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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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11 mai 2020

Jn 2, 1-11. Joseph Pierron commente les Noces de Cana à St-Merry

Ce récit de l'eau devenue vin est célèbre, il paraît simple, mais il est peut-être plus difficile qu'on ne le pense.

J. Pierron (1922-1999), ami de J-M Martin, a été professeur d'Écritures Saintes aux Missions Etrangères. Dans les dernières années de sa vie il était prêtre à Saint-Merry (Paris). Une douzaine de fois dans l'année il lisait des textes de saint Jean et saint Paul le dimanche avant la messe de la communauté, messe pas classique comme il l'a réfléchi dans un article (cf. Célébrer pour faire Église).

En février-mars 1997 il a pris deux séances pour lire le texte des Noces de Cana, commençant par le verset 11 avant de reprendre à partir du début. Les autres messages publiés sur lui sont dans le tag Joseph Pierron.

Ce qui est mis ici est la reprise d'une transcription faite par M. Darbois et déjà en grande partie reprise dans un polycopié que Xavier de Chalendar (1923-2015) collègue de J. Pierron à Saint-Merry a réalisé. C'est donc une transcription écrite d'une parole orale très légèrement modifié pour publication. J. Pierron ne l'a pas relu, il est donc probable qu'il y a eu des erreurs de transcription

 

Noces de Cana Jn 2, 1-11

Par Joseph Pierron

 

Je vous rappelle le principe de notre lecture de l'évangile de saint Jean. Il ne s'agit pas de faire une exégèse d'un texte du point de vue scientifique ou historico-critique, il ne s'agit pas non plus de chercher quelle est l'intention de l'auteur – je me garderai bien de lui mettre sur le dos les idées que je peux en avoir ! Ce que je considère, c'est un texte qui a été donné pour nous.

La parole une fois mise par écrit porte d'elle-même vers son propre futur. La parole est donc lancée, elle est capable de dire quelque chose, elle nous est adressée à nous aujourd'hui, et c'est en essayant de chercher non pas des solutions, non pas des réponses, que nous trouverons peut-être quelle est la question qu'il nous faut poser, quelle est la question juste, en sachant que ce n'est pas la réponse qui compte immédiatement, mais que c'est le chemin qu'il y a entre la manifestation de Dieu et l'accomplissement de sa venue.

Noces de Cana, cathédrâle d'AmiensAujourd'hui nous allons lire une page qui est célèbre, elle paraît simple, mais elle est peut-être plus difficile qu'on ne le pense. Je vais d'abord essayer d'en faire la lecture, ou plutôt la transcription, en français, en suivant le texte grec le plus possible de près. Ensuite nous verrons des questions qui se posent déjà à partir de là.

 

  • Et le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là ; et (mais) Jésus lui aussi fut invité et ses disciples pour cette noce. Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : “ils n'ont pas de vin”. Et Jésus lui dit : qu'est-ce qu'il y a de moi à toi, femme ? Mon heure n'est pas encore venue (ou : est-ce que mon heure est venue ?). La mère de Jésus dit aux serviteurs : ce qu'il vous dit, faites-le. Il y avait là des urnes de pierre, au nombre de six, selon la purification des juifs. Elles contenaient chacune deux ou trois métretas (bats, ce qui fait à peu près en tout 700 l (il y a de quoi boire). Jésus leur dit : “Emplissez-les d'eau”. Et ils les emplirent jusqu'en haut. Et il leur dit : “Puisez maintenant et portez-en à l'organisateur du festin”. Ceux-ci en portèrent. Quand l'organisateur du festin eut goûté l'eau, qui avait été changé en vin – et il ne savait pas d'où cela venait – ses disciples, eux le savaient, qui avaient puisé l'eau – il appela le fiancé et lui dit : “Tout homme pose d'abord le bon vin ; mais quand ensuite ils sont à peu près ivres, il pose le moins bon ; toi tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant”. Jésus fit là l'archê (le commencement, cette origine) des signes à Cana de Galilée, et il manifesta sa gloire et ils croyaient en lui, ses disciples.
    Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère, et ses frères et ses disciples, et ils restèrent là non pas tellement de jours.

 

Jésus veut se rendre en Galilée, et c'est sur ce trajet qu'est situé l'épisode de Cana. La deuxième partie de ce chapitre se passera à Jérusalem, donc en Judée. La Judée est réputée le lieu central ; la Galilée c'est le lieu des nations, le lieu du mélange des mauvais juifs.

« Ils n'ont pas de vin » : il y a un manque, quelque chose qui manque avant même que le récit puisse être apporté.

 

À partir de quoi lire un texte comme celui-ci ? D'où vais-je lire ce texte ?

Très souvent on lit à partir de ce qu'on veut enseigner, ou bien on lit parce qu'on a le sentiment qu'il y a une certaine attitude morale qu'on pourrait en dégager, ou une certaine attitude psychologique... Mais je ne pense pas que je puisse rejoindre l'intention du texte en partant de mes questions à moi aujourd'hui.

Est-ce qu'alors je peux lire à partir du contexte juif, à partir du milieu où l'événement s'est passé ? C'est ce que font beaucoup de gens aujourd'hui et cela me paraît être douteux, c'est une façon de procéder qui ne peut pas rejoindre ce qui est le particulier du message chrétien. On ne peut pas procéder par comparaison. Je le ferai pourtant mais avec le souci de montrer toujours la différence qu'il y a entre un contexte de juifs de l'époque et l'écart qui se produit dans l'événement de Jésus Christ. Or si je ne suis pas capable de discerner ce qu'il en est de cet écart, je ne fais que répéter des banalités !

Je vais donc partir de Jean lui-même, partir vraiment de ce qu'il en est de son écriture. En effet le texte est dans le texte…

Si on me demande par rapport à un récit de Jean : “est-ce que cela existé ?” – par exemple pour la Samaritaine –, je n'en sais rien ! En fait, l'important, c'est que je sois la Samaritaine aujourd'hui. Je ne vais pas bâtir une petite histoire, ce n'est pas cela qui m'est demandé, je vais partir du texte de Jean pour essayer de voir quel est son questionnement.

 

Il me semble, que pour essayer de pénétrer un peu ce texte, il faudrait partir de ce qu'il en est du "signe" et donc de la fin de notre texte.

 

1) Le signe et la gloire (v. 11).

 

« Jésus fit là l'archê (le commencement, l'origine) des signes » (v. 11).

Ce n'est pas simplement le premier selon l'ordre, c'est véritablement le premier par signification et par domination.

Dans l'évangile de Jean, il n'y a que trois signes dans une énumération, et vous ne pouvez pas les confondre avec des miracles. On a ici le premier : le deuxième est la guérison du fils du centurion à Tibériade, et le dernier signe sera celui de la résurrection. Il s'agit là d'une répartition propre à la théologie de Jean. Il n'a pas utilisé un catalogue de miracles qu'il aurait mis petit à petit au travers des sections de son évangile. Pour lui, ce n'est jamais la question de l'extraordinaire qui importe, mais ce qui importe c'est le signe, c'est ce qui est le plus profond et le plus humain.

