La figure de Nicodème dans l'évangile de Jean. Par Jean-Marie Martin
La figure de Nicodème intervient trois fois dans l'évangile de Jean : au début du chapitre 3 dans le dialogue avec Jésus ; au chapitre 7 où il intervient pour défendre Jésus, et à la fin du chapitre 19 où il apporte cent livres de myrrhe et d'aloès pour l'ensevelissement de Jésus. Comme la plupart des personnages qui interviennent dans l'Évangile, il appartient à l'écriture d'après la résurrection du Christ.
Ce qui est mis ici provient de deux séances à Saint-Bernard-de-Montparnasse, animées par Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean : l'une en 1989 où il y avait la lecture continue du chapitre 3, et l'autre en 1994 où J-M Martin a parlé de Nicodème par opportunité, car la rencontre de Jésus avec Nicodème était l'évangile lu le dimanche précédent…. Dans aucun des deux cas J-M Martin n'avait prévu faire un exposé sur Nicodème, d'ailleurs il répond à un certain nombre de questions de ses auditeurs.
Le 1er texte est commenté dans La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jn 3, 1-10).
La figure de Nicodème dans l'évangile de Jean
Par Jean-Marie Martin
Au premier siècle de notre ère, de multiples positions ont été prises pour résoudre cette affaire qui appartient à la constitution même du christianisme naissant : le rapport au judaïsme et le rapport aux nations.
À l'intérieur même du Nouveau Testament, il y a trace de positions diverses et inégales, on les trouve à chaque fois que la nouveauté évangélique est à l'œuvre soit par rapport aux juifs soit par rapport à la Graphê (l'Écriture qu'est l'Ancien Testament). Cela deviendra encore plus considérable au cours du second siècle où se forment d'une part ce que sera le christianisme – qui n'est plus seulement l'Évangile –, et d'autre part ce que sera le judaïsme post-chrétien c'est-à-dire le judaïsme d'après la chute du Temple. Cette formation, cette prise d'identité est comme dialectique, c'est-à-dire que ce que devient le judaïsme est dépendant pour une part des positions chrétiennes, et les positions chrétiennes se caractérisent par de multiple recours au judaïsme. C'est exprimé dans le Nouveau Testament.
Par exemple chez saint Jean qui pourtant dispute assez peu de thèmes de ce genre :
- il y a la figure des Judéens surtout qui refusent,
- il y a la figure de ceux qui accueillent, par exemple la figure d'une Samaritaine, et à plus forte raison les Galiléens, car la Galilée est la Galilée des Nations ;
- et il y a des figures ambiguës, indistinctes, en tout cas indécises comme la figure de Nicodème.
Il faut bien savoir que les personnages qui interviennent dans l'Évangile appartiennent à l'écriture d'après la résurrection du Christ. C'est la situation des communautés judéenne, samaritaine… et de leur rapport au judaïsme post-chrétien qui déjà s'esquisse à travers des récits qui se passent censément du vivant de Jésus.
C'est cela aussi qui est en débat, et Nicodème qui est pharisien est assez caractéristique. Au chapitre 3 il vient trouver Jésus de nuit. Or une rencontre nocturne c'est une rencontre qui n'est pas, au sens johannique du terme, dans la lumière. Et dans le dialogue avec Jésus il n'est pas dit explicitement que Nicodème n'entend pas, mais néanmoins c'est suggéré.
Il a donc des choses contre lui, mais il a aussi des choses pour lui du point de vue de l'Évangile, et surtout il y a que rien ne se décide à son sujet, alors que par exemple :
- si, au chapitre 4, on lit la rencontre avec la Samaritaine, cela va d'un début jusqu'à un accomplissement plénier, c'est un parcours rempli ;
- si, au chapitre 9, on regarde les pharisiens, ils sont toujours présents et harcelants mais ils vont dans leur plus grand aveuglement...
Quant à Nicodème, au chapitre 3, la rencontre avec Jésus se perd dans le sable : on ne sait même plus s'il est présent pour écouter la fin, et il n'est rien dit de lui. Dans ce chapitre, mis à part les premières interventions qui ont lieu entre lui et Jésus, ce n'est plus un dialogue.
Ce qui est positif, à propos de Nicodème, c'est qu'il est dit qu'il appartient à ce groupe de gens qui ont cru en Jésus, et au chapitre 3 il arrive en disant : « Nous savons que tu es rabbi car personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n'est pas avec lui. » Cela pourrait être bien… mais en fait c'est dénoncé par Jésus.
