Jean 5, 1-9. Guérison du paralysé - "être au texte", s'incorporer l'écriture...
Pour "être à ce texte", il est ici suggéré :
- de partir d'ailleurs que du présupposé historique sans pour autant craindre l'histoire,
- de s'incorporer l'écriture (mime du corps et mouvement du cœur),
- de tenir compte des trois caractéristiques de la parole de Jésus,
- de rentrer dans la symbolique de l'activité royale de Dieu le jour du sabbat,
- puis de relire le récit en lui donnant sa grande dimension.
C'est Jean-Marie Martin qui nous offre ces réflexions qui concernent la façon d'être à un texte. Il est spécialiste de saint Jean et a enseigné à l'Institut Catholique de Paris (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).
Dans d'autres lieux il a marché pas à pas dans le texte du début (La guérison du paralysé en Jn 5, 1-9. Quel sens donner à l'expression "porter sa croix" ?) ou s'est étendu plus longuement sur le shabbat (Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1)) ou encore s'est attaqué à la question du jugement (Jn 5, 24-29. Passer de l'espace de mort et de jugement à l'espace de vie). Dans le 2°) J-M Martin a parlé du Père Jousse : pour savoir de qui il s'agit et connaître des propositions qui existent encore aujourd'hui, voir "La Manducation de la Parole" de Marcel Jousse : présentation de Jean Sulivan ; échos chez J-M Martin.
Réflexions à partir de Jn 5, 1-9 et 18
1Après cela, il y avait une fête des juifs et Jésus monta à Jérusalem. 2Il y a à Jérusalem, vers la Probatique, une piscine qui s'appelle en hébreu Béthesda (ou Bethzatha) et qui a cinq portiques. 3Sous eux gisait une foule de malades, aveugles, boiteux, paralysés, 5et il y avait là un homme qui était dans sa maladie depuis 38 ans. 6Jésus le vit gisant ; il sut qu'il était là depuis longtemps. Il lui dit : « Veux-tu être guéri ? » 7Le malade lui répondit : « Seigneur, je n'ai pas d'homme pour que, quand l'eau se mette à bouillonner, il me jette dans la piscine. Tandis que j'y vais moi-même, un autre est descendu avant moi. » 8Jésus lui dit : « Lève-toi, saisis ta couche et marche. » 9Et aussitôt l'homme fut guéri et saisit sa couche et il marchait.
Je vais grouper les réflexions sous cinq chefs. Les premières concernent explicitement notre façon d'être à ce texte, puis les suivantes concerneront le contenu et là nous examinerons rapidement l'ensemble du chapitre et en particulier le verset 18 : « il se faisait égal à Dieu ».
1) Ne pas craindre l'histoire.
Je dis cela d'entrée parce que notre lecture partira d'ailleurs que du présupposé historique. Ce qui régit l'histoire c'est l'appréciation d'une certaine normalité, ou d'une certaine vraisemblance qui joue à peu près le rôle que jouait, dans une théologie antérieure, la notion de nature. Vous voyez déjà pourquoi, d'entrée, nous ne pouvons pas avoir un regard historique qui préjugerait du possible. D'ailleurs, le premier témoignage chrétien n'est pas écrit dans le sentiment moderne de l'histoire.
Cependant, je tiens à le dire d'entrée, il ne faudrait pas croire que ce soit la peur d'être contredit par les résultats de la science historique qui nous incite à prendre cette position. Nous verrons que ce n'est pas parce que notre Évangile ne serait pas d'une vérité suffisante pour accéder au lieu décisif de la vérité qui serait l'histoire, mais parce que le lieu de l'histoire n'est pas suffisant pour nous mettre au véritable référent de ces textes.