 

Jn 2, il manifesta sa gloireEt il manifesta sa gloire (v. 11).

Le thème du signe se situe donc dans le trajet de la révélation, du dévoilement, il ne se situe pas dans le phénomène de la preuve. Ce n'est pas un signe au sens occidental, mais c'est quelque chose qui permet de repérer un mouvement orienté vers son accomplissement. Un des points forts de la théologie johannique, c'est qu'il y a généralement mêlées l'identification et l'appropriation. Quand j'identifie Jésus, c'est peut-être ce que je peux le recevoir comme mon propre : le rapport entre Jésus et moi ne peut pas être de l'ordre du commun, il ne peut être que de l'ordre du manifesté, que de l'ordre du dévoilement de ce que je suis.

Le mot "signe" est d'abord une procédure de connaissance, une façon de connaître. Ce n'est pas comme la fumée qui est le signe du feu ou bien le timbre-poste qui indique que j'ai bien acquitté la redevance… Non ! S'il y a signe, c'est que déjà la réalité est présente tout en n'étant pas dévoilée. Il y a donc à la fois un processus de connaissance et en même temps une identification de moi-même. Et c'est à partir de là que je vais lire ce texte.

 

Le signe peut être considéré comme étant une marque. En grec une marque c'est tupos (le type) d'où on a tiré le mot "archétype". C'est une marque qui n'est pas extérieure mais une marque qui pénètre, et donc c'est le thème de l'empreinte. Nous verrons dans le Nouveau Testament que c'est toujours quelque chose qui pénètre et qui, ayant pénétré, fait tenir de l'intérieur. C'est pour ça que le signe sera de l'ordre du pneuma, de l'ordre de l'Esprit.

Pour Jean, l'Esprit c'est ce qui pénètre au plus profond, c'est ce qui se fait absorber mais aussi réveille ce qu'il y a de plus consistant et de plus originaire dans l'homme. L'Esprit n'est jamais quelque chose de surajouté, quelque chose d'adjoint, mais c'est ce qui vient délier ce qui était semé depuis la première intention de créer.

L'Esprit, chez Jean, c'est ce qui est répandu, qui pénètre et qui fait tenir. C'est de l'ordre de la parole consolante, non pas une consolation qui viendrait de l'extérieur, mais une consolidation qui me révèle ce que je suis.

Je vous ai signalé le mot que Jean utilise qui est tupos (marque) qui n'est pas une caractérisation extérieure. Paul, lui, utilisera plus volontiers le mot sphragis (sceau) et là encore ça ne concerne pas une action extérieure mais ça désigne ce qu'il en est profondément de l'être de l'homme qui est dévoilé. Le mot sphragis sera plus fréquemment utilisé pour indiquer l'événement de la foi quand il devient signe d'appartenance à une communauté, en particulier dans le cadre du baptême.

Le mot séméion sera aussi appelé "caractère"[1]. En grec "caractère" vient du mot charassô qui veut dire "entailler", "denteler". C'est le geste appropriant qui marque. On se rappelle le couteau de la circoncision : le mot sera utilisé pour indiquer l'acte d'identité et l'acte d'appropriation.

En attribuant à ce qui se passe à Cana le mot de "signe", la communauté qui produit ce texte essaie de réfléchir non pas simplement sur ce qu'il en a été de Jésus Christ, mais sur ce qu'il en est de se dire chrétien. C'est pour eux de l'ordre, non pas d'un catalogue de vérités, mais d'un acte qui reprend toute une vie. Or, pour se le donner, ils ont compris rapidement qu'il ne fallait pas s'en tenir à une parole orale car une tradition orale risquait de tomber dans le monde de la subjectivité. Il a fallu donner l'Écriture. Le signe, pour moi aujourd'hui quand je me trouve devant ce texte de Jean, c'est l'Écriture. L'écriture précède pour moi la parole, cette écriture est plus originale, plus radicale que la parole que je ne peux rejoindre par elle. Bien que je retrouve le principe des disciples d'Emmaüs celui de Paul : il faut toujours lire sa vie selon l'Écriture. Il a il s'agit de l'Écriture non pas en ce qu'elle définirait ou qu'elle établirait, mais à cause du pouvoir être qu'elle me donne. L'Écriture vise toujours le devenir, le possible que je suis, elle ne vise pas du tout un catalogue et un catéchisme elle est du style de l'onction ; l'Écriture c'est ma signature de chrétien : c'est moi qui vais signer en lisant l'Écriture, et en même temps c'est une appropriation, une identification.

On voit que dans un texte comme celui-là on est à l'archê des signes, à l'initial, à ce qui est au début, à l'origine. Dans un manuscrit l'initiale n'est pas une lettre parmi d'autres, mais elle occupe une grande partie de la page parce qu'elle porte en elle tout le développement qu'elle veut susciter. L'initiale, c'est toujours la brèche l'ouverture. Et ici, je ne peux pas lire ce texte si je ne suis pas décidé à me laisser ouvrir.

 

Ce texte du premier signe des Noces de Cana est relu dans le deuxième signe, la guérison du fils de l'officier royal, à la fin du chapitre 4. Cet officier est un païen. Ainsi

  • le 1er signe a lieu en milieu juif, tout en étant à la frontière de la Galilée des Nations,
  • le 2e signe concerne un Romain,

Donc le mouvement vers la Galilée est le mouvement de l'Évangile universel.

Le troisième signe, c'est quand ils seront revenus en Galilée après la résurrection du Christ, dans le fameux chapitre 21 de la pêche miraculeuse. Il faut savoir pourquoi on a compté les poissons ce jour-là : il y a 153 poissons à savoir 17 × 9. Or 9 c'est 3 × 3, dont le signe de la perfection, c'est une sorte de trinité qui se répète trois fois en son unité-multiple, et puis 17 c'est 10 + 7, le chiffre 10 désignant la totalité dispersée, la totalité qui n'a pas de cohésion tandis que 7 c'est la totalité qui a pris de la cohésion. Donc ce qui est indiqué par ce troisième signe, c'est la totalité de l'humanité quand elle se trouve rassemblée autour du Christ ressuscité. Le 7 signifie qu'elle est devenue unifiée, ce qu'elle ne peut être que par l'initiative de Dieu.

On voit donc bien que ces trois signes ne sont pas posés dans l'Évangile d'une façon quelconque.

 

La gloire.

Le texte nous dit que par ce signe Jésus a manifesté sa gloire. Le mot "gloire" est pris pour une réalité concrète, il n'indique pas du tout simplement un miracle dans sa puissance thaumaturgique. Le mot "gloire" tel qu'il est chez nous est celui qui se trouve dans les Septante et dans le monde grec : doxa (gloire) vient du verbe dokeïn qui veut dire "sembler", "paraître". C'est de l'ordre de ce que l'on dit : doxa c'est l'opinion et aussi la renommée. Mais le mot qui figure dans notre texte n'a rien à voir avec ça.

