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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 juillet 2019

Aperçu sur la médecine des humeurs et sur la gnose valentinienne avec en toile de fond "Malinconia", un poème de J-M Martin

Jean-Marie Martin a enseigné la théologie à l'Institut Catholique de Paris jusqu'en 1993. Il est théologien, philosophe, grand connaisseur de saint Jean, saint Paul et des premiers gnostiques chrétiens (en particulier les valentiniens comme le montre le I 4° b) et s'est même plongé dans la médecine de Galien comme vous pourrez le voir au I 4° a) ! Il est aussi poète à ses heures. Lors de ses enseignements et conférences il lui arrivait de citer une strophe ou deux de ses poèmes.

Malinconia est l'un de ses grands poèmes dont il a cité plusieurs fois la 1ère et la 9ème strophes. C'est donc sur ces deux strophes ainsi que sur le titre que portent les réflexions de la première partie, le poème lui-même étant en deuxième partie.

 

I – Réflexions et informations autour du poème "Malinconia"

 

Dans cette première partie il est question :
   1/ de poème,
   2/ de musique,
   3/ de mélancolie, de Dürer et autres
   4/ de médecine des humeurs, puis des "malheurs de Sophie" qui font partie de la gnose valentinienne – un assez long extrait des passions de la Sophia jetée dehors est mis ici, il vient d'une conférence faite par J-M Martin au Forum 104. Les passages extraits de l'Adversus Haereses d'Irénée ont été ajoutés ;
   5/ d'un commentaire de la 9e strophe de "Malinconia".

 

1) Contexte de l'écriture du poème.

Malinconia est le poème écrit par J-M Martin en 1992 à Sérignac chez son ami peintre Mathigot[1]. Il faisait un poème chaque année comme il le dit lui-même :

« À la période où j'enseignais, chaque année, à la fin des cours, je fermais tout, j'allais dans le midi. J'y passais un mois et je voulais voir si ce que j'avais aperçu dans l'année, sans le type de discours dans lequel je l'avais aperçu, ça pouvait chanter et venir sous une autre forme dans le poème. Je mettais un mois et je revenais toujours avec un grand poème. »

 

2) Référence du poème à la musique.

Une indication est donnée en fin de poème : "Sur la structure du 4e mouvement du 6e quatuor en Sib majeur, opus 18 n° 6 de Beethoven". Or J-M Martin a plusieurs fois parlé de l'espace musical, en voici un extrait paru dans Approches de l'espace christique : L'espace en musique, peinture et poésie.

 

L'espace musical.

Il m'est revenu en mémoire[2] un texte de Rilke. C'est un texte très court que j'avais lu il y a à peu près 60 ans. Il était cité dans un texte philosophique que je lisais à l'époque, et je l'avais appris par cœur. Et c'est très étrange parce que je ne connaissais pas un mot d'allemand. Mais comme un poème, on ne l'apprend pas dans une traduction, sans connaître l'allemand, j'avais appris ce texte.

C'est un poème qui parle de la musique. J'ai recherché récemment d'où il venait et je l'ai trouvé dans le deuxième livre des Sonnets à Orphée, c'est la fin du dixième sonnet. « Und die Musik, immer neu / aus den bebendsten Steinen / baut im unbrauchbaren Raum /ihr vergöttlichtes Haus. »

Und die Musik, immer neu (Et la musique constamment renouvelée)
aus den bebendsten Steinen (à l'aide de pierres mouvantes)
baut (construit) im unbrauchbaren Raum (dans un espace inutilisable)
ihr vergöttlichtes Haus (sa divine maison).

La maison et l'espace sont évoqués à propos de la musique : la musique construit l'espace de la maison que Rilke appelle "divin".

Vous savez, si j'ai entendu cela, si j'ai voulu l'apprendre, si je l'ai gardé en moi tout au long, si je l'ai recherché, si je le ressors aujourd'hui, c'est que j'avais affaire à cela, c'est-à-dire que cette notion d'espace musical est quelque chose qui répond à une direction de pensée qui m'intéresse.

 

3) Référence à Albrecht Dürer et à Galien d'après ce qu'a dit J-M Martin.

