine fois nous serons amenés à réentendre des textes fondamentaux, à les réentendre en fonction de notre préoccupation que nous déterminons aujourd'hui.
● Qu'est-ce que le "je empirique" ?
Aujourd'hui j'aimerais bien que nous échangions sur : qu'est-ce que vous entendez quand je dis le "je empirique", le "je d'usage", le "je dont nous nous servons" ?
Est-ce que nous sommes héritiers d'une parole qui nous dit déjà quelque chose avant même que nous ouvrions la bouche pour dire "je" ? On peut penser que cela relève de la façon contemporaine de dire "je" car toutes les cultures et tous les moments d'une même culture ne disent probablement pas "je" de la même manière.
► Est-ce que "tu" n'est pas aussi étrange que "je" pour toi ? Parce que si je dis "je" c'est qu'on m'a dit "tu".
J-M M : Tout à fait. Seulement, même cela, il est possible que ce ne soit pas le premier degré d'expression que j'ai. D'où vient que nous disions "je" comme si "je" était finalement le fondement ultime de ce que veut dire penser et même de ce que veut dire être ?
Par ailleurs l'enfant ne dit pas d'abord "je", il dit "il", ou plus exactement moi je disais : « Jeannot, il veut pas… »
On pourrait justement penser que la distinction première est celle du moi et du non-moi mais en tout cas dans nos "moi" il y a "il" qui n'est ni "je" ni "tu".
► Si on dit "je" c'est sans doute parce qu'il y a une certaine permanence. Mais en fait on change tout le temps.
J-M M : Tout à fait. Cette idée de permanence est même tout à fait décisive dans la définition la plus archaïque du "je" dans l'Occident qui est le "je" comme substance (hupostasis). C'est ce qui, sous les changements, les accidents, perdure, et reste d'une certaine manière immuable.
Cette analyse a été largement contestée par les phénoménologies de type heideggérien par exemple, où, au contraire, c'est la permanence de l'outil-sous-la-main qui est la première chose à quoi l'homme a à faire, qui est transférée dans l'être même de l'homme pour qu'il dise "je" de cette manière. C'est un peu simpliste ce que je raconte, mais il y a un soupçon de ce genre à l'égard de la notion de sujet.
La notion de sujet est une notion qui, d'entrée, n'était pas vouée à dire l'être de l'homme, d'entrée elle est le sous-jacent de toutes choses. En grammaire le sujet se dit pour toute forme grammaticale qui n'est pas simplement liée au "je" : Paul est sujet mais la table aussi est sujet de quelque chose. Et il y a le moment où le sujet désigne l'homme, ça n'épuise pas la signification de "je" mais néanmoins ça continue à l'occuper.
On pourrait aussi faire allusion à des lieux où on se préoccupe du moi, et qui sont autres que ceux que nous évoquons maintenant, et néanmoins je persiste à dire que ces lieux qui surgissent aujourd'hui n'évacuent pas les strates historiques anciennes. La notion de substance, de sujet persiste dans l'appréhension du "je" même lorsqu'on n'en fait pas du tout état, et même quand on s'élève contre lui.
► Mais la notion de substance est postérieure à l'Évangile.
J-M M : Elle n'est pas postérieure, elle est étrangère puisque la notion même d'hupokéiménon est une notion aristotélicienne de premier plan. Elle a son histoire mais elle n'est pas liée à l'affirmation du "je". Le moment où le "je" concerne proprement l'homme c'est lorsqu'apparaît l'opposition du sujet et de l'objet car ce sont deux notions corrélatives, elles viennent ensemble.
► Il y a une chose contre laquelle je me bats lorsque je lis l'Évangile c'est le fait que « celui qui… celui qui… » ne désigne pas deux personnes.
J-M M : C'est cela. Nous avons là quelque chose qui est souvent pensé comme partitif : « ceux-là… ceux-là… » : comment comprendre que c'est cela et cela de chacun ?
