Le Prologue de l'évangile de Jean est un texte très important, naguère il était lu à chaque fin de messe. De multiples lectures ont été faites au cours des siècles. Jean-Marie Martin l'a lu longuement à plusieurs reprises et la transcription d'une session entière figure déjà sur le blog (tag JEAN-PROLOGUE). Le présent message reprend en majeure partie une lecture faite lors d'une séance du cycle sur "L'énergie dans saint Jean et saint Paul" qui a eu lieu au Forum 104 en 2011-2012. Deux ajouts venant d'autres rencontres ont été faites.
Comme toujours J-M Martin préfère ne pas traduire le mot pneuma qui désigne le souffle, le vent, l'esprit y compris l'Esprit Saint.
Lecture suivie du Prologue de l'évangile de Jean
Jn 1, 1-18
Je prends le premier chapitre, donc le début de l'évangile de Jean, ce qu'on appelle couramment le Prologue.
1) Versets 1-4. Lecture du début de la Genèse.
« 1Dans l'arkhê était le logos... », l'Arkhê n'est pas le début bien sûr. C'est le même qui sera appelé Fils, et même "Fils un" – Monogenês qu'on traduit par "Fils unique" mais ça n'évoque pas ce dont il est question ici – c'est le Fils un et même unifiant. Il est Fils par rapport au Père (qui n'est pas nommé Père ici mais Dieu) et il est appelé : Arkhê c'est-à-dire principe ouvrant par rapport à la totalité de ce qu'est Dieu et de ce qui n'est pas Dieu ; Logos (Parole) c'est la parole qui ouvre : « Lumière soit ». En effet le mot arkhê se trouve au début de la Genèse : c'est le mot bereshit en hébreu qu'on traduit par in principio (au commencement) et par "en arkhêi" en grec.
« Et le Logos – cette Parole qui est donc un des noms du Fils parce qu'il y aura une plénitude des noms du Fils – était auprès de Dieu et le logos était Dieu. » Voilà des petites phrases éminentes qui changent complètement le sens du verbe être : « il était auprès de Dieu » et « il était Dieu » disent la même chose, c'est-à-dire que être c'est être auprès, être signifie proximité alors que chez nous être signifie substance autarcique, autosuffisante etc. La véritable unité n'est pas la solitude, l'homme est véritablement un lorsqu'il est deux : il est d'autant plus en son propre qu'il est avec son proche, car le propre de l'homme est d'être à son proche ou à ses proches. Ce thème-là, je ne les développe pas, il a fait l'objet d'une année ici il y a deux ans[1].
« 2Celui-ci était dans l'arkhê auprès de Dieu. 3Tout fut par lui… » Il ne s'agit pas de la création : "tout" (panta, la totalité) est un des noms de l'Esprit. La totalité est en effet l'unité. La totalité est un des premiers noms de l'Esprit et c'est un synonyme de plénitude[2]. D'où il faut garder "fut par lui" et non pas "faite par lui". Le Pneuma n'est pas "fait" et le verbe faire, qui veut dire fabriquer, n'est pas dans notre texte. Ici on a égénéto (devint) et il n'y a pas d'autre façon grecque de dire "fut" que égénéto. Or "devenir" ne dit pas la création. Il n'y a pas opposition entre être et devenir : ça, c'est une opposition occidentale.
Donc ne dites pas : « tout a été créé par lui », et si une traduction le dit, il faut la supprimer[3].
« Et hors de lui fut rien – Donc tout est par lui, hors de lui rien. Il n'y a que l'Esprit et le rien. Le rien n'est pas le Rien du Tout ontologique. Ce n'est pas non plus le rien de quelque chose. Il est le rien de la totalité, le rien du Pneuma ; c'est le rien de l'agapê (amour, charité, soin…), c'est donc la violence et le meurtre ; ce rien sera appelé ensuite ténèbre, d'où c'est la ténèbre extérieure.
