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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 juillet 2020

Parler de Jésus-Christ, par Xavier de Chalendar

« Quelle qu'en soit l'occasion ou la forme, mes paroles sur Jésus-Christ se rattachent plus souvent à l'Évangile ou à une certaine expérience personnelle qu'à une théorie…. Je ressemble aussi au témoin qui raconte une expérience, à l'amoureux qui fait une confidence, à l'initié qui initie.... » (X. de Chalendar)

Xavier de ChalendarCela fait cinq ans que Xavier de Chalendar nous a quittés : c'était le 5 juillet 2015, il avait 92 ans. Ce message est publié en hommage.

Ordonné prêtre en 1948 pour le diocèse de Paris, il a fait beaucoup de choses ! En particulier : en 1971 il a fondé le Centre pour l’intelligence de la foi (CIF, www.lecif.fr) où il a enseigné avec d'autres professeurs tels que Joseph Pierron, Jean-Marie Martin, Jésus Asurmendi ; en 1974 il a transformé le chalet Arc en Ciel (à Saint-Jean de Sixt en Haute Savoie) en centre de rencontre (Joseph Pierron et Jean-Marie Martin y ont animé des sessions), et vers 1975 il a créé le Centre Pastoral Halles-Beaubourg (dénommé Centre Pastoral Saint-Merry depuis 2015).

Le présent article est extrait de la revue Christus n° 98, d'avril 1978 qui avait pour thème "Fils de l'homme", p. 174-180.

 

Parler de Jésus-Christ

Xavier de Chalendar

 

Je suis prêtre depuis trente ans et, j'ai beaucoup parlé de Jésus-Christ. Cours de catéchisme ou d'instruction religieuse à l'aumônerie du lycée, homélies à la messe commentant le texte qui venait d'être lu, méditations avec une équipe, conversations qui amènent à parler de lui ; quelle qu'en soit l'occasion ou la forme, mes paroles sur Jésus-Christ se rattachaient plus souvent à l'Évangile ou à une certaine expérience personnelle qu'à une théorie christologique, à une théologie dogmatique.

L'Évangile : en parler est-ce l'annoncer ? Est-ce contribuer à l'évangélisation ? J'ai rarement annoncé l'Évangile à des hommes qui n'en avaient jamais entendu parler ; mon discours était parfois une simple répétition, au mieux, une reprise, une traduction, un rafraîchissement, un renouvellement. Quel effet produisait-il sur ceux qui l'entendaient et en a-t-il conduit certains à une volonté de conversion, à un changement réel de leur existence ?

 

Quand je parle de Jésus, qu'est-ce qui se passe ?

 

Pour une part, je ressemble au professeur qui enseigne : Jésus, c'est ma spécialité, je suis compétent en cette "matière", je peux apprendre quelque chose d'intéressant à mes auditeurs, j'en sais plus que, et, sans être exégète de métier, je connais les références, les citations, les significations ; j'ai lu des livres sur Jésus et j'en ai même publié.

Je ressemble aussi au moniteur, voire au maître d'un apprenti. Jésus n'est pas seulement un chapitre d'encyclopédie, il invite à la relation, il initie à l'art de vivre : alors je parle de Jésus comme quelqu'un qui sait que la parole ne suffit jamais. Apprendre un exercice, initier à un art (le ski, le violon, le yoga) suppose un certain usage de la parole qui intervient au meilleur moment, mais qui ne remplace jamais l'épreuve personnelle ; on suggère une piste, une position d'écoute, une pratique, un geste, une respiration, mais il ne suffit pas de le dire pour que ce soit fait. Enseignement ou apprentissage comportent des risques : celui d'un discours savant, accompagné de références, utilisant des mots techniques, spécialisés ; discours de scribe, de docteur de la loi, parlant pour ses collègues, attentif à la précision de son style ou à la qualité de sa pédagogie ; celui d'un discours qui se veut efficace, qui tend à déterminer une clientèle, un auditoire, à obtenir du crédit, des recettes, une réputation, une promotion.