Aussi bien dans notre attitude, il n'y a nul mépris pour l'histoire des origines chrétiennes. Un regard historique sur les origines chrétiennes est pour nous quelque chose de possible : rien n'empêche l'historien d'employer ce texte comme un document est de le traiter sur le mode dont il traite les autres documents. Mais j'affirme que, si c'est possible, cela n'est peut-être pas toujours nécessaire, sinon dans le cas où le questionnement de type historique est peu surmontable : y toucher est concrètement nécessaire dans le cadre d'une catéchèse, et pour autant qu'un certain type de lecture historique touche aux époques et aux lieux dans lesquels naît le christianisme, cela se reçoit dans le cadre valorisé de l'enseignement scolaire. Donc c'est possible, relativement nécessaire mais en tout cas jamais suffisant. D'autre part il est souhaitable que, cela qui ne suffit pas, qui est en plus de l'histoire, ne soit pas présenté sur la base nécessaire de l'histoire : l'histoire n'est pas la base qui supporte la foi.
J'évoque cette question ici assez rapidement, parce qu'il y a quelques années ici même se tenait une étudiante qui est maintenant à Jérusalem et assure personnellement des fouilles sur le site même évoqué dans le chapitre que nous lisons aujourd'hui. Il y a donc là un travail d'historien, d'archéologue. L'article produit par elle est d'autant plus intéressant que très longtemps, la prétendue inexistence de cette piscine était un motif pour nier a priori l'historicité de l'évangile de Jean ; et par ailleurs c'est d'autant plus intéressant que, travaillant sur ce site, elle peut proposer un certain nombre de conjectures ou d'hypothèses qui permettent une relecture inattendue de nombreux passages de l'Ancien Testament avant même de concerner notre texte d'aujourd'hui. Notre projet n'est pas ici de développer le contenu de cet article. Je voulais marquer simplement à ce sujet que ce que nous faisons ici ne comporte pas de mépris pour le regard historique, mais affirme l'insuffisance fondatrice de ce regard pour ce qui est de la foi.
2) S'incorporer l'écriture.
J'ai dit "écriture" et je veux indiquer par là la nécessaire prise en compte du moment de la rédaction.
Lorsqu'on aborde un texte comme simple document historique, on le prend pour paille, c'est-à-dire que l'on a hâte de trier le grain des faits et la paille de la façon de dire. Si notre christianisme était fondé sur un fait repérable par l'historien, cela serait de bonne méthode.
En réalité, notre christianisme est fondé sur quelque chose qui est in-dépréhensible de l'expérience qui le recueille. Nouvelle raison d'affirmer l'entr'appartenance étroite de la résurrection et du "voir" qui est la foi. Or cette expérience fondatrice c'est elle qui s'articule dans le discours, et nous avons relation vive à cette expérience par l'oreille. Cette expérience n'est pas simplement la notification d'un fait qui aurait eu lieu, mais le discours qui articule notre propre écoute, et donc notre propre présence à la chose.
Donc importance d'être à l'Écriture. Et en particulier, il ne faut pas lui substituer un bavardage sur ce qu'est sensé rapporter l'Écriture ; par exemple si quelqu'un vous propose d'énoncer des théories générales sur les miracles, les guérisons, ne bavardez pas : prenons le texte, mettons-nous au texte.
Il s'agit de "s'incorporer" l'Écriture. Incorporer… je veux dire ici à la fois le mime du corps et le mouvement du cœur. Je m'explique.
D'abord : Le mime du corps
Nous avons à bien des reprises remarqué que tous les verbes de Jean sont des verbes du corps : venir, se mettre debout, marcher, manger, etc.. Entendre aussi est un verbe du corps. Entendre, voir, toucher… Quelles précompréhensions font que ces mots ne touchent jamais notre corps ? Quelle anthropologie de l'âme et du corps nous empêche d'être au texte sur ce mode ?
Je ne sais pas s'il vous a été donné parfois de voir des comédiens travailler un texte ou une mise en voix et une mise en espace – façons aujourd'hui de dire la mise en scène. N'allez pas croire qu'ils doivent avoir préalablement compris le texte pour ensuite le traduire de façon sonore et gestuelle ; c'est dans la recherche même du son et du geste qu'intervient la meilleure compréhension du texte.