4Ce qui fut en lui était vie. – Il y a le dehors et le dedans, et ici c'est le mauvais dehors et le bon dedans ; mais il peut y avoir un bon dehors et un mauvais dedans. La totalité est "être dans". « 4Ce qui fut en lui était vie » : vie (zôê) comme toujours signifie la vie de résurrection, la vie nouvelle, la vie neuve, la vie non-assujettie à l'avoir à mourir et au meurtre. Ce qui advient sous le trait de cette vie-là, c'est-à-dire sous le trait du donner à vivre.
La vie était la lumière des hommes[4]. – autrement dit, le vivre était le venir au jour des hommes. Nous sommes dans « Lumière soit », nous sommes toujours dans le début de la Genèse : "les hommes" ici c'est le déploiement de Adam de Gn 1. Le Fils de l'homme, la manifestation de l'homme premier c'est le Christ, donc Adam de Gn 1 qui est autre que Adam de Gn 2-3[5].
2) Verset 5 : la résurrection annoncée.
« 5La lumière luit dans la ténèbre – La ténèbre est un autre nom du rien dont il était question tout à l'heure (« Hors de lui rien »). On trouve dans les Synoptiques l'expression "ténèbres extérieures", c'est un pléonasme pour Jean. La ténèbre c'est le rien, c'est le dehors, c'est hors du tout, donc c'est le rien. La lumière, c'est la même chose que la vie, nous l'avons déjà entendu : « Ce qui fut en lui était vie. La vie était la lumière des hommes ». Vous retrouvez ici les "Je suis" (« Je suis la résurrection et la vie » ; « Je suis la lumière »), ces multiples "Je suis" qui sont des dénominations. Nous avons un déploiement des dénominations dont le Christ est un et plein, et cela constitue la plénitude, la totalité.
La plénitude est un mot que nous allons trouver plus loin : « De son Plérôme (de sa plénitude) nous tous avons reçu » (v.16).
La vie vient s'affronter au rien, et le rien c'est la force de mort, c'est le meurtre : la lumière vient s'affronter à la force de mort lors de la passion du Christ. Mais la puissance de mort qui s'exerce sur sur le Christ s'y exerce pour la résurrection, c'est-à-dire ne l'atteint pas, n'atteint pas cette vie-là – et la ténèbre ne l'a pas détenu– c'est la résurrection. Dès le cinquième verset de saint Jean est annoncée la résurrection car c'est le cœur de notre Écriture, tout part de là. Il ne s'agit pas de création ici. La lecture de la Genèse n'est pas une lecture créationniste, c'est la parole qui dévoile l'insu, l'invisible, et qui le donne à voir.
3) Versets 6-8. La thématique du Baptême et de la Transfiguration.
« 6Fut un homme envoyé par Dieu, son nom Jean. » Certains disent : « Nous étions dans les hautes sphères, nous voici dans la plus petite anecdote qui soit : il y a un homme qui est venu un jour en Galilée et qui baptisait des gens ! » Eh bien non ! Cette chute peut ravir certaines personnes, ça peut en gêner certaines comme un manque d’homogénéité. En réalité il n'y a pas de chute, donc ni de quoi se ravir, ni de quoi être gêné, parce que nous étions toujours déjà dans la thématique du Baptême de Jésus et le Baptiste intervient.
En effet, ce que nous venons de voir ici est la lecture des grandes dimensions de ce qui se trouve dans ce qui, à d'autres égards, ne serait qu'un petit épisode, le Baptême du Christ ; mais le Baptême du Christ est la célébration de sa Résurrection et garde ce caractère d'initial qui convient à l'ouverture de l'Évangile. Au Baptême le ciel s'ouvre à la terre, et le Pneuma descend, c'est un peu plus loin (v.32), ce n'est pas dans le Prologue ; mais nous ne sommes pas dans un Prologue, nous sommes déjà dans le récit du Baptême.