Je ressemble aussi au témoin qui raconte une expérience, à l'amoureux qui fait une confidence, à l'initié qui initie. Là encore, pour insuffisante et maladroite qu'elle soit, la parole reste un médium indispensable : tout ne se dit pas avec des fleurs ni avec des sourires. Ma parole sur Jésus est souvent à la première personne : "Je" parle ; si précis que se veuille mon discours, il ne peut éviter, fort heureusement, d'être subjectif ; c'est un sujet qui parle d'un sujet et de leurs relations. Je ne peux parler de Jésus comme d'un objet, et la parole est toujours influencée par mon itinéraire ; elle transmet une expérience, expérience de lecture de l'Évangile, expérience de prière ou de vie mystique, expérience de pratique relationnelle.

L'écueil, là, est de croire qu'il suffit de nommer Jésus, de raconter une histoire, de communiquer une recette. L'écueil est aussi de se raconter soi-même pour le plaisir, pour se rassurer, s'expliquer à soi-même ce que l'on vit. Jésus devient un prétexte, une sécurité, une frontière. Le croyant récite sa foi, le chrétien récite Jésus ; ce peut être une façon de ne plus parler de soi que d'en parler toujours en référence à Jésus ; on s'échappe à soi-même en racontant Jésus.

Tant d'autres avant moi ont parlé de Jésus. Pourquoi le faire à mon tour ? Parce qu'aucune parole sur Jésus n'est suffisante, définitive, exclusive. Déjà il y a quatre évangiles, les textes n'en sont pas superposables ; fort heureusement, après la publication du premier, nul n'a osé interdire qu'on en publie un autre, et après la publication des quatre, on n'a pas cherché à en censurer trois ni à les réduire à un seul.

Ce qui a joué là est primordial et peut servir de modèle à tout autre discours sur Jésus. Je ne suis ni le premier ni le dernier à en parler, mais ma parole n'est pas nécessairement sans valeur ; je ne suis pas invité à répéter ce qui a été dit avant moi, mais à réinterpréter, à adapter, à traduire ; je ne cherche pas seulement à faire connaître la parole des autres, mais à fournir ma participation propre et originale ; je cherche à produire un effet, à causer.

En parlant de Jésus, causer. Quel effet est-ce que je produis ? Mon besoin d'en parler est quelquefois satisfait ; j'ai personnellement découvert des mots nouveaux, des assemblages imprévus ; j'apprends en parlant, je suis mon premier auditeur. J'espère aussi que d'autres tirent parti de ma parole qui, comme la semence, se veut productrice ; je souhaite que d'autres connaissent un peu mieux Jésus, se découvrent eux-mêmes et découvrent Dieu en découvrant Jésus ; je souhaite que leur vie change, que le discours sur Jésus ouvre des voies nouvelles, libère des possibilités, prépare des expériences.

Je le souhaite, mais ce n'est pas toujours ainsi que cela fonctionne. Il arrive que ma parole sur Jésus ennuie, ferme, paraisse désuète, archaïque ou inauthentique, qu'elle accentue l'impression de distance extrême entre celui dont je parle et ce dont il est question dans la vie de tous les jours, les questions sérieuses des hommes d'aujourd'hui ; la parole paraît alors étrangère, singulièrement usée ; elle ne donne pas la parole, elle n'habite pas, n'initie pas à l'amour, elle est coupée de la vie.

 

Parler comme Jésus

 

Pourquoi cet échec de tant de paroles sur Jésus ? C'est que je parle de Jésus, mais que je ne parle pas comme lui.

Marcel Jousse rappelle que Jésus parle en paysan galiléen, en terrien, qui a le sens du rythme, de l'image et du geste ; sa parole est nourriture, elle est donnée à manger. Comme une chanson d'aujourd'hui que tout le monde sait par cœur, elle est facilement retenue, répétée sans erreur parce que dite sans fausse note.