Le mot "gloire" qui est ici est à prendre au sens de sa racine sémitique, il est la traduction du mot kabôd qui vient d'une racine kâbed qui veut dire être lourd, être pesant, avoir du poids. Par exemple kâbed c'est le nom du foie parce que c'était avec le foie qu'on faisait la divination : on prenait le foie des entrailles et on lisait les sorts. On a retrouvé des centaines de foies en terre cuite qui indiquent comment il faut discerner les sorts.

Donc la gloire c'est ce qui est pesant, par exemple la gloire d'Abraham n'est pas sa renommée, ce n'est pas ce que les gens pensent de lui, mais c'est d'abord qu'il a une belle femme, ensuite qu'il a des serviteurs et des troupeaux, c'est le fait qu'il a du poids, qu'il a de la constance. La gloire de Dieu, ce n'est pas la petite louange que je peux lui apporter : qu'est-ce qu'il en a à faire ? La gloire de Dieu, c'est le poids que Dieu a… le poids de Dieu absent et qui se rend présent ; c'est la présence la plus obscure, la moins dévoilée peut-être, présence qui est le poids de Dieu.

Le mot "gloire" trouvera sa plénitude dans l'affirmation de la résurrection. Vous vous rappelez cette prière de Jésus au chapitre 17 : « Père, glorifie ton fils, ce qui est que le fils te glorifie. » Autrement dit : Père, identifie-moi comme ton fils… au travers de cet homme qui meurt sur une Croix, au travers de celui qui est le plus bas, le plus rejeté, identifie-moi, glorifie-moi parce que c'est cela qui va te glorifier, toi.

Vous voyez tout de suite que le mot "gloire" est un mot étrange, un mot qu'il n'est pas facile d'aborder mais dont on voit bien l'orientation.

 

Et ses disciples crurent en lui (v. 11).

Et la glorification du Père pour nous, ce n'est pas d'apporter quelque louange à Dieu, ce n'est pas de lui apporter quelques titres, mais c'est de le recueillir, de l'accueillir, de le laisser passer en nous. La glorification de Dieu par nous, ça va être dans la foi, c'est pourquoi tout de suite après « il manifesta sa gloire », il est indiqué dans notre texte : « et ses disciples crurent en lui. »

Donc, à l'initiative de Dieu – initiative qui n'est pas quelque chose d'antérieur qui se situerait dans un entre-temps –, à l'initiative de Dieu qui est premier, qui est l'origine, l'homme répond dans le même acte par la foi. Je ne peux pas séparer l'acte originel de Dieu et l'acte de l'homme de foi, de l'homme qui l'accueille.

"Croire en lui" c'est reconnaître le propre, savoir que c'est en l'accueillant que j'ai la possibilité de discerner, de voir apparaître le manque (cf v. 3) et donc de reconnaître ma limite et savoir qu'en même temps je suis celui qui laisse passer par lui l'immense amour de Dieu. Il n'y a pas d'autre gloire que l'amour du Seigneur, et cet amour, ce n'est pas du sentiment, mais c'est un événement. C'est cela que doit faire le disciple.

 

Et ses disciples crurent en lui

Entre-temps le thème du disciple est introduit. Le disciple n'est plus celui qui répète, qui recueille des idées, mais c'est celui qui, ayant trouvé sa voie, son propre, va marcher derrière son rabbbi.

Le thème du disciple traverse tout l'évangile de Jean. Définir ce qu'il en est d'être disciple de Jean-Baptiste, d'être disciple de Jésus ou d'être disciple d'un rabbi. Déjà au chapitre 3 quand Nicodème vient vers Jésus et lui dit « Rabbi, nous savons… », Jésus lui fait comprendre que ce n'est pas ça, car le vrai rapport entre le maître et le disciple, ce n'est pas le savoir, c'est l'écoute. Et le terme de "disciple" ne prendra sa valeur que lorsque la Madeleine lui dira “Rabbouni” c'est-à-dire "mon petit maître ".

Être disciple de Jésus ne relève pas d'une définition, cela relève de la relation personnelle de chacun avec son Seigneur ressuscité.

 

Je signale deux choses :

D'une part ce verset 11, il faut le lire non pas au niveau de l'épisode, de l'anecdote, non pas dans une recherche pour savoir quelle est l'histoire de Jésus, mais l'accepter au niveau du croire. Jean utilise toujours des facultés sensorielles pour bien se distinguer de la culture grecque ambiante, et il dit que le "voir" c'est le "croire". Ici les disciples ont vu sa gloire et ils ont cru en lui.

D'autre part cet évangile est écrit pour dénoncer la non-foi, non pas celle des autres – je n'ai jamais à juger l'autre –, mais la non-foi qui est en moi, dénoncer la méprise de ce qui reste en moi du premier homme, du vieil homme. J'ai une œuvre à faire mais il ne faut pas croire que c'est mon œuvre qui me sauve… non, mon œuvre ne fait que dévoiler le manque. D'ailleurs à Cana, ce qui est dévoilé, ce n'est pas d'abord le plein, c'est le manque.

Les disciples ont donc vu un signe et ils sont en marche vers la destruction qui se déroule dans la suite du chapitre 2 : « Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai. »

 

2) Considérations générales sur le texte.

 

Nous reprenons maintenant le début du texte.

Le thème de l'eau à Cana et en Jn 7, 37-39.

On a ici un épisode de connaissance et c'est redoublé par le thème de l'eau. Chez les juifs, l'eau était le symbole de la parole et de l'enseignement. Ici l'eau est le symbole du passage : on passe de l'élément à l'aliment : l'eau de la purification devient du vin.

En effet l'eau est un élément, quelque chose de donné à Cana puisqu'il y a de l'eau pour la purification. Et c'est cela qui devient du vin. Cela signifie que la vérité du chrétien ne peut être que dans le passage.

Et une fois encore nous sommes renvoyés au texte de Jean 7, 37-39 qui est un texte fondamental. « Dans le dernier jour (eschatê hêméra), le grand, de la fête – si vous n'avez pas compris qu'il s'agit de la résurrection, c'est dommage – Jésus se tenait debout et il se mit à crier : si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive – mais il faut savoir avoir soif – le croyant en moi, selon ce que dit l'Écriture, des fleuves d'eau vive sortiront de son sein. Il dit cela au sujet de l'Esprit que devaient recevoir les croyants en lui, car l'Esprit n'était pas encore là, parce que Jésus n'avais pas encore été glorifié. »

Ce texte renvoie à la résurrection qui est ce qui donne à manger et à broyer en même temps, mais le texte dit aussi : « l'Esprit n'était pas encore là. » Nous nous trouvons devant une conception du temps et de la foi qui sont typiques de Jean, c'est particulièrement visible dans l'apparition à la Madeleine. Pour lui et pour sa communauté, le Christ est ressuscité, il est donc dans le monde du divin ; alors comment peut-il dire à la Madeleine « Ne me touche pas, je ne suis pas encore remonté à mon Père » (Jn 20) ? Quand donc sera-t-il remonté, "glorifié" comme dit Jn 7, 39 ? Eh bien c'est quand il aura rassemblé en lui l'humanité tout entière qui est convoquée. Le "Je" du Christ ressuscité n'est plus simplement le "je" de Jésus de Nazareth. Il y a bien une identité entre Jésus et le Christ, mais il n'est totalement le Christ que parce qu'il dit "nous", parce qu'il nous rassemble. La résurrection ne sera totalement accomplie, dévoilée que lorsque tout le corps du Christ sera rassemblé, que lorsque tous les hommes le constitueront, et il se présentera alors et il nous présentera comme étant les fils.