Durer, MélancolieDans un commentaire de la 9ème strophe (cf. le 5°) J-M Martin, a dit qu'il faisait référence à Albrecht Dürer pour au moins les deux raisons suivantes :  

– d'une part "Malinconia" est un mot italien qui signifie "Mélancolie"[3], ce qui est le nom donné à une gravure sur cuivre d'Albrecht Dürer datée de 1514, gravure qui mélange les symbolismes pythagoricien, platonicien, hippocratique, alchimique…

– D'autre part dans la strophe 9, il est question du "chardon" qui est la fleur emblématique de Dürer. 

Par ailleurs on peut remarquer que le mot mélancolie se dit en grec mélankholia,  de mélaïnè kholê qui signifie "bile noire" en médecine antique – en fait avant Hippocrate (IVe s avt JC) , chez Homère (VIIIe s avt JC), kholos ne signifie pas "bile", mais "fiel" ou "colère" –, et la traduction de mélaïnè kholê en latin est atra bilis qui a donné l'adjectif atrabilaire[4]. La" "bile noire" est l'une des quatre humeurs constitutives de notre corps selon la médecine antique, où elle était considérée comme substance engendrant la mélancolie.

Galien a écrit un livre intitulé De la bile noire, et J-M Martin a beaucoup fréquenté Galien comme le mondtre le paragraphe qui suit.

 

4) Référence aux humeurs (par J-M Martin).

  • J-M Martin a cité presque toute la première strophe de son poème lors d'une réflexion sur les trois éléments eau, sang et pneuma (souffle) qu'on trouve à la fin de la 1ère lettre de Jean, et il a fait allusion aux humeurs. C'était dans la session sur la "Symbolique des éléments". Voici ce qu'il disait.

Les éléments eau, sang et pneuma sont liquides ou, comme disaient les Anciens, fluides, donc en rapport avec les humeurs. Pour étudier ce que signifie le sang, il faut lire les textes d'époque, la médecine des humeurs ou des tempéraments – "tempéraments" au sens des différentes façons dont sont tempérées les humeurs –, par exemple les textes de Galien, ou bien regarder l'utilisation que les gnostiques font de la symbolique des humeurs. C'est très intéressant.

Le doux lac des larmes au cœur.
C'est là que les eaux viennent boire.
Lait sperme sang vins et liqueurs.

 

a)  Informations tirées d'internet sur la médecine des humeurs.

fresque de la crypte de la cathédrale d'AnagniLe mot "humeur" vient du latin umor, qui vient lui-même du grec ancien et qui signifie "liquide"[5]. On retrouve cette origine dans l’adjectif "humide". Dans la médecine des humeurs, le mot "humeur" est pris au sens primitif des liquides qui sont supposés circuler dans l'organisme. Il se dit par exemple pour les larmes ou le sperme (deux mots du poème de J-M Martin) qui, sont supposés être du sang qui a "écumé" en réagissant au souffle.

La médecine des humeurs parle de quatre humeurs : sang, phlegme (ou lymphe), bile jaune et bile noire. Elle a son origine dans le traité De la Nature de l'homme, œuvre de Polybe, gendre et disciple d'Hippocrate (vers 460-370 av. J.C.). Galien[6] (vers 131-201) l'attribua à Hippocrate et fut un relais important pour diffuser cette théorie et la compléter.

Dans son schéma Galien reprend la théorie des humeurs d'Hippocrate. Celle-ci repose sur les 4 éléments d'Empédocle (eau, air, terre, feu) qui, combinés aux 4 qualités physiques (chaud, froid, humide, sec), influent sur les quatre humeurs: le sang, le phlegme (ou lymphe), la bile jaune et enfin la bile noire ou atrabile (humeur censée être produite par la rate). D'où une correspondance entre les quatre humeurs, et les quatre éléments : sang = air, chaud et humide ; phlegme = eau, froide et humide ; bile jaune = feu, chaud et sec ; bile noire = terre, froide et sèche. Galien ajoute quatre tempéraments.

