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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 avril 2020

Extraits du livre de Maurice Bellet "La chose la plus étrange" (moments de l'eucharistie)

Aujourd'hui, ce qui se vit à l'Eucharistie est pris dans la banalisation : qu'on l'accepte ou non manger la chair et boire le sang du Christ ne trouble plus grand-monde ! Maurice Bellet essaie donc de susciter une écoute qui nous libère de ce qui nous encombre pour, un jour peut-être, entrer dans la nouveauté christique !

  • « Pour Maurice Bellet, il n'est pas question de poser le christianisme comme à part. Il doit être dans ce monde mais, pour reprendre la formule de Jean, « il n'est pas du monde », il ne cesse d'inaugurer ce que le monde ne connaît pas. » (La Croix du 29/01/2000).

Ce message, est destiné comme le précédent avec des extraits du Dieu pervers, à lui rendre hommage deux ans après sa mort (5 avril 2018). Publier ses réflexions sur le blog dédié à son ami Jean-Marie Martin, permet de rendre présentes ensemble leurs deux voix comme cela a eu lieu pendant des décennies deux fois par mois à l'Arbre (Saint-Bernard-de-Montparnasse) et une fois par an à Saint-Jacut. D'autres messages figurent dans le tag Maurice BELLET. Sur M. Bellet vous avez des informations sur le blog qui lui est consacré : http://belletmaurice.blogspot.com/

Figurent ici des extraits de La chose la plus étrange DDB, 1999, livre dédié en particulier "aux amis de l'Arbre", Le centre des passages retenus porte sur la Parole, la voix - "la pain est la parole même" -… des choses chères à J-M Martin.

 

 

BELLET M, La chose la plus étrange

La chose la plus étrange :

manger la chair de Dieu et boire son sang

 

Quatrième de couverture :

Ils se réunissent, disent-ils, pour manger la chair de Dieu et boire son sang. Et c'est pourtant la chair et le sang d'un homme supplicié il y a deux mille ans, victime paraît-il d'un sacrifice humain offert au Dieu offensé par les hommes. Et en plus, ils disent que ce mort est vivant et leur donne la vie éternelle ! Voilà bien la chose la plus étrange. Pourtant, ce n'est pas là le rite d'une quelconque secte, c'est ce qui s'appelle tout bonnement "la messe". Rite chrétien, rite catholique par excellence. Passé énorme. Simplement passé ? Ou bien y a-t-il quelque chose à garder, préserver, retrouver ? Ou même le caractère troublant de la chose est-il l'indice d'une étrangeté en nous, cachée, déniée, dont la venue au jour serait bouleversante ?

 

Extraits du III "Les  moments", du chapitre 2 - Rite et mystique -

 

1. Franchir le seuil.

Le seuil peut faire songer à cette grande liturgie récapitulative – la seule de l'année – qui est la vigile pascale. Elle commence dans la nuit, dehors. Le feu s'allume. Le chant s'élève. La lumière luit. Bénédiction de l'eau.

Puis les grandes lectures, récapitulant tout, de la création du monde à l'avènement de l'homme – création accomplie : de la Genèse à l'Évangile ; puis la plongée dans l'eau, à la fois gouffre et purification, et la parole qui délivre : maintenant tu entres dans la vie[1]. Lavé, baigné, oint, l'être humain peut se tenir debout et porter ce sur quoi il était cloué, en sa détresse.

L'entrée est don. C'est le don par-delà ce qui empêche et interdit la vie, selon ce mode de l'eucharistie évoqué plus haut. C'est ainsi : il n'y a rien à faire, à produire, à vouloir même ; cela vient comme le lever du soleil, ou la flamme d'amour à l'amant, ou l'idée fulgurante, l'équation clé qui met enfin en place des années de recherche. Cela efface l'accablement de l'homme, la tristesse, et l'enfermement dans cette tristesse d'être, qui fait que l'homme, à travers manques et faiblesses et bien au-delà, se connaît indigne d'exister. Le don par-delà tout efface tout, porte tout, croit tout, espère tout. Tu peux vivre. Et maintenant ta vie prend un prix infini. Tu es éternellement digne d'être venu au monde. Tu es plus que le monde entier.