► Une fois j'ai questionné ma mère sur pourquoi je suis "je" et pas quelqu'un d'autre. Et je me souviens que je n'ai pas eu la réponse que je souhaitais, ce que j'ai obtenu c'est quelque chose de l'ordre : chacun est différent de l'autre. J'ai répondu : je sais bien que je ne suis pas comme ma sœur, mais pourquoi y en a-t-il une qui est "je" et l'autre "toi" ?
J-M M : Mais c'est la question par excellence. La réponse c'est de poser cette question !
Notez qu'ici intervient une autre chose, c'est que dans la philosophie la plus classique "je" n'est pas quelque chose qui est considéré, pas plus que "ici", ou que "maintenant". Ce qui est considéré c'est la nature humaine, et quelqu'un est identifié d'abord comme ayant l'essence d'homme. Les essences rentrent dans des catégories, mais elles sont individuées c'est-à-dire que, dans l'essence d'homme, il y a une multitude d'individus. Et ce qui individue l'essence c'est la matière, mais entendez par là le principe de multiplication et d'inintelligibilité, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'intelligibilité (ou de nécessité) dans le fait que nous soyons 2000 ou 3 ou 4. Les choses individuées sont réputées appartenir à la sphère de ce qui n'est pas digne d'être pensé, ce sont les essences qui se pensent. Or nous gardons quelque chose de ceci : quand nous disons "je" nous nous hâtons de dire que nous appartenons à l'espèce humaine. Et le "nous" ici est très caractéristique, c'est le nous qui additionne des individus dans une même essence.
C'est ainsi que nous fonctionnons depuis les origines d'Occident, mais il n'en va pas ainsi partout. Le mode d'identifier dans le monde hébraïque est tout autre. Ce qui vient en premier c'est la notion de nom. Ce qui dit l'essence c'est le nom propre. Bien sûr ça ne se déploie pas par rapport à notre question « qu'est-ce que ? » mais ça identifie par rapport à la question « qui ? ». Si vous dites : « Jean-Marie » vous ne tenez pas quelque chose qui est très définissable, et néanmoins, du point de vue de la vision de mon plus propre, c'est tout à fait efficace parce que je réponds. Je veux dire par là que ça vous permet d'atteindre mon plus propre, mais mon plus propre va avec mon plus proche, c'est la signification même du nom en hébreu. En effet le nom dit la chose ou l'être, et en même temps lui donne d'être, car on ne se crée pas un nom, on le reçoit, et un nom est ce par quoi j'appelle, donc ce par quoi je me tourne vers, ou je m'approche.
Tout à l'heure je parlais des propres (ta idia) : les miens, les tiens... Être la propriété de quelqu'un c'est quelque chose qui souvent révulse, mais c'est sans doute la chose la plus essentielle. Bien sûr, dire cela suppose que le mot "propriété" a été soigneusement travaillé, et du même coup le verbe "avoir" aussi.
Là nous entrons dans la problématique de Paul. Chez Paul être c'est "être à", c'est même "être sous", hupotaxis, placé dessous. C'est-à-dire que l'homme est essentiellement dépendant ce qui est à rebours de la façon de concevoir la personne de nos jours. Mais Paul sait très bien qu'il y a une profonde ambiguïté dans cette pendance, c'est-à-dire qu'il analyse par là la situation qui est celle-ci : je suis tellement essentiellement pendant que, si je cesse d'être dépendant du mauvais maître qui est la mort, c'est-à-dire si je cesse d'être sous le régime du prince de la mort, du même coup, dit Paul, je deviens esclave de Dieu. Je ne peux pas ne pas être dépendant. Seulement toute la différence vient de ce qu'être esclave (ou dépendant) change radicalement de sens.
Nous avions étudié ça de très près : dans un certain sens le mot d'esclavage peut désigner la région de la mort et du meurtre et donc, par corrélation, l'autre lieu est le lieu de la liberté. En effet le mot liberté est à prendre au sens biblique du terme où être libre c'est être fils[21], et être dépendant c'est être esclave : être libéré de l'esclavage de la mort et du meurtre c'est être fils c'est-à-dire ressuscité.
