Romains 2, 17-29 : La circoncision en débat
Ce passage est assez intéressant parce qu'en dehors de son côté critique il est révélateur du vocabulaire et même de certains lieux fondamentaux de la pensée juive contemporaine de Paul. Il fait suite au passage déjà commenté dans le message précédent : .
Jean-Marie Martin spécialiste de saint Jean et saint Paul nous conduit pas à pas dans ces versets. Ceci est extrait d'une séance qui a eu lieu en 1994 à Saint-Bernard-de-Montparnasse.
Romains 2, 17-29 : La circoncision en débat
Nous poursuivons notre lecture de l'épître aux Romains. Nous avons vu que dans la première partie du chapitre 2 Paul s'adressait implicitement aux juifs, et qu'il parlait ad hominem, c'est-à-dire en prenant appui sur ce que prétendaient ses interlocuteurs pour en dégager des conséquences qui n'étaient pas les leurs… J'avais fait la remarque que, extraire certaines phrases de ce contexte et les mettre au compte de Paul est hors sens puisque ce n'est pas la pensée de Paul lui-même. Je vous avais dit que la question de fond de Paul était de montrer que la parole de l'Évangile n'était pas une parole de loi.
Dans le passage que nous allons lire, Paul s'adresse explicitement aux juifs. Ce passage comporte deux parties : une partie polémique, rhétorique au début (v. 17-24) où Paul s'en prend à leurs prétentions ; et puis une deuxième partie (v. 25-29) où il s'agit de la circoncision et où une sorte d'inversion se fait.
- Rm 2, 17-29 (Bible Segond 21).
17Toi qui te donnes le nom de Juif, tu te reposes sur la loi, tu places ta fierté dans ton Dieu, 18tu connais sa volonté et tu discernes ce qui est important, car tu es instruit par la loi. 19Tu es convaincu d'être le conducteur des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, 20l'éducateur des ignorants, le maître des enfants parce que tu possèdes dans la loi l'expression de la connaissance et de la vérité. 21Toi donc qui enseignes les autres, tu ne t'enseignes pas toi-même! Toi qui prêches de ne pas voler, tu voles! 22Toi qui dis de ne pas commettre d'adultère, tu commets l'adultère! Toi qui as les idoles en horreur, tu pilles les temples! 23Toi qui places ta fierté dans la loi, tu déshonores Dieu en la transgressant! 24En effet, le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations à cause de vous, comme cela est écrit.
25Certes, la circoncisionest utile si tu mets en pratique la loi; mais si tu la violes, ta circoncision devient incirconcision. 26Si donc l'incirconcisrespecte les commandements de la loi, son incirconcision ne sera-t-elle pas comptée comme circoncision? 27Ainsi, l'homme qui accomplit la loi sans être circoncis physiquement ne te condamnera-t-il pas, toi qui la transgresses tout en ayant la loi écrite et la circoncision? 28Le Juif, ce n'est pas celui qui en a l’apparence, et la circoncision, ce n'est pas celle qui est visible dans le corps. 29Mais le Juif, c'est celui qui l'est intérieurement, et la circoncision, c'est celle du cœur, accomplie par l'Esprit et non par la loi écrite. La louange que reçoit ce Juif ne vient pas des hommes, mais de Dieu.
1°) Versets 17-24
Ce passage est assez intéressant parce qu'en dehors de son côté critique il est révélateur du vocabulaire et même de certains lieux fondamentaux de la pensée juive contemporaine de Paul. « 17Si toi tu te donnes le nom de juif… » Pour le compléter vous trouvez des choses au chapitre 9 par exemple où tout un ensemble de dénominations et de privilèges des juifs sont indiqués : ils sont « israélites, c'est à eux qu'appartiennent la filiation, la gloire – c'est-à-dire la présence – les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches – ça peut désigner les patriarches ou bien les pères du temps de l'Exode, donc du temps de la fondation – c'est d'eux qu'est le Christ selon la chair. » (Rm 9, 4-5)
Ici donc nous avons des titres importants : juifs, israélites. II faut voir que "israélite" est un titre plus noble que "juif" puisque le mot "juif" peut être pris dans un sens quasi racial alors que "israélite" désigne presque la qualité intérieure, spirituelle du peuple. Israël, qui est l'Israël de Dieu, est le second nom de Jacob.