Tu n'es point seul. C'est même la fin du moi, du sujet posé d'abord. À toute prétention de ce genre, il faut renoncer. Premièrement est, non pas l'autre, ou la relation avec l'autre, mais le Nom. Le nom dit la distance dans la proximité, il dit la différence dans l'intimité la plus essentielle. Or le Nom qui est dit échappe à tout nom. Si c'est un nom d'homme, c'est selon tous les noms possibles, de grandeur et de bassesse, transfigurés : le Seigneur s'élève jusqu'à la majesté de Serviteur ; l'humilié, l'exclu, l'infâme entrent les premiers dans le Royaume, ils sont princes. Le Nom est en ces noms que je murmure, frères et sœurs, proches, amis, ennemis même, et jusqu'aux inconnus, avec qui je suis un, dans le Nom qui précède tout nom.

Et tout cela, qui m'est donné, à quoi en un sens je ne puis rien, c'est en même temps, c'est identiquement ce pas que je fais hors de la ténèbre ; cette décision héroïque, extrême, absolue, qui me jette dans la vie comme l'enfant sort du ventre. C'est de vouloir que tout soit, et les autres humains, et moi-même, dans une lumière que je ne sais point, mais que je porte hardiment, comme une joie qui survivra à toute misère et tout égarement. Mais cette volonté-là n'est pas résolution, décision opposée au seul connaître ou aux envies. Elle est qui je suis venant à être.

Troublante coïncidence, entre le don auquel je ne peux rien et ce pas, ce geste d'être, qui m'est le plus propre, je enfin dans le plus décisif et personnel. Et jusqu'à ceci : que ce pas et cette décision, c'est encore don, il m'est donné d'y être. Inversement, c'est de mon acte que tout dépend et, en un sens, c'est qui je suis qui décide de tout.

Il y a là, pour toute problématique du sujet – et de l'objet conjoint – une contradiction insurmontable. Ce que j'ai dit plus haut, du sujet comme communion, prend alors toute sa force. C'est seulement si qui-je-suis existe par le partage et la communion d'être, que je puis entendre – un peu – que ma plus personnelle démarche est le don d'exister, libre de ce qui me tenait dans la contre-vie, la tristesse, le meurtre et la nuit.

Voici donc l'homme pur, c'est-à-dire sans mélange. Il va entrer.

[…]

Tout de même, à l'entrée, se tient le Jugement.

Il a terrifié. Il a servi à maintenir la terreur et par elle la soumission. Le prix à payer par les Églises de ce glissement-là est prodigieux. Car le Dieu qui se profile derrière, irrésistiblement, est ce furieux despote, jouissant de tout, qu'aucune offense ne peut atteindre, et qui pourtant punit nos faiblesses par une éternité de douleur. Et il se nomme amour et prétend nous aimer !

Mais la parole sur le Jugement est dans l'Évangile. Quelle peut bien être sa fonction ? C'est précisément de désigner l'entrée. Car il faut bien que soit marquée cette porte qui sépare la vie de la mort et il n'y a pas de séparation plus dure, plus intraitable.

Toutefois, qui entend cette parole ? Si c'est "moi" enfermé en moi, l'individu condamné initialement à se faire sa propre justification, la parole du Jugement est une menace épouvantable. Mais si je suis bien autre et bien par-delà, d'abord à partir de la communion, alors mon "moi" tel que je peux "me le posséder" est la part la plus faible de qui je suis ; un mirage, souvent, un enclos imaginaire, une déception répétée. Qui-je-suis est d'ailleurs que de cet imaginaire enfermement.

La parole de Jugement n'a pas d'autre vérité que d'éveiller qui-je-suis. Telle, pour tout homme. Et l'entendre en vérité, c'est pardonner comme je suis pardonné. C'est être sans haine ni ressentiment ni revendication hargneuse, même là où il y a conflit et malentendu. Et si j'éprouve ce sentiment-là, c'est désirer, demander de passer par-delà, comme le Dieu que j'invoque passe par-dessus mes misères et mes errements. Telle est, finalement, la nouvelle et paradoxale pureté, plutôt que la perfection où je pourrais me mirer, satisfait.