  En effet, les quatre éléments doivent être en équilibre pour qu'on soit en bonne santé. Tout déséquilibre entraîne des "sautes d'humeur". L'excès de l'une des humeurs produit un déséquilibre qui est répertorié, et beaucoup d'expressions populaires viennent de là. Par exemple l’excès de sang dans le corps est censé lui donner une couleur plus foncée, d’où l'expression « se faire un sang d’encre ». À chaque excès correspond un "tempérament" : sanguin (sang) ; flegmatique[7] (flegme) ; bilieux (bile jaune) ; mélancolique[8] (bile noire). Chaque tempérament rend enclin à certaines "passions" : les sanguins sont chaleureux et affables ; les flegmatiques sont lents et apathiques ; les bilieux sont colériques et prompts à réagir ; et les mélancoliques sont tristes et déprimés.

 

Toute maladie est donc susceptible d'une explication purement physique. C'est à une telle causalité que l'Antiquité recourt pour rendre compte notamment de la mélancolie.

Nous employons encore des expressions qui viennent de cette médecine des humeurs. Par exemple le "rhume de cerveau" a été nommé ainsi parce qu'on pensait qu'il s'agissait d'un écoulement de la matière du cerveau dans les narines, mais en fait il n'y a pas de conduit correspondant comme cela a été découvert à la Renaissance.

Les remèdes découlent de toutes ces considérations : au "sanguin" on déconseillera la chaleur du vin, surtout pendant l'été, au mélancolique froid et sec, de caractère terrestre, on conseillera des aliments chauds et humides, de caractère aérien, etc.

tableau des humeurs et de leur correspondance, La Christité

Le mot "passion" vient du latin du latin patior, pati, homonyme grec de pathos[9] qui désigne le fait de souffrir, de subir, d’éprouver. Il est utilisé dans les Évangiles pour traduire la souffrance physique et la douleur, en particulier les souffrances du Christ. Galien l'emploie de la façon suivante :

  • « Il m’a paru opportun de se libérer de ses passions. Car il est vraisemblable que c’est à cause d’elles aussi que nous pensons faussement. Or il y a des passions de l’âme que tout le monde connaît, l’emportement, la colère, la crainte, l’abattement l’envie, le désir exagéré. Mais à mon avis, c’est aussi une passion que de s’abandonner sans aucune mesure à l’amour ou à la haine de quelque objet que ce soit  »  (Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, Paris, Grec, 1993, p. 73).

Remarque : dans le dernier vers de la 1ère strophe du poème de J-M Martin sont énumérés cinq fluides : lait, sperme[10], sang, vins, liqueurs. Ils sont sûrement savamment choisis !

Suggestions : un peu plus haut dans ce message vous avez la représentation d'une fresque de la crypte de la cathédrale d'Anagni qui représente cette théorie des humeurs. Un commentaire est accessible sur internet, au début de l'article "Aux racines de la nature de l’homme" de Jacques  Jouanna[11]. Par ailleurs J-M Martin a plusieurs fois parlé des 4 éléments d'Empédocle, un message devrait paraître prochainement là-dessus (fin août 2019).

 

b) Extraits d'une intervention de J-M Martin à propos du langage des gnostiques valentiniens

(N B : ceci se réfère au Plérôme qui est présenté dans d'autres messages[12]).

Les valentiniens ne s'intéressent au monde que parce qu'ils s'intéressent à l'être-au-monde. Quand ils parlent des éléments, ils ne parlent pas de la chimie ou des choses de ce genre, ils parlent des dispositions fondamentales de l'homme dans son mode d'être-au-monde.

D'après leur récit dont on a des traces dans plusieurs auteurs, en particulier dans la Grande Notice d'Irénée, La Sophia introduit du trouble à l'intérieur du Plérôme. Sophia qui est le plus petit et le dernier des éons a voulu saisir le Père. C'était une entreprise aprakton, impraticable, impossible, car le Père est imprenable, et imprenable parce qu'il se donne. Si l'essence de ce qui est en question ici est le don, vouloir prendre le don, vouloir le prendre par ses propres ressources, ses propres forces, c'est le manquer. Ceci ouvre le manque, hysterêma, et introduit un trouble parmi les éons, c'est-à-dire parmi les dénominations de Dieu. Le manque ouvre le champ du "hors Plérôme", donc le lieu où nous sommes : la fille de Sophia (fils ou fille signifie "manifestations") est jetée hors du Plérôme, et cela va donner lieu à la création de la matière et des hommes qui sont donc "hors du Plérôme".