Vous voyez la vision assez extraordinaire que porte cette communauté : elle n'a pas peur de penser que l'identité du Christ suppose, dans son advenir, dans le mouvement qui le révèle comme Dieu, que toute l'humanité est reprise en lui. Vous me direz peut-être : mais il est une personne ! La personne, ce sont des croyants des IVe ou Ve siècles qui en ont parlé car ils se trouvaient devant une autre problématique, une autre façon de poser la question "Qui est-il ?", et ils ont essayé d'y répondre dans le cadre de leur époque. Si bien que, pour tenter de penser cette réalité, ils ont utilisé le mot persona qui à l'époque désigne le masque de théâtre. Mais ce n'est pas ainsi que la question se posait dans le christianisme primitif. Ma lecture à moi, c'est de revenir au plus originaire, à la façon dont ces croyants de l'origine se sont posé la question.

 

Troparium-Prosarium-Graduale StL'Épiphanie comme fête célébrant venue des mages, Baptême de Jésus, Noces de Cana.

J'ai relevé un très beau texte, une antienne des Laudes chez nos frères orthodoxes, pour la fête de l'Épiphanie. Pour eux la grande fête d'hiver ce n'est pas Noël (qui n'est pas célébré dans les premiers siècles) mais c'est l'Épiphanie (mot qui veut dire "manifestation"), une fête où le même jour ils célébraient tout à la fois la venue des mages, le Baptême de Jésus et les Noces de Cana. « Aujourd'hui, à son époux céleste s'est unie l'Église puisque le Christ l'a lavée de ses crimes dans les eaux du Jourdain, les mages accourent avec des présents aux Noces royales, et tous les convives se réjouissent de l'eau changée en vin. Alléluia. »

C'est un mélange assez étonnant : aujourd'hui à son époux céleste – on a le thème de l'époux, mais l'époux c'est Jésus à qui s'est unie l'Église, l'Église qui est l'humanité convoquée, lavée par le Christ de ses crimes, pardonnée – dans les eaux du Jourdain – ce n'est pas Jésus qui se fait baptiser, c'est déjà l'humanité tout entière en Jésus-Christ – Les mages accourent, c'est-à-dire les païens, ceux qui cherchent, avec des présents aux Noces royales et tous les convives se réjouissent de l'eau changée en vin.

 

Je vais maintenant lire les versets à partir du début.

 

3) Versets 1-2. L'introduction.

 

Le troisième jour (v. 1).

À quoi cette notion de temps peut-elle se rapporter ? Il y en a qui pensent que la mention est faite pour rationaliser le récit : l'auteur, en Jn 1, 51 a laissé Jésus au bord du Jourdain et là on est en Galilée, il faut quand même qu'il ait eu le temps de revenir en Galilée, d'aller changer de veston avant d'aller à Cana !

Je pense que le troisième jour est l'entrée dans la période ultime. La mention est à prendre au sens symbolique, celle de l'ouverture qui n'est pas encore l'achèvement puisque « mon heure n'est pas encore venue ».

 

Il y eut une noce (v. 1).

Je ne crois pas que Jean se réfère au déroulement des noces telles qu'elles avaient lieu en Israël. La pratique semble avoir varié selon les différents degrés de richesse. Parfois les festivités de la noce duraient sept jours, d'autres fois c'était dix jours, quelquefois simplement trois jours.

Dans l'Ancien Testament on a le thème de la noce entre le peuple d'Israël et Dieu, au travers de tous les grands prophètes : Isaïe 5, Osée 2, Jérémie 2 ; c'est une constante. C'est le thème de la jonction du peuple avec son Dieu dans l'alliance. Mais ce thème a aussi été utilisé dans une perspective beaucoup plus large : c'est le lien entre l'humanité et son Dieu, c'est le thème du nouvel Adam en même temps que le thème du nouvel Israël.

Ici il va être question d'autre chose que de la noce anecdotique : il est probablement question du sort de l'humanité tout entière.

 

À Cana de Galilée (v. 1).

La Galilée, les confins, le moins pur, ce qui est excentré, le lieu du métissage, l'ouverture sur l'extérieur. Pour Cana de Galilée je n'ai pas trouvé de pointe symbolique spéciale. Cana, on le trouve ici deux fois (v. 1et 11), une fois en Jn 4, 46 qui renvoie à nos Noces, et on le retrouve en Jn 21, 2 à propos de Nathanaël.

Le mot de Cana est cité par l'historien juif Josèphe. D'après l'historien chrétien Eusèbe, il y avait plusieurs lieux qui portaient ce nom : il y en a un qui est à 14 km au nord de Nazareth ; il y en a surtout un plus proche, à 7 km au nord-est de Nazareth, dans la direction des cornes de Hattin, le fameux lieu où les croisés ont été battus.

 

La mère de Jésus était là (v. 1).

Et là, il n'est pas dit qu'elle est invitée. Elle était là, ça doit avoir de l'importance au sens de la filiation et de la maternité. Va se jouer un rapport important entre le fils et sa mère : quelle est la véritable maternité et quelle est la véritable filiation ? N'oubliez pas que ce sera le dernier mot de Jésus à sa mère sur la croix "Femme, voici ton fils" en désignant le disciple.

 

Mais (de kaï) Jésus aussi était invité ainsi que ses disciples (v. 2).

Il y a un "mais" qui pose une distinction, il n'y a pas le même rapport.

Dans ces noces où l'on pouvait aller et venir, il n'y a rien d'invraisemblable à ce que tous soient là. Le verbe "inviter" signifie aussi "appeler". Ce terme d'invitation (ou d'appel) est certainement mis là pour indiquer que ce n'est pas le véritable appel, ce n'est pas là que se joue la véritable invitation. C'est eux qui pensent inviter Jésus…

On mentionne que ses disciples étaient là, mais on ne dit pas qui ils étaient. Ce n'est probablement pas les 12 apôtres qui ne sont mentionnés nulle part dans Jean. S'agit-il des cinq qu'il a appelés dans le premier chapitre ? ou est-ce un groupe qui s'est mis à le suivre ? Impossible de le dire.

 

4) Versets 3-4. Le manque de vin et le dialogue de Jésus et de sa mère.

 

Et le vin se mettant à manquer (v. 3).