Voilà donc l'entrée. En vérité elle n'est possible que de l'eucharistie elle-même, en son tout et en sa fin. C'est de ce corps donné et de ce sang répandu – du surgissement, en notre humanité, de ce plus-que-nous-mêmes qui est notre vérité – que vient le don par-delà tout qui ouvre la Porte inaugurale. Ceci relativise encore la distinction des moments : ils sont dans une unité qui les précède ; et ceci achève de mettre fin à cette conception ruineuse où il faudrait d'abord se rendre digne : c'est le festin qui rend le convive digne d'y prendre part – pourvu seulement qu'il y entre de bon cœur.

 

2. La parole.

 

1/ La parole inaugurante.

 

Passé le seuil, se déploie la parole.

La parole inaugurale annonce le Royaume de Dieu. Ainsi est-elle au début des évangiles. Qu'en est-il de ce Royaume ou ce Règne ?

Le pouvoir est à Dieu : fin de l'oppression des rois et autres maîtres.

Shalom, la paix. Fin des guerres et abondance : tous auront nourriture.

Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent. Les exclus peuvent rentrer. Les abaissés sont invités au banquet : ceux du dehors et ceux d'en bas sont accueillis – sans réserve.

Les ennemis et les étrangers sont nos frères.

Nous nous aimons les uns les autres.

Tel est l'Évangile : ce règne vient. Mais l'annonce n'est-elle pas : le Christ est ressuscité ? Il n'y a pas contradiction. La résurrection accomplit l'annonce heureuse. Il y a problème, et même un peu plus, soit ; on verra plus loin comment. Mais du moins ceci tient : ce que donne cette parole inaugurale demeure. Elle est en chaque homme le don plus haut évoqué.

Conséquence : toute parole venant en cette parole, toute pensée tournée vers son éclairement ne peut que déployer ce don inaugural. Voici donc la règle d'écoute fondamentale, bien plus que règle, bien plus que loi, puisqu'elle coïncide avec le don premier lui-même : tout ce que j'entends avec justesse de la parole, c'est don et encore don, et pas abstraitement, pas en discours, mais dans l'expérience même : plus fortement, en mon corps, ce corps de l'âme, qui est l'entièreté de moi-même en mes puissances.

Ce que j'entends avec vérité, c'est ce qui rend l'homme sauf, tout homme, et en tout son être. Tout ce qui s'ajoute soustrait. Mais ce principe est voué à son déploiement ; car il ne peut se tenir en lui-même comme l'idée en sa clarté, il n'est que d'engendrer.

[…]

Il est vrai aussi que le don inaugural est sans fond : c'est pourquoi l'écoute est inépuisable. Impossible à jamais de la fixer, l'arrêter. Et notre parole venant de là dira à la fois ce que nous entendons et la limite, inconsciente, de notre écoute.

 

2/ Où est la parole ?

Là jouent à plein les références évoquées plus haut. En elles sont des traces de cette parole vive, et plus particulièrement en ces textes conservés par l'Église (et choisis par elle) qui constituent ce qu'elle nomme Bible ou Écriture Sainte. Mais faut-il rappeler que ces textes ne sont pas clos sur eux-mêmes, qu'ils sont liés de l'intérieur à tout ce avec quoi ils communiquent et à tout ce qui est né d'eux ? L' "Écriture" n'est pour nous que par et avec l'immensité de la résonance qu'elle a provoquée.

[…]

Si l'on prend radicalement cette parole comme parole à entendre en ce lieu premier où il y a donation de l'homme à lui-même, comment son écoute serait-elle application d'une pensée élaborée ailleurs ? Le commencement de cette écoute est l'éveil primordial de la pensée pensant "les premières choses", le primordial "il y a" ou es gibt à partir de quoi les choses sont. Perspective vertigineuse. Nous pressentons en tout cas qu'elle seule peut convertir l'étrangeté de ce qui se nomme eucharistie en pleine présence du don par qui s'ouvre l'humanité de l'homme, enfin arraché à la ténèbre. Or de là, on sera condamné, sinon à dissoudre l'étrangeté, soit à des gymnastiques intellectuelles qui seront finalement plus encombrantes qu'éclairantes.

Et entendre, c'est parler. Même l'écoute la plus silencieuse est déjà cette parole ; elle est la rumination intérieure, la répétition comme du poème aimé, et le ton, et la musique de la voix, même intérieure, disent l'écoute. Mais, bien entendu, la parole écoutante est aussi dite, prononcée, échangée.