Jean Sulivan souligne dans Matinales :

« C'est la parole jetée dans le risque incessant, comme Jésus se livra à tous les risques, que je veux entendre (…) Que toute prédication soit Évangile aujourd'hui, c'est-à-dire la rencontre dans une forme et un souffle du texte et de la parole intérieure qui se dit en tout homme, la même et différente. »

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X de Chalendar, a-table-avec-dieuDe quoi, de qui parle de Jésus ? Je peux répondre à plusieurs niveaux : il parle de son Père, de Dieu, du Royaume des Cieux, de la vie éternelle. Ou bien il parle des oiseaux du ciel, de l'herbe des champs, du festin des noces, de la femme qui perd une pièce de monnaie et du berger qui connaît ses brebis. Ou encore : il parle de la vie et de la mort, de l'amour, de la foi, de la loi, de la maladie et du péché, de la souffrance et de la joie. Ces trois réponses sont exactes, ces trois niveaux se retrouvent dans l'Évangile : Jésus établit un lien constant entre un discours religieux, une conversation familière, une réflexion sur ce qui compte aux yeux de tout homme.

Il parle de Dieu en parlant de la vie quotidienne ; il parle de la vocation et de la destinée de chacun (de ce qu'il y a au fond du cœur de l'homme) en parlant du Royaume ou de l'herbe des champs. La parole rassemble, élargit, fait bouger les frontières.

On ne peut pas dire que tout l'intéresse, il n'est pas un encyclopédiste. On ne peut pas dire qu'il soit un poète un artiste qui parle seulement avec des images ; ni un légiste ou un théologien aux formules rigoureuses et au vocabulaire technique. Or je dois reconnaître que ma parole sur Jésus ne respecte pas souvent cet équilibre et ce type de relations !

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Jésus a un style propre, perceptible à travers celui qui caractérise Marc ou Jean. Il écoute les questions et en pose ; il répond souvent aux questions par une question : à chacun de trouver la réponse, sa réponse. Il raconte des histoires, à partir de l'actualité, du quotidien, de l'expérience de chacun ; il invite à porter un regard nouveau, souvent inattendu, sur les traits les plus simples de la vie : « Lequel d'entre vous si… »

Il cite les Écritures, avec une grande liberté de lecture, mais avec le sérieux d'un jeune juif qui sait la valeur du Livre. Il ne craint pas les propos paradoxaux, au risque d'être incompris ; les contradictions, les hostilités ne le conduisent pas à des concessions ou à des négociations, sa parole est souvent conflictuelle, parfois polémique et même injurieuse. Jésus est peu bavard, il parle le cours ; il n'utilise jamais de mots savants, techniques, inintelligibles par l'auditeur ordinaire ; il ne parle pas comme les scribes.

Il laisse place au silence, et pas seulement lors de son procès. Il arrive que sa parole soit prière et s'adresse au Père qui entend dans le secret.

Je dois reconnaître que ma parole sur Jésus ne respecte guère les harmonies, les couleurs, les rythmes de ce style !

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Jésus « donne la parole », selon le mot de Marc.

Il ne cherche pas à avoir le dernier mot ; il laisse parler et sait écouter. Il guérit le muet, permet au légiste de trouver et d'exprimer le chemin de la vie éternelle, il fait chanter à la foule la gloire de Dieu qui par lui réalise des merveilles, il éveille l'espoir fou de Jean le Baptiste et suscite la réponse de Pierre. Il n'écrit pas lui-même l'Évangile, ne grave pas un message sur une stèle, il fait toute confiance aux siens – et à l'Esprit – et leur laisse la charge de faire connaître sa propre parole. Exemple rarement imité ! Je ne connais la parole de Jésus que par celle des autres. Et moi qui suis en train d'écrire un article sur mon propre discours !

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Xavier de Chalendar, l'EvangileJésus parle de Jésus. Très souvent, il se situe comme le point de référence ultime, comme celui qui attire, explique, éclaire ; il dit "je" et "moi". Il commente son comportement, justifie son attitude ; il annonce son avenir, sa Passion, sa mort, sa résurrection et précise le sens qu'il entend leur donner. Il invite à un mode privilégié de relations avec lui. Il provoque l'attention sur sa propre personnalité et ne paraît ni s'étonner ni s'indigner que la question de son identité vienne sans cesse au cœur des débats. Il laisse percevoir la qualité de sa prière et il évoque les relations très personnelles qu'il entretient avec celui qui l'a envoyé.