On a ici le mot hustéreïn (manquer). C'est ça qui va dynamiser le récit. Ce mot sera repris dans la pensée théologique chrétienne, en particulier au IIe siècle, dans toute la pensée gnostique. Le manque (hustérêma) est la caractéristique de l'homme. Ici c'est le vin qui manque en tant qu'il est aliment de la fête, en tant qu'il est de l'ordre de la tranquillité et de la joie.

 

Ils n'ont pas de vinLa mère de Jésus lui dit : “Ils n'ont pas de vin.” (v. 3).

La mère de Jésus dénonce le manque, elle ne demande pas de miracle, elle fait simplement part de ce qu'elle constate et de la gêne : comment va-t-on s'en sortir ? Pour elle c'est avec Jésus qu'est le recours, c'est de ce côté-là qu'il faut se tourner.

C'est une première caractéristique de la femme dans Jean : elle est celle qui dénonce ce qui est le véritable pâtir de l'homme, ce qui est la véritable passion, à savoir qu'il n'a pas par lui-même la possibilité de se donner le tout. C'est elle qui déjà, en indiquant le manque, oriente le regard vers ce qui est le plein, vers ce qui est le rempli, vers ce qui est l'accompli. Or l'accomplir, c'est devenir le disciple. Et Marie elle-même, à ce titre, sera la mère du disciple.

 

« Jésus lui dit : “Quoi de moi à toi, femme ? ” » (v. 4).

Voilà un texte où Jésus semble être assez agressif vis-à-vis de sa mère. Mais si j'essaie de faire la psychologie de Jésus, je risque bien de ne pas trouver ce que les rédacteurs et les théologiens de l'époque ont voulu rendre dans ce texte.

La formule « quoi entre toi et moi » est une formule que l'on connaît bien, on la trouve plusieurs fois dans l'Ancien Testament, livre que la communauté johannique a eu l'occasion de lire. Il y a deux directions possibles pour l'interpréter :

– la formule peut être prise quand une partie gêne injustement une autre, quand il y a un désaccord. La partie offensée peut dire : qu'est-ce qu'il y a entre toi et moi ? Laisse-moi en paix ; tu n'as pas à intervenir dans mes affaires. (Cf. Juges 11, 12 ; 1 Rois 17, 18 ; 2 Ch 35, 20).

– La formule peut être prise dans une deuxième direction : quelqu'un est sollicité pour faire quelque chose pour quoi il n'est pas doué et, et il dit : pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? Est-ce que c'est pour me tenter, pour m'éprouver ; qu'est-ce qu'il y a entre toi et moi ? (Cf Osée 14, 9 ; Josué 22, 24)

Je me tournerais plutôt du côté de la deuxième formulation. Il s'agirait donc d'une implication inopportune, il y a un écart sur un point important. Ce n'est pas forcément de l'hostilité, mais cela marque d'une distance. De qui doit-il être ? Il est de sa mère, il est donc du monde juif, mais est-ce que c'est de sa mère qu'il doit dépendre ?

Vous remarquerez qu'il ne dit pas « mère » mais « femme ». Ce qui est donc à l'horizon d'une telle formule c'est l'unité de l'humanité (représentée par la femme) et de celui qui est le Père. En effet ici commence à se dessiner une ligne de fond dans l'évangile de Jean avec la question : de qui est cet homme ? d'où vient-il ? quelle est sa visée ? qu'est-ce qu'il a à faire ? Or il n'aura qu'une chose à faire, et c'est là qu'il trouvera sa part de liberté et qu'il trouvera son sens : il doit partir de la volonté du Père, il ne sera libre qu'en accomplissant la volonté du Père. Ce n'est donc pas à partir de l'humanité qu'il doit trouver ce qu'il doit faire, ce qui le constitue, mais ce qui va l'établir en tant que Fils de Dieu, c'est de faire la volonté du Père.

On a des textes fameux qui nous poseront beaucoup de questions, parce que, qu'est-ce que cela peut vouloir dire de faire la volonté du Père ? (Cf. Jn 5, 19 et 30 ; 7,6 ; 8,25). Et quand nous toucherons à cette question, nous ne serons pas loin de nous interroger sur « comment est-ce que je peux dire “Notre Père” ? Comment est-ce que je peux réciter le Notre Père ? À quel titre je le dis ? Est-ce que c'est par une simple image, par une simple transposition métaphorique ou bien est-ce que la paternité de Dieu est quelque chose de réel pour moi, comme dans le Christ ? En tout cas, une telle formule ne peut être saisie pour Jean que dans l'appel du Père : pour entendre la volonté du Père, il faut qu'il y ait le thème du Père et nous avons ceci par exemple en Jn 13,1.

On voit que là, nous nous trouvons devant une question qui dépasse de loin le sens premier de ce texte. Il ne s'agit pas simplement d'un petit débat parce que sa mère est intervenue. Le problème qui est maintenant posé, c'est celui du rapport qu'il y a entre l'humanité tout entière (par la médiation de la femme) avec le Dieu qui se révèle et qui se dévoile. Et là il y a un mot qui retentit, un mot qui souligne la distance : "Femme", mais une distance qui prendra un autre sens de communion, peut-être que cette femme que l'on trouve là pour la première fois ne trouvera vraiment son sens que quand elle sera au pied de la Croix et qu'il dira : « Mère, voilà ton fils ». C'est peut-être là que la fonction de Marie représentant toute l'humanité, va peut-être donner son sens à ce mot de "femme".

Je n'ai donc pas répondu, comme vous le remarquez, j'indique simplement dans quelle direction il nous faudra continuer de chercher. Je ne me sens pas pour le moment dans la possibilité de donner un sens définitif à « qu'y a-t-il entre moi et toi, femme ? » Mais en tout cas ce n'est certainement pas une façon de résoudre la question de manque de vin, c'est beaucoup plus la façon de résoudre la question du manque.

 

« …Mon heure n'est pas encore venue. »

On a une deuxième formule qui est encore plus difficile : « Mon heure n'est pas encore venue ». Je sais que certains traduisent avec une formule interrogative : « mon heure n'est-elle pas encore venue ? » C'est grammaticalement possible si on se réfère à certains manuscrits. En fait, je le prendrai comme une affirmation : « Mon heure n'est pas encore venue ». Le mot "pas encore" se trouve 12 fois dans saint Jean et dans tous ces emplois, il a un sens négatif. Le cas le plus clair étant en 7,30 : « Les juifs cherchaient à se saisir de lui, et personne ne jeta la main sur lui parce que son heure n'était pas encore venue ».

Comment donc comprendre cette question de "mon heure" ? Il est bien évident que ce mot n'est pas à prendre au sens astrologique. L'interprétation la plus fréquente est d'attribuer le "pas encore" à une période spéciale de la vie de Jésus, et l'heure serait venue quand on entrerait dans la dernière semaine, du dimanche des Rameaux à la fin de Pâques. Je pense qu'il y a une lueur, mais qu'il faut la creuser.

