Romains 2, 1-16 : Le rapport des juifs et des païens à la Loi
Le chapitre 2 de l'épître aux Romains traite d'une problématique qui paraît anecdotique, circonstancielle, celle des débuts de l'histoire de l'Église dans son rapport à l'Ancien Testament et aux juifs qui sont les interlocuteurs de Paul, mais des questions tout à fait fondamentales sont traitées. Plusieurs passages ont donné lieu à des méprises comme l'idée de "loi naturelle" tirée à tort de ce passage… Jean-Marie Martin spécialiste de saint Jean et saint Paul nous conduit pas à pas dans ces versets. Ceci est extrait d'une séance qui a eu lieu en 1994 à Saint-Bernard-de-Montparnasse en présence de Maurice Bellet.
N B : Dans la transcription il a été difficile de faire des choix. Par exemple : loi ou Loi ? assez souvent le choix a été d'écrire "Loi" quand il s'agit de la loi juive, mais il y a d'autres endroits où il faut mettre "loi", et parfois le choix n'est pas évident…
Les versets 17-29 seront commentés plus tard dans le message suivant.
Romains 2, 1-16 : Le rapport des juifs et des païens à la Loi
Nous avons vu[1] dans le chapitre 1 de l'épître aux Romains, entre autres choses, un thème qui occupait une grande partie du chapitre : la totalité des hommes est "inexcusable", considérée comme responsable de n'avoir pas répondu à la donation de Dieu (« ils n'eucharistièrent pas »), et cela était marqué comme le moment décisif du découlement de tout ce qui est carence dans l'humanité. Dans ce chapitre 1 il était question des hommes dans leur ensemble.
Nous allons prendre le chapitre 2. Désormais Paul s'adresse particulièrement aux juifs, mais dans ce passage ce n'est pas dit explicitement. Nous sommes dans une problématique qui paraît anecdotique, circonstancielle, celle des débuts de l'histoire de l'Église, mais des questions tout à fait fondamentales sont traitées.
1°) Première approche du texte
Ce texte, je voudrais qu'on le lise dans une certaine longueur, qu'on ait une certaine vue d'ensemble et puis qu'on commence à l'apprivoiser ou à nous apprivoiser nous-mêmes… à lire en sorte d'en dégager des questions. Comme c'est une première approche, n'importe quelle traduction peut faire l'affaire…
- V. 1-16 (Bible Segond 21).
1Qui que tu sois, homme, toi qui juges, tu es donc inexcusable. En effet, en jugeant les autres tu te condamnes toi-même, puisque toi qui juges tu agis comme eux. 2 Nous savons que le jugement de Dieu contre ceux qui agissent ainsi est conforme à la vérité. 3 Et penses-tu, toi qui juges les auteurs de tels actes et qui les fais aussi, que tu échapperas au jugement de Dieu? 4 Ou méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa générosité en ne reconnaissant pas que la bonté de Dieu te pousse à changer d’attitude? 5 Par ton endurcissement et ton refus de te repentir, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour où Dieu révélera sa colère et son juste jugement. 6 Il traitera chacun conformément à ses actes 7 à ceux qui, par leur persévérance à faire le bien, recherchent l'honneur, la gloire et l'incorruptibilité, il donnera la vie éternelle; 8 mais il réserve son indignation et sa colère à ceux qui, par esprit de révolte, rejettent la vérité et obéissent à l'injustice. 9 La détresse et l’angoisse atteindront tout être humain qui fait le mal, le Juif d’abord, mais aussi le non-Juif. 10 La gloire, l’honneur et la paix seront pour tout homme qui fait le bien, le Juif d’abord, mais aussi le non-Juif, 11 car devant Dieu il n'y a pas de favoritisme.
12 Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi, et tous ceux qui ont péché sous la loi seront jugés au moyen de la loi. 13 En effet, ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ce sont ceux qui la mettent en pratique qui seront déclarés justes. 14 Quand des non-Juifs qui n'ont pas la loi font naturellement ce que prescrit la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, bien qu'ils n'aient pas la loi. 15 Ils montrent que l'œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, car leur conscience en rend témoignage et leurs pensées les accusent ou les défendent tour à tour. 16 C'est ce qui paraîtra le jour où, conformément à l’Evangile que je prêche, Dieu jugera par Jésus-Christ le comportement secret des hommes.