[…]

Le sujet de la parole écoutante n'est pas tel ou tel, l'individu, le "sujet" à la moderne : c'est la communion elle-même, tous un dans cette écoute où leur est donné l'être neuf, tous en ce banquet où le pain est la parole même, inviscérant en eux la plénitude de la vie, se faisant souffle, marche, allégresse.

Mais ce n'est pas fusion dans le grand anonyme. C'est chacun ! C'est le chant de chacun, la parole singulière. C'est l'écoute réciproque : car qu'est-ce qu'entendre cette parole, sinon être à chaque humain ce proche qui se fait oreille attentive, sans jugement, sans prétention, sans pouvoir ? Simplement donnée, pour que chacun puisse venir à dire son dit, extrait peut-être des profondeurs de sa douleur ?

[…]

Il y a place pour une parole qui tranche et sépare (le Jugement !). Mais où tranche-t-elle ? Que sépare-t-elle ? Elle sépare la vie du meurtre, l'amour de la cruauté, la vérité de la fausseté. Et cette séparation-là est toujours devant nous, jamais tranquillement déposée dans nos dires et nos habitudes. (C'est bien là la situation de Jésus et ce qui lui crée tant d'ennuis.)

C'est pourquoi la parole qui sépare et tranche est identique à celle qui guérit et conforte. Oh, notre parole glisse sans cesse hors de cette identité ; vers la dureté doctrinale, l'âpreté du pouvoir ; ou vers la mollesse complaisante qui est finalement un autre chemin pour garder pouvoir : non plus du père tyran, mais de la mère faussement bonne – dévoreuse

C'est pourquoi encore la parole la plus haute et ferme est toute humilité. Elle déteste la querelle et le procès. Elle n'a pas de goût au pouvoir, même si elle se réjouit de sa puissance. Elle ne souhaite que l'amour réciproque, la paix qui n'est pas tranquillité morne, mais l'harmonie allègre des puissances, en chacun et entre tous.

Il me semble que l'apôtre Paul, tant méconnu, est de ce style-là.

 

Tu es mon fils bien-aimé3/ La voix

 

Mais qu’est-ce qui est entendu ?

La voix ; d’abord la voix. Avant toute parole qui dit ceci ou cela, ou plutôt en telle parole ou telle autre, cette voix qui dit la seule chose à entendre et qui peut prendre tant de formes : tu es mon fils, tu es ma fille ; tu resurgis d’entre les morts ; le pire en-bas peut être chemin ; tu as place éternellement ; en toi demeure cet insaisissable don que rien ni personne ne détruira, pas même toi ; vivre est possible ; tu es aimé ; tu peux aimer ; le désir du désir de vivre et d’aimer suffit déjà ; te voici parmi les vivants ; tu es grand à la mesure de ta bassesse, ton humiliation, ta douleur ; tu reviens de si loin, à toi le grand chemin, à toi la vérité encore inconnue ; vois ce qui t’est possible et fais-le : aujourd’hui commence ton commencement ; jamais trop tard, jamais trop peu ; il n’y a pas d’homme condamné.

 Une parole de ce genre, et peut-être sans mots : un chant ; le bruit léger de la brise légère qu’entendait Elie sur la montagne ; la lumière d’un matin ; la musique ; le visage aimé ; un mot, deux mots, de l’Evangile ou d’ailleurs, de n’importe où, d’un passant, d’un livre médiocre. Un trait de lumière perce la ténèbre. Ce peut être fulgurant, ce jour-là, cette heure-là, la date à jamais sacrée ; ou diffus, même pas vu, travaillant ce que nous nommons l’inconscient.

Pas de maîtrise là-dessus. Aucun être humain ne dispose là du pouvoir de se faire entendre. C'est, bien sûr, ce qu'on peut servir de toutes ses forces ; mais le décisif, le trait de lumière, cela échappe. En sorte que toute l'œuvre de la parole est suspendue à ce qui en est le cœur et la vérité, et qu'aucun langage ne peut agencer ou produire.