Et il peut ici y avoir une incidence catéchétique. J'ai vu des essais de mimes par des jeunes à propos de textes de l'Évangile. Ils m'ont appris des choses sur le texte, et à eux aussi sans doute. Ne pensez pas en particulier que faire mimer un texte soit un subterfuge pédagogique dans le mauvais sens du terme : pour qu'ils ne s'ennuient pas trop et qu'ils aient le sentiment de faire quelque chose. Pas du tout.
Il en est de même des propositions de graphisme. Le dessin met en œuvre une intelligence du texte ; c'est vrai au niveau du dessin de quiconque, et c'est vrai aussi au niveau des œuvres d'arts qui sont des lectures toujours situées historiquement bien sûr, mais qui sont des lectures, des présences au texte. Il faut savoir ne pas négliger ces choses.
D'aucuns sont même allés plus loin puisque, peut-être avez-vous entendu parler du Père Jousse, jésuite, anthropologue d'avant-guerre, qui faisait étudier à partir des pratiques des écoles rabbiniques, l'articulation et la gestuation qui est impliquée dans une certaine façon d'être au texte, et qui en avait dérivé un certain nombre de choses très importantes.
Donc mimer : le mime du corps.
J'avais dit aussi : Le mouvement du cœur.
Ce qui est en question ici, c'est que ce texte touche, atteigne, ait contact avec celui qui le lit. Or, dans le texte de Jean 5 que nous lisons, il est question d'un raide, d'un rigide, d'un noué, d'un attaché, d'un lié… Aussi, ce texte ne peut me toucher qu'à la mesure où je sais ce qu'est la ligature.
On est tenté de dire que le Christ a, ici ou là, guérit des petites infirmités. En réalité, pour celui qui est paralysé, la paralysie n'est pas une infirmité quelconque : elle nomme le manque radical. Pour l'aveugle, ce qui nomme le manque, c'est la cécité. Dans tous les cas, nos textes parlent au profond, à la mesure où ils disent le tout de l'homme sous la modalité de la paralysie ou de la cécité ou de la surdité. Et ici nous rejoignons ce fait déjà remarqué que "Je suis la lumière", "Je suis la vie"… disent au fond la même chose. Il y a ici invitation à se mettre au lieu d'expérience du manque qui est indiqué par le texte.
Or, si on essaie de prendre conscience de ce qui lie… si, par exemple dans un groupe d'enfants vous essayez de faire dire ce qui lie, vous pouvez vous attendre des choses qui vous feront peur : ce qui lie, cela pourrait être les parents qui empêchent sortir par exemple…
Passez quand même par vous-même d'abord et demandez-vous ce qui vous lie : les formes de convenance, le dénuement, le manque de moyens… Or, si vous avez peur des réponses éventuelles, cette peur est peut-être votre peur, peur d'assumer ce qu'implique le véritable déliement, la véritable liberté, le véritable détachement… Finalement ce qui nous lie en vérité, c'est la peur elle-même.
Et il n'y a probablement rien qui ne lie autant que – même si elle n'est pas présente à l'esprit – la peur ultime, la peur de la mort. Est-ce que cette peur-là est dénouable ? Est-ce que nous avons le désir véritable de dénouer cette peur ?
Guérir de ce désir c'est dans notre texte. « Veux-tu ? », c'est-à-dire désires-tu être guéri ?... Et le gisant ne répond pas. Il parle ailleurs, il a un alibi : « Je n'ai pas d'homme pour… » Le recours à l'homme, le recours nécessaire à l'homme crée une dépendance, un manque d'aisance, de liberté, mais il signifie aussi une certaine façon de s'en remettre, une certaine facilité. Et il est peut-être de ces facilités-là que nous n'aimerions pas aisément en profondeur voir se délier, se dénouer.