Ce qui est en question ici, c'est d'apprendre à lire le grand dans le petit. Il y a un mot d'une infinie sagesse qui se trouve dans un petit texte du IIe siècle et qui dit : « Le petit deviendra grand ». On ne peut pas trouver plus banal ! C'est-à-dire que, pour le sage, il s'agit de voir la grande dimension de ce qui est apparemment petit : c'est de voir le fruit dans la semence, comme aussi la semence dans le fruit. Et tout Jean est écrit comme cela. Il n'y a aucun épisode mineur. Il n'y a pas des parties de spéculation et des parties de narration, c'est nous qui lisons les choses ainsi. La plus haute dimension de l'Évangile peut être lue dans la narration de l'épisode le plus infime. Voilà l'écriture de Jean.
7Celui-ci vint pour témoigner de la lumière afin que tous crussent par lui. 8Il n'était pas la lumière mais il était témoin de la lumière. » En effet la lumière vient.
Le thème de la lumière est un thème baptismal dans tout le premier christianisme. « La lumière vient » et Jean-Baptiste est témoin de la lumière.
● La structure du Prologue référée à la Transfiguration.
Nous pouvons voir que Jean a convoqué Moïse, car le livre de la Genèse est dit avoir été écrit par Moïse, et c'est lui qui faisait les trois premiers versets de notre Prologue ; il convoque maintenant Jean-Baptiste, c'est-à-dire le prophète : donc la Loi et les Prophètes. Même chose à la Transfiguration qui est une manifestation anticipée de la Résurrection. La Transfiguration est l'épiphanie sur la montagne ; le Baptême est l'épiphanie sur le fleuve, et la Résurrection est l'épiphanie au jardin, épiphanie qui est la plénitude de la manifestation. (Le mot épiphanie ne signifie pas la galette des rois).
Avant que l'événement ne se récite, Jean convoque l'Écriture comme témoin, conformément au Credo le plus initial qui se trouve chez saint Paul : « 1Je vous fais connaître, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé et que vous avez reçu, dans lequel vous vous tenez […] 3ce que j'ai moi-même reçu, à savoir que Christos est mort pour nos péchés selon les Écritures, 4qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. » (1 Cor 15).
Mort / Résurrection c'est le commencement, le milieu et la fin de l'Évangile. S'il y a Mort / Résurrection du Christ, tout l'Évangile est là, mais si Jésus n'est pas ressuscité, la foi est "vide" et c'est saint Paul qui le dit au même chapitre 15. Tout doit se penser à partir de là.
Nous avons donc « selon les Écritures », c'est-à-dire "la Loi et les Prophètes".
À la Transfiguration, nous avons également Moïse et Elie : "la Loi et les Prophètes". Par ailleurs il y a une affinité entre le Baptiste et le personnage d'Elie comme cela apparaît tout au long des Synoptiques. Enfin il y a les témoins (ici c'est "nous").
Donc notre texte est structuré comme la théophanie qu'est la Transfiguration :
A : référence à Genèse, le livre de Moïse (v. 1-5) ;
B : Le Baptiste dans la figure d'Élie (v. 6-8) ;
C : le Logos (le Fils) ; "Nous" : ceux qui contemplent sa gloire (v. 14)
B' : Le Baptiste dans la figure d'Élie (v. 15) ;
A' : Moïse (v. 16-18) ;
et le lieu central c'est le verset 14.
4) Versets 9-12. Le triple venir du Christ.
« 9Était la lumière véritable – car le Baptiste n'est pas la lumière véritable, il est le témoin de la lumière véritable, ce qui sera repris en Jn 5, 33-35 – qui illumine tout homme, venant dans le monde – cette lumière, c'est le Christ qui vient dans le monde (si on met la virgule après le mot "homme") – 10Il était dans le monde, le monde fut par lui et le monde ne l'a pas connu. » Le monde chez Jean a une signification négative. "Le monde" c'est ce monde-ci en tant que le monde dans lequel nous vivons nativement est régi par la mort et le meurtre, c'est à dire que nous sommes asservis à un avoir à mourir et à une complicité avec la mort. C'est ce que Jean appelle monde, mais ce n'est pas ce que nous appelons habituellement le monde. Lui sait ce qu'il appelle monde : c'est l'espace natif qui est ultimement régi par la mort. Dans le monde dans lequel nous vivons tout est subordonné à un avoir à mourir.