Questions.
► Dans un premier temps je trouve ce texte satisfaisant à cause de son aspect un peu universel. Mais il y a à nouveau ce père fouettard devant nous si on n'a pas respecté la loi !
J-M M : Vous n'êtes pas satisfaite de ce qu'il y ait une rétribution, bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants… Pourtant, c'est tout au long de ce texte.
L'autre chose que vous dites, c'est que ce qui est dit est satisfaisant pour une idée d'universalité. Je vous dis tout de suite que ça n'a rien à voir, il n'en est pas question ici. Mais en effet on est tenté d'approcher ce texte de cette façon-là.
► Il y a un petit problème parce qu'il a l'air de dire que les gens seront jugés selon leur conscience, que ce soit le bien ou le mal, c'est un problème moral. Pas besoin du salut en le Seigneur Jésus-Christ, il suffit de se référer à sa conscience. La loi naturelle apparaît là…
J-M M : Voilà ! C'est quelque chose qui semble être une grande libération pour l'ensemble des peuples, pour ceux qui n'ont pas la Loi. Ce texte-là est souvent repris en ce sens-là dans les encycliques : on se base sur lui pour reconnaître le concept de loi naturelle. Or le mot "nature" (phusis) ne s'y trouve pas. Il n'y a pas de loi inscrite dans les cœurs des hommes universellement, et d'ailleurs le texte ne parle pas de "loi écrite dans les cœurs" mais de "l'œuvre de la loi écrite…". Nous verrons que parler de loi naturelle est une lecture tout à fait à contresens et ce n'est pas étonnant. Et, en parlant ainsi les encycliques reprennent une lecture de ce texte qui est à contresens depuis saint Thomas d'Aquin !
► Au chapitre précédent on avait : « le juste vivre par la foi », donc ce n'est pas par les œuvres…
J-M M : Voilà, c'est un grand plaisir quand on arrive devant d'apparentes contradictions chez un auteur. C'est le signe d'un travail à faire… car ce qu'on a écouté, tant que ça reste contradictoire pour nous-même, ça indique qu'on n'a pas entendu vraiment… Donc cela ouvre un chemin, cela ouvre de l'espace, de quoi chercher, et c'est ce que nous allons faire.
Seulement déjà il faut dire une chose : il faut toujours traiter une phrase dans le tenant, c'est-à-dire dans le contexte du paragraphe ; et un paragraphe dans le tenant, c'est-à-dire dans le contexte d'un chapitre ; et le chapitre dans le tenant de l'ensemble de l'œuvre. Si je pique une petite phrase, qu'à partir de là je construis une théorie générale ! C'est ce que la théologie a souvent fait, mais c'était beaucoup moins grave qu'aujourd'hui. Lorsqu'elle le faisait, elle ne cherchait pas vraiment à lire le texte, je veux dire qu'elle illustrait simplement quelque chose qui était d'une foi vaillante malgré tout, et la référence au texte était quasi seconde. Or ce n'est pas notre cas aujourd'hui, nous voulons lire !
Je vous donne un exemple caricatural. Dans les textes sapientiaux on dit ceci : « L'insensé dit : “Il n'y a pas de Dieu”. » Je prends la phrase “il n'y a pas de Dieu” et je constitue une théologie biblique à partir de là ! Bon, c'est caricatural parce que c'est extrême, mais c'est pour dire qu'une phrase doit toujours être tenue dans son contexte. Nous sommes donc devant un problème majeur.
Est-ce que vous avez quelque soupçon sur la façon d'avancer dans ce chemin difficile ? Comment pouvons-nous nous y prendre ?
► Mettre des guillemets, un peu comme dans ton exemple… Je veux dire par là : ce ne serait pas Paul qui parlerait...
