Jean 7. 1-13 : Jésus avec ses frères et ses disciples. texte commenté par J-M Martin
Ce passage de l'évangile de Jean est rarement commenté, voici une lecture rapide faite par Jean-Marie Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).
Les frères de Jésus le poussaient à quitter l’obscure Galilée pour manifester sa gloire à Jérusalem. Mais cela lui pose question : d'une part lui-même sait que son moment de gloire sera la croix donc quelque chose qui n'est pas la gloire au sens où ses frères l'entendent, et d'autre part il sait que ce temps-là n'est pas encore venu, or s'il monte à Jérusalem avec ses frères, c'est une mort immédiate. Heureusement Jésus est rusé comme le récit nous le montre !
Jean-Marie Martin traduit le texte à la volée (il n'a devant lui que le Nouveau testament en grec). La traduction de la TOB figure à la fin du message.
Jean 7. 1-13
Jésus avec ses frères et ses disciples
Le contexte.
Les chapitres 7 et 8 de l'Évangile de Jean retracent le premier élément de la crise, de la contestation de Jésus par le monde juif. Cela s'exaspère ensuite avec la guérison de l'aveugle-né et la résurrection de Lazare[1]. Dans ces chapitres 7 et 8 il n'y a pas d'anecdote polémique comme au chapitre 5 où on avait la polémique à propos du shabbat ; cela se passe à Jérusalem, et donc c'est différent du chapitre 6 qui se passe en Galilée.
Tout se passe autour de grandes fêtes, mais les fêtes de l'anecdote sont différentes des fêtes du récit. Ce que nous avons c'est le récit de la célébration faite par Jean dans le cadre de la communauté johannique. Il faut toujours penser à ce qui est célébré à travers le récit.
Les grands thèmes du chapitre 7 : D'où est-il ? De qui est sa parole ? et puis il y a l'eau-pneuma qui coule du Temple.
Les thèmes du chapitre 8 : « Je suis la lumière » et puis à la fin du chapitre « La vérité vous libérera »[2].
Ce sont des chapitres où les gens commencent à se distribuer par rapport au Christ, et les positions peuvent être celles de l'anecdote mais aussi celles des membres de la communauté johannique célébrant.
Il y a également le thème de la famille de Jésus : opposition entre la famille de Jésus et ceux qui en étaient choisis (les disciples).
Le thème général est donc Jésus comme occasion de prise de position : il est celui à propos de qui on dit "oui" ou "non", derrière qui on marche ou bien que l'on repousse jusqu'à le mettre à mort.
Nos évangiles sont structurellement des confessions de foi qui relisent les anecdotes à la lumière de la résurrection. On a souvent dit que ces chapitres étaient constitués de morceaux de textes déplacés, puis replacés, cela étant dû au fait qu'il y aurait eu plusieurs rédacteurs successifs. Mais, même si le texte a subi des remaniements, le dernier qui a écrit les a tous assumés. Rappelons que ce n'est pas la plus grande proximité historique qui est pour nous le signe de la plus grande authenticité. Pilate est plus proche de Jésus que saint Paul par le temps, mais il le connaît moins bien que saint Paul.
● Versets 1-9 : le dialogue entre Jésus et ses frères.
Au début du chapitre 7 une différence s'installe entre la Galilée et la Judée correspondant à deux groupes de personnes : en Galilée ce sont ses frères ; en Judée ce sont ses disciples mais aussi ses ennemis, les Judéens.
« 1Après cela, Jésus marchait dans la Galilée car il ne voulait pas marcher en Judée puisque les Judéens cherchaient à le tuer. 2Était proche la fête juive des cabanes. – Nous sommes dans la fête d'automne, fête notée avec sa signification. C'est une fête de l'eau puisque c'est dans cette fête qu'on trouve le fameux texte que j'aime souvent citer : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne… [3]» –
3Ses frères lui dirent – il est question des frères de Jésus déjà au chapitre 2 car ils sont présents aux Noces de Cana avec Marie sa mère. Ici ses frères sont caractérisés de façon plutôt négative, et cela est commun aux Synoptiques et à Jean.