Cette 2e Sophia est jetée dehors avec la passion (pathos) qu’a subie Sophia. Nous avons là un langage proche du stoïcisme qui distingue le discours droit (orthos) et le discours pathétique (pathos signifie ce qui est tordu, ce qui n’est pas droit, ce qui manque ou ce qui excède). Le manque et l’excès, ce qui déborde du juste, qui déborde du bien ajusté, c’est une passion.

Sophia, elle, est réintégrée dans le Plérôme tandis que cette 2ème Sophia tombe dans des lieux qui naturellement sont caractérisés dans la plus pure tradition paulinienne comme des lieux de l'ombre, du vide et de la folie, ils sont séparés du Plérôme par Limite que le Christ franchit pour la sauver. Par rapport à sa déliquescence, il y a une première formation qui la consolide dans son être mais qui ne l’accomplit pas en plénitude, et le Christ s'absente, ce qui crée le désir.

  • Adversus Haereses 4,1  (NB : on arrive au milieu du récit) « Ne pouvant donc franchir Limite, parce qu’elle était mêlée de pathos (passion), et se voyant abandonnée, seule, au dehors, elle fut accablée sous tous les éléments de cette passion qui était multiple et diverse : elle éprouva de la tristesse, pour n’avoir pas saisi la Lumière ; de la crainte, à la perspective de voir la vie lui échapper de la même manière que la Lumière ; de l’angoisse par-dessus tout cela, et le tout, dans l’ignorance. »

Vous avez trois passions fondamentales ici. C'est une phénoménologie des expériences spirituelles qui est extraordinaire : 1°  la tristesse ; 2° la crainte : 3° l’angoisse ; parfois il y en a une quatrième : l'explêxis (l’effroi) qui est autre chose que la crainte parce que, dans la symbolique, l’effroi est figeant – ce sera l’origine des pierres, de ce qui est fixé – alors que la crainte fait fuir, c’est l’origine des eaux, c’est aquatique. On trouve cela dans un épisode plus loin.

La fille de Sophia est donc constituée par un pathos (un pâtir) qui a sa source dans l'ignorance : de l'ignorance sortent les passions c'est-à-dire la peur. Alors que Sophia (la 1ère) est constituée de Pneuma (Esprit), la Sophie jetée dehors est constituée par la peur. Ceci suscite les passions premières, énumérées dans une table :

– le phobos est la peur qui fait courir auquel correspond l'élément eau ;
– l'ekplêxis est la peur qui stupéfie auquel correspond l'élément terre ou roc ;
– la tristesse (lupê) est nommée en troisième, elle est appelée quelquefois aporia ; elle correspond à l'air;
– et enfin il y a l'épithumia (le désir) correspond au feu. Il est double à la mesure où il est susceptible d'être assumé comme désir de retour hors de l'exil, et à la mesure où lui est conférée une mémoire, car il a nativement dans sa peur une mémoire oublieuse. L'être psychique est probablement essentiellement mémoire et sans doute mémoire oublieuse. Le mot "oubli" peut être pris ici dans les catégories de ce qu'on appellera plus tard le refoulement, par exemple.

Vous avez là une table étonnante où les passions correspondent aux quatre éléments qui apparaissent à ce moment-là, mais qui sont encore dans une fluidité et dans un moment non construit. Tout cela précède de quelque manière ce que nous appellerions la constitution du monde. Car la connaissance de Dieu est posée d'abord et l'homme est ensuite toujours plus ou moins pensé comme ce qui a à rejoindre cette pensée.

Nous avons aussi la considération que l'homme est un être nativement inachevé. Il s'agit de l'homme adulte. Il lui manque ce qui est susceptible de le constituer en son plus propre et qui ne peut venir qu'à la fin : la connaissance (gnôsis). Et celle-ci vient à la fin parce qu'elle est préparée avant. Nous connaissons ce principe.