J'ai poursuivi cette étude de la raideur ou de la ligature jusqu'à la question même de la vie et de la mort. En quoi nous n'allons pas nous étonner de ce que le mot employé par Jésus est « lève-toi » et en grec c'est le mot qui dit "résurrection". Nous n'allons pas nous étonner non plus de ce que tout le reste du chapitre va parler de la résurrection. Mais le mot de "résurrection" n'a pas été introduit ici à partir de ce qu'il évoque comme réanimation, mais à partir de quelque chose qui touche la profondeur même de l'homme.
3) "Jésus lui dit".
Ce texte parle essentiellement de la parole. Dans une première lecture, on pourrait remarquer que ce n'est pas l'eau de ce lieu de pèlerinage qui guérit, mais la parole, une parole qui ne cause pas sur la guérison, mais une parole qui guérit. De même que la foi n'est pas une parole qui cause sur le salut, la foi – c'est-à-dire entendre – sauve.
Nous sommes tentés de gommer « Jésus dit » et d'aller tout de suite à ce qu'il dit. Or ce qui est important, aussi important que ce qu'il dit, c'est qu'il dise. Et même du reste, dans des textes d'évangile, lorsque nous lisons « Il ouvrit la bouche et il dit », nous sommes tentés de penser que cela va de soi. Point du tout. Peut-être que l'ouverture de la bouche chez les Anciens est l'indication de l'ouverture d'un espace de relation.
Dans une seconde lecture, on s'aperçoit qu'il n'est pas tellement question d'eaux substituées par la parole, que d'une parole substituée par une autre parole. En effet tout le texte se donne à lire comme la substitution par la parole de Jésus à la parole de Moïse.
« C'était une fête des juifs » et on ne dit pas laquelle. Tout le contexte indique – et les exégètes le reconnaissent – qu'il doit s'agir de la Pentecôte juive, c'est-à-dire la célébration du don de la loi à Moïse, la traditio legis.
- En effet, le thème de la loi ou de la parole lié au thème de la source d'eau, court tout au long de l'Ancien Testament ; nous l'avons vu dans le passage de la Samaritaine (Jn 4).
- En outre ici, cette piscine a cinq portiques, c'est-à-dire les cinq livres de la loi (le Pentateuque).
- Enfin cela se réfère à l'Exode. En effet cet homme est dans sa maladie depuis 38 ans, la durée exacte de la pérégrination des Hébreux dans le désert selon Deutéronome 2, 14.
Et de même que dans le chapitre 4 il était question de savoir à partir d'où on entend et on adore – il en était question à propos de la Samaritaine par rapport au Pentateuque samaritain –, voici qu'il en est question à propos des juifs. On a ici le premier miracle qui concerne les juifs dans l'évangile de Jean.
Cela nous a permis d'entrer dans une symbolique qui fait partie du texte et qu'on peut apercevoir dans une seconde lecture.
Mais il faut revenir maintenant sur les caractéristiques de cette nouvelle parole. Nous avons vu que,
- premièrement, c'est une parole qui s'enquiert du désir, c'est-à-dire une parole adressée,
- c'est une parole qui dit et accomplit l'éveil,
- enfin c'est une parole qui donne de se saisir.
En effet, en un sens cette parole guérit, mais non pas sans la mise en œuvre par le malade même : « Saisis ta couche ». Ce geste est un geste qui mérite d'être relevé pour deux raisons :
- la première c'est que, dans les peintures des catacombes, lorsque ce récit est représenté, on voit le paralysé portant sa couche, donc c'est un moment reconnu comme significatif ;
- en outre, « saisis ta couche et marche » paraît être le décalque intentionnel de « saisir sa croix et suivre ».