J-M M : C'est presque cela… C'est bien Paul qui parle, mais il parle ad hominem. Est-ce que vous savez ce qu'est un argument ad hominem ? C'est un argument qui prend appui sur ce que savent ou disent ou prétendent les interlocuteurs, et qui en dégage des conséquences qui ne sont pas les leurs. C'est une espèce de raisonnement par l'absurde, on dit cela aussi en mathématiques...
Alors, il faut d'abord que nous mettions en avant qui sont les interlocuteurs et ce que Paul veut leur faire savoir. Paul veut leur faire avouer quelque chose qui a pour corollaire quelque chose de contraire à ce qu'ils prétendent au départ. Il essaie donc de mettre en évidence une contradiction chez l'interlocuteur.
Ici les interlocuteurs sont précisément les juifs.
Dans la logique de Paul il n'y a pas de différence entre être juif et être grec. Il le dit lui-même : « auprès de Dieu il n'y a pas d'acception de personne » (v. 11), littéralement « il n'est pas de prise à partir du visage (prosopôlêmpsis) », c'est quelque chose comme le jugement de "sale gueule" puisque prosôpon (ce qu'on a traduit par "personne") c'est le "visage". Dieu ne juge pas à partir de là, et donc il n'y a pas de différence entre un juif et un grec. Or le juif se targue de sa différence, il se targue du fait qu'il a la Loi et la Loi qui le sauve. D'où l'argumentation de Paul :
– première partie : « 13Ce ne sont pas les auditeurs de la Loi – les akroataï, ceux qui écoutent la loi – [qui sont] justes devant Dieu, mais ce sont ceux qui la font [qui] seront ajustés (justifiés). » Ce qui sauve c'est la pratique de la Loi, et c'est pourquoi le juif n'est pas critiqué seulement de faire ce qu'il condamne, mais aussi du fait qu'il critique et juge tout homme qui pratique les mêmes choses (v. 1-3) ;
– c'est pourquoi ensuite il y a un passage sur les païens et sur la non-loi : « 14En effet quand les païens qui n'ont point la Loi, font spontanément (phusei) les choses de la Loi, ceux-ci, qui n'ont point de loi, sont en eux-mêmes loi ; 15ils montrent l'œuvre de la Loi écrite dans leurs cœurs.. » – ici on a le mot phuseï, mais il ne faut pas traduire "naturellement" puisque le concept métaphysique de "nature" n'est pas en question dans notre texte… peut-être Paul fait-il référence à un concept stoïcien. Il est d'ailleurs intéressant de voir que, pour critiquer les Grecs ou les hommes en général, il s'est servi du langage juif de l'idolâtrie etc, et pour critiquer le juif, il se sert du vocabulaire grec où il y a des assonances stoïciennes… Il n'est ni juif ni grec, il se fait juif avec les juifs et Grec avec les Grecs, mais ici il s'est fait juif avec les Grecs et Grec avec les juifs… D'autre part il n'est pas question de "loi écrite dans leur cœur" et il ne s'agit pas de loi naturelle ni même de loi, il s'agit de « "l'œuvre de la loi" qui est écrite dans le cœur » c'est l'œuvre qui est faite sans loi et qui surgit dans l'inscription du cœur : c'est l'œuvre qui est inscrite dans le cœur, et ce n'est pas la loi.
En quoi cela n'ouvre-t-il pas large et grand des perspectives de salut pour le monde entier au-delà des limites du monde juif et grec, contrairement à ce que nous avions un peu espéré ? C'est que le fond de la réponse de Paul est celui-ci : dans la logique de la Loi, c'est la pratique de la Loi qui justifie aussi bien le juif que le grec ; mais personne n'a jamais pratiqué la Loi ! Et d'ailleurs la Loi n'est pas praticable. Donc ça ne sauve personne !
Tout ce passage est donc à entendre dans la logique que lui, Paul, n'admet pas : la justification par la Loi. Et je le répète, le mot "Loi" ici est à prendre au sens hellénisé mais aussi judaïsé, celui du judaïsme hellénistique c'est-à-dire du judaïsme qui n'est pas proprement biblique. Ce n'est pas le sens du mot Torah mais celui du mot nomos (loi) qui est fondé sur la rétribution.