Je pense que le thème de l'heure doit être lié à un espace de révélation. Une idée qui était courante à cette époque-là, c'était que le Messie devait rester caché, et qu'il ne devait être dévoilé que quand les temps seraient accomplis. Le jour du Messie ce serait le jour de sa manifestation.

Par exemple, voici un passage du Dialogue avec Tryphon de Justin, un père apologiste du IIe siècle : « Si même le Messie est déjà venu, on ne sait qui il est ; c'est seulement quand il se manifestera dans la gloire qu'alors on saura qui il est. » (110, 1). Donc le dévoilement se fera mais dans une autre période, quand on sera à la plénitude des temps. Cette formule de la plénitude des temps, nous la trouvons en Gn 4, 1sq ; Ep 1, 10 ; Mc 1, 15. Le jour du Messie ou son heure, c'est le jour de sa manifestation.

 

Ce qui est intéressant, c'est que, en liaison avec le thème de la femme que nous venons de voir, dans tout un horizon de la recherche chrétienne qui suit l'évangile de Jean, on distinguera et on liera le thème de l'heure et le thème de la femme. Il y aurait deux âges : l'âge femelle et l'âge nuptial. L'âge de la femelle est l'âge de la déficience et aussi l'âge de la préparation, l'âge qui attend la venue : c'est l'image de la femme qui attend un homme, qui attend l'âge nuptial. On trouve cela dans des textes célèbres, des textes gnostiques. Voyez par exemple dans l'évangile de Thomas, je vous lis ce paragraphe 22[2] (ou 27) :

  • « Jésus vit des petits qui tétaient; il dit à ses disciples : "Ces petits qui tètent sont semblables à ceux qui entrent dans le Royaume." Eux lui dirent : "Alors en devenant petits, nous entrerons  dans le Royaume ?" Jésus leur dit : "Lorsque vous ferez de deux un, et que vous ferez l'intérieur comme l'extérieur et l'extérieur comme l'intérieur, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, et lorsque vous ferez, le mâle avec la femelle en un seul, en sorte que le mâle ne soit pas mâle et que la femelle ne soit pas femelle, et lorsque vous ferez des yeux au lieu d'un œil, et une main au lieu d'une main, et un pied au lieu d'un pied, et une image (éikôn) au lieu d'une image, alors vous y entrerez [dans le Royaume] !". »

Qu'est-ce qu'ils veulent dire ? Ce ne sont pas des stupides, ce sont des gens qui réfléchissent, qui ont véritablement la foi dans l'étrangeté de qui est Jésus. Ils s'aperçoivent bien de la dualité – la dualité harmonieuse et la dualité meurtrière – qu'il y a dans le monde. Ils ont retenu ce qu'ils ont appris de la grécité c'est-à-dire qu'il y a des infinités de manières d'être deux, et que généralement, quand on est dans un ordre de comparaison, quand on est dans un ordre de type d'opposition, on va généralement vers le combat, vers la lutte et on n'arrive pas à l'unité. Ce qui leur est apparu, c'est que probablement, ce qui sera le modèle de ce qu'on ne peut pas écrire, ce qui serait le modèle de l'insu, ce serait l'androgyne, ce serait l'être qui serait à la fois homme et femme. On trouve cela dans un texte de l'Évangile de Philippe… Donc il faut pour eux, dépasser la faiblesse de la dualité pour retrouver l'unité.

On a donc ici une idée extrêmement profonde, une idée qu'on retrouve au travers de Jean, c'est que le modèle de la dualité du monde dans lequel nous sommes n'est certainement pas le dernier mot de la révélation.

Si certains ont voulu expliquer le mal par un péché originel, ce qui apparaît aux yeux aussi bien de Jean, que de Paul, que des gnostiques, c'est qu'il n'y a peut-être pas un péché mais qu'il y a le mal et que le mal originel se trouve dans le monde où l'on vient.

Autrement dit, cette idée de l'heure, de l'heure qui n'est pas accomplie, c'est l'heure qui n'est pas encore celle de la révélation, celle qui ne dévoile pas ce qu'il en est d'exister en Christ.

Voici dans l'évangile de Thomas : « Quand vous serez dans la lumière, que ferez-vous ? Le jour où vous étiez un, vous êtes devenus deux. Mais quand vous serez devenus deux, qu'est-ce que vous allez faire ? » (logion 11). Vous qui êtes dans ce monde de division, vous qui êtes dans ce monde du meurtre et de la mort, qu'est-ce que vous allez faire ?

Et la question que pose le Christ : “est-ce que mon heure est déjà venue ou est-ce que ne l'est pas ?“ signifie : “est-ce qu'a été dévoilé ce qu'il en est de l'unité chrétienne ?”

Donc l'heure dont il est question n'est pas une période de temps, elle doit être rapportée à l'aspect de révélation. "Mon heure" c'est l'être même du Christ en tant qu'il est dévoilé. Ce n'est pas la période après la résurrection, mais c'est quand la dimension de résurrection peut être attestée, c'est quand la dimension de résurrection peut être saisie…

Pour approcher le sens du mot "heure", il y a surtout trois passages de Jean qui sont essentiels : Jn 4, 21 ; 5, 28-29 ; 16, 25.

Le premier se trouve dans la rencontre avec la Samaritaine où là encore on a une femme : « L'heure est venue et c'est maintenant où ceux qui sont les vrais adorateurs, se prosterneront devant le Père en esprit et en vérité » (Jn 4, 21). Il y a donc un basculement, et le basculement ne vient pas du mérite – quand je dis que cela ne vient pas du mérite, ça ne veut pas dire que nous n'avons rien à faire, mais c'est encore une autre interprétation–. Il n'y a donc pas ceux qui méritent d'être sauvés, mais il y a ceux qui ont les yeux assez ouverts pour voir que c'est donné et que c'est donné maintenant. « L'heure vient, elle est déjà là » : c'est l'origine, c'est à chaque fois que la foi surgit, c'est à toute minute qu'apparaît ce qu'il en est de l'heure.

Première chose : L'heure n'est donc pas une période de temps, ce n'est pas un instant ; l'heure c'est un maintenant, c'est-à-dire c'est ce qui me tient ouvert, c'est ce qui me tient suffisamment ouvert pour que ça passe au plus profond de moi, donc pour que la parole vienne au cœur. Mais si elle vient au cœur, il faut que ce soit une parole qui libère. S'il n'y a pas cette condition-là, il n'y a pas de révélation. En tout cas, on voit que si je dois chercher ce qu'il en est de l'heure, je dois chercher du côté du dévoilement de la vérité dans le Christ, donc à partir de sa mort et de sa résurrection.

Deuxième chose : cette heure elle est déjà là, mais je n'ai pas encore les yeux ouverts.

Troisième chose, cette heure me dévoile qu'il y a un manque, elle me dévoile que je suis déficient, elle me dévoile que je n'ai ni mon origine ni mon accomplissement : « tu ne sais ni d'où tu viens ni où tu vas ». Elle me dit donc que je suis forcément appelé, que je ne peux exister qu'en étant appelé… appelé au-delà de la chair, au-delà du monde qui serait simplement dans l'éphémère, dans le meurtrier et le temporel, au-delà de ce monde-ci.