Autrement dit, nous avons ici une analyse de la situation dans laquelle nativement nous sommes en recherche. Nous sommes constitués dans une peur native, éventuellement dans une tristesse, dans un désir, et rien de cela ne nous conduit comme tel à ce qui nous est destiné. Le mot de destination, de pré-destination, à condition qu'on ne l'entende pas au sens banal du terme, est un mot très important dans notre Nouveau Testament. C'est ce qui confère la liberté. Et cela bien sûr ne peut survenir à notre psychê qu'à partir du Plérôme, d'avoir entendu la plénitude des dénominations qui constituent la Christité en nous.

  • « À la différence de sa mère – la première Sagesse, qui était un Éon [intra-pléromatique], – Achamoth, [la 2ème Sophia], au milieu de ses passions, n'éprouva pas une simple altération, mais une opposition des contraires. » – Ce qui est intéressant ici, c'est que nous sommes au moment où nous continuons à méditer sur le deux : altération/contrariété. Ici, elle subit les contraires
    « Survint alors en elle une autre disposition, celle de la conversion vers celui qui l'avait vivifiée », c'est-à-dire qu'elle se retourne. Il y a un élément autre, une disposition autre qui surgit en elle par le fait qu'elle ait été visitée, ointe d'odeur d'incorruptibilité, que le Christ se soit absenté etc. Voilà un ensemble de choses qui constitue la conversion.

●   Remarques sur l'itinéraire de la 2ème Sophia.

Les premières frayeurs (la première crainte, la première fuite…) sont considérées comme constituant le monde ensuite. Il y a là l'intelligence des réalités mêmes du monde matériel à partir de la symbolique psychique qui est censée les constituer. C'est tout à fait à l'envers de ce qu'habituellement nous croyons et pensons. Là nous avons une sorte de mythe et ce qui est intéressant, c'est le salut de la Sophie errante dans la vacuité, dans les lieux de l'ombre par opposition à la lumière, et du vide par opposition à la plénitude, au plérôma. Et c'est celle-là qui sera considérée comme l'archétype de l'âme en quête, de l'homme en recherche. C'est cela que nous avions trouvé assimilé à la Samaritaine[13] ; c'est ce qu'ailleurs on trouve assimilé à la centième brebis perdue, cette brebis que l'on vient chercher en laissant les 99 dans le Plérôme ; c'est ce qui est assimilé à la Madeleine cherchant la lumière, cherchant le Seigneur.

  • I, 4, 2 « C'est ainsi que s'explique, disent-ils, l'origine et l'essence de la matière dont est formée ce monde : de la conversion est issue toute l'âme du monde et du démiurge tandis que de la crainte et de la tristesse est dérivé tout le reste. »

 C'est ici que se trouve une notion de deuxième dieu : ce monde-ci est mis en œuvre par le Démiurge, qui est inférieur en nature à Sophia, et par suite au Père et au Plérôme.

Cette idée de deuxième dieu, je ne sais pas pourquoi elle offusque tout le monde. C'est sans doute en raison d'une idée naïve de Dieu. En réalité ici, il s'agit d'un élément psychique qui s'auto-construit son monde, et qu'est-ce que cela sinon une certaine humanité psychique qui s'auto-construit un monde ? C'est cela le Démiurge !

  • « En effet, des larmes d'Achamoth provient toute l'humide substance ; de son rire, la substance lumineuse ; de sa tristesse et de son saisissement, les éléments corporels du monde. Tantôt en effet elle pleurait et s'attristait, comme ils disent, de ce qu'elle avait été abandonnée, seule, dans les ténèbres et le vide ; tantôt, au souvenir de la lumière qui l'avait abandonnée, elle se détendait et riait ; tantôt encore, elle était prise de crainte ; tantôt enfin, elle éprouvait angoisse et égarement. »  Nous avons cette fluctuation d'un être inaccompli non encore formé selon la Gnose qui dit véritablement l'état du chrétien en attente de la Gnose. Sur le rapport des éléments et des humeurs, il y a d'autres passages beaucoup plus explicites qui seraient intéressants.

 

●   Remarque sur le langage employé.

Ainsi la 2e Sophie est tombée dans la région des frayeurs, de la crainte, de la fuite… autant de tendances qui, solidifiées ensuite, constitueront le monde. Au départ ses passions sont transformées dans une matière encore informe ; elles sont donc non formées. Que la matière soit informe, c'est un leitmotiv constant chez les auteurs issus de Platon, dans tout le post-platonisme.