Seulement il en résulte une intelligence de la phrase différente de celle à laquelle nous avons été habitués. Passé de la situation de dépendance marquée par l'horizontale à la station debout, ce n'est pas Jésus qui le fait, c'est l'homme, et cette parole de Jésus le permet. Loin de nous l'idée de démiraculiser ce texte ; mais s'il y a miracle quelque part, nous allons le revoir à la fin, car je crois en un sens qu'il y a miracle, néanmoins cela n'est intelligible que dans la mesure où, loin d'être regardé comme exceptionnel, ce qui est en cause ici prend sens à partir du plus intelligible. Et le plus intelligible, c'est par exemple la parole suffisamment confiante accordée à quelqu'un qui lui permet de faire lui-même ce qu'il n'aurait pas fait. Je ne démiraculise rien, nous verrons, mais peut-être que le miracle n'est pas là où on croyait.
N'oubliez pas que ce qui reste le motif le plus essentiel de tout ce que nous faisons ici, c'est d'arriver progressivement à savoir ce qu'il en est d'entendre, d'entendre un texte.
4) Vers les mots essentiels comme résurrection, Dieu…
À la suite du récit que nous avons lu, le dialogue s'articule sur ce qui paraît à première vue être une simple circonstance, la circonstance du temps dans lequel cette guérison s'est accomplie, c'est-à-dire que l'on passe à la discussion sur le shabbat. Il ne s'agit pas, du moins ici, de vitupérer les juifs qui seraient ritualistes et qui ne comprendraient pas que la santé est plus importante que l'observance du shabbat. Cela n'est pas du tout dans cette direction que le texte se déroule. Du reste le shabbat est, dans un certain sens, plutôt confirmé – confirmé dans son sens nouveau – que détruit. En fait, Jésus ici ne conteste pas le shabbat, il précise que le Père travaille pendant le shabbat. Et en cela il ne s'oppose pas aux juifs, car la spéculation juive avait distingué dans le shabbat le repos de l'œuvre proprement créatrice, et l'ouverture de l'œuvre royale. Cela correspond à deux titres de Dieu : un qui se réfère plutôt à Elohim et l'autre à Yahvé, l'un plutôt proprement créateur et l'autre plus particulièrement seigneurial et royal. Nous verrons que pendant le shabbat – le shabbat dans lequel nous sommes –, Dieu exerce son œuvre royale. Tout cela est commandé par une étude attentive des noms divins : le premier chapitre de la création est sous le titre de Elohim [ce qu'on traduit en général par "Dieu"] et le second est sous le titre de Yahvé – YHWH, le Saint tétragramme.
Vous savez que cette affaire est traitée tout différemment par les exégètes modernes qui détectent en Genèse 1 et 2 des écrits d'époques différentes et de sources différentes : source élohiste pour Gn 1 et source yahviste pour Gn 2, et ils ont raison en leur lieu.
Il n'empêche que cela a jadis donné lieu à une spéculation juive sur la répartition des noms du Seigneur. L'histoire de la lecture est quelque chose de beaucoup plus complexe que spontanément nous serions tentés de le penser.