Est-ce qu'ailleurs Paul dit des choses de ce genre ? Oui, c'est au chapitre 10 de l'épître aux Romains, versets 5-6 : « Moïse écrit à propos de la justification par la Loi : l'homme qui la fait vivra en elle, mais pour ce qui est de la justification qui vient de la foi, il en parle ainsi… » Donc il connaît une "justification par la Loi" dont il a joué dans le jeu de notre passage, dont il admire les principes de façon provisoire, pour montrer que ceci enlève tout privilège aux juifs, ce qui est contraire à leur persuasion. Que ce soit contraire à leur persuasion, c'est ce qui va être marqué encore plus clairement à partir du verset 17 : « Toi qui te dénommes juif, qui te reposes sur la loi, qui te satisfais en Dieu, qui connais sa volonté… qui te considère comme le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans la ténèbre, toi qui… toi qui… » Avec deux autres passages, ces versets sont très importants, et si on rassemble le tout, cela donne une certaine idée de la théologie juive contemporaine de Paul, c'est-à-dire la dénomination par laquelle le peuple juif se reconnaît comme peuple de Dieu, le privilège qu'il se reconnaît. On trouve là une bonne part de la mystique juive de l'époque contemporaine de Paul… mais ce n'est pas notre affaire maintenant.
Vous vous rendez compte que se servir d'un texte comme celui-là afin de justifier l'existence d'une loi naturelle pour tous les hommes, c'est hors de propos du texte ! Cela est d'autant plus vrai que Paul se défend d'être sage (sophos) au sens de la sagesse (sophia) du monde comme nous l'avons vu au chapitre 1, de même qu'il se défend d'être rhétoricien. En fait il écrit ici une page de diatribe qui est à l'invocatif, qui dit "ô toi…", qui se sert d'arguments ad hominem. C'est conforme à une certaine rhétorique et à certains usages rhétoriques du monde grec.
Comme le dit le texte, le fond de la pensée est le suivant : la justification de la Loi est pour celui qui pratique la Loi ; or nul ne pratique la Loi ; donc la Loi est inopérante.
Remarquez que « Nul ne pratique la Loi » n'est pas ici dans notre texte, mais c'est récurrent chez saint Paul et nous le retrouverons. Nous pourrions nous poser la question : qu'est-ce qu'il en sait ? C'est-à-dire : que veut dire cette assertion que nul ne pratique la Loi, et pourquoi ? Autrement dit : pourquoi la loi n'est-elle pas praticable, et quel est le pourquoi de ce fait ?
La Loi n'est pas pratiquée, elle ne peut donc être un chemin de salut. La Loi comme "loi" et pas comme "Torah" n'est pas un chemin de salut. Là il y a plusieurs explications de Paul et on ne va pas les examiner maintenant. En particulier il y en a une au chapitre 7 qui est encore loin de notre écoute. Elle est très étrange pour nous car elle est écrite en référence implicite à la scène paradisiaque du diable et du serpent. Le langage est un langage métaphorique, imagé. La question que pose Paul : comment se fait-il que la parole de Dieu soit une parole en soi efficace – elle fait ce qu'elle dit, par exemple « Dieu dit “Lumière soit”, lumière est » – mais quand il s'agit de la parole « tu ne mangeras pas » sa parole est inefficace. Nous, aujourd'hui, ce n'est pas notre affaire de parler de la parole de Dieu comme étant une parole efficace, nous avons conscience d'avoir la liberté et la liberté de désobéir : pour nous c'est ça la liberté… Or ce n'est pas la problématique de Paul, et ce serait donner une mauvaise définition de la liberté.
Tout ceci est très important car il s'agit de la nature même de la parole de la foi dans sa différence d'avec la parole de loi. La parole qui sauve n'est pas une parole de loi.
Il y a une parole instauratrice et salvifique, une parole d'archê et de télos (d'origine et d'accomplissement), c'est la parole de Dieu. Cette parole n'est pas un interdit au sens banal du terme. Parfois certains essayent de justifier la loi, ils se servent des psychologues, de sociologues : “la loi, il en faut”, etc. Non !