Cette voix parle où elle veut. S'il y a quelque vénération pour un texte premier ("l'Écriture"), ce n'est point parce que la voix serait tenue en lui, car il ne fait lui aussi que la servir. Sa lettre n'a vérité lorsque par elle le souffle ou l'esprit s'éveille. Sa limite, dans le temps et l'espace, ne se justifie que de témoigner de l'illimité. Et tout l'édifice, ci-dessus évoqué, de la parole écoutante, ne tient que par et pour cette voie, qui déborde tout édifice et que rien ne peut enclore. […]

 

[manque ici 4/ L'espace de la pensée]

 

3. Le cœur de l'étrange

 

Le mode d'exister qu'inaugure l'eucharistie dépasse infiniment le religieux. Ce qui compte, c'est, pour dire de façon élémentaire, ce qui tient à l'existence humaine, à ses relations primordiales. Dirons-nous : à la nécessité de se référer à l'Autre, de telle façon que de par l'Autre la vie soit possible ? Mais c'est encore poser une altérité qui insidieusement peut donner au "moi" une priorité factice. Le thème du sacrifice, tel que nous tâchons de l'entendre, désigne le lieu premier où nous vient d'être par le don que nous faisons mais qui selon l'eucharistie, lui-même nous est donné.

Bref, le point n'est pas l'élimination du sacrifice parce que l'idée en serait devenue déplaisante, c'est la transformation fondamentale de la structure sacrificielle.

Et en quoi consiste la transformation ? En un formidable court-circuit. Le sacrifice implique le Dieu, l'offrande, le prêtre - et le peuple, les fidèles. Leur distance est essentielle. Ici, tout s'identifie : le prêtre et la victime, c'est l'homme, et cet homme est Dieu – et il est tout homme. Tout est concentré en Lui, le Fils de l'homme. Pourtant, la distance ne cesse pas, comme le montre l'angoisse de l'agonie – Père, éloigne de moi ce calice – et le cri extrême au bord de la mort – mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Mais cette distance même est dans l'Un : la volonté du Père est le désir le plus essentiel du Christ, qui coïncide avec sa vérité, et c'est le salut du monde.

Notre distance à nous n'est pas niée non plus ! La perception en devient même véhémente, tant ce que nous pouvons constater de nous-mêmes paraît hors de ce lieu jusqu'au risque de nous accabler sous le sentiment d'indignité et d'imposture. Mais le grand don par-delà s'exerce ici avec une telle force que ce que nous sommes en vérité passe hors des constats accablants : en cette union, nous sommes la lumière même.

Encore la contradiction surmontée. Cela se vit dans un mouvement lui aussi extrême, le passage qu'on peut dire absolu. C'est bien pourquoi il traîne avec lui et soulève tout ce qui fait l'homme, y compris le plus redoutable et terrifiant, que l'art des mythes et des sagesses est de recouvrir. Ce qu'on nomme la Passion est l'ouverture de cet abîme qui est en l'homme, jusqu'à l'inhumain du satanique, auquel correspond l'abîme de douceur de l'Homme qui naît dans ce passage – douceur transperçante, dure, violente, comme la vie surgissant dans la tranquillité dévorante de la mort.

[…]

Premier point : le crucifié n'apparaît qu'à partir de ce terme déjà dit, l'union, l'amour, la vie. C'est ici le moment de le redire le plus fortement : c'est seulement le Vivant qui permet de voir. C'est-à-dire que c'est l'invisible résurrection qui permet de soutenir la vue de l'horrible, qui donne force de se tenir là pour que précisément cesse ce qui paraît enfin dans sa brutalité infinie : la violence inhumaine des humains. La croix est le Signe où nous pouvons supporter l'insupportable, parce que s'y donne, dans la présence du Fils de l'homme, l'affirmation, le grand "oui" qu'aucune destruction ne détruira. Alors, voir la croix, c'est voir l'horreur de ce monde, présente en effet à travers ses symptômes. […]

Mais c'est voir ces bas-fonds de misère à partir de ce qui change tout : non point par retrait, ou par illusion, mais dedans, par la transfiguration de la "chair" et du "sang" en sorte que l'extrême abaissement est déjà l'élévation.

Il ne s'agit pas de voir un pauvre homme condamné à mort par l'occupant. Il s'agit de voir l'Homme – Ecce homo – surgissant de la Mort. Naissance plus originelle que tout !