Alors, parler comme Jésus, est-ce parler de lui ou de moi ? Je risque de parler de lui comme d'un personnage de l'histoire ancienne, comme lui-même refusait de parler d'Abraham ou de Moïse, je risque plus encore de parler de moi en me prenant pour le centre du récit, comme si mon expérience ne pouvait jamais remplacer celle de Jésus.

Jésus est absent : je peux me taire sur son passé, sur son histoire, par refus de me contenter d'un souvenir, par respect, pour le sérieux de sa mort qui l'a privé de la possibilité de parler à nouveau, de reprendre l'initiative de la parole. Ainsi Paul ne cite aucune parole de Jésus, ne raconte pas sa vie au bord du Jourdain, en Galilée, à Jérusalem. Jésus absent nous a laissé l'Esprit, non comme un aide-mémoire, mais comme une source d'inspiration ; l'Esprit peut me faire vivre aujourd'hui à la manière de Jésus, sans que jamais je ne le nomme ni ne le raconte.

Jésus est présent, avec nous jusqu'à la fin des temps ; et d'abord grâce à l'Évangile, écrit comme un message plus que comme un souvenir, mais qui transmet les paroles et les gestes de Jésus. Ressuscité, exalté en Dieu, Jésus est présent dans la communauté des disciples qui se réunit en mémoire de lui et célèbre une Eucharistie où la Parole tient une place essentielle, comme sur la route d'Emmaüs. Jésus est présent par cet Esprit qui nous a été donné pour que nous sachions agir et parler à sa manière.

Il ne s'agit donc pas de répéter Jésus, ni de le plagier ou de le copier, mais de le réinventer. Comme la sienne, mon expérience personnelle reste la médiation nécessaire. Je ne peux parler de lui sans parler de moi, et je voudrais parler de lui comme il parlait de David ou d'Élie ; et je voudrais parler de lui comme il parlait de Dieu.

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Je suis prêtre depuis trente ans et j'ai beaucoup d'amis ; je fais lire ce texte à deux d'entre eux. Ils se disent intéressés, mais un peu surpris de découvrir la place que semble tenir dans ma vie cette parole sur Jésus... « Après tout, les curés, c'est votre métier… »

François ajoute : « Au fond, moi, je ne parle jamais de Jésus. Quand était-ce, la dernière fois ? Depuis que les enfants ne vont plus au catéchisme, et guère à la messe… Au bureau, on n'en parle pas, et pas souvent avec les amis… »

Anne complète : « Je ne me reconnais pas dans la première partie de ton article, quoi que je l'ai lue avec curiosité et intérêt. Il me semble, comme François, que je ne parle guère de Jésus depuis quelques années. Mais je crois que, l'un comme l'autre, nous pouvons parfois nous surprendre à parler comme Jésus. »

« Avec les enfants, avec des amis ou des collègues, il nous arrive de réaliser une certaine qualité de dialogue – écoute et parole – qui me fait penser à certaines scènes évangéliques. Et nous ne sommes pas toujours à la place de Jésus ; il nous arrive aussi de le rencontrer sur notre chemin. Ce que je veux dire, c'est que les questions que nous abordons ensemble et une certaine façon de les aborder ne sont pas étrangères à ce dont il est question dans l'Évangile. »

C'est vrai, mes amis, et combien d'autres retrouvent parfois un certain souffle évangélique. Leur attitude vis-à-vis des paumés de la vie, des exclus ou des handicapés, leurs prises de position au service de la paix ou de la justice, au risque de connaître des conflits, leurs débats sur ce qui pour eux est vraiment vital, ce qui engage la vie et la mort, les remettent dans la position qui fut celle de Jésus. Et il arrive que l'Esprit les conduise à un comportement, à une parole qui rejoignent l'expérience même de Jésus et son inspiration. Est-il nécessaire de chaque fois le désigner ?

Il est temps de m'arrêter. Peut-être est-ce que je parle trop de Jésus…

 

                                                       Xavier de Chalendar

 

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