"à peine", poème de Jean-Marie Martin d'août 1984
Voici un poème de Jean-Marie Martin à qui est dédié ce blog. Il l'a écrit à Sérignac chez son ami Mathigot (cf. Mathigot-peintre).
Il en a souvent cité la première strophe à propos de ce que dit Jean-Baptiste :
- « Un homme ne peut rien s'attribuer au-delà de ce qui lui est donné du ciel. Vous-mêmes, vous m'êtes témoins que j'ai dit: "Moi, je ne suis pas le Christ, mais je suis celui qui a été envoyé devant lui". Celui qui a l'épouse est l'époux; quant à l'ami de l'époux il se tient là, il l'écoute et la voix de l'époux le comble de joie. Telle est ma joie, elle est parfaite. Il faut qu'il grandisse et que moi, je diminue.» (Jn 3, 27-30).
J-M Martin en parlait lorsqu'il présentait la lecture des premiers gnostiques chrétiens (Cf. gnose valentinienne). Un des noms du Plérôme valentinien est "la chambre nuptiale", et d'après le texte précédent, le Baptiste est l'ami de l'époux, il est aux portes de la chambre nuptiale où se trouvent l'époux et l'épouse. Ce texte de la fin du chapitre 3 donne la clé de lecture des Noces de Cana où Jésus est un invité et n'est pas l'époux apparemment… mais en fait, ce qui est récité dans les Noces de Cana n’est autre que les épousailles du Christ et de l'humanité convoquée. (cf. Lecture valentinienne des Noces de CANA (Jn 2, 1-11))
Dans les Extraits de Théodote, l'ami de l'époux (donc Jean-Baptiste) est identifié au maître du festin des Noces (Extrait n° 65, 1) : « Et l'ordonnateur du festin, le paranymphe des Noces, “l'Ami de l'époux qui se tient devant la Chambre nuptiale, entendant la voix de l'époux, se réjouit de grande joie.” Telle est pour lui la “Plénitude (Plérôma) de la joie” et du "repos". »
VOCABULAIRE : à propos du mot "le pas de porte chancellière" : L’étymologie définit le "chancelier" comme "celui qui se tient près des grilles (cancelli) du palais". Lors de l’ère impériale romaine, le cancellarius était l’huissier de l’empereur, celui monte la garde.
Par ailleurs "l'épithalame" est une sorte de poème lyrique composé chez les Anciens à l'occasion d'un mariage et à la louange des nouveaux époux. En Grèce antique, il était chanté par un chœur avec accompagnement de danses.
Avant le poème est mis un extrait d'un contexte dans lequel J-M Martin récitait la première strophe.
* * *
Dans le langage du Nouveau Testament, aussi bien Paul que Jean, les dyades premières sont des duels, des duos, mais ne sont pas encore la thématique des multiples. Le deux n'est pas un pluriel. Et cela commence par le "deux" : le "deux" générationnel qui est Père et Fils, et le deux nuptial qui est homme et femme (Christos-Pneuma ou Christos-Ekklêsia). Donc la méditation du deux précède…
Le rapport des deux choses premières cela ne se donne pas à voir, cela s'entend : sur le seuil, le pas de porte est apte à chanter l'épithalame, l'ami.
On trouve ça chez saint Jean au chapitre 3 à propos du Baptiste qui entend la voix de l'époux et de l'épouse, et se réjouit grandement. Il ne voit pas… seul l'épithalame franchit, seul le chant, seul le poème franchit cela…
Et peut-être que la pensée est toujours ici en arrière du poème… En 1984, j'écrivais ça…
à peine
Nul n'aura vu l'ajointement
nuptial des deux choses premières,
le pas de porte chancelière
ne se franchit que du seul chant.
Loin du seuil où se tient l'ami
apte à chanter l'épithalame,
hors de mesure nous errames
mots du poème désunis.
Habile à tâter des saveurs
dans la bouche où le fruit s'achève,
tu ne sais d'où le chant s'y lève
issu du tréfond des faveurs.
Or libérales à leur gré
j'ai compté sur les doigts des grâces
où le dit se lace et délace
selon des silences nombrés.
Le silence est faveur de mots
pour tant que la chose non dite,
insaisissable sœur tacite,
se donne à son frère jumeau.
Instruit de là j'appellerai
tout insu par son patronyme,
l'abîme invoquera sa rime
pour des cantiques inspirés.
Rime, le pas du nombre pair,
et quatre déjà, geste tendre
où l'indicible vient se tendre
en dimension de l'univers.
Dépris du temps que nous passions
je baiserai ma mort jumelle,
mon être - à peine, et plus fidèle
que l'arbre à sa définition.
Nos morts qui ne sont presque plus,
loin de périr, vont leur silence
et de là se lèvent les stances
d'épithalames résolus.
Que fallait-il pour qu'on nommât
proche le sans lieu, l'anonyme
comme propre, sinon l'ultime
éloignement de ce temps-là.
Ce temps, pendant d'avant à près
s'approche à peu près des errances
le peu, pas même rien, devance
et presse tout jour à jamais.
Et nous, ô louange pendant
ce temps-là déjà entonnée.
Il nombre sans part nos années
Le chant se glisse entre nos dents.
Sérignac
Août 1984