Jésus vient annoncer un rapport entre les hommes qui n'est pas le rapport de la famille. Le langage de la famille est utilisé mais il est assumé pour dire autre chose que ce que nous appelons couramment la famille. Il en est ainsi à propos de la mère de Jésus aux Noces de Cana où il y a d'abord une sorte de distance prise puisque, lorsque Marie lui fait remarquer que le vin manque, Jésus lui dit « Quoi entre toi et moi ? », c'est-à-dire quel rapport ? Nous connaissons aussi le thème des Synoptiques où lorsqu'on fait remarquer à Jésus : « Ta mère et tes frères sont là qui t'attendent », il répond : « Qui sont ma mère et mes frères sinon ceux qui entendent la parole de Dieu. »[4] Autrement dit, la fratrie comme la maternité sont ressaisis dans une dimension qui n'est pas la dimension de notre relation usuelle. Il est même fortement indiqué la nécessité d'une forte rupture d'avec la famille : déjà lorsqu'il dit qu'il faut « quitter son père et sa mère », mais aussi dans d'autres circonstances. Cela ne signifie pas du tout une négation de la signification de la famille mais cela veut dire que la relation ultime de l'homme à l'homme n'est pas la relation de la famille native. Nous sommes ici toujours dans une sorte d'opposition entre les deux naissances que nous avons lues chez Jean au chapitre 3 dans le discours avec Nicodème[5].
Par ailleurs Marie est profondément louée, mais précisément non pas à cause de sa maternité, mais parce qu'elle est celle qui, par excellence, entend la parole. C'est pourquoi il est à nouveau question d'elle au chapitre 19 lorsqu'elle est confiée au disciple par excellence. Elle est mère du disciple c'est-à-dire mère de l'écoute.
Quant à ses frères nous allons voir comment ils sont caractérisés dans notre passage où ils disent à Jésus d'aller en Judée.
“Monte d’ici va vers la Judée afin que tes disciples, eux aussi, constatent les œuvres que tu fais – il y a donc d'une part les frères et d'autre part les disciples. C'est un thème qui court sournoisement tout au long de l'évangile comme s'il y avait une querelle d'héritage entre la famille de Jésus, y compris la mère, et les disciples, querelle fréquente dans les traditions religieuses (cf. l'islam). Ici nous sommes dans l'évangile du disciple par excellence et les frères ne sont pas très bien traités comme nous allons le voir – 4car personne n’agit en secret et cherche à être en évidence.– voici que s'insinue la distinction du caché et du manifesté, elle sera décisive dans le texte de Jean, et c'est la structure de base de l'écriture paulinienne – Si tu fais ces œuvres, manifeste-toi au monde !” – nous sommes bien dans l'opposition du cryptique et du manifeste – 5En effet, ses frères ne croyaient pas en lui.
En quoi est-ce un signe de non-foi que de demander à Jésus de faire des signes en Judée alors qu'il a fait les mêmes en Galilée ? C'est une attitude de tentation : les frères "tentent" Jésus. Le mot n'est pas employé dans le contexte, mais c'est l'exemple même de ce qu'on appelle une sorte d'épreuve. La tentation, nous la pensons comme si c'était nous qui étions tentés, mais l'expression "tenter Dieu" se trouve aussi dans l'Ancien Testament : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Bien sûr, le mot n'a pas alors exactement la signification de notre mot de "tentation". Il faut essayer d'entendre qu'il s'agit ici d'un rapport de force dans ce cas mutuel où l'homme tenterait Dieu comme Dieu tenterait l'homme. Or quand un terme concerne ce qui est de Dieu et de l'homme, ce qui est important, c'est ce qui est dans l'intervalle, il s'agit de mettre à l'épreuve même si, à d'autres endroits il est dit « Dieu ne tente personne. » Dans notre passage il s'agit d'une épreuve de force puisque les frères savent bien que Jésus risque de périr s'il va en Judée
Donc ses frères ne croyaient pas en lui à la différence des disciples. Et de fait, pour que le mot "frère" puisse resurgir dans une autre signification, qu'il puisse re-susciter, il est nécessaire qu'il meurt au sens usuel du mot de "frère".
6Alors Jésus leur dit : “Mon kaïros (temps) n’est pas encore là ; votre kaïros à vous est toujours à disposition (toujours là, toujours présent). – Nous voyons que le kaïros de Jésus désigne son temps propre ou bien désigne lui-même dans la saison accomplie, dans la saison de la moisson. C'est-à-dire que le mot kaïros désigne l'opportunité de Dieu par opposition à la constante opportunité : « Votre kaïros est toujours là. » La différence des deux kaïros (le mien et le vôtre) correspond à la distinction que nous avons établie entre ce monde-ci et le monde qui vient. Votre kaïros est toujours là : pour vous, c'est toujours le temps du meurtre, le temps de la haine, et donc aussi le temps de la tentation comme nous venons de le voir.
7Le monde ne peut pas vous haïr, tandis que moi, il me hait parce que je témoigne sur lui que ses œuvres sont mauvaises. – le rapport entre les deux kaïros se vit d'abord comme un rapport de haine, mais le mot haine chez Jean ne désigne pas un sentiment spécifique, il désigne ce qui s'exclue, ce qui n'est pas compatible par nature.