D'autre part, il y a une ouverture encore plus large, il y a le rapport de Jésus à sa mère. Et c'est probablement l'ouverture la plus large parce que c'est peut-être là que se fait la liaison avec ce qu'on appelle la création. La création n'est jamais de l'ordre de la fabrication, ce n'est pas l'horloger de Voltaire qui crée ! S'il y a création c'est qu'il y a un appel qui est lancé, c'est qu'il y a une destination... et celle qui va révéler, c'est celle qui est la mère, qui est la femme.

J'ai fait un petit détour par la gnose pour bien resituer ce que peut être le questionnement. Je crois que mon interprétation est étrange mais elle n'est pas farfelue. Elle est liée à ces interrogations qui parcouraient tout le monde juif et le monde chrétien primitif sur ce qu'il en est d'être un homme et sur ce qu'il en est d'être Dieu pour le Christ. Nous, on a tellement appris que Jésus c'est une seule personne avec deux natures, et on croit savoir et on répète… mais ça ne veut rien dire pour nous aujourd'hui quand nous lisons l'Évangile (cela répondait à des questions qui ne sont pas celles de l'Évangile et qui ne sont plus les nôtres) ! Vous sentez bien que la façon qu'il a d'être celui qui unit, la façon qu'il a de rassembler ce qu'il en est de l'humanité et de la divinité n'est pas de l'ordre des concepts, mais est de l'ordre du réel qui advient.

L'heure n'est pas venue et pourtant elle est là, et nous sommes en marche vers la résurrection. Vous vous rappelez que Jésus disait à la Madeleine : « Ne me touche pas » c'est-à-dire “ne crois pas que, dans cette apparition, tu aies appris quoi que ce soit, ne va surtout pas t'imaginer que tu sais ce que c'est que la résurrection, ne va pas t'imaginer que tu me tiens, ne va pas t'imaginer que tu me possèdes. Non, laisse-moi, inutile d'essayer de me prendre, tu ne pourrais prendre qu'un fantasme, ou qu'un cadavre…” Par contre, où se trouve la résurrection ? « Mais va dire à tes frères » : c'est donc dans le « va dire à tes frères » que se trouve la résurrection. Dire : « va dire à tes frères » et dire « il est ressuscité », c'est la même chose !

 

5) Versets 5-10.

 

Sa mère dit aux serviteurs ce qu'il voudra bien vous dire, faites-le (v. 5).

"Sa mère" : voilà qu'elle réapparaît avec sa dénomination de "mère".

Les serviteurs vont ici jouer le rôle des disciples, c'est-à-dire de ceux dont on dira qu'ils croient en lui.

Entre deux il y a la femme qui apparait avec une fonction ambiguë : elle est l'indice du monde déficient, mais elle aussi celle qui a le courage de remarquer et d'annoncer cette déficience. Elle est dans le manque, et c'est pourquoi elle ne peut pas être ici la mère parce qu'elle est dans le manque : sa maternité n'est pas dévoilée. C'est pour cela que sur la croix ou elle se tiendra debout en acceptant ce qui arrive, le Christ lui dira : « Mère ». Marie est le manque et elle est le manque qui non seulement est assumé mais qui est dévoilé.

Le maître du festin lui-même ne sait pas, il n'a pas conscience du manque. Et nous avons ici quelque chose d'extrêmement important dans l'évangile de Jean, cette conscience du manque. C'est quand il y a véritablement conscience du manque qu'il y a la véritable passion, le véritable pâtir.

La passion chez saint Jean, ce n'est jamais la souffrance. La passion, c'est celui qui porte au terme la question de Jésus qu'on trouve dans les Synoptiques : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? » Et quand il dira « qui est ma mère et qui sont mes frères ? » ce sera quand il sera sur la Croix et qu'il se demandera « qui est mon père ? » en disant : « Mon Père, mon Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Et en effet le Père l'abandonne. Et il dira : « Ma vie, nul ne la prend, je la donne. » C'est dans ce pâtir-là, dans ce vide ressenti qu'est le dévoilement de ce qui est le plein. C'est là simplement que se trouve révélé ce qu'il en est de l'Esprit.

Nous verrons apparaître cela en Jn 7, 35 : « Au dernier jour de la fête, et il crie et dit : si quelqu'un a soif – c'est bien la question du manque – qu'il vienne à moi et qu'il boive, celui qui croit en moi. Comme dit l'Écriture, des fleuves d'eau vive jailliront de son ventre. » Et Jean précise : « il disait ça de l'Esprit – de l'Esprit donc de ce qui est l'entre-deux, de ce qui est le souffle, de ce qui est dans ce vide où le Père l'a abandonné – il disait ça de l'Esprit que devait recevoir ceux qui croyaient en lui ; il n'avait pas encore d'Esprit parce qu'il n'avait pas été glorifié ». Or qu'est-ce que la gloire si ce n'est la présence forte de Dieu dans l'absence la plus poussée, si ce n'est la présence de Dieu dans le silence…

Donc ici on se retrouve dans la problématique de l'ambiguïté humaine où le dénouement se fait par ce qu'il appelle le jugement. Mais le jugement, c'est justement ce qui disparaît si je me mets du côté de la gratuité car on ne peut plus me juger, on ne peut plus prendre mes actes, mon salut ne vient pas de moi. Par contre, si je prétends me justifier devant Dieu, si je prétends apporter mes bonnes actions et mes bonnes œuvres pour être sauvé, là je tombe sur le jugement, et à ce moment-là le jugement est toujours de l'ordre de la condamnation parce que nous ne pouvons jamais poser d'acte qui soit à la mesure du désir de Dieu. Mais il faut voir aussi que c'est au travers de chacun de nous que la krisis (le jugement) passe, ce n'est pas entre des personnes (il y aurait un tri entre les bons et les mauvais !).

 

aux Noces de CanaVersets 6-7.

Il y a d'abord une donnée scénique qui est nécessaire pour la suite du récit, et on va se demander si c'est une pure donnée scénique.

« Il y avait là des jarres de pierre, six, qui étaient disposées selon la purification des juifs ; elles contenaient à peu près deux ou trois mesures » c'est-à-dire entre 480 et 600 litres. On pourrait se demander comment dans une maison particulière il peut y avoir autant de jarres mais on pourrait dire que c'était apporté pour le mariage. En fait le problème ne se pose pas là, il est dans deux choses :

  • d'une part il est dans le six : car c'est 7 – 1. Donc c'est le signe que ce n'est pas la perfection
  • d'autre part, selon le terme central, les jarres étaient disposées là pour la purification.

