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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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8 août 2020

Le thème de l'odeur dans l'Évangile de la vérité, Folio XVII p.34, 1-35

Ce passage de l'Évangile de la vérité est assez mystérieux. Il y a là un exemple de déploiement d'une symbolique de l'odeur qui est pour une bonne part en conformité avec les textes johanniques et les textes pauliniens.

Jean-Marie Martin, spécialiste de saint et saint Paul l'a abordé plusieurs fois en session ou à Saint-Bernard-de-Montparnasse (en 2011) en lien avec le texte de Jn 12, 1-16 où il y a la scène du parfum répandu et l'épisode des Rameaux (voir en particulier le message précédent). Ce qui est mis ici provient de trois interventions, il réunit ce que J-M Martin a dit après avoir lu et commenté Jn 12, 1-16.

Ce passage suppose connues les notions de base sur le Plérôme valentinien qui sont par ailleurs présentées dans des messages du tag gnose valentinienne. D'autres passages de ce même ouvrage figurent déjà dans le tag Ev de VéritéN B  : J-M Martin travaille à partir de la version de J. E. Ménard qui est une rétroversion en grec à partir du copte. Tout à la fin de ce message figure une traduction directe du copte.

Messages parus ou à paraître sur l'Évangile de Vérité

 

 

Le thème de l'odeur dans l'Évangile de la vérité

Folio XVII p.34, 1-35

Par Jean-Marie Martin

 

parfumsTrois ou quatre fois j'ai animé des sessions sur le thème "Odeur et mémoire" ou "Mémoire et présage". J'y lisais le texte de Jn 12, 1-16 avec la scène du parfum répandu suivi de l'épisode  des Rameaux, et chaque fois j'ai lu aussi un texte sur l'odeur tiré de l'Évangile de la vérité qui est valentinien. Nous allons lire ce passage qui est magnifique. Je le prends dans la traduction de Jacques E. Ménard avec qui j'ai travaillé ce texte. L'Évangile de la vérité est écrit en grec mais on ne le possède que dans un manuscrit écrit en copte, et avec Ménard on a fait une tentative de rétroversion en grec : on a essayé de reconstituer le texte en grec en donnant en même temps une traduction française, et le tout a été publié chez Letouzey et Ané en 1962.

L’Évangile de la Vérité a été retrouvé dans une bibliothèque d’ouvrages gnostiques, en copte, à Nag Hammadi. Il appartient aux débuts des chrétiens valentiniens qui deviendront plus tard suspects à la grande Église. Les valentiniens sont les premiers à avoir commenté saint Jean et un peu aussi saint Paul. Un commentaire de l'évangile de Jean a été fait par Héracléon, un disciple de Valentin ; son œuvre a été perdue, mais nous en trouvons des citations dans le commentaire de l'évangile de Jean fait par Origène au IIIe siècle et qui est une critique de celui d’Héracléon. Un autre disciple de Valentin, Ptolémée, a fait une étude des noms divins dans un commentaire du prologue de Jean, on le connaît lui aussi par une réfutation faite par Irénée.

L’Évangile de la Vérité a toute probabilité d’avoir été écrit par Valentin lui-même. L’intérêt de ces commentaires valentiniens c’est qu’ils gardent les structures de pensée de l’évangile.

 

Voici le début de notre passage (Folio XVII p.34, 1-35. Ménard p. 66-67) :

  • « Les fils du Père sont son odeur parce qu’ils sont de la grâce de son visage. C'est pourquoi le Père aime son odeur et la manifeste dans tous les lieux. 

 Il est question des "fils du Père" et le texte suppose qu'on connaît certaines choses. Dans un autre passage de cet Évangile de la vérité, il est dit que le Nom c'est le Fils, ce qui est conforme à ce qu'on a dans l'évangile de Jean. En effet, si on rapproche les deux paroles de Jésus : « Père glorifie ton Nom » (Jn 12, 28) et « Père glorifie ton Fils » (Jn 17, 1), on voit que le Nom c'est le Fils. Et d'ailleurs, le Fils est la manifestation du Père : « Philippe, qui me voit, voit le Père » (Jn 14, 9) : le Père n'est pas autre que le Fils.

Dans notre passage, ce qui est dit dans le langage de la génération va se dire dans le langage de l'émanation, et c'est la même chose.

