1 Jn 4, 7-10 : hymne à l'amour
Le mot agapê (amour, charité…) envahit ce texte de Jean, mais il contient aussi le mot hilasmos qui fait signe du côté du sacrifice, un des thèmes qu'on ne peut évacuer quand on lit saint Jean. Heureusement Jean-Marie Martin –, spécialiste de saint Jean – nous conduit le long de ce beau texte.
J-M Martin a abordé ce texte lors de la session sur la première épître de Jean mais aussi lorsqu'il traitait du thème du Monogène (Fils un) en saint Jean. à Saint-Bernard-du Montparnasse à Paris en 2004-2006 : après d'autres textes, il a abordé le petit texte de 1 Jn 4, 7-10 où se trouve ce terme.
1 Jn 4, 7-10 : hymne à l'amour
7Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connait Dieu. 8Qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, puisque Dieu est amour. 9Voici comment s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. 10Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime d’expiation pour nos péchés. (D'après la TOB)
Au verset 7, le thème de l'agapê investit le texte au point de devenir totalement envahissant.
J'ai sous la main la grande édition critique de Nestlé-Aland qui est simplement en grec ; elle met en forme d'hymne les versets 7 à 10. C'est le fruit sans doute d'un certain nombre de cogitations qui voient là des affirmations antérieures à Jean et qui sont comme chantées, comme hymniques. Je ne sais pas si c'est vrai. En tout cas l'important, c'est que la mise à part de ces versets est valide, étant entendu que ce qui suit, à partir du verset 11, est une sorte de reprise, de méditation et de prolongement du contenu de ces versets censément hymniques.
● Versets 7-8.
« 7Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l'agapê est de Dieu et que tout homme qui aime est né de Dieu et connaît Dieu ».
Vous avez ici la jonction explicite de “être né”, “aimer” et “connaître”. Mais attention, il s'agit de ce “connaître” n'est pas ce que nous appelons la conscience, il est du côté de ce qui est à entendre dans ce qu'a dit Jean avant : « nous connaissons que nous avons connu. »
Ces trois verbes, “être de lui” (ou “être né de lui”), “le connaître” et “l'aimer” désignent le même. Au fond c'est une autre façon de dire le chrisma[1], l'imprégnation première de la foi qui est vivante en nous et qui doit susciter le prolongement de nos articulations de pensée.
La mêmeté est sous le mode de l'engendrement puisque Père et Fils sont "le même" étant deux – aimer dit la même chose, et connaître aussi puisque jean nous dit qu'aimer c'est cela qui s'appelle "connaître Dieu". Autrement dit ces mots disent ce que nous pouvons appeler de façon anticipée la proximité ou l'intimité.
Nous avons donc ici l'idée de la proximité et de l'appartenance, de semblable. C'est un thème très important chez les Anciens qui ne distinguent pas le semblable et le rassemblé, c'est-à-dire une similitude formelle et une similitude de présence (ou de proximité). Le mot qui va venir, et qui sera plus loin, et qui était dit dans le chapitre 3, c'est le mot homoïos. Nous l'avons déjà rencontré. Dans nos langues à nous, la racine de cette similitude est sim en grec, et him, hom, homos, hemi en latin. Sim est une racine prodigieuse, très importante dans nos langues : similis, simultanéité, semblable, assemblement, rassemblement ; simplicité, le simple, simplex …
« L'agapê (l'amour) est de Dieu, et tout homme qui aime est né de Dieu » :implicitement, il y a ici mise en œuvre de cette idée que "qui se ressemble s'assemble" – en disant cela avec un proverbe qui, comme tous les proverbes, est une trace de haute sagesse dans une dégradation de sens considérable, n'est-ce pas ?
« Tout homme qui aime… connaît Dieu » : Jean met en rapport l'agapê et le connaître Dieu. Une autre distinction qui nous est familière et qui n'existe pas du tout chez Jean, c'est la distinction du cognitif et de l'affectif. Mais dans notre texte l'agapê n'est pas de l'ordre de l'affectif, et le connaître (gignôskô) n'est pas simplement de l'ordre du cognitif (le fait d'être informé sur quelque chose). Agapê et gignôskô ont en commun de dire la plus haute proximité, c'est-à-dire la pénétration comme le montre yâda (connaître) en hébreu : « Adam connut (yâda) Hawwâh et elle enfanta un fils ». Pour nous aider dans ce domaine, nous avons des traces de cela quand je dis : “Messieurs Mesdames, j'ai connu la misère” : quand je dis cela, je ne dis pas que j'ai été informé sur la misère, je dis que je l'ai éprouvée au sens fort.
« 8Et celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu puisque Dieu est agapê. – Vous avez ici une sorte de nécessité intérieure, celle de la belle intelligibilité de choses qui sont disjointes.
● Verset 9.