Il n'est pas surprenant que cela tire le plus archaïque, retraverse les plus vieilles pratiques d'humanité. Le sacrifice humain, la dévoration du dieu, voilà qui dit, sans atténuation, ce que l'homme doit affronter, surmonter, convertir. Quoi de moins pour un tel passage ? Le transfert de la victime sur les animaux – ou sur l'âme ou les bonnes œuvres – le nourrissement remplacé par l'enseignement ou la contemplation, paraissent ici comme des déplacements rassurants. À la violence extrême de l'abîme, doit correspondre cette violence du corps. Et il meurt pour de bon. Pas de semblant, de symbole au sens faible.

Mais qu'est-ce donc de communier à cette mort, sinon le pouvoir pour l'homme d'habiter sans terreur le plus extrême de lui-même ? Ou encore de pouvoir porter l'anamnèse, non seulement de sa vie et genèse individuelles mais, à travers elles, de l'humanité d'où il vient ?

Or si cela n'est pas possible, il est à craindre que ce refusé-méconnu n'ait des rejetons redoutables. Le plus archaïque et le plus violent de ce que nous appelons "religion" n'a pas disparu en nous. Ce fut l'illusion des Lumières. C'est toujours là, et prêt à resurgir. On l'a vu dans les cultes nazis. On le voit dans les sectes. Et, en bien des lieux où l'on n'en voit rien, économie, politique, sexualité, c'est là, je l'évoquais tout à l'heure. La cure radicale n'est pas de l'éluder ou refermer, c'est de le traverser.

 […]

Banquet céleste, Catacombe RomeReste que s'annonce ici un sens possible de la rencontre autour de la parole de mémoire et du pain et du vin célébrés comme son corps et son alliance : c'est qu'il y ait un lieu et un temps où tout soit dit et tout soit fait dans la communion même ; chacun, d'être là, a part à tous, quelle que soit sa limite et sous la protection du symbole. Nouveaux périls : de ritualisme, dessèchement, etc.

Mais enfin, il faut bien voir que de toute façon, il s'agit bien de vivre ce passage – c'est en lui que s'accomplit ce qui s'annonçait à l'entrée, la naissance seconde et pleine, “tu es mon fils”. Et il peut arriver que ce passage se fasse en quelque sorte à vif : on y est, on est sur la croix, pas seulement souffrant mais abandonné de Dieu, du Dieu qui est "oui" en sorte que la souffrance est multipliée à l'infini. Ceux qui en sont là "perdent la foi" ; c'est ainsi qu'on risque de les juger et qu'ils risquent de se juger eux-mêmes. Nouveau péril.

Oui, décidément, cette grande lumière qui se lève au cœur de la mort pourrait bien éveiller d'étranges ténèbres.

[…]

L'être humain se nourrit de ce qui lui donne de subsister en humanité : à savoir l'amour et la parole, ou plutôt la parole qui est amour.

C'est cette parole-là, quand elle est pure, qui “sort de la bouche de Dieu”. C'est elle qui parlait en ce moment de la parole que nous avons évoqué : en sorte que pour entendre la parole christique « je suis le pain vivant » il faut entendre ce pain comme parole. Mais en retour, la parole pleine est le corps lui-même, quand il vient à sa vérité humaine, qui est d'être tout entier transfiguré en parole aimante. Quelque chose s'en connaît entre l'homme et la femme, la mère et l'enfant. Le corps donne, le corps se donne – et ce qu'il donne, c'est la parole d'amour venant à se confondre avec l'être même.

C'est pourquoi il nous convient de nous nourrir de ce corps. Qu'est-ce donc, sinon vivre à partir de cette vie qui est le grand passage par-delà l'évidence de la mort qui domine ce monde ? Manne au cœur du désert ! Pain multiplié aux bords du lac, pour ceux-là qui avaient suivi au désert le grand Parlant ! Dans l'intimité de la Salle d'en haut, pain partagé : ceci est mon corps. Cette nourriture est la substance de la vie ; elle est une certaine couleur de la vie, une certaine odeur du monde par-delà le monde, elle nourrit notre souffle et notre marche. C'est chair et sang, c'est-à-dire tout l'homme, dans sa fragile vie terrestre, ici présence d'éternité.