La parole instaurante n'est pas une parole de loi, et, ce que Paul dit en Rm 7, c'est que si je l'entends comme parole de loi c'est que je l'entends déjà dans la traduction qu'en fait le serpent, c'est-à-dire la traduction faite par celui qui est menteur ap-archês (dès l'origine). Le problème c'est que la plupart des théologiens entendent la première parole de Dieu dans le langage du serpent, et par là cela justifient leur concept de loi.
Quand je faisais cours à l'Institut Catholique, je commençais toujours avec le chapitre 7 des Romains car c'est le plus impossible à entendre… et que, quand on avait franchi ce chapitre, tout le reste de Paul venait très bien !
Il est important d'apprendre à entendre ce que dit la parole d'Évangile, la parole de foi quand elle n'est pas déjà investie dans ce que nous supposons qu'elle devrait être (parole de loi) !
► Est-ce que vous pouvez nous indiquer la différence entre la Loi comme nomos et la Loi comme Torah ?
J-M M : La différence ne réside pas simplement dans l'emploi heureux ou malheureux des mots. Je veux dire par là que l'interprétation de l'époque judaïque contemporaine du Christ, les juifs auxquels Paul a à faire, est une interprétation qui coïncide avec le concept grec de nomos (loi au sens de législation). Et il est vrai que cela coïncide avec des désirs qui sont spontanés dans l'humanité, en particulier le désir de rétribution. Le concept de rétribution est très ambigu. Au niveau de l'histoire on peut considérer qu'il est un progrès c'est-à-dire "œil pour œil" (la loi du talion) c'est un progrès par rapport à "50 personnes pour un œil", ce qui serait sans proportion. Mais mon propos n'est pas de juger historiquement de l'intérêt ou de l'émergence de la loi du talion pour ce qu'elle a de positif dans le moment où elle émerge…
En lisant Paul on va progressivement apprendre à connaître la loi dans ce cas-là de dénoncer pour autant que nous apprendrons à entendre ce qu'est la foi et aussi la grâce puisque c'est ce qui est en opposition à la loi dans tous les textes de Paul.
Pour en revenir à ta question, le mot Torah signifie quelque chose qui est plus près d'un enseignement que d'une loi. Or il a été traduit en grec dans la Septante par Nomos (Loi), et le sens premier de Torah n'est pas forcément entendu dans ce mot, surtout à partir de notre concept occidental de loi.
La difficulté quand on lit Paul c'est qu'il ne désigne pas toujours la même chose par le mot "loi"… parfois chez lui ça désigne effectivement la Torah entendue en son sens originel.
En tout cas il faut se débarrasser de l'idée que la Loi concerne des pratiques rituelles qui sont désormais désuètes et remplacées par autre chose. Ce n'est pas ça. En fait, ça implique même la critique du Décalogue lorsqu'il est pensé comme loi, donc d'une certaine manière ça concerne l'éthique : il y a une critique fondamentale de l'éthique dans l'Évangile.
2°) Lecture suivie du texte.
Cheminons au long du texte.
« 1C'est pourquoi tu es inexcusable, ô homme, qui que tu sois, qui juges. » Évidemment la traduction ne dit pas bien ce qui est en question. "Inexcusable" c'est an-apo-logêtos, c'est-à-dire tout homme quel qu'il soit est "privé d'une parole qui le défende", d'une parole qui l'assiste. Tout se passe comme si notre sort était en débat entre un accusateur – c'est un vieux sens du mot Satan – et une parole qui défende. Vous savez que le mot "paraclet" ressemble à cela et désigne à la fois la parole de consolation et la parole de l'avocat.
Donc la parole de l'Évangile est cette parole-là : c'est une parole qui, entendue, donne d'être sauf et de vivre. Or ce qui nous exclut de cette parole, c'est très précisément de juger : « 1Tu es sans parole pour ta défense, ô homme, qui que tu sois, qui juges, 2car, en ce que tu juges les autres, tu te condamnes toi-même, car, tu pratiques les mêmes choses, toi qui juges. »
La parole de loi et la parole de jugement s'impliquent, s'entre-appartiennent. Le mot "inexcusable" (privé de défense) était déjà venu, vous vous rappelez, en plein centre de ce qui concerne les païens au chapitre précédent, « en sorte qu'ils soient inexcusables » (Rm 1, 20) et il revient ici. Il fait donc le lien entre les deux chapitres, et l'insistance sur le mot de "jugement" prendra un sens particulier par rapport aux juifs, on verra pourquoi dans le texte.