Dans les versions les plus anciennes du valentinisme, nous avons un langage plutôt stoïcien que platonicien où nous trouvons ce qui va de l'élan, du désir, de la semence (sperma) informe et liquide à la fixation, consolidation, configuration progressive jusqu'à l'accomplissement de l'être, jusqu'à l'avènement du corps. Le mot "corps" prend ici non pas le sens platonicien de ce qui se distingue de l'âme, mais le sens stoïcien de l'accomplissement de ce qui était en semence. Le corps désigne la totalité de l'être et non pas une partie composante. Il dit la venue à corps, à solidité, à configuration, à forme, de la totalité de l'être.

L'important, c'est que le monde est pensé à partir de l'être au monde, c'est-à-dire qu'il y a un rapport symbolique entre les humeurs – les passions peuvent s'appeler “humeurs” ou même "tempéraments" au sens des différentes façons dont sont tempérées les humeurs – et les figures de la sensorialité, c'est-à-dire les éléments appartenant à la sensorialité, à partir de leurs propriétés essentielles. Il s'agit d'un être-au-monde qui n'est pas celui du physicien ; c'est une anthropo-cosmologie qui est peut-être la racine d'une symbolique.

 

5) Commentaire de la 9ème strophe[14].

Jardin planté d'hendiadys
et de mélisse et d'oxymore
De tous les noms que l'on ignore
Et du chardon avec le lys

 

Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça chante ! Du reste, la rime est enfoncée dans l'oreille dès la comptine, dont les rimes souvent sont absolument improbables. Les comptines enfantines riment en dépit de tout sens, c'est-à-dire que dans la rime il y a de la fête, du jeu. Il faut que le poème chante, que le poème joue. En effet, le poème est la chose la plus sérieuse, le travail le plus ardu, mais il n'est abouti que s'il est un pur jeu.

Papa est en haut qui fait du gâteau
Maman est en bas qui fait du chocolat

Dans les comptines, les rimes sont souvent très approximatives, c'est-à-dire que dans la rime il y a de la fête, du jeu et c'est ce par quoi la parole chante. Je crois que le poème ne disserte pas, il chante. Il chante, il invoque, il  mémorise, il appelle, il alerte.

Et même le poème "récite" puisque les grands premiers poèmes sont généralement comme l'Iliade et l'Odyssée, de vastes récits mythiques des origines qui sont là pour constituer un peuple.

 

« Jardin planté d'hendiadyset de mélisse et d'oxymores »... Il y a là des fleurs de rhétoriques et des fleurs de jardin :

– la mélisse est une fleur de jardin ;

– l'hendiadys et l'oxymore sont des fleurs de rhétorique, ce sont des mots qu'on utilise pour commenter un texte. L'hendyadis, c'est deux mots pour dire la même chose : chez saint Jean, "Il vous faut naître d'eau et pneuma", signifie "Il vous faut naître de cette eau qui est pneuma". L'oxymore, ce sont deux contraires pour dire la même chose, comme « la sobre ivresse », « la ténébreuse clarté »... Ce sont deux figures de rhétorique

Et dans ce poème, la mélisse est énumérée avec l'oxymore de façon très voulue encore parce que "mélisse" signifie "douceur, "oxy" signifie "vinaigre", signifie "âcre".

Il y a différents types de fleurs, « de tous ces noms que l'on ignore » - vous savez que l'on ignore le nom des fleurs, beaucoup de fleurs, sauf quelques fleurs banales que l'on connaît... elles ont toutes des noms latins, soit qu'ils viennent de la latinisation du nom de la personne qui les a rapportées pour la première fois en Europe... Le bégonia, c'est parce que Monsieur Bégon de Blois a ramené la bouture de bégonia en France ; le fuchsia, c'est Monsieur Fuchs etc. Et donc, ce sont « de ces noms  que l'on ignore » …

Et puis ça se repose : « Et du chardon avec le lys » qui sont là aussi avec la même opposition d'une certaine façon que la mélisse et l'oxymore, inversés cette fois. Mais comme c'est dans un poème qui s'intitule "Malinconia" ça a une autre raison supplémentaire d'être là, parce que le chardon est la fleur emblématique de Dürer. On n'est pas forcé de le savoir, non, mais le poète, lui, le sait... du moins, il peut le savoir.