8Vous, montez à cette fête, moi, je ne monte pas à la fête, car mon kaïros n’est pas encore accompli (empli).” – Voilà un autre verbe à propos du kaïros : il n'est pas empli ou accompli, le même verbe signifiant "emplir" et "accomplir". Vous connaissez sans doute l'expression "la plénitude des temps", serait meilleur de traduire par "l'accomplissement des opportunités".
9Ayant dit cela, il demeura en Galilée.
● Versets 10-11 : Jésus à Jérusalem.
Il y a ensuite une petite chose qui se produit.
10Comme ses frères étaient montés à la fête, lui aussi monta, non pas visiblement (ostensiblement) mais de façon cachée (en kruptô). – Ce texte a suscité des remarques de très bonne heure : « Jésus est un menteur, il dit qu'il ne monte pas et puis il monte en secret. »
La signification est la suivante : « Je ne monte pas comme vous me le demandez, à savoir monter ostensiblement pour manifester ma gloire. » Le rapport de la résurrection et de la gloire du Christ est en question dans cette affaire.
Saint Augustin a une réfutation qui consiste en un mot de rhétorique, car c'est un bon rhéteur. Il dit que c'est moins un mensonge qu'un "mystère", c'est-à-dire quelque chose qui recèle un secret. Cela paraît facile de dire cela, mais en fait Augustin est au cœur de la question puisque le mot "mystère" désigne le caché (le secret), et que dans le texte il y a toute la question du rapport du caché et du manifesté[6]. Au moment où ses frères lui parlent ce n'est pas l'heure où doit être manifesté ouvertement son kaïros c'est-à-dire son identité véritable, car ce qui règne c'est encore le monde et le prince de ce monde ouvertement. Ses frères sont dans la ténèbre, et la nouvelle c'est que la ténèbre est en train de partir, et que la lumière déjà luit[7], mais petitement encore. Pour Jésus, se manifester, c'est d'une certaine façon venir : faire venir et faire voir.
11Au cours de la fête, les Judéens le cherchaient et disaient : « Où est-il donc ? » – On a ici la question "où ?" qui est une question fondamentalement identifiante, surtout quand elle a la forme "d'où ?".
12Parmi les foules, on murmurait beaucoup à son sujet ; les uns disaient : « Il est bon », d’autres : « Non, mais il égare la foule. » 13Personne ne parlait ouvertement de lui, par crainte des Judéens.
Jésus est donc bien l'occasion d'une prise de position : ou bien on marche derrière lui, ou bien on le repousse jusqu'à le mettre à mort.
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Jean 7, 1-13 (traduction de la TOB)
« Jésus continua à parcourir la Galilée ; il préférait en effet ne point parcourir la Judée où les Juifs cherchaient à le faire périr. 2Cependant la fête juive des Tentes était proche. 3Ses frères lui dirent : « Passe d’ici en Judée afin que tes disciples, eux aussi, puissent voir les œuvres que tu fais. 4On n’agit pas en cachette quand on veut s’affirmer. Puisque tu accomplis de telles œuvres, manifeste-toi au monde ! » 5En effet, ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui. 6Jésus leur dit alors : « Mon temps n’est pas encore venu ; votre temps à vous est toujours favorable. 7Le monde ne peut pas vous haïr, tandis que moi, il me hait parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises. 8Montez donc à cette fête. Pour ma part, je n’y monterai pas, car mon temps n’est pas encore accompli. »
9Après avoir ainsi parlé, il demeura en Galilée. 10Mais lorsque ses frères furent partis pour la fête, il se mit en route, lui aussi, sans se faire voir et presque secrètement.
11Au cours de la fête, les Juifs le cherchaient et on disait : « Où est-il donc ? » 12Dans la foule, on discutait beaucoup à son propos ; les uns disaient : « C’est un homme de bien », d’autres : « Au contraire, il séduit la foule. » 13Toutefois, personne n’osait parler ouvertement de lui, par crainte des Juifs. »
[1] Cf. Jn 9, 1-41 : Guérison de l'aveugle-né suivie d'une enquête à son sujet et Résurrection de Lazare et résurrection du Christ (Jn 11, 1-45), 1ère partie : versets 1-27 .
[2] Cf. Jn 8, 12-20. Le "Je" de "Je suis la lumière" ; La grande notion de témoignage et Jean 8, 31-36 : Être disciple (ou fils) et être libre.
[6] À propos du caché et du manifesté, Cf. Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....
[7] Allusion à 1Jn 2, 7 : «Je vous écris une disposition nouvelle qui est vraie, en Lui et en vous, à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière véridique déjà luit. » (cf. 1 Jn 2, 7-11 est une lecture du Fiat lux (Gn 1, 3) : lumière et ténèbre ; agapê et haine)