La filiation est donc une première émanation qui est référée au Fils, et il y a une seconde émanation qui est référée à l’Esprit.

  •   « Les fils du Père sont son odeur parce qu’ils sont de la grâce (de la donation) de son visage. C'est pourquoi le Père aime son odeur et la manifeste dans tous les lieux. Et si cette odeur se mêle à la matière, il donne son odeur à la lumière, et dans son silence il lui laisse assumer toute forme et tout son. Car ce ne sont pas les oreilles qui respirent l’odeur mais l’odeur, c’est au Pneuma qu’appartient de la sentir. [Lorsque cette odeur est dispersée] il l’attire à lui et la plonge dans l’odeur du Père. Il la ramène et la reconduit au lieu d’où elle est venue, dans l’odeur première qui est devenue froide dans un ouvrage psychique comme dans une eau froide, dans une terre qui n’est pas solide et dont pensent ceux qui la voient : « C’est une terre » elle va bientôt se dissoudre (se défaire)  – les guillemets peuvent être déplacés : « C’est une terre elle va bientôt se dissoudre » – Si un souffle (pneuma) l’attire, elle se réchauffe. Les odeurs qui se sont refroidies proviennent donc de la séparation. C'est pourquoi vint la foi (la pistis) elle détruisit la séparation et elle apporta le Plérôme chaud de l'amour afin que le froid ne revienne plus à l'être, mais que l'unité de la Pensée parfaite règne.
    Tel est le Verbe de l’Évangile, découverte du Plérôme pour ceux qui attendent le salut qui vient d'en haut…

 

Parcourons ce texte pas à pas.

« Les fils du Père sont son odeur parce qu’ils sont de la grâce (de la donation) de son visage.

Plérôme valentinienOn pourrait mettre "enfants" et non pas "fils", mais peu importe…. comme je vous l'ai dit, ce sont aussi les noms. Nous savons par ailleurs que ces noms sont des aspects du visage. Ici ils sont dits être "de la donation de son visage". Ce qui est en vue c'est charis (la grâce) que j'ai traduit aussi par "donation".

Dans le mythe valentinien Charis (Grâce) est un des deux noms féminins qui correspond à l'Insu, c'est l'aspect féminin de l'Abîme, de l'Infranchissable qui est ce que j'appelle l'Insu. Cet Insu correspond au Pro-Père, donc avant qu'il ne soit Père, mais en un sens parler de "avant" ne veut rien dire puisque ce n'est pas temporel, mais c'est en tant qu'il n'est pas considéré comme Père, parce que, s'il n'y a pas de fils sans père, il n'y a pas non plus de père sans fils, donc la mention de père n'est valide que pour autant que je le considère dans son rapport au fils. Cet Insu a le nom de Père en tant qu'il a un Fils mais en lui-même il est l'Abîme (l'Infranchissable). Les noms féminins qui font couple avec Abîme sont Charis (Grâce) et Sigué (Silence) où Sigué est un mot féminin en grec.

On trouve le mot Sigué  (silence) peu après dans notre texte. Le silence c'est d'où émane la parole ; le silence n'est pas le contraire de la parole, c'est le cœur secret de la parole. Nous avons l'habitude de penser la parole par opposition à la chose, mais il y a un rapport antérieur qui est plus essentiel, celui qui existe entre la parole et le silence. Ils sont alternants chez nous mais ils ont une connivence secrète, une unité secrète, c'est-à-dire que la parole authentique n'efface pas le silence mais le révèle.

On peut remarquer une chose intéressante en français c'est que la même racine "mu" en grec dit à la fois le mystère comme ce qui est tenu caché, en secret, mais c'est de là que vient notre mot "mot" : c'est là que la connivence se manifeste pleinement.