L'autre chose qui pourrait être plutôt bien, c'est au chapitre 7 où on dit qu'il intervient dans le conseil des juifs pour rappeler que d'après la loi on ne peut pas juger ou mettre à mort quelqu'un sans l'avoir entendu, cela pour défendre le Christ.
Et puis à la fin du chapitre 19, c'est lui qui apporte cent livres de myrrhe et d'aloès pour l'ensevelissement de Jésus (v. 39).
Une des raisons de la différence entre Nicodème et la Samaritaine, c'est probablement que quand saint Jean parle de la Samaritaine, il parle d'une communauté samaritaine effectivement récente et son cheminement qui est repris dans le texte en fait le symbole du cheminement de toute l'humanité. Par contre, le fait que Nicodème ne se soit pas explicitement déclaré comme chrétien peut laisser penser qu'il y a un certain nombre de Judéens qui sont quelque peu favorables à la doctrine de Jésus mais qui cependant ne se déclarent pas… à moins que ce ne soit des Judéens de la communauté dont le texte ne préjuge rien...
Il y a d'autres figures ambigües dans l'évangile de Jean. Au chapitre 19, à propos de Joseph d'Arimathie qui lui aussi est là à la descente de croix, il est dit qu'il ne se déclare pas de façon ouverte en raison de "la crainte des juifs". Au chapitre 9, pour les parents de l'aveugle-né, ce qui est cité c'est la peur d'être exclus de la communauté. C'est un grief qui n'est pas forcément la véritable raison…
Au chapitre 3, saint Jean interprète Nicodème comme celui qui croit croire, et qui prétend savoir : « Nous savons que tu es rabbi. » Or, pas du tout, lui répond Jésus : nul s'il ne naît d'en haut n'entre dans le royaume des cieux. C'est quelque chose qui appartient à la préoccupation de Jean au début de son évangile : on n'a pas vraiment identifié Jésus si ce n'est à partir du pneuma de résurrection. Nul, s'il ne naît de l'eau qui est pneuma (esprit), c'est-à-dire du pneuma de la résurrection, ne peut être introduit dans le royaume.
Donc, pour Nicodème il y a comme une espèce d'amitié, de droiture avec Jésus. Il vient de nuit et c'est peut-être par peur ou pour ne pas se déclarer, et c'est un homme droit - permettez-moi cet anachronisme – c'est un homme des droits de l'homme puisque c'est le seul qui intervienne au chapitre 7 pour défendre Jésus en rappelant la loi. Par ailleurs, et ceci est intéressant, c'est que, de son cas personnel, on ne dit rien. Cela veut dire que, à côté de ceux qui se sont déclarés pour le Christ et de ceux qui se déclarent contre lui, il y a ceux qui ne se sont pas encore décidés et à propos de qui Jésus ne porte pas une critique dernière. Ceci est le côté le plus contrasté du dossier, et c'est assez intéressant parce que, cela, ce n'est pas dans l'esprit de Jean pour qui tout est ou lumière ou ténèbre en général (lumière et ténèbre sont des régions dans lesquelles il parle).
► C'est curieux ce qui se passe à la descente de croix… le fait que c'est Nicodème qui prend soin du corps de Jésus…
J-M M : Nicodème est quelqu'un qui a du soin pour le corps de Jésus… Et où sont les disciples à ce moment-là ? Lorsque Jésus est descendu de la croix, ils ne sont pas là ! Saint Jean ne le cache pas, et c'est de la structure même de l'évangile de Jean de dire qu'ils ne sont pas là. Heureusement il y a Nicodème (et Joseph d'Arimathie). Peut-être d'ailleurs qu'avec les cent livres de myrrhe et d'aloès Nicodème prend soin du corps de Jésus, c'est-à-dire de Jésus selon la chair, mais qu'il n'identifie peut-être pas Jésus à partir d'où ultimement il s'identifie, qui est la résurrection comme le montre l'épisode de Marie-Madeleine.
En effet, au chapitre 20, Marie-Madeleine Elle commence par vouloir le prendre (Dis-moi où tu l'as posé et j'irai le prendre, v. 15)… et probablement que ceci est la révélation du corps dont on ne dispose pas, du corps non prenable, qui est l'essence même de l'identité de Jésus et de tout homme, et qui se manifeste dans la résurrection. Et Marie-Madeleine a un cheminement exemplaire qui va jusqu'à la résurrection.
Par contre, à la fin du chapitre 3 Nicodème n'est plus là, et s'il doit représenter quelqu'un contemporain de la première communauté, il est aussi en nous…
► Au fond Nicodème c'est un peu la face sombre de Marie-Madeleine, ou bien alors on pourrait dire autrement : Marie Madeleine et Nicodème sont deux aspects de ce qui se joue en tout homme.