Il y a un triple venir du Christ[6] :
– Il vient vers le monde (v. 9) c'est-à-dire qu'il vient à la mort : 1ère venue.
– « 11Il vient vers ses propres et ses propres ne l'ont pas accueilli. » 2ème venue. Les propres ici ce sont tous les hommes, bien sûr. « Le Père lui a donné la totalité dans les mains » (Jn 13, 3) et « De tous ceux que tu m'as donné je n'en ai perdu aucun » (Jn 18, 9) dit Jésus. Ses propres ne l'accueillent pas, c'est-à-dire qu'ils ne l'identifient pas d'abord pour ce qu'il est. Ce qui est en question ici, c'est que Jésus vient à la mort en venant vers le monde et il vient à la méprise, à ce qu'on se méprenne sur lui-même : ses propres ne le reconnaissent pas d'abord. Ceci indique que structurellement la parole d'Évangile est affrontée à la méprise, à ce qu'on se méprenne sur ce dont il s'agit. Ce n'est pas un malheur qui intervient plutôt à certaines époques ou à certaines autres où on ne comprend pas, on ne sait pas qui est Jésus en vérité. Non. Structurellement il vient à la méprise.
– « 12Mais à tous ceux qui l'ont reçu» 3ème venue, vers ceux qui l'ont reçu.
Et c'est la même venue : en venant il vient à la mort, il vient à la méprise et finalement il vient à un recevoir véritable qui concerne les hommes, mais les hommes plus tard. La parole de Jésus est toujours soumise, premièrement à méprise, et deuxièmement à correction de cette méprise.
Tout le chapitre 4 (le dialogue avec la Samaritaine) est construit ainsi. Elle se méprend sur qui il est : il est peut-être Judéen, il est peut-être le prophète qu'attendent les samaritains, il est peut-être le Roi Messie qu'attendent les Judéens (il y a donc des progressions) ; et finalement elle le reconnaît pour ce qu'il est. C'est un processus d'identification, et donc c'est un chemin qui va de méprises en méprises moindres.
5) Versets 12-13. La réception du Christ, éveil d'un "je" insu.
« 12À ceux qui l'ont reçu il leur a donné l'accomplissement qui est d'être des enfants de Dieu. » Le reconnaître c'est naître de Dieu. Reconnaître le Fils c'est que je naisse de Dieu, de cette naissance plus originaire que ma naissance. Elle vient après, comme Jésus vient après le Baptiste, mais il vient après parce qu'il était d'avant. Autrement dit la venue du Christ est le creusement en moi d'une identité plus profonde que tout ce que je sais, c'est ma venue à un jour nouveau, c'est l'éveil d'un "je" jusqu'ici insu et qui n'est pas mon "je" psychique.
● « Le Pneuma tu ne sais… »
On peut lire cela en toutes lettres dans le dialogue avec Nicodème au chapitre 3 : « Le Pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va ». Voilà quelque chose qui est dit sur le pneuma : tu ne sais rien de lui parce que chez saint Jean on est identifié par d'où l'on vient, c'est-à-dire de qui on est né, par le nom du père, par le lieu (le père c'est le lieu) c'est-à-dire d'où l'on est. La question « D'où je viens, où je vais ? » court tout au long de l'évangile de Jean. La question « où ? » en général est la question sous de multiples formes : "Où demeures-tu ?", "Où l'as-tu posé ?", "D'où viens-tu ?" etc. C'est pour Jean l'équivalent de notre question « Qu'est-ce que (ti estin) ? », la question majeure en Occident depuis les Grecs. La question identifiante chez Jean c'est : "Où ?", "D'où et vers où ?", "D'où viens-tu ?" et "Où vas-tu ?", et c'est la même chose.