« …si tu te reposes sur la Loi – la première partie du chapitre manifestait qu'au final, ce qui sauvait, c'était de pratiquer la loi et pas nécessairement de l'entendre, la parole de la Loi en tant que telle ne sauve pas, donc se reposer sur la Loi est inopérant – et si tu mets ta suffisance (ta fierté) en Dieu » : notre suffisance n'est pas en nous, elle est en Dieu. Et ce qu'il faut entendre ici : « c'est toi qui prétends avoir ton repos dans la loi et a suffisance en Dieu. »
… 18si tu connais sa volonté – connaître la volonté de Dieu… Thélêma (volonté), c'est le secret, il est à entendre dans le rapport volonté/corps, c'est-à-dire que la volonté vient à corps comme la semence vient à fruit. Nous avons déjà dit que cette structure était quelque chose de fondamental pour entendre le mot "volonté" dans l'Évangile et non pas selon les répartitions selon lesquelles nous l'entendons.
… et si tu distingues (ou éprouves) les choses supérieures, toi qui es catéchisé à partir de la Loi – c'est-à-dire "toi qui recueille l'écho de ce qui est enseigné par la Loi" – 19et tu te considères toi-même comme le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres – tout cela en soi a un sens positif : il est de la spiritualité d'Israël de n'être pas seulement pour Israël mais d'être pour les nations – 20le pédagogue des insensés, le maître des enfants – les enfants c'est les autres – ayant la formation de la connaissance et de la vérité dans la Loi – c'est un passage difficile à traduire : celui qui est à la morphôsis de la gnôsis et de l'alêtheia dans la loi.
Ensuite vient la critique –
21Toi donc, qui enseignes autrui, tu ne t'enseignes pas toi-même ?
Toi qui prêches de ne pas voler, tu ne voles pas ?
22Toi qui dis de ne pas commettre d'adultère, tu commets l'adultère ?
Toi qui as en abomination les idoles, tu "pilles les temples"?
Les mentions du vol, de l'adultère, de l'idolâtrie sont importantes pour bien noter que, dans la Loi, il s'agit aussi de ce que nous entendons sous le mot d'éthique et pas seulement les pratiques rituelles comme je le disais. Cela se trouve confirmé ici.
23Toi qui "mets ta suffisance" dans la Loi, par la transgression de la Loi tu déshonores Dieu.
Puis il y a une citation d'Isaïe qui concerne le décalage entre ce qui est enseigné et ce qui est pratiqué.
24Car "le nom de Dieu à cause de vous est blasphémé parmi les nations", selon qu'il est écrit. – C'est assez fréquent et assez heureux de voir repris par Paul, au nom de l'Évangile, des critiques qui sont celles que les prophètes levaient contre le peuple.
Une chose intéressante d'ailleurs est le fait que les prophètes disent : « vous n'êtes pas mon peuple, vous n'êtes pas l'Israël de Dieu », c'est-à-dire : vous n'êtes pas à égalité avec votre nom.
2°) Versets 25-29.
À partir du verset 25, il est fait mention de la circoncision et ce n'est pas une chose secondaire, c'est un des noms que le peuple se donne. "Circoncis" c'est le nom du peuple, et les nations sont essentiellement les incirconcis. Donc c'est une des caractéristiques fondamentales.
25D'une part la circoncision est profitable si tu pratiques la Loi ; mais si tu es transgresseur de la Loi, ta circoncision devient incirconcision. – Dire à un juif : "Tu es incirconcis", c'est la pire des choses !
Ensuite il prend l'aspect alternant de l'incirconcis : s'il pratique le bien ce n'est pas au titre de ses ressources propres, il ne le peut qu'au titre de la semence de christité inscrite dans son cœur (v. 15)
26Si donc l'incirconcis observe lui les prescriptions de la Loi, son incirconcision ne sera-t-elle pas comptée pour circoncision ? 27Et l'incirconcis phuséos (spontanément) qui accomplit la loi te jugeras, toi transgresseur de loi à cause de la lettre et de la circoncision.
Et c'est ensuite que le mot "juif" change de sens ainsi que le mot "circoncision" !
28En effet, est juif celui qui ne l'est pas manifestement ;
et est circoncision non pas celle qui est manifestée dans la chair.
29Mais est juif c'est celui qui l'est dans le secret,
et la circoncision est celle du cœur dans le pneuma et non dans la lettre
Relation est faite avec ce qui était dit du païen auparavant : le païen qui pratique l'œuvre de la Loi a la véritable circoncision qui est la circoncision du cœur.
Sa louange n'est pas des hommes mais de Dieu – c'est-à-dire que cet homme est loué non pas par les hommes car ceux-ci continuent à faire une distinction entre le juif et le païen, mais il est loué par Dieu qui ne fait pas de différence de visage.