Ceci me fait penser à un texte qui est en saint Jean au chapitre 3, on le lisait dimanche dernier à la messe. « Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour qu'il juge le monde mais, pour que, par lui, le monde soit sauvé. » Une parole de salut n'est pas une parole de jugement, et celui qui croit en lui – c'est-à-dire celui qui entend – n'est pas jugé alors que celui qui n'entend pas, par le fait même de ne pas entendre, a déjà été jugé.
Il s'agit de discerner deux espaces de parole : un espace de parole qui donne, et un espace de parole qui dicte et juge et rentre dans le processus de la loi et du jugement. La parole d'Évangile, doit donc être entendue dans son bon lieu. Nous retrouvons là quelque chose d'essentiel à tout le Nouveau Testament, voyez Jean et Paul.
Dans notre chapitre ceci est appliqué plus spécialement au juif en ce qu'il a la prétention de juger, et il faut bien entendre cette prétention. Je parle du juif, mais on pourrait dire aussi : le Judéen ou le Jehoudi de l'époque parce que ce qui est en débat ici ne se laisse pas étaler dans une histoire de religions, et de cultures encore moins. Utiliser ces textes en ce sens, c'est hors de question d'autant plus que notre passage ne cherche pas la différence entre le juif et le grec : « ô homme, qui que tu sois… » donc les deux sont réunis sous le même dénominateur. Et cela sera repris au verset 9 : « colère et fureur, 9détresse et angoisse sur toute psychê d'homme qui œuvre le mal, du juif d'abord, et aussi du grec ! 10 par contre gloire, honneur et paix à quiconque mettant en œuvre le bien, au juif d'abord, et aussi au grec! », donc ça concerne tout homme.
Et ce qu'il y a de commun c'est d'être privé de défense (inexcusable), c'est-à-dire privé de la parole qui libère. En effet la parole de la Loi comme parole de loi ne libère pas, ne sauve pas. Ce dernier point est manifesté en ce que ce qui sauve c'est la pratique de la Loi, mais ce n'est pas d'entendre la Loi : "se reposer sur la Loi" comme il sera dit plus loin (v. 17) est en ce sens inopérant. Or il se trouve que les hommes se sont forgés des lois : pour les nations de l'époque, c'est-à-dire ceux que Paul appelle les Grecs, c'est l'éthique et la législation romaine et pour les juifs c'est la Loi… mais attention, quand il est question de la Loi, il est question de l'être juif à la Loi, c'est-à-dire pour les juifs auxquels s'adresse Paul, il s'agit d'une façon d'entendre la Loi (Torah) comme législation, entente qui n'est pas très différente de celle des nations. On retrouve cela aujourd'hui assez facilement dans certains endroits, avec le rapprochement de l'éthique fondamentale et de la Loi. Il s'agit donc de l'être juif à la Torah à l'époque de Jésus et encore une fois, je redis que ceci n'épuise pas l'être juif de tous les temps à l'égard de la Torah.
La Loi, chez saint Paul, inclut toujours ce que nous appelons, nous, l'éthique et puis des choses que nous sommes tentés de poser dans le rituel comme la circoncision par exemple. Alors une façon de gérer la différence entre juifs et chrétiens c'est de dire : ce qui est éthique est conservé par les chrétiens, ce qui est rituel ne l'est pas. Or la distinction entre éthique et rituel, c'est nous qui la posons, et nous verrons dans le texte que cela n'a pas de sens. Réduire l'Évangile à être la dénonciation d'un certain rituel – ou simplement du goût pour le rituel – au détriment de l'éthique, est nul. Ce n'est pas cela qui est en question : c'est la Loi (Torah) comme loi qui est mise en question.