Or l'œuvre royale est à entendre comme ce qui lie et délie la mort et la vie. En effet, chez les Anciens, la royauté est essentiellement judiciaire, et les termes de "lier" et "délier" ont rapport à cela. Il s'agit ici en particulier de la vie et de la mort, ce qui suppose une anthropologie dans laquelle vivre est toujours entendu comme être dans la dépendance du souffle, c'est-à-dire sous l'activité royale du Seigneur qui tient dans la vie. Or tout le reste du chapitre portera sur mort et vie : du verset 20 au verset 30, une première partie du discours de Jésus porte sur mort et vie et sur la maîtrise de la mort et de la vie qui s'appelle krisis (thème du jugement). Cette prétention à œuvrer l'œuvre du Père (« le Père travaille et je fais l'œuvre du Père ») c'est cela qui fait de façon majeure question pour les juifs d'après le verset 18 : « Et pour cette raison les juifs cherchaient encore plus à le tuer, non pas seulement parce qu'il déliait le sabbat mais parce qu'il disait que Dieu est son père propre, se faisant égal à Dieu. »
« Se faisant égal à Dieu ». Dans le texte fondamental de Philippiens 2, on a la même expression : ce qui est caractéristique du Christ, c'est qu'« il n'a pas cherché à être égal à Dieu ». Mais alors, en quoi consiste la différence entre le jugement des juifs et la louange de Paul ? C'est que, pour les juifs, "il se fait égal à Dieu", et pour Paul "il n'a pas cherché à se faire égal à Dieu". En effet, c'est cela que saint Jean va résoudre : le Christ ne se fait pas égal à Dieu, mais c'est Dieu qui l'égalise à lui. Où et quand ? En témoignant pour lui. Où est-ce que le Père témoigne pour Jésus ? À la résurrection. Et vous savez que l'égal de la résurrection, c'est la parole « Tu es mon fils » qui est cette fois le témoignage identifiant sur le mode de la parole, Fils de Dieu témoigné par la résurrection. Or c'est ce qui est mis en évidence dans la deuxième partie du discours de Jésus : à partir du verset 31 jusqu'à la fin du chapitre 5, on a un discours sur le témoignage du Père.
Ce qui est intéressant ici, c'est qu'il ne faut pas disjoindre le témoignage identifiant et le titre de Seigneur royal (Seigneur juge). En effet, la qualification de ce témoignage qui est la résurrection, c'est que le Ressuscité a maîtrise sur la mort et la vie. Ce n'est pas un témoignage quelconque, ce n'est pas une argumentation apologétique (« il est ressuscité, donc ce qu'il dit est vrai »). L'acte même de la résurrection est à la fois la vérité du témoignage et le témoignage de la vérité.
Alors on peut relire le passage précédent sur la maîtrise de la mort et de la vie, la qualité de juge entendue en ce sens, tout le texte johannique selon lequel le Père lui a donné l'exousia de de toute chair c'est-à-dire de toute l'humanité. Il est l'animateur de la mort et de la vie, à ce titre, il est Seigneur.
Ce qui nous intéresse ici c'est de voir que tout se dit à partir de l'expérience fondamentale de résurrection qui, en un certain sens, fait cercle. Et la conséquence immédiate pour nous c'est que ce que veut dire Dieu dans le premier christianisme ne peut être pensé à partir d'ailleurs que de cette expérience-là. Nous n'avons donc pas à dire par mode répétitif des données dogmatiques sur la nature ou l'essence divine, sur l'Incarnation etc. Toutes les choses justes qui peuvent être dites dans l'emploi de ces mots ne sont dans leur validité première qu'à la mesure où elles sont dans le mouvement même qui leur donne sens et qui est celui que nous venons d'apercevoir. En particulier, que le traité de Dieu puisse être constitué indépendamment de la résurrection dans la théologie classique est sous ce rapport impensable puisque le sens du mot "Dieu" vient de l'expérience de résurrection. Vous me direz : « Mais le mot Dieu était employé avant ! » Bien sûr. Mais les multiples valeurs sémantiques de ce mot sont ressaisies à partir de cette expérience qui leur donne sens neuf.
Ainsi, entendre notre texte, c'est entendre à partir de là si bien que nous pourrions en 5°) relire même le texte du récit par lequel nous avons commencé, c'est-à-dire les premiers versets de ce chapitre, et alors nous serions fondés à lui donner sa dimension qui est nullement celle d'une anecdote particulière, mais de ce à partir de quoi se déchiffre mon propre sens de la mort et de la vie, de la servitude et de la liberté, de la paralysie et du déliement, comme notamment l'essentiel de l'Évangile. Je veux dire que, par là, se justifie le fait que nous soupçonnions dès le début que le véritable référence du texte n'est pas une actualité anecdotique, et que le véritable référence est tout l'homme et toute l'humanité. Et là nous accédons à la dimension du texte.