 

« C'est pourquoi le Père aime son odeur agapan (aimer) dit ici le rapport qui tient ensemble ce qui est désormais le Père (c'est-à-dire l'Insu pensé comme ayant des enfants) et ce qui émane de lui –– et la manifeste dans tous les espaces (lieux, topoï) – Le Lieu est une dénomination de Dieu dans la Bible hébraïque, et les topoï sont les fragments de ce Topos, de même que les différentes noms (Lumière, Vie, Logos, Homme,Ekklêsia, etc.) que sont les aiones, sont des fragments de l'Aïon qui est le Monogênes (Le Fils un et unifiant),

« Et si cette odeur se mêle à la matière, –; il faut voir que le mot matière ne dit pas ce qu'il dit chez nous, puisque par exemple à cette époque les esprits mauvais font partie de la matière (hulé). Le texte évoque la situation dans laquelle les fils (les enfants), c'est-à-dire l'odeur de la face du Père, sont mêlés dans cette matière ; autrement dit, c'est le lieu du mélange qu'on trouve chez les Synoptiques sous la forme de la semence du diabolos mêlée à la semence de christité. Ici cela signifie : « si ces noms sont donnés aux hommes terrestres… »

il donne son odeur à la lumière – il fait venir ces noms au jour,

…et dans son silence (sigè) – c’est le moment qui précède la parution du Fils, où le Père n’est pas encore appelé Père mais où il a le nom d’Abîme et où son aspect féminin est Sigé (Silence) comme je vous l'ai dit précédemment.  Le Silence dit la profondeur même de Dieu, c'est-à-dire la profondeur de ce par quoi le Logos (qui est le Fils) est retenu : le silence n'est pas le contraire du Logos, c'est la priorité qui retient le Logos,

… il lui laisse assumer toute forme et tout son – L’odeur assume la forme c'est-à-dire la visibilité, et le son. Dans cette perspective, l'odeur a une place essentielle dans l’ordre de la sensorialité comme si c'était un accomplissement ultime. Nous aurions : entendre qui donne de voir, et voir qui s'accomplit ici en odorer.

La reconduction de l'odeur qui était perdue car dispersée [ça va être dit après] il la fait monter au-dessus des formes et des sons,donc au-dessus du visible (des formes)et des voix.

Car ce ne sont pas les oreilles qui respirent l’odeur, mais l’odeur c’est au Pneuma qu’il appartient de la sentir – Le pneuma est odeur mais il est aussi celui qui sent.

[Lorsque cette odeur est dispersée] – La notion de dispersion est essentielle, chez Jean : les enfants de Dieu, les dispersés, les dieskorpismena ; mais « dispersés » est une traduction insuffisante. Ce n’est pas la diaspora, c’est plutôt les démembrés. Skorpio est un instrument de supplice qui provoque l’écartèlement. Donc il y a démembrement. La pluralité est ambiguë. Il y a la pluralité du déploiement des dénominations et le malheur de ce déploiement est qu’il peut tourner au démembrement. Et ceci se produit à l’intérieur des noms, ce qui fait que nous héritons de noms démembrés les uns des autres, et nous ne les entendons plus dans leur propre tenant.

… il l’attire à lui et la plonge dans l’odeur du Père. Il la ramène et la reconduit au lieu d’où elle est venue  –  émaner garde le contact, et ici dans un retour,  il la ramène là d’où elle est venue. Les odeurs émanées de la christité dans tout homme, fut-ce sur le mode d’une goutte imperceptible, doivent être ramenées à leur unité. « Je vais là d’où je viens » dit Jésus, c’est à dire « Je vais là d’autant plus que j’en viens » et cela non pas en même temps mais simultanément, c'est un thème important par rapport au temps (thème dans l'écriture johannique);

… dans l’odeur première qui est devenue froide dans un ouvrage psychique comme dans une eau froide, – l'odeur se refroidit, elle ne reste odeur que dans sa température. Elle devient froide lorsqu’elle sort du pneuma ; elle entre dans une condensation, là, on revient à une situation antérieure. Les Anciens - les stoïciens faisaient déjà ça - faisaient un jeu de mots entre psychos (psychique, psychée) et psycros (froid) de sorte que, par exemple, pour des platoniciens tardifs, les psychées sont des idées refroidies, donc des grandes visibilités refroidies. Pour les stoïciens, l’homme est une sorte de pensée refroidie ;

… dans une terre qui n’est pas solide – la mention de la "terre" rapprochée de l'expression précédente "ouvrage psychique" faitallusion au modelage psychique, celui d'Adam de Genèse 2 où Dieu façonne Adam avec de la terre et lui insuffle un "souffle psychique", pnoé et non le pneuma. Paul distingue l'Adam psychique de l'Adam pneumatique dans le chapitre 15 de la 1ère lettre aux Corinthiens, chapitre magnifique sur la Résurrection[1].

et dont pensent ceux qui la voient : « C’est une terre » – il s'agit de ce que nous appelons une terre et que nous réputons solide ; ici c'est la terre dont a été modelé le corps d'Adam qui est l'Adam psychique. 