« Le Pneuma tu ne sais », il vient de l'insu c'est-à-dire que tout ce qui est soumis à savoir reste en dehors de ce qui est en question ici. Alors : je n'ai pas de rapport avec ça ? Si : « Tu entends sa voix », c'est-à-dire que c'est un venir qui vient par l'oreille, car c'est entendre qui donne de voir, autre thème johannique. Tout se tient : il y a une rigueur, une précision ! Il est d'ailleurs intéressant de penser la signification de cela : rien n'est défini comme une chose que l'on possède mais comme une chose qui est en retrait (en réserve). Or le savoir (la science) se possède ; ici je reste dans l'écoute qui est un élément premier de mon rapport à…
Tout à l'heure nous avons dit que le verbe être était toujours "être à", "être vers" ou "être auprès", que l'identité était déjà relationnelle.
Jean vient de parler du pneuma et il ajoute : « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du Pneuma ». C'est nous les hommes qui recevant Jésus naissons à ce nouvel espace. Dans ce contexte il est dit : « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le Pneuma de résurrection, il n'entre pas dans l'espace de Dieu. »
● Recevoir Jésus c'est naître.
En quoi consiste cette réception de "celui qui vient" ? C'est le nom le plus fondamental pour dire la chose : « À ceux qui ont cru en son nom». Le nom c'est l'identité chez les Hébreux, ce n'est pas une étiquette qui est appliquée à quelqu'un qui est déjà constitué. Le nom désigne l'identité profonde. Donc « croire en son nom » c'est « croire en son identité profonde ». Le mot de croire (donc de foi) surgit ici. C'est le mot le plus basique pour dire le recevoir.
« 13À ceux-là qui ne sont nés ni des sangs ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme mâle, mais qui sont nés de Dieu. » Ce n'est pas le problème de la création qui est en question ici, peut-être oui en un sens, mais ce qui est en question c'est la naissance, et c'est autre chose que la création. « Ils sont nés de Dieu » : autrement dit recevoir son annonce, qui est un autre nom de croire, c'est naître. L'Évangile n'est pas quelque chose qui vient se poser tranquillement en surplus par rapport à autre chose qui serait déjà sûr et que nous ne connaîtrions pas du tout. C'est une naissance de plus originaire qui reprend tout de fond en comble. Il s'agit de cette émergence d'un "je" insu, et qui d'une certaine façon demeure insu, donc toujours à entendre et à attendre.
Certains mots ici sont intéressants : les sangs (damim en hébreu), c'est une façon hébraïque de dire le sang répandu ; « ceux qui ne sont pas nés des sangs » ce sont « ceux qui ne sont pas nés du meurtre ». Ils ne sont pas nés non plus « de la volonté (ou du désir) de la chair »rappelez-vous : la chair c'est la même chose que la psyché et c'est une semence autre que la semence de pneuma.
6) Verset 14. La résurrection du mot sarx (chair).
« 14Et le Logos (le Verbe) fut chair. » Ce n'est pas l'incarnation. Quand vous lisiez la création, ce n'était pas la création ; et là, quand vous lisez l'incarnation, ce n'est pas l'incarnation, c'est la Mort / Résurrection du Christ. Chair désigne l'homme tout entier mais sous sa modalité de faiblesse. Faiblesse (asthénéia) chez Paul est un mot qui est synonyme de chair dont nous avons dit par ailleurs qu'il était synonyme de psyché ; autrement dit cela désigne un mode de vie, mais pas ce que nous appelons la chair, dans aucune des acceptions, et surtout pas l'acception à laquelle vous pensez !
« Et le Verbe fut chair » : ici le mot chair tout d'un coup change de sens par rapport au verset 13 où il s'agissait de n'être pas né de la chair (de la semence psychique) ; « le Verbe fut chair », c'est que Jean retient de la chair seulement l'expression de faiblesse qui est associée à la souffrance, à la passion, à la mort. Le baptême du mot de chair se fait entre le verset précédent et celui-ci : ce mot meurt à la totalité de son sens antérieur pour renaître à un sens nouveau, pour ressusciter à un sens nouveau, et il continue de désigner la faiblesse mais non pas la faiblesse de l'être asservi à la mort. Jésus acquiesce à la mort : « Entrant librement dans sa passion » nous le disons à la messe. Et cet acquiescement fait que la servitude est exclue, change le sens de la mort, en fait l'autre face de la résurrection.