Est-ce que la mention de la purification indique simplement la coutume qui était celle des juifs, à savoir qu'on lavait les pieds de ceux qui avaient voyagé, donc un rite de purification extérieure ? Le terme lui-même pouvait avoir un sens religieux par exemple en Lévitique 15,13 il est question de pureté cultuelle… et le mot pouvait aussi être utilisé au sens moral pour indiquer l'expiation morale… Saint Jean utilise le mot "expiation" dans sa première lettre mais je ne pense pas que ce soit à l'horizon de notre texte. J'ai l'impression que le mot "purification" n'est employé ici que pour renvoyer à une autre réalité. Il veut nous renvoyer non pas à l'eau, non pas à la purification, mais à ce qu'est authentiquement le vin. Le jeu de comparaison entre l'eau et vin serait donc entre la purification et la fête, entre la purification et la noce, à savoir entre le mal qui est dans le monde et ce qui se joue dans un banquet de noces.

« Jésus leur dit : "Emplissez ces jarres d'eau." Ils les emplirent jusqu'en haut. » Jésus ne fait rien, il parle simplement.

Le "jusqu'en haut" n'est pas un hasard, chez saint Paul cela indique toujours le symbole du plus grand, c'est le signe de la réalité dernière. Ainsi donc l'écrivain nous dit : ne pense pas au miracle de Cana, mais regarde la dernière scène, regarde où tu es appelé et laisse-toi emplir jusqu'en haut. Nous avons ici cette recherche perpétuelle de faire des choses qui soient pleines, qui soient de l'ordre de la plénitude. C'est pourquoi il y a un "maintenant", mais dans le maintenant il y a un "pas encore", parce qu'on n'a pas assez étendu le champ des possibles chez l'homme.

porter au maître du festinAlors il leur dit : vous avez rempli, c'est bien, « Maintenant portez-en à l'ordonnateur de la fête.» Celui-ci pouvait d'ailleurs être un esclave qui veillait au bon déroulement de la fête. Ici c'est quelqu'un d'étranger qui porte le constat.

Et ce qui est caractéristique du signe comme c'est caractéristique de la résurrection, c'est que le passage miraculeux de l'eau au vin n'est pas décrit. Il est de l'ordre de l'entre-deux, de l'ordre de l'étrange. Et l'étrange c'est que le vin ne renvoie pas à l'eau, il renvoie à des personnes : à la personne même de Jésus et à l'Esprit Saint.

On a cela au verset 9 « quand le maître d'hôtel eut gouté l'eau qui était devenue vin, mais il ne savait pas d'où c'était, les serviteurs eux le savaient, eux qui avaient rempli l'eau, le maître d'hôtel appela le fiancé. » Le paradoxe est dans le "d'où c'était ?" C'est la question même de l'Évangile : d'où ça vient et où ça va ?

Vous avez reçu l'eau de la foi par l'Esprit dont on ne sait ni d'où il vient ni où il va. Tout le problème est dans le fait d'être devenu, c'est-à-dire dans le fait d'être issu de la parole. C'est une des grandes données qui commencent à prendre au travers du texte de Jean, on reverra ce thème dans l'épisode de Nicodème sous la forme de "renaître d'en haut" en Jn 3.

 

Tu as gardé le bon vin, mosaïque d'IstamboulEnsuite le maître d'hôtel dit au fiancé : Tout homme pose d'abord le bon vin ; mais quand ils sont à peu près ivres, il pose le moins bon ; toi tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant. (v. 10) [passage oublié par J. Pierron]

 

Nous tombons alors sur le verset 11 par lequel nous avons commencé : « Jésus fit le commencement des signes… » Il ne faut pas oublier que c'est seulement le commencement des signes, et que c'est en ce sens-là qu'il faut prendre le vin. Il ne faut donc pas penser immédiatement à l'institution de l'eucharistie. Certes Jésus se distinguera de Jean-Baptiste, on dira de lui qu'il était un buveur de vin alors que Jean Baptiste était un consacré et ne buvait pas de vin. Et par ailleurs Jésus ne dira pas « je suis le vin » alors qu'il dira « je suis le pain », donc le pain eucharistique de Jn 6 et le vin  qu'on a ici ne se situent pas dans le même rapport. Il s'agit beaucoup plus ici de la révélation. Le fait de mettre le vin en rapport avec l'eau, si on considère l'eau uniquement du point de vue de la purification, cela n'a pas son sens. Ici le vin ne peut être que le vin de l'ivresse, l'ivresse spirituelle, le vin qui va être donné par l'Esprit.

On voit que la dimension de ce texte ne peut être limitée à un épisode… la lecture que je fais de Jean, de l'Écriture s'adresse à moi aujourd'hui, me demande continuellement d'être orienté vers un avenir, une direction que je dois trouver au travers de ma lecture. Je sais que je n'aurai jamais de formules qui permettraient d'enfermer, d'enclore l'Évangile, ce serait faire de la parole, de l'Écriture, un tombeau. Je ne peux faire de l'Écriture que ce qui est de l'ordre de l'ouverture, que ce qui me permet d'une part de tenir, de maintenir ma direction et qui me permet aussi d'avancer. Ce qui nous est demandé, c'est d'aller dire qu'il y a une espérance même si nous ne pouvons pas la définir, qu'il y a un dépassement de l'homme, que ce dépassement de l'homme ne fait pas fi des affaires de de l'homme mais qu'il vient de la gratuité de Dieu, et que, plus je me donne aux hommes, plus je travaille pour les hommes, plus je suis consacré à l'œuvre des hommes, plus je dois savoir que c'est la puissance de l'Esprit (qui m'est donné) qui se réalise. Ce n'est pas moi, je ne suis pas la Parole qui sauve… mais par nous et par nous seulement la parole passe et sauve. Mais c'est la Parole qui parle d'elle-même.

 

Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère, et ses frères et ses disciples, et ils restèrent là non pas tellement de jours. (v. 12).

C'est un verset de transition. Cela semble quelque chose d'absolument banal mais ça fait quand même partie de l'évangile de Jean. Les données géographiques indiquent toujours une valeur symbolique de sa théologie. En particulier, il est ici dans le pays de la haute Galilée qui sera pour lui le pays de la révélation, tout à la fois parce que c'est la Galilée métisse, la Galilée bâtarde, celle qui a sauvé plus que les autres, mais c'est aussi celle des hauts lieux et de la révélation, c'est celle du Thabor.

Donc il descend à Capharnaüm qui est le lieu qui s'est développé en opposition à Tibériade car Tibériade est le lieu du pouvoir romain, la ville qui a été construite sur deux cimetières juifs, c'est le lieu de l'impureté, le lieu du pouvoir opprimant.

Il va à Capharnaüm. Là-bas il ne reste pas longtemps puisqu'il reprend la route et on le retrouve au plus bas, à Jérusalem. Car pour Jean, le bas, c'est Jérusalem.



[1] Le mot "caractère" est utilisé aujourd'hui à propos de trois sacrements : baptême, confirmation et ordre. Cela concerne  des sacrements qui ne peuvent être donnés qu'une fois car on ne peut perdre l’empreinte spirituelle scellée par chacun de ces trois sacrements.

[2] La numérotation n'est pas toujours la même. C'est le logion 22 dans la traduction de J Ménard, mais le logion 27 dans d'autres traductions.

 

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