3°) Réflexions annexes
a) Remarques sur le christianisme naissant
En disant que la vraie circoncision est "la circoncision du cœur" et non "la circoncision faite dans la chair", Paul travaille le terme de "circoncision" dans une procédure qui est mise en œuvre à plusieurs reprises et qui existait déjà à l'intérieur du judaïsme. On a l'équivalent de cela à propos des sacrifices : le "sacrifice de la langue" est "la louange", ceci par rapport au "sacrifice sanglant". Et ce sera très développé, c'est-à-dire que le langage de type rituel, surtout après la chute du Temple, sera développé par le pharisaïsme. Cela constitue un moment important de la constitution du judaïsme post-chrétien.
Dans la plupart des cas, il faut voir comment la réflexion de Paul se met en œuvre par rapport au texte de l'Ancien Testament et par rapport à l'interlocuteur, à celui avec qui, d'une certaine manière, il se met sur le même plan. Il y a là un travail complexe par rapport à l'Ancien Testament. C'est dans cette région que se trouve notre texte.
On ne peut pas faire le compte des multiples positions qui ont pu être successivement prises au premier siècle pour résoudre cette affaire qui appartient à la constitution même du christianisme naissant : le rapport au judaïsme et le rapport aux nations.
À l'intérieur même du Nouveau Testament, il y a trace de positions diverses et inégales, c'est-à-dire à chaque fois que la nouveauté évangélique est à l'œuvre soit par rapport aux juifs soit par rapport à la Graphê (l'Écriture qu'est l'Ancien Testament). Cela deviendra encore plus considérable au cours du second siècle où se forment ce que sera le christianisme – qui n'est plus seulement l'Évangile –, et aussi ce que sera le judaïsme post-chrétien, c'est-à-dire le judaïsme d'après la chute du Temple. Cette formation, cette prise d'identité est comme dialectique, c'est-à-dire que, d'une part, ce que devient le judaïsme est dépendant pour une part des positions chrétiennes, et que d'autre part, les positions chrétiennes se caractérisent par de multiple recours au judaïsme. C'est exprimé dans le Nouveau Testament. Par exemple chez saint Jean qui pourtant dispute assez peu de thèmes de ce genre, il y a la figure des Judéens surtout qui refusent, et la figure de ceux qui accueillent, par exemple la figure d'une Samaritaine, et à plus forte raison les Galiléens, car la Galilée est la Galilée des Nations ; et puis il y a des figures ambiguës, indistinctes, en tout cas indécises comme la figure de Nicodème, pratiquement tirée du texte que je citais tout à l'heure.
Il faut bien savoir que les personnages qui interviennent dans l'Évangile appartiennent à l'écriture d'après la résurrection du Christ. C'est les situations des églises judéenne, samaritaine… et de leur rapport au judaïsme post-chrétien qui déjà s'esquissent à travers des récits qui se passent censément du vivant de Jésus.
b) Réflexions à propos du baptême
► On a souvent fait une transposition de ce texte qui parle de "circoncision du cœur" en remplaçant le mot "circoncision" par celui de "baptême" et en admonestant les chrétiens : le baptême ne suffit pas ; il ne s'agit pas seulement d'être baptisé mais il faut être baptisé de cœur.
J-M M : Tout à fait. Il y a plusieurs choses dans ce que vous dites.
Il est vrai que la théologie première du baptême a été quelque peu influencée par la mémoire de la circoncision. Ce n'est pas cela que vous évoquez en ce moment, mais c'est à noter. La première théologie du baptême garde quelque chose de la circoncision, en particulier à travers l'idée du sceau, sphragis, de marque.
Mais ce qui est plus intéressant, c'est justement la question du baptême en elle-même. En effet, il y a beaucoup de choses qui sont dans notre texte et qu'on pourrait purement et simplement redire du christianisme, à savoir la critique que Paul fait au judaïsme et qui pourraient être dite totalement aux chrétiens. En particulier ce sur quoi nous allons revenir : la pratique extérieure du baptême n'est pas le baptême du cœur.
Il y a d'autres choses qu'on pourrait dire… par exemple les chrétiens qui ont une parole de salut ne sont pas dans leur pratique tellement différent des autres !