« Et il a habité en nous et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Fils Monogène (Fils unique) auprès du Père, plein de grâce et vérité. » C'est ce fameux verset 14 : c'est là que le pneuma (l'Esprit) est dans tous les mots. La chair, ici, c'est la chair de résurrection puisque la chair mortelle de Jésus est une chair qui a en elle l'énergéia (la force) de résurrection. « Il habite en nous » : habiter (shakan en hébreu), c'est un des noms de l'Esprit : « l'Esprit habite dans nos cœurs »[7], habite en nous. La Shekinah, dans la mystique juive, c'est la présence active de Dieu qui s'installe, qui demeure : son nom vient du verbe shakan. Habiter est d'ailleurs, pour les Anciens, une façon d'emplir l'espace. Nous pensons, nous, qu'habiter, c'est être posé en terre quelque part ; mais habiter, c'est emplir l'espace qui est atteint par le regard, et par le regard prolongé, c'est-à-dire venir sur terre mais sous le ciel. Habiter un espace, c'est l'emplir.
La doxa (la gloire) : s'il y a un mot qu'on ne comprend pas, c'est celui-là. « Nous avons contemplé sa gloire » : la glorification c'est la résurrection. La doxa (kavod en hébreu) c'est la présence invisible de Dieu au temple ou au milieu de son peuple. Cette gloire de Dieu se manifeste éventuellement comme nuée qui est aussi une manifestation de l'Esprit, ou comme lumière, comme luminosité. L'étymologie n'est pas du tout la même en hébreu et dans le monde grec. Dans l'hébreu, la kavod c'est ce qui a du poids, un poids de présence ; parce que ce qui est lourd peut être dans une symbolique négative par rapport au subtil, mais peut être dans une symbolique positive par rapport à l'évanescent.
« Nous avons contemplé sa gloire (doxa) » : cette présence de Dieu nous l'avons contemplée. La doxa est un des noms du pneuma : la doxa comme luminosité ou comme poids de présence (suivant les images symboliques possibles) c'est la même chose que le pneuma de résurrection, donc ce déploiement de la résurrection. Qui contemple la gloire ? Les séraphins, c'est-à-dire les esprits brûlants : ils contemplent la gloire et chantent : « Kadosh, kadosh, kadosh » (Is 6, 3) – c'est l'origine de notre sanctus – et une fumée emplit l'espace. Pour la rouah (l'esprit) ce sera la même chose, soit sous la forme de la colonne de lumière, soit sous la forme de la colonne de nuée à l'Exode. À la Transfiguration c'est la nuée qui recouvre. Ici c'est la naissance de la lumière sous forme de la colombe dans l'épisode du Baptême dans lequel nous sommes, mais qui ne s'est pas encore manifestée. Parce que le Baptême n'est compris qu'à la mesure où on lit la Résurrection inscrite (ou prophétisée si vous voulez) dans le Baptême de Jésus.
« Gloire comme du fils un et plein (empli) de grâce et vérité. » Il est plein de tous les noms, donc il est empli de l'Esprit Saint puisque l'Esprit Saint reçoit tous les noms. Ce n'est pas le Pneuma (l'Esprit) qui est nommé ici, mais ce sont les noms féminins qui précèdent la mention du Pneuma ; ces noms sont ceux de charis (grâce, donation gracieuse) et vérité (vérité qui est le dévoilement), donc le gracieux et gratuit dévoilement qui me révèle à moi-même en m'ouvrant la dimension de résurrection.
Grâce et vérité sont deux mots que nous ne mettrions pas trop ensemble, or ici nous avons un hendiadys : ces mots disent la même chose. Ils disent la même chose que le Pneuma c'est-à-dire la plénitude (le Plérôme), le tout (panta) que nous avions rencontré tout à fait au début.