2Nous savons que le jugement de Dieu contre ceux qui pratiquent de telles choses est selon la vérité. – Nous avions vu au chapitre 1 que les païens détenaient la vérité dans le désajustement ; le jugement de Dieu est selon la vérité, et la faute essentielle est de détenir la vérité dans le désajustemen,t et il ne faut pas oublier que la vérité est une donation, donc ne pas la détenir correctement c'est ne pas la détenir dans l'action de grâce. L'action de grâces répond à la vérité de Dieu qui est donation.
3Penses-tu ceci, ô homme, qui juges ceux qui pratiquent de telles choses, et qui fais les mêmes – "pratiquer" et "faire" signifient ici la même chose… Paul dit à son interlocuteur : tu condamnes les païens mais tu pratiques les mêmes choses qu'eux, donc tu es également inexcusable ; il n'est pas encore dit ici clairement qu'il s'adresse aux juifs – que tu éviteras le jugement de Dieu 4ou méprises-tu la richesse de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité – on a ici le thème de la patience de Dieu et le souci que nous devons avoir de ne pas exacerber la patience de Dieu ; c'est un thème vétéro-testamentaire – ignorant que la bonté de Dieu te pousse vers la conversion ? – Il est question de la conversion (métanoïa), et comme on le voit dans le verset suivant il s'agit d'un changement de cœur, étant entendu que le cœur désigne le centre de l'être. C'est un thème qu'on trouve chez Ézéchiel, Dieu parle de donner un cœur nouveau à l'homme, étant donné la dureté de son cœur.
Je voudrais souligner une interprétation du temps qui apparaît dans ce verset 4 : « Méprises-tu la richesse de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité, ignorant que la bonté de Dieu te pousse vers le retournement (la metanoia) ? » C'est une interprétation du temps comme étant celui de la patience de Dieu. Pour moi, le temps c'est la patience de Dieu et ce n'est pas l'histoire de la fureur des choses. Le temps c'est la miséricorde qui diffère, donc qui distant le « tu n'en mangeras pas… du jour où tu en mangeras tu mourras ». Ce jour, c'est le temps et cette longanimité c'est un thème qui est biblique, récurrent et qu'on regarde rarement.
Je vous dirais même que, pour ma part, j'ai la faiblesse de penser que le temps qui use les ressentiments, les rancœurs, les impossibilités de pardonner, ce temps-là n'est pas simplement de la fatigue et de la vision négative, je pense qu'il est aussi un trait de la miséricorde.
5Par ton endurcissement et par ton cœur impénitent, tu t'amasses (tu thésaurises pour toi-même) la colère pour le jour de colère et de la révélation du juste jugement de Dieu, 6qui rendra à chacun selon ses œuvres – c'est une citation qui s'adresse aux juifs, et cela semble revenir sur le principe de la justification qui n'est pas selon les œuvres – ; 7pour les uns selon la persévérance dans l'œuvre bonne recherchant gloire et honneur et incorruptibilité : la vie éternelle ; 8pour les autres [qui se comportent] par contestation et qui sont indociles à la vérité – qui ne s'y fient pas, ne la laissent pas venir –, qui sont dociles par contre au désajustement – ils s'y confient – : colère et fureur ; 9détresse et angoisse sur toute psychê d'homme qui œuvre le mal, du juif d'abord, et aussi du grec ! – On a ici la distinction du juif et grec, et on sait que c'est un thème important pour Paul de savoir si la révélation est pour les juifs ou pour l'ensemble des hommes. –. 10par contre gloire, honneur et paix à quiconque mettant en œuvre le bien, au Juif d'abord, et aussi au Grec!
Du fait qu'il dit "le juif d'abord", on voit bien qu'il s'adresse aux juifs, disant en quelque sorte qu'ils ne sont pas inférieurs, bien au contraire, ce qui s'illustre par le fait que les juifs ont des privilèges (la loi, la circoncision…), et toutes les dénominations que le peuple juif se donne. Paul considère qu'ils n'ont pas une primauté… mais au moins, dans le temps, une priorité. Il faut savoir que l'Église chrétienne de Rome est faite d'une grande part de juifs et que, partout où Paul va fonder une Église ou rencontrer une communauté qui existe déjà, il rencontre premièrement des juifs.