Ce que je veux dire, c'est que, dans la prose, on est dans le « Il faut et il suffit », on est dans l'ordre d'une certaine nécessité ; dans le poème, les mots ont plus d'une raison d'être à côté l'un de l'autre, même si on ne épuise pas toutes les raisons à première audition ou à première lecture. Plus d'une raison suscite leur présence, leur proximité, soit que ce soit une proximité d'énumération, soit que ce soit une proximité de fonction – verbe, complément, etc. Leur proximité de par elle-même déjà suscite quelque chose à entendre. C'est pourquoi on n'entend jamais tout dans un poème. Une démonstration de théorème, on l'a définitivement comprise ; le poème, lui, n'est jamais une affaire entendue une bonne fois pour toutes. C'est pourquoi un poème, ça se fréquente.

 

II – Le poème

 

                                      Malinconia

 

     Matière première et grimoire,
     Le doux lac des larmes au cœur.
     C'est là que les eaux viennent boire.
     Lait sperme sang vins et liqueurs

     De même aussi le bleu liquide
     d'un ciel d'après mistral déteint
     sur les rêves d'un cœur avide
     et des lavandes au jardin.

     Imbus d'extraire les essences
     nous épuiserons les étés
     dont la soif a soif d'indulgence
      et d'orages immérités.

     Mais l'amertume des absinthes
     bonne à résoudre le cœur gros
     se décèlera toute empreinte
     de douceur au fond des sanglots.

     Mémoire et nourrice fidèle,
     le doux lac des plaintes au cœur.
     C'est là qu'une élégie se mêle,
     le temps des solubles rumeurs.

     De même aussi le pur silence
     et le blanc d'entre mots déteint
     sur le secret d'inconnaissance
     et sur les encres d'un quatrain.

 

     L'angoisse a pris l'autre temps
     nous en ferons des gorges chaudes
     et pour la sainte et la ribaude
     même frisson à fleur de peau.

     La fleur de peau qui s'aréole
     dans les parterres du jardin
     et qui fleurit comme tétins
     d'une sagesse plus que folle.

     Jardin planté d'hendiadys
     et de mélisse et d'oxymore
     de tous les noms que l'on ignore
     et du chardon avec le lys

 

     Ou si le poème abandonne
     le doux lac des larmes au cœur,
     la langue dansant les consonnes,
     égaré le temps des langueurs.

 

     Le bal brûlait ses lumignons
     de vénéneuses girandoles
     et sous nos mains les paraboles
     poussaient comme des champignons.

     Mais nous n'avons pas tout pleuré
     le lac s'éplore pour nos rires
     et le poème aura beau dire
     il lève silence effleuré.

 

     Du presto reste irrésolu
     s'il clôt de hâte péremptoire
     ou si l'amer de la mémoire
     rouvre la joie et tant et plus.



[1] J-M Martin était chez son ami peintre Mathigot. Voir Jean-Marie Martin et Mathigot. La peinture  ainsi que les écrits de J-M Martin pour les peintures de Mathigot : tag Mathigot-peintre

[2] La présente rencontre a lieu le 17 janvier 2007 à Saint-Bernard de Montparnasse, le thème de l'année 2006-2007 étant "L'espace johannique". Cette rencontre est la septième.

[3] Trois autres gravures d'Albrecht Dürer : Adam et Eve (sanguin), Le Chevalier, la Mort et le Diable (colérique) et Saint Jérôme dans sa cellule (lymphatique) donnent les trois autres tempéraments.

[4] Le titre complet du Misanthrope de Molière était Le Misanthrope ou l'Atrabilaire amoureux.

[5] Le mot "humeur" a donc à l’origine un sens purement médical. Avec l’évolution de la médecine les liquides du corps humain furent identifiés, et peu à peu le terme "humeur" tomba en désuétude. C'est au XIXe siècle que se produit le début de la régression de l’usage du mot "humeur" pour désigner les fluides corporels, de ce fait on l’utilise pour désigner des émotions.