7) Versets 15-17. Le Pneuma répandu en plénitude sur l'humanité.
« 15Jean témoigne à son sujet et s'écrie en disant : "Celui-ci est celui dont j'ai dit : celui qui vient après moi était d'avant moi puisqu'antérieur à moi il est". » En effet ce qui est séminalement le plus archique (je ne dis pas archaïque car ce n'est pas une question de temps, mais d'archique, de principiel), ce qui est principiel est ce qui apparaît à la fin comme dit saint Paul en 1 Cor 15.
« 16Car de sa plénitude nous avons tout reçu, donation sur donation. 17Car la loi fut donnée par Moïse mais la grâce et la vérité – donc le nom de cette plénitude, de ce pneuma – sont venues par Jésus Christos (Jésus oint de cette plénitude). »
Les Anciens souvent au cours des IIe et IIIe siècles disaient que le pneuma était dispersé dans l'Ancien Testament sur les prophètes, les rois, les gens qui recevaient le Pneuma partiellement et successivement, et que tout ce Pneuma de Dieu converge, fait corps en solide, et descend sous la forme de la colombe sur Jésus lors du Baptême pour qu'à la mort de Jésus, la force d'énergie de résurrection qui est en lui se répande sur la totalité des hommes[8]. Voilà une très belle figure.
8) Verset 18. Le visible de Dieu.
« 18Dieu, personne ne l'a jamais vu. Le Monogène (le Fils unique, le Fils un et unifiant), Dieu qui est dans le sein du Père, lui, nous y conduit. »
L'expression « Dieu personne ne l'a jamais vu » est une chose assez élémentaire, on convient assez facilement de cela ; et pourtant, cela a à voir avec la problématique juive, comme par exemple : est-ce que Moïse a vu Dieu face à face ?
Par ailleurs, en Jean 14, en réponse à la question de Philippe, Jésus lui dit : « Philippe, qui me voit, voit le Père. » Ah bon, alors on voit Dieu ? Oui et non. On voit le visible de Dieu puisque le visible de Dieu, c'est le Fils, et c'est pour cela que Jésus dit « Qui me voit, voit le Père », il n'y a rien d'autre à voir que lui. Il est tout le visible de Dieu. En ce sens-là il accomplit ce mot par lequel nous serions tentés de caractériser l'ensemble de ce Prologue, qui est le mot de "théophanie". Dans une théophanie Dieu se donne à voir. Or ce qui luit (phaneïn) c'est le Fils. C'est-à-dire que tout ce qui est de Dieu se donne à voir dans le Fils. En ce sens-là on peut dire que c'est le Fils qui nous conduit à voir Dieu.
Le motexégéomaï est un mot difficile parce qu'il signifie littéralement "conduire". Dans la religion grecque, les exégètes étaient ces personnes qui conduisaient les visiteurs au temple et dans les lieux sacrés pour montrer les statues de Dieu, donc la présence de Dieu. En ce sens-là le mot éexégèteé est très intéressant parce que, combien de fois nous avons dit que lire c'était marcher, marcher dans le texte. Le Christ est même celui qui marche suffisamment dans l'Écriture pour qu'à travers le témoignage de l'Écriture nous soyons conduits à voir Dieu en lui.
Ceci, ce sont des structures de base, des articulations fondamentales, des constellations de sens, des symboliques structurantes. C'est tout cela qui supporte un texte comme celui-là.
Le Prologue a été lu, médité, prié, prêché, enseigné de façon préférentielle tout au long de l'histoire de l'Église. Mais ce que j'en dis là, ils ne le disent pas. J'ai pris bien soin de lire les commentaires d'Origène, d'Augustin, de Thomas d'Aquin dit, de maître Eckhart et d'autres. Mais on voit très bien dans cette histoire que les différents siècles apportent beaucoup d'eux-mêmes dans leur capacité d'entendre et de lire l'Écriture. Je voudrais que nous ne soyons pas satisfaits simplement de répéter des lectures qui ont été faites et qui sont toutes bonnes à certains égards, et que nous ayons le courage, avec nos ressources propres, de nous approcher de ce texte.