Être c'est toujours "être à", et c'est une chose indéclinable[22]. Considérer que être c'est d'abord être clos en soi ou autosuffisant, c'est l'utopie absolue, c'est une folie douce dans la plupart des cas, et c'est le mode natif d'être au monde. C'est en ce sens que je dis souvent que notre mode usuel de dire "je" est crispation. Je ne dis pas "un être crispé", mais "crispation".
Le "je empirique" dont nous parlons ici appartient essentiellement à l'illusion. Là j'essaie de choisir un mot qui est peu recevable d'entrée pour poser la question. Ce qui est important c'est que ce "je" appartient à la région du pseudos, c'est-à-dire de la falsification, de l'illusion, du mensonge, de l'erreur, toutes choses qui s'opposent à la vérité évangélique.
C’est la raison pour laquelle je dis que la question que nous posons initialement sous la forme d'un "je de résurrection", qui s'oppose à un "je illusoire", est une question qui méritera beaucoup de rigueur. Mais je la pose parce qu'elle évacue la hâte avec laquelle on se presse en Occident de dire que le plus propre dans le christianisme c'est le concept de personne et que le je-agrégats[23] des bouddhistes par exemple est ce qui s'oppose le plus au christianisme. Je suis bien sûr que ce sont deux choses différentes, mais je ne suis pas sûr que la différence soit là où on la pose.
► Finalement le "je empirique" dont vous parlez semble analogue au "je psychologique".
J-M M : Si j'ai pris soin de dire "empirique" c'était premièrement pour ne pas répondre à cette question hâtivement, d'autant plus que le mot que nous trouverions pour dire le "je empirique" dans l'Écriture c'est psukhikos (psychique), mais ce mot ne dit pas exactement la même chose que ce que dit le psychique ou le psychologique aujourd'hui.
La question qui serait intéressante c'est : à quoi s'oppose le "je de résurrection" : à la psyché de l'Écriture ou au sens actuel du mot psychologie ?
► Vous avez une façon particulière de poser le problème : vous partez du "je de résurrection", là je ne vous suis pas.
J-M M : Si vous partez à partir d'ailleurs, vous n'arriverez jamais au "je de résurrection". Le psychologique ne définit pas la totalité de notre être.
M B : Le problème quand on parle de psychologie c'est qu'on met une énorme accolade sur des réalités extrêmement différentes. Par exemple la psychanalyse met très sérieusement en cause l'image du "je empirique".
J-M M : L'image du "je psychologique" est mise en cause par la psychanalyse, et elle est mise aussi en cause par la phénoménologie de l'exister humain et, pour moi, c'est le plus important, mais chacun a son lieu. Et la suffisance du "je empirique" est mise en cause probablement par la résurrection.
Ce qui nous intéresse ici c'est le "je insu", le "je séminal", le "je d'éveil" au sens de égeireïn c'est-à-dire ressusciter.
Je voulais aussi vous dire qu'une simple façon de lire le mot psukhikos chez les anciens et chez les premiers commentateurs de Jean en particulier, nous dirait beaucoup de choses audibles sur l'homme, pour entendre ce qu'il en est de l'homme mais pas à partir de notre questionnement psychologique.
[1] Ce chapitre est composé d'extrait de trois séances des années 2000-2001 et 2001-2002.
[2] Ces "Je suis" sont abordés dans un autre message : Les "Je suis" chez saint Jean : le "Je suis" comme Nom de Dieu (Jn 18, 5); les "Je suis" avec attributs (vie, lumière...). Au début du 3° du présent message figure en photo la liste des occurrences chez saint Jean (Les "Je suis" sont utilisés 7 fois avec complément et 7 fois de façon absolue, si on compte les répétitions on obtient 21 fois donc 3×7
[3] Rm 7, 7-25. Voir chapitre IV.