J-M M : Oui, sauf que peut-être plutôt que "face claire" et "face sombre" qui disent deux aspects simultanés, j'aimerais mieux dire que Nicodème représente une étape qui est aussi une étape vécue par Marie-Madeleine, une étape telle qu'on ne sait pas comment cela va se résoudre. C'est comme cela que je pose la question…
► Je me demandais si, au chapitre 3, les verbes de "entrer dans le sein de sa mère" (parole de Nicodème) et de "entrer dans le royaume" (parole de Jésus) étaient en grec identiques.
J-M M : Oui, c'est pourquoi souvent je traduis à dessein "s'introduire" (eiselthein) pour bien marquer que c'est le même mot : « Jésus lui dit : “Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d'en haut, il ne peut voir le royaume de Dieu.” Nicodème lui dit : “Comment peut naître un homme vieux ? Est-ce qu'il peut une deuxième fois s'introduire dans le sein de sa mère et naître ?” Jésus lui répondit : “Amen, amen, je te dis : si quelqu'un ne naît pas d'eau et d'Esprit il ne peut s'introduire dans le royaume de Dieu.” » Jésus reprend la formule de Nicodème avec quelques modifications, et il est intéressant de voir les différences entre les deux formules, mais entre autres Jésus assume le mot eiselthein pour dire "entrer" dans le royaume.
► Moi je pense que Nicodème est caricaturé car il représente le personnage très moderne du raisonnable, du rationnel auquel on oppose autre chose…
J-M M : Je pense qu'en un certain sens tu es gentil que l'appeler "rationnel" parce que, dans un autre sens, on pourrait plutôt dire qu'il est naïf, et c'est souvent ce qu'on a fait de lui. La réflexion de Nicodème sur « entrer de nouveau dans le sein de sa mère… » a été considérée longtemps comme le comble de la naïveté, à tel point qu'au Moyen Âge, dans les mystères, le personnage de Nicodème s'appelait Nigodème…
Seulement, quand on dit cela, je pense qu'on va un peu trop vite. On a l'air de croire que Nicodème est assez bête pour ne pas comprendre que Jésus parle dans un langage figuré, que pour lui, la "naissance" désigne la naissance au sens usuel qui a lieu une bonne fois pour toutes, alors que Jésus parle de baptême, donc d'une nouvelle naissance, naître de l'eau et de l'Esprit… Eh bien, ce n'est pas tellement cela.
D'une part Nicodème ne parle pas à partir de l'obstétrique parce que ce que nous appelons obstétrique n'existe pas sous cette forme au temps de Nicodème. Et les réflexions des Anciens sur la naissance, le rapport à la mère, la gestation… sont plus proches à la rigueur de ce que nous appelons la psychologie des profondeurs que de l'obstétrique proprement dite. Quand nous disons "plus proche", nous ne faisons que dire quelque chose d'approximatif parce qu'en fait la psychologie des profondeurs comme telle n'existe pas non plus. À l'époque hellénistique on trouve de très beaux textes sur une symbolique de la gestation et de la naissance. Ne soyons donc pas sottement méprisants de la sottise de Nicodème, elle ne se situe pas là où nous pensons.
D'autre part Jésus ne parle pas du baptême, ou du moins, si le baptême a à voir avec le contenu de ce texte, ce n'est pas à partir de notre idée de baptême que nous pouvons l'entendre, Jésus parle d'autre chose que de ce que nous appelons le baptême, même si cette autre chose est support et fondation de la pratique baptismale dans l'Église. Donc l'erreur n'est pas : il croit qu'il s'agit d'obstétrique alors qu'il s'agit d'une théologie sacramentaire.
Et par derrière la réponse de Nicodème se cache en effet quelque chose, et c'est là que, à mon sens, tu dois avoir raison… quelque chose qui touche à la conception du temps, d'une certaine compréhension du cycle purement répétitif probablement, mais une certaine compréhension du temps qui est profondément la nôtre… Ce serait vraiment très intéressant de voir justement en quoi la parole de Jésus ouvre quelque chose d'intelligible pour nous sur le temps, sur l'autre siècle qui s'appelle ici "le royaume". Il s'agit de la distinction dont j'ai souvent parlé entre ce monde-ci et le royaume qui vient (ce qui vient). Donc je pense qu'il y aurait un élément important de réflexion sur le temps. Autrement dit, sans doute en le modernisant un petit peu, Nicodème représente une pensée rigoureuse et très enclose dans un certain présupposé sur certaines choses fondamentales et en particulier sur celles du temps.