Je ne suis pas du tout intéressé par une lecture structurale ni une lecture psychanalytique etc. Non. Seulement, je sais bien que je suis aussi configuré par les possibilités d'écoute de mon époque, de mon siècle. Ce n'est pas parce qu'elles sont articulées et développées comme telles, mais c'est parce que, si elles sont développées aujourd'hui, c'est qu'elles correspondent à une capacité d'ouverture à la lecture qui n'a peut-être pas été mise en œuvre jusqu'ici. Et c'est ce que nous essayons de faire. Mais en aucune façon il ne faut caractériser ce que nous faisons comme relevant d'une méthode structurale ou autre, ce n'est pas ce que je cherche. En fait la lecture sans méthode c'est la lecture "sans méthode reconnue". Comme disait quelqu'un : « La méthode c'est le chemin que j'ai fait quand je me retourne. »
Le mot de Monogenês qui était au verset 14 et dont j'avais parlé tout au début, se retrouve dans ce dernier verset. On peut rajouter cela à la structure donnée à la fin du 3° : tout au début le Logos est tourné vers Dieu et à la fin le "Fils un" est dans le sein du Père.
[1] Voir le cycle Plus on est deux Plus on est un (tag PLUS 2 PLUS 1).
[2] La totalité est appelée par Jean : plêrôma. Ici, je peux m'appuyer sur les Pères de l'Église, en particulier sur Origène. Celui-ci se pose la question : comment se fait-il que, dans les premières phrases de Jean, il est question du Logos et de Dieu et qu'il n'y ait rien sur l'Esprit ? La réponse est, dit-il, que la totalité (panta), qui est "par lui" ou "à travers lui", est la plénitude (plêrôma).
[3] La lecture courante, celle que nous trouvons dans nos traductions pour ce verset, interprète le « tout » comme la création et cela à partir du IIe siècle, sous l’influence du Timée de Platon. Voir le cycle Ciel et Terre le 2° du Chapitre II – "Ciel et terre" chez saint Jean.
[4] « Nous avons une petite difficulté parce que nous mettons la vie d'un côté et la lumière de l'autre. Ici la vie c'est la vie de résurrection, et le mot "lumière" se pense dans son rapport au mot "ténèbre" (qui vient juste après au verset 5). Or chez saint Jean la ténèbre a la signification de la haine ou du meurtre, et corrélativement la lumière c'est l'agapê. Donc, au fond, "la lumière des hommes" c'est la même chose que la réconciliation des dispersés. » (D'après J-M Martin, à Saint-Bernard)
[5] Pour la différence entre Adam de Gn 1 qui est le Christ et Adam de Gn 2-3 : Les deux Adam : Christ de Gn 1 / Adam de Gn 2-3 ; Relecture de Image et ressemblance de Gn 1, 26 d'après Ph 2, 1Cor 15, Rm 5.
[6] Ce thème est développé dans Les trois venues dans le Prologue de l'évangile de Jean : vers la mort, vers la méprise, vers l'accueil.
[7] Cela vient de la doxologie : « Rendons gloire au Père tout puissant, À son Fils Jésus Christ le Seigneur, À l'Esprit qui habite en nos cœurs. »
[8] On trouve cela par exemple chez saint Justin dans son Dialogue avec Tryphon n° 87. Comme le disait J-M Martin : « La désignation des différents pneumata (esprits) – esprit de force, esprit de sagesse, esprit de conseil qui caractérisent tel ou tel prophète –, est considérée par Justin comme la venue de certaines parties du Logos ; et, lors du Baptême de Jésus, la totalité du Pneuma se ramasse, repose et demeure sur Jésus. C'est pour cela que la prophétie vétéro-testamentaire cesse en ce sens qu'elle est tout entière contenue et saisie dans la réalité christique. » (Institut Catholique de Paris 1978-79)