… elle va bientôt se dissoudre (se défaire) – Si on garde les guillemets comme je les ai mis,  on comprend que ce sont les hommes qui disent “c'est une terre”, et ils désigneraient par là "la solidité", et le texte dit alors : “mais non, elle va bientôt se dissoudre”. Cependant il est difficile de savoir où mettre les guillemets : est-ce que ce sont les gens qui disent « c'est une terre elle va bientôt se dissoudre », ou bien seulement « c'est une terre » ? C'est incertain, d'autant plus qu'il y a plusieurs mots qui sont illisibles dans le manuscrit que nous possédons, et en plus il y a un blanc qui nous complique l'intelligence du texte…

Si un souffle (pneuma) l’attire, elle se réchauffe.

Les odeurs qui se sont refroidies proviennent donc de la séparation. – Les odeurs refroidies se sont condensées et du même coup séparées de l'unité. N'oublions pas qu'au début il a été dit que les odeurs sont les enfants du Père. On a donc ici un espace qui n'est pas l'espace de l'accomplissement et qui correspond à ce lieu où il y a à la fois ténèbre et lumière : la ténèbre s'en va et la lumière déjà luit c'est le merismos, un lieu moyen dans lequel nous nous trouvons.  

C'est pourquoi vint la foi (la pistis) – Pistis est une des dénominations de Jésus lui-même – elle détruisit la séparation et elle apporta le Plérôme chaud de l'amour (la plénitude qui est la chaleur de l'Agapê) afin que le froid ne revienne plus à l'être, mais que l'unité de la Pensée (Ennoia) parfaite règne.

Tel est le Verbe de l’Évangile, découverte du Plérôme pour ceux qui attendent le salut qui vient d'en haut…»

Il y a donc la découverte de la plénitude des dénominations, du Plérôme qui est un nom du Pneuma (de l'Esprit).

De même que l'eau est susceptible de symbolisations multiples et même apparemment contradictoires, de même le Pneuma reçoit tous les noms et prendre toutes les formes comme dit saint Justin.

 

C'est un texte qui reste mystérieux à certains détails. Mais ça vous donne une idée de quelque chose qui reste proche du langage johannique. Nous avons là un exemple de déploiement d'une symbolique de l'odeur qui est pour une bonne part en conformité avec les textes johanniques et les textes pauliniens.

 

 ANNEXE : traduction de ce passage directement du copte

<L’ÉVANGILE DE LA VÉRITÉ> (NH I, 3 ; XII, 2) Traduction de Anne Pasquier

BCNH – la Bibliothèque copte de Nag Hammadi,

 https://www.naghammadi.org/wp-content/uploads/2015/07/NH-I-3-%C3%89vangile-de-la-v%C3%A9rit%C3%A9.pdf

Les enfants du Père 34 sont son parfum, car ils existent par la grâce de son regard. Voilà pourquoi le Père aime son parfum et le manifeste 5partout. Or, même s’il se mélange à la substance matérielle, il communique son odeur à la flamme et dans sa quiétude, il monte plus haut que n’importe quel son de toute espèce. Car ce ne sont pas les oreilles qui 10sentent le parfum, mais ce parfum, c’est le Souffle qui possède la faculté de le sentir. Il l’aspire, quant à lui, jusqu’à lui-même, et il (le parfum) s’immerge dans le parfum du Père. C’est ainsi qu’il 15le restaure et le fait remonter là où il provient, hors de l’effluve auparavant refroidie. Il se trouve dans un modelage psychique, qui existe 20 à la manière d’une eau froide répandue dans une terre mouvante, si bien que ceux qui la voient supposent qu’il n’y a que de la terre. Après quoi, il se libère 25à nouveau : tandis qu’un souffle l’aspire, il se réchauffe.

Maintenant, l’origine des parfums refroidis est la division. Aussi la Foi est-elle venue. Elle a mis fin à la division 30et a implanté la chaude plénitude de l’Amour, pour que ne revienne plus la froideur mais qu’existe l’unité de pensée parfaite. Telle 35est la Parole de la Bonne Nouvelle sur la découverte de la plénitude pour ceux qui tendent vers le salut venant d’en haut …

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