[4] Jn 12, 20-27. Voir chapitre II et III.
[5] Dom Pierre Massein en parle dans sa Postface au livre de Buddhadasa, Un bouddhiste dit le christianisme aux bouddhistes : « L'enseignement de Buddhadasa… : “Pas de Soi, en Soi, pour Soi”, répète-t-il sans cesse. Ce qu'il veut exorciser ainsi, c'est la tentation de s'appuyer sur une réalité autonome, principe d'auto-suffisance… alors que la loi de l'amour est l'hétéronomie. La personne est justement le principe de communion qui fait exister un sujet comme ouvert aux autres, et lui permet de transcender les limites de son individualité comme de surmonter ses tentations d'autonomie et de fermeture. La notion bouddhique d'anatta (non-soi) ne serait-elle pas plus proche de la notion de personne que la notion d'atman ? Lorsqu'un bouddhiste entend cette parole du Seigneur : 'Qui veut sauver sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera', son cœur vibre à l'unisson du nôtre ; n'aurions-nous pas là une expression chrétienne de l'anatta ? »
[6] Il n'y a pas que dans le bouddhisme qu'on parle de la mort de l'ego. Par exemple Arnaud Desjardins : « la mort de l'ego est la véritable naissance, la découverte de ce qui est au fond de nous » qui suggère d'ailleurs de passer du "je" au "il" ou au "elle" : « Ouvrez-vous avec espérance à ce que vous pouvez entendre concernant cette mort à soi-même, ce qui peut nous arriver de plus beau, de plus libérateur: que le vieil homme meure ou que l’égocentrisme meure. Mais c’est plus que cela, c’est vraiment « je suis mort ». On comprend que tant de sages aient parlé d’eux à la troisième personne, parce qu’il devient absurde de parler à la première personne. » J-M Martin travaille aussi ce rapport de "je" et de "il" : "Il est ressuscité" dit ce qu'il en est de moi (Cf. 3° b).
[7] J-M Martin suggère de passer des questions de définitions aux questions en "Où ?" conformément à ce que dit Jean, Cf. La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[8] Les soirées à Saint-Bernard commençaient par une heure où Maurice Bellet parlait en présence de Jean-Marie, et après une pause de 15 mn, c'était au tour de J-M Martin de parler en présence de M. Bellet.
[9] Voir : Différents sens du mot chair chez Paul et chez Jean ; Jn 3, 6 ; Rm 1, 1-4 ; Jn 1, 13-14 et Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
[10] Cf. La notion de "personne" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile et La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile.
[11] Voir chapitre VIII.
[12] Cf. Le "nous" christique.
[13] « Le pneuma co-pourvoit à notre faiblesse car nous ne savons pas prier comme il faut. Mais le pneuma lui-même sur-intervient par des gémissements inarticulés. » (Rm 8, 26).
[14] Cf. Commentaires multiples sur l'insu : Dieu comme insu ; l'insu de nous-mêmes, de Judas, du texte... et Jésus dans tout ça.
[15] Cf. La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile.
[16] Cf. Les deux parts en chaque homme : part de ténèbre et part de lumière. Comment entendre "celui qui" chez saint Jean ? .
[18] Cf. La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[19] Le verbe donner se trouve 17 fois dans le chapitre 17 qui est un peu abordé au chapitre IX.
[20] Cf. Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul..
[23] « Le soi n'est qu'une composition de cinq composants, agrégés (on parle de cinq "agrégats"), arbitrairement conçus comme un tout, indépendant et permanent, rien d'autre qu'une étiquette apposée par convention… Quand on recherche le Soi au-delà des cinq agrégats qui le composent, il disparaît avec la dé-composition des cinq agrégats - de même qu'un oignon n'est que la somme de ses pelures. » (Dominique Trotignon, IEB). Les 5 agrégats (skanda) sont : la forme corporelle (rūpa), la sensation (vedanā), la perception (saṃjñā), la formation mentale (saṃskāra) et la conscience (vijñāna).