Alors, à propos de la question du baptême, justement, c'est par saint Jean que je veux répondre puisque j'ai en tête l'épisode de Nicodème où il est dit : « Nul, s'il ne naît d'eau et esprit ne peut être introduit dans le royaume de Dieu. »
La première chose à dire c'est qu'on entend souvent cela du baptême, or il ne s'agit pas d'abord du baptême. Rien dans le contexte ne laisse penser qu'il s'agisse d'abord du baptême. Beaucoup d'ailleurs ont pensé que le mot "eau" était un mot ajouté car dans la logique du texte le thème est celui du pneuma : on aurait donc « Nul, s'il ne naît du pneuma ne peut entrer dans le royaume » et ensuite il est question abondamment du pneuma qui « souffle où il veut, et tu entends sa voix mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va… » Donc certains ont essayé de gommer le mot "eau"… mais ce n'est pas sérieux : il n'y a pas de bons manuscrits qui ne possèdent pas ce mot. C'est pour une raison idéologique ou théologique que ces gens retravaillent le texte, et c'est ennuyeux. En fait, il n'y a pas besoin de le faire, il suffit d'entendre « naître de l'eau et de l'esprit » au sens johannique. Il n'est pas question de l'eau du baptême mais de l'eau qui est pneuma : « nul, s'il ne naît de cette eau-là qui est le pneuma… », nous avons un hendiadys c'est-à-dire deux mots pour dire la même chose. Et saint Jean lui-même nous invite à cette exégèse au chapitre 7 versets 37 à 39 : Jésus est debout dans le temps, c'est le dernier jour de la fête de Soukkot, et il crie : « si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, celui qui croit en moi ; des fleuves d'eau vive couleront de son sein – et saint Jean ajoute : il parlait du pneuma… » Chez saint Jean cette eau-là veut dire le pneuma. Et juste après saint Jean ajoute : « il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié. »
Autrement dit, le pneuma c'est ce qu'il ruisselle de la résurrection, c'est ce qui sort de l'espace de résurrection, l'espace de la parole qui donne vie et qui entretient, qui sauve. Cette parole-là, c'est ça le pneuma. Entendre cette parole, c'est naître. Autrement dit, ce n'est pas une parole qui s'ajoute à des paroles entendues, c'est une parole qui fait naître à nouveau, qui fait naître d'en haut, c'est-à-dire de plus originaire que ma naissance à ce monde. Voilà comment saint Jean médite la parole que nous voyons ici méditée par saint Paul sous un autre aspect ou dans une autre problématique, mais c'est la même question fondamentale…
Donc dans la phrase de Jésus à Nicodème, il ne s'agit pas premièrement du baptême bien que ce soit très intéressant de le lire, ensuite, justement, pour renouveler le sens du baptême. Mais il ne faut pas partir de notre idée du baptême pour lire ce texte. Il faut aussi corriger ce que veut dire "royaume de Dieu" dans notre esprit, et surtout la relation qui existe entre les deux choses. Donc tout est à corriger.
J'en viens au baptême aujourd'hui qui est souvent pensé comme "ce qu'il faut faire pour". C'est souvent déjà la question du curé quand les parents viennent le voir pour faire baptiser leur enfant : « Pourquoi voulez-vous faire baptiser votre enfant ? Quelle est votre motivation ? » Or ce n'est pas exactement une bonne question en ce sens qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Je vais vous dire pourquoi.
Avec le baptême nous sommes dans une région qui est en décalage par rapport à la conscience qu'on en a. Autrement dit, le baptême ne se mesure pas à la conscience qu'on en a pour la bonne raison que le baptême est un acte de relation à Dieu, et qu'il y a au moins une part de la relation qui nous échappe, c'est-à-dire que nous n'avons pas prise. C'est pourquoi il est bien hasardeux de juger de façon rapide qui en est digne et qui n'en est pas digne. Je ne vous dis pas qu'il faut faire n'importe quoi, mais en même temps il faut savoir qu'il n'y a pas adéquation entre la conscience du sacrement et ce qui se passe dans le sacrement.
► Vous dites que demander aux parents ce qui les motive, ce n'est pas une bonne question, mais alors quoi dire ?
J-M M : Non, je n'ai pas dit ça de façon aussi catégorique. Ce que je veux dire par là c'est que ce n'est pas de la rectitude orthodoxe de la réponse dont il faut tenir compte en premier, et surtout il ne faut pas introduire l'idéologie de ce pour quoi je pense qu'est le baptême pour moi, parce que ça n'égale pas la présence effective du baptême.
Mais en même temps être baptisé a un sens. Ce que je dis ne va pas à laisser entendre que ce que nous appelons le baptême est un événement éventuel qui ne change rien pour le fond. D'abord il faut bien voir que le baptême n'est rien d'autre que la foi – certains textes de Paul sont très clairs sur ce point –, et que cependant il n'y a pas de foi qui ne soit dans une référence à ce geste de façon plus ou moins explicite. D'autre part, ce n'est pas un geste vide, c'est-à-dire qu'il y a la grâce liée à ce geste : ce qui est déjà donné est pleinement donné par le geste ; ce qui est donné est encore donné.