Le sang est celui qu'on donne. Ainsi dit-on de quelqu'un : il a donné son sang pour son pays, pour la révolution, pour les siens. La mère qui porte et allaite nourrit de son sang. L'homme qui s'unit à la femme lui donne son sang. Le sang est la vie.

[…]

Se nourrir ainsi change la substance de la vie humaine. Elle quitte la mort. On peut donc la dire : vie éternelle. Mais pas seulement d'une âme ou d'un esprit opposé au corps ; c'est l'éternité du corps même, advenant, s'anticipant. C'est ce qu'on nomme résurrection.

Bien entendu, cela est tout à fait impensable, c'est-à-dire hors de prise de toute pensée. Car penser cela serait être dans la plénitude du "corps spirituel" ; là seulement est le lieu où une telle pensée peut se penser. Et il est un peu trop clair que nous n'y sommes pas.

Qu'est-ce donc ? Une rêverie, un délire ? Ou bien, si nous jugeons qu'il y a là du sens pour nous, comment l'appréhender ?

La tentation est bien grande de le penser quand même, c'est-à-dire d'aller vers la représentation : soit par l'image, soit par l'idée. Il se construit un autre monde, qui est seulement une projection de celui-ci dans un espace idéal ; l'eucharistie risque de devenir une sorte de points de contact entre les deux univers, fantastique énigme pour ce monde-ci et, du côté de l'autre monde, réduction à ce que nous croyons en percevoir.

Mais l'impensable éternité est seulement ce point inaccessible à partir duquel nous advenons à l'advenant. C'est le-plus-que-lointain, par-delà l'horizon, qui coïncide avec l'intime de l'intime, le point source, l'imputrescible et l'inentamable où se nourrit en nous – sans même que nous y songions – notre capacité à subsister comme êtres humains.

Mais tout ce mouvement a sa vérité non dans la représentation, l'idée, etc., mais dans le fruit. Tout, même le plus horrible, douloureux, obscur, dont la Passion est image et présence, va vers ce fruit, pour lequel nous n'avons plus de nom ; amour est équivoque, charité est anéanti, agapê est grec. Cela, que nous connaissons en la présence réciproque, le soin réciproque, l'entretien, le visage et la voix, et cet immense don par-delà, qui nous donne d'aimer même lorsque l'amour manque en l'autre et jusqu'en nous-mêmes.

Cela, contrairement à une idée banale, est toujours l'inouï. Ce que nous avons évoqué du corps et sang peut servir à le rappeler. Ce n'est pas n'importe quelle banale solidarité ou fraternité ; c'est la vie éternelle. Cette éternité-là s'inscrit dans le désir le plus terrestre qui soit, le désir d'Israël, shalom, la paix, la vie pleine, récoltes et troupeaux, maisons et villes, époux et épouse, fils et filles. La vie éternelle est le surpassement de ce désir, pas du tout son abandon ; c'est-à-dire, ici et maintenant, la surabondance, mais autre que dans l'imaginaire du Royaume. Pas en idée ! Pas en morale ! Pas en mystique ! (Au sens trop commun). Mais en chair et en vie, au-delà de ce que banalement nous désignons ainsi. Ici et maintenant.

[…]

Tout va vers l'Un. […]

Où est l'Un ? Il est dans la présence et l'habitation réciproque, comme il est dit en Jn 17 : c'est le Christ qui prie son Père, juste à l'orée du grand passage. Je cite : « qu'ils soient un comme nous sommes un (v. 11)… Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous, eux aussi (v. 21)… Pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, qu'ils parviennent à l'unité parfaite (v. 23). »

[…]

Cette union des humains, qui dépasse la relation banale, c'est elle qui est présence du "nouvel Adam". Et elle n'est possible que si s'ouvre en lui cette union au purement inaccessible comme à cette origine qui délie à jamais de la prétention d'enfermer l'union dans quoi que ce soit qui serait sous notre maîtrise et selon nos mesures.

Ainsi, en cette union, se tourner vers le pur Inaccessible, naître en la nouvelle naissance de l'homme qui est surgissement de son corps par-delà le corps, être dans l'union d'amour offerte à tous les hommes, c'est la même chose, c'est strictement la même chose ; et c'est ce qui délivre de la Ténèbre et de la complicité avec elle.