À la mesure où Paul joue le jeu de son interlocuteur, la justification se fait par les œuvres (par la pratique de la Loi, par la mise en œuvre de la Loi)… or on sait par ailleurs que nul ne pratique la Loi, donc il n'y a pas de justification. Et c'est la même chose qui est dite pour les nations.
Le jeu est de jouer en faisant appel à une pensée qui est à la fois juive et paulinienne, à savoir que 11auprès de Dieu il n'y a pas de prosopôlêmpsia (pas d'acception de personnes) pas de favoritisme divin (v. 11) – Dieu ne regarde pas au visage –. Donc on ne peut pas se targuer de posséder la loi.
12Car tous ceux qui ont péché sans loi périront aussi sans loi, et tous ceux qui ont péché dans la loi – c'est une dénomination du monde juif – seront jugés par la loi – donc périront également.
Les revendications juives concernant la Loi sont ensuite dénoncées par Paul comme étant ce qui serait susceptible de les justifier, et par suite il est inutile de les imposer comme loi aux grecs. Je pense ici en particulier à la circoncision, il en sera question à la fin du chapitre, car la question s'est rapidement posée dans les Églises de savoir s'il fallait continuer à la pratiquer.
13Ce ne sont pas, en effet, ceux qui écoutent la Loi – ceux qui l'ont – qui sont justes devant Dieu, mais ce sont ceux qui la font qui seront ajustés (justifiés). 14En effet quand les païens, qui n'ont point la loi, font spontanément les choses de la loi, ceux-ci, qui n'ont point de loi, sont en eux-mêmes loi ; 15ils montrent "l'œuvre de la loi" écrite dans leurs cœurs – c'est ce que nous appelons la semence de christité inscrite dans tout homme comme le fruit est inscrit dans la semence – leur conscience leur servant de témoignage, et les raisonnements accusant ou bien excusant tour à tour (entre les uns et les autres) 16au jour où Dieu jugera les secrets des hommes selon mon évangile (mon annonce), par le Christ Jésus.– La question du jugement est posée mais il semble bouleversé puisqu'il va être "selon mon Évangile, par le Christ Jésus", Donc quand Paul arrive à sa conclusion, il dit : attention, il y a bien un jugement mais il est balayé par mon Évangile, par l'intermédiaire de Jésus Christ. Et là il faut se rappeler ce que nous avons dit tout au début à l'occasion du mot "inexcusable" qui veut dire "privé d'une parole qui le défende". Tout le travail de Paul est de montrer que l'Évangile n'est pas une parole de loi mais est une parole qui libère. L'évangile (la bonne nouvelle) c'est probablement que le jugement n'existe plus, qu'il est possible de se situer autrement en face de Dieu.
Ceci peut être suscite des questions ou des réflexions : que serait une parole qui dirait la loi ? Qu'est-ce qu'une parole qui n'est pas parole de loi ? Nous n'avons pas encore aperçu cela, ce n'est pas encore dit.
Beaucoup d'autres questions peuvent surgir : par exemple, comment peut-il se faire que la mention de cet Évangile donne lieu à une Église qui possède un réseau aussi serré de législations dans son histoire ?
Il y a donc beaucoup d'objections qui peuvent surgir, et saint Paul en rassemble déjà un certain nombre au début du chapitre 3. Il était conscient de ces objections, soit qu'il les pense par avance pour lui-même, soit qu'on les lui ait déjà présentées. Aussi la réponse se fait lentement tout au long de cette épître. Il y a tout un chemin à parcourir pour essayer d'entendre le propre de cette parole.
Une remarque encore : il n'est pas intéressant d'utiliser ce texte dans le but de répondre à la question : comment se fait le salut des païens ? En effet, ce qui est en question ici, ce n'est pas la question pressante et même assez urgente, de savoir ce qu'il en est du salut de ceux qui n'ont pas la foi, ce n'est pas cela qui est en question ici. Ce qui est en question dans ce passage c'est le salut de ceux qui n'ont pas la Loi.