9En ceci a été manifestée (a été rendue patente) l'agapê de Dieu à notre égard, – l'agapê que Dieu a pour nous, elle est manifestée en nous. “En nous” signifie, chez saint Jean, à la fois "à l'intérieur de chacun" mais aussi "entre nous". « Et le Verbe fut chair, il a planté sa tente en nous (parmi nous) » (Jn 1, 14) : on se croit obligé en Occident de se demander si c'est l'intériorité ou la collectivité qui est en question. C'est les deux, indissociablement, parce que la plus grande intériorité est déjà collective, est déjà relative, et non pas autosuffisante. L'agapê “a été manifestée” : pour voir ce qui est en question ici, il faut que cela se manifeste.
“A été manifestée l'agapê de Dieu”: où est-ce que cela se manifeste ? Où est-ce que cela se donne à voir ?…en ce que Dieu a envoyé son Fils Un (Monogenês) dans le monde afin que nous vivions par lui. – donc l'envoi vers le monde, c'est-à-dire la venue à la mort, venue à la mort qui est pour nous. Vous avez à nouveau cela : que soient levés les péchés ou que nous vivions, c'est la même chose puisque le péché est essentiellement le meurtre et la mort.
● Verset 10a.
10En ceci est l'agapê, non pas que nous aurions aimé Dieu, mais en ceci que Dieu nous a aimés ». L'agapê ne désigne donc pas premièrement une vertu, l'agapê ne désigne pas un commandement, l'agapê ne désigne pas un sentiment, mais l'agapê désigne un avènement ou un événement. L'agapê est l'agapê dont Dieu nous aime. L'agapê consiste d'abord en ce que nous soyons aimés. Et c'est parce que nous sommes aimés que l'agapê de Dieu s'accomplit lorsque nous aimons Dieu et les autres. C'est l'accomplissement de l'agapê de Dieu en nous.
Nous avons une expression ici qui a l'air de nous priver de l'originalité de l'acte d'aimer puisque c'est Dieu qui aime en nous quand nous aimons. Nous avons la même chose à la fin du chapitre 3 de l'évangile de Jean : « 21Celui qui fait la vérité vient vers la lumière en sorte que, de ses œuvres, il soit manifesté qu'elles sont œuvrées en Dieu ».
Ici, nous avons à nouveau à éviter de poser la question : est-ce Dieu ou nous ? D'abord cela nous permettrait de percevoir le magnifique mouvement qui fait que l'agapê de Dieu nous atteint et nous porte vers les autres, ce mouvement formidable ; en outre, ça nous retirerait de l'idée que "c'est ou bien Dieu ou bien l'homme" avec un "ou bien compétitif" qui considère que si quelque chose est dit de Dieu, ça retire quelque chose de l'homme. Or ceci est un des points majeurs de l'incroyance des derniers siècles.
● Verset 10.
… Et il a envoyé son Fils – "envoyer", c'est la même chose que "manifester", et manifester le Fils, c'est manifester qu'il est en semence lui-même, donc c'est la présence de Dieu qui est en question. Le mot d'envoi, comme le mot de "fils" chez nous, d'ailleurs, induisent des dualités ou des distances qui ne sont pas dans le texte. « Philippe, qui me voit, voit le Père » – comme expiation pour nos péchés ». Ceci n'est pas bon à dire non plus, et pourtant c'est tout à fait essentiel au texte, et ça nous ouvre à un autre aspect.
Nous avons ici le mot hilasmos qui signifie sacrifice d'expiation (ou de propitiation), mais les traductions sont souvent mauvaises[2]. C'est un mot sacrificiel. C'est un des mots les plus difficiles, mais justement, le sacrificiel biblique est probablement un lieu indépassable pour méditer le rapport de l'unité et des multiples, tâche que nous nous sommes donnée en choisissant le thème du Monogène qui est le Fils un et unifiant des tekna (des enfants).
Je vous rappelle du reste que la première parole qui ouvre l'Évangile : "Tu es mon Fils", dit : "Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde", il est l'agneau sacrificiel qui lève le péché du monde.
Du reste ce mot hilasmos, se trouvait déjà dans la première lettre de Jean. En effet, la première lettre de Jean a la réputation d'être gentille, doucereuse, le langage de "Aimez-vous les uns les autres", etc. Oui, bien sûr. Mais si vous effacez ce mot hilasmos (sacrifice) qui intervient à plusieurs reprises dans le texte, vous n'êtes pas au texte. Donc ce sera une tâche pour nous, également, de prendre ceci en compte[3].
[2] Hilasmos est traduit par "victime expiatoire", "victime offerte", "propitiation", "propitiatoire" ou "expiation". Voir aussi le message sur Rm 3, 25 où on a le mot hilastêrion : Jésus et l'Arche d'Alliance d'Ex 25. Lecture de Rm 3, 25 et Jn 20.
[3] Par exemple : « Il est hilasmos (sacrifice) pour nos péchés, non seulement des nôtres, mais de tout le monde.» (1Jn 2, 2) La mort sacrificielle du Christ et la figure de Caïn (réflexions à partir de 1 Jn 2, 2 et 1 Jn 3, 12)