« Ce qui caractérise la médecine européenne, et cela depuis la médecine grecque antique, ce sont les humeurs, et que le « pneuma » n'a jamais réussi à les supplanter, alors que dans les médecines anciennes de la Chine et de l'Inde, par exemple, et aussi dans celle de l'Egypte, c'était plutôt le souffle, ou les souffles, qui jouaient le rôle principal, car c'était le souffle vital qui imprimait au corps son mouvement et faisait circuler le sang, comme le vent pousse les nuages et fait mouvoir les astres… » (Antoine Thivel, "Hippocrate et la théorie des humeurs", http://journals.openedition.org/noesis/1419)

[6] Galien (vers 131-201) eut beaucoup d'influence : du IIe siècle jusqu’aux alentours du XVIIIe siècle, il fut la source essentielle de la médecine, dans le monde chrétien et dans le monde musulman.

[7] Les Anglais, ont appelé « humour » le tempérament l'individu doué d'un flegme  imperturbable,

[8] De la Grèce ancienne au début du xxe siècle, ce que nous appelons aujourd’hui dépression était appelé mélancolie

[9] Le mot "passion" n'est pas de nos jours réservé à une souffrance négative, on parle de "passion amoureuse", de la "passion du jeu"… Dans la même famille que "passion" on a le mot "passif" (qui subit), la passiflore, c'est-à-dire "fleur de la passion", la "compassion" (souffrir avec), "passionnant", "passionner", les substantifs "patient et patiente (personne qui souffre), le verbe "pâtir" (pâtir de quelque chose, c’est en subir les conséquences), la "patience"  (souffrance due une attente).

[10] D'après la théorie des humeurs, « à l’intérieur du corps, les humeurs réagissent au souffle contenu dans les vaisseaux et ce processus peut provoquer des changements de couleur. En changeant de couleur, l’humeur perd ses qualités d’origine et devient autre chose qu’elle-même. C’est le cas du sang qui, en réagissant au souffle, écume. C’est ainsi qu’il peut sortir du corps sous forme de bave ou bien sous forme de sperme, selon les vaisseaux qu’il traverse.» (Edoarda Barra, Les couleurs du Corpus Hippocraticum, https://www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2007-2-page-25.htm)

[11] Page http://seance-cinq-academies-2011.institut-de-france.fr/discours/2006/jouanna.pdf . En voici le début : « Les deux cercles extérieurs sont ceux du monde, comprenant les  quatre éléments (air,  feu,  terre  et  eau)  et  les  quatre  saisons  (printemps,  été,  automne,  hiver).  Les  cercles  intérieurs  sont  ceux  de  l’homme,  petit  monde  ou  microcosme,  défini  par  quatre  humeurs  (sang,  bile  jaune,  bile  noire,  phlegme),  correspondant  aux  quatre  éléments  de  l'Univers  et  par  quatre  âges  (enfance,  jeunesse,  âge  mûr,  vieillesse),  correspondant  aux  quatre  saisons.  Ce  qui  sous-tend  l'analogie  entre  l'homme  et  l'univers,  ce  sont  les  quatre  qualités  élémentaires  -  chaud,  froid,  sec,  humide  -,  chacun   des   éléments   de   l'homme   ou   de   l'univers   se   définissant   par   la   prédominance  de  deux  d'entre  elles.  Il  y  a  donc  quatre  séries  distribuées  dans  autant  de  quadrants,  par  exemple,  dans  le  quadrant  sud-est,  la  série  des  éléments  froids  et  secs  :  bile  noire,  âge  mûr,  terre,  automne.  Ce  schéma  circulaire  qu’on  retrouve  dans  des  manuscrits  latins  plus  anciens  pourrait  être  complété  par  un  cercle  concentrique  supplémentaire  pour  l'homme,  en  inscrivant  dans  chacun  des  quadrants   le   tempérament   correspondant   :   sanguin,   bilieux,   mélancolique,   phlegmatique. […] quand  le  regard  descend  de  la  voûte  sur  la  paroi,  […]  Le  doigt  levé,  Hippocrate  délivre  son  enseignement à son disciple Galien qui l'écoute avec déférence. L'artiste a réuni les deux grands médecins que cinq siècles séparent.»

[14] Réflexion faite lors d'une rencontre en 2013-2014

 

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