[…]

L'image de cette union est le banquet. Ici encore, il faut entendre l'Image au sens de l'Icône, comme lorsqu'il dit en Colossiens, que le Christ est l'image du Dieu invisible… L'image ne s'oppose pas à la réalité, bien au contraire : elle est le lieu de sa manifestation.

En un tel banquet, bien sûr, tout est repris de l'ancien thème du repas sacré, repas de l'Exode pour les juifs, repas ailleurs selon bien des formes et des traditions (par exemple dans la Grèce classique, dans les cultes à mystère). Et même, ici, la reprise de l'archaïque est violente : ils se réunissent pour manger la chair de Dieu et boire son sang. Mais en même temps c'est la fin de tout ce monde-là, dans le lieu même qu'il occupait : je ne cesse d'essayer de le faire entendre, et à moi-même.

Lavement des pieds, ServiteurIl peut y avoir d'autres Images, spécialement celle-ci : du Roi serviteur. C'est la scène décrite en Jn 13, connue sous le nom de "lavement des pieds". Le Christ se fait serviteur des siens, jusqu'à prendre une attitude et une fonction d'esclave. Renoncerait-il à son pouvoir de Christ, de Roi qui a reçu l'onction ? Pas du tout. Car il dit : « Vous m'appelez Maître et Seigneur et vous dites bien car je le suis. Si donc moi… » (v. 13-14). Il est ainsi l'Image de ce Dieu étrange et scandaleux dont la puissance est en son abaissement – pas moindre, mais bien plus grande. Et il est ce que sera toute vie humaine venant à sa pleine vérité : quand toute puissance se fait don, quand tout ce qui en nous est énergie, invention, force, agressivité devient ce bienfaisant déclenchement de vie dont peuvent profiter ceux qui ont faim.

L'image du lavement des pieds nous est laissée en testament. Il est bien clair que sa vérité en nous n'est pas dans ce rite du Jeudi Saint où l'évêque lave les pieds – certainement bien propres – de quelques enfants de chœur ou paroissiens ! Sa vérité est en ce que devient en nous notre puissance.

Dirons-nous de même : il est bien clair que l'Image du repas n'est pas dans sa répétition ritualisée, mais en ceci : que nous devenons nourriture les uns aux autres, que nous sommes les uns aux autres don de vie ? (En sorte que les deux Images, du repas et du service sont, en ce qu'elles signifient, identiques.) Ce qui va s'affirme sonne juste ; mais n'enlève pas nécessairement à la "célébration" sa fonction : même une humanité délivrée du poids du rite peut connaître, en la forme rituelle, la répétition nécessaire de l'essentiel (de même que, délivrée du poids de la loi, elle peut parler de "loi nouvelle".)

[…]

Ne semble-t-il pas que tout ce qui faisait l'édifice du religieux s'abolit en s'accomplissant ? La Demeure de Dieu, c'est le Temple. Mais le Temple, c'est Son corps ; et c'est, identiquement, le corps de chacun de nous. « Vos corps sont les temples de l'Esprit. » Il y a là un court-circuit analogue à celui du sacrifice ; en vérité c'est le même. La séparation du Dieu, du prêtre, de l'autel, des fidèles disparaît, non dans leur appauvrissement ou suppression, l'inverse : dans leur force infinie.

Et l'on peut entendre cette liberté comme ce qui nous donne enfin d'entrer en tout ce que porte et véhicule l'eucharistie. L'étrange, l'inassimilable, le scandaleux, c'est le fait d'une conception quasi matérialiste, un durcissement ritualiste et moralisant, d'une perte immense de la chose même, et aussi des prétendues "évidences" de notre culture, qui ne sont que des postulats, voire des méprises. Oh, l'étrange demeure ! Mais c'est l'étrangeté de la vie, et non plus l'insupportable – ou l'absurde.

L'eucharistique n'est pas et ne sera jamais une évidence ; et ceci par sa radicalité même. L'évidence, si elle existe, habite des régions plus tranquilles. Du moins, l'eucharistique peut-il prendre sens en ce qui fait l'existence humaine, et non comme le sens que présupposent les convictions établies, mais comme ce qui naît dans le surgissement le plus vif de l'expérience.



[1] Ainsi se trouve engagé le deuxième moment, "la parole". Mais les distinctions dont nous usons ici sont souples.

 

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