La lecture valentinienne de Gn 1, 2-3 comme émergence du spirituel
Dans les premiers siècles les deux versets de Gn 1, 2-3 sont lus comme décrivant un modèle archétypique d'expérience spirituelle. La lumière paraît en effet sur un préalable de ténèbre et de tohu-bohu, l'Esprit de Dieu étant porté au-dessus des eaux ténébreuses… Mais ce n'est pas tant considéré comme un événement psychologique qui survient à l'individu que comme aussi quelque chose qui survient à l'humanité au plan d'un certain développement temporel. C'est une telle lecture qui nous est proposée ici.
Jean-Marie Martin qui a été initié à la lecture des premiers gnostiques chrétiens par son professeur Antonio Orbes à l'Université grégorienne de Rome, nous guide ici dans cette lecture. D'autres messages complètent celui-ci (tag gnose valentinienne).
La lecture valentinienne
Gn 1, 2-3 comme émergence du spirituel
La réflexion sur le développement de la doctrine de l'Esprit au IIe siècle que nous allons maintenant vous proposer se présente à nous un peu comme un dessin gratuit, en apparence.
Il s'agit pour nous de voir une première réflexion dans l'histoire de la mystique chrétienne sur les étapes de développement du spirituel. L'idée en soi n'est pas farfelue, ni gratuite. Ce qui est gratuit, c'est peut-être la source où nous puisons cette illustration, le valentinisme, doctrine assez hétérodoxe du IIe siècle, mais précieuse parce qu'elle conserve en elle un certain nombre de thèmes de la mystique orthodoxe chrétienne que nous n'avons pas par ailleurs, car la littérature de ce IIe siècle est extrêmement réduite, extrêmement rare. D'autre part cela vous paraîtra peut-être gratuit parce que le langage dans lequel cette réflexion s'exprime est fort inattendu.
Nous croyons pouvoir résumer cette doctrine valentinienne par la succession des deuxième et troisième versets de Gn 1,
- le deuxième verset où il est question de l'Esprit de Dieu, d'où se dégagera donc une certaine pneumatologie,
- le troisième verset où il est question de l'apparition de la lumière.
Nous vous rappelons ces versets :
- « 1Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2Or la terre était invisible et informe, et la ténèbre était sur la face de l'abîme. Et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux. 3Et Dieu dit : “Que la lumière soit”, et la lumière fut. »
Cette succession de deux versets peut s'entendre au plan de l'expérience idéale, l'expérience archétypique du surgissement de la connaissance sur un préalable d'ignorance, comme le surgissement de la lumière sur un préalable de ténèbres. Ceci peut être lu comme fournissant un langage pour la description de l'expérience chrétienne ; ou bien, au plan de l'histoire, cela peut être lu comme l'apparition du Sauveur Jésus qui est l'apparition de la lumière après le préalable des siècles de l'esprit vétéro-testamentaire.
Quelques précautions par rapport à ce que nous venons de dire. Nous précisons bien que nous ne disons pas que nous étudions en ce moment le récit de la Genèse tel qu'il est en lui-même ou tel qu'un exégète ou qu'un historien peut le conjecturer, nous étudions ce récit en tant qu'il est lu par la première patristique, par la première pensée chrétienne. Et nous insistons sur cet aspect méthodologique, car nous avons eu l'occasion de voir que très souvent on ne fait pas cette distinction. Par exemple, si on étudie saint Jean, ou bien on l'étudie pour lui-même, ou bien on étudie ce qu'Hilaire ou Athanase pense de saint Jean, et ce n'est pas forcément la même chose : dans le premier cas il y a une étude proprement scripturaire au sens exégétique moderne du terme ; et dans le second cas il y a une étude patristique, c'est-à-dire que nous étudions l'interprétation qu'Hilaire fait de Jean, ce qui peut être très différent.
Ici nous interprétons ces premiers versets de Genèse non pas en conjecturant comment l'auteur qui les a écrits les a entendus, ni en versant gratuitement en eux ce qu'il nous plaît d'y entendre – ce qui serait encore une autre chose –, mais nous étudions précisément comment à travers leur usage s'exprime une pensée, une préoccupation d'un moment, à savoir le moment des premiers siècles de l'ère chrétienne.
Nous avons eu à maintes reprises l'occasion de dire que pour ces premiers siècles, ces versets de la cosmogonie ne récitent pas tant la question de l'origine du monde au sens où nous pourrions l'entendre aujourd'hui, qu'ils ne servent de vocabulaire et de prétexte pour exprimer une expérience mystique, la lumière étant entendue dans son sens mystique, au sens où Jean fait dire à Jésus : « Je suis la lumière », ou bien dit : « Il est la lumière ». Donc vous voyez pourquoi ceci nous intéresse, à la mesure où nous essayons d'étudier une certaine expérience du Christ, et de voir à travers quel langage emprunté elle s'est exprimée. Et du reste, la première christologie elle-même s'est exprimée à travers ces versets. La notion de Christ-lumière se réfère à cette imagerie fondamentale.
Nous avons dit que, pour nous ensuite, lorsque nous voulions interpréter, nous étions contraints de distinguer différents points de vue, soit que l'on interprète cette pensée du christianisme des premiers siècles comme décrivant un modèle archétypique d'expérience spirituelle, d'une façon, disons, relativement intemporelle, pour elle-même, soit que cela soit considéré au plan de l'histoire, et que la parution de la lumière ne soit pas tant considérée comme un événement psychologique qui survient à l'individu que comme aussi quelque chose qui survient à l'humanité au plan d'un certain développement temporel :
- dans le premier cas nous avons un préalable psychologique d'ignorance sur quoi surgit la lumière : c'est l'avènement de la connaissance du Christ ou de la foi ;
- dans le second cas nous avons le préalable d'un certain nombre de siècles d'ignorance au bout desquels, ou à l'accomplissement desquels - pour prendre un langage plus biblique -, surgit le Christ dans l'histoire, le Christ qui est la lumière.
Le dernier aspect que nous venons d'énoncer et qui est une traduction historique des rapports entre l'Esprit et la lumière, sera retenu explicitement par saint Irénée qui reconnaît les trois temps de l'histoire : le temps de l'Esprit, le temps du Fils, puis eschatologiquement, la réduction de toutes choses au Père, si bien que nous avons ici une Trinité, mais qui est en un sens inverse de notre énumération habituelle :
- l'Esprit des prophètes (l'Esprit vétéro-testamentaire) parle dans une certaine ténèbre, mais parle tout de même,
- puis il y a la parution de la lumière dans le Fils ;
- enfin eschatologiquement, il y a la réduction de toutes choses à Dieu lorsque le Fils rendra le royaume au Père.
En passant, nous trouvons là une interprétation de la Trinité qui est une des interprétations attestées dans les premiers siècles du christianisme, et qui n'est pas exclusive d'autres, comme vous le savez. Le premier temps est le temps de l'image, le second est celui de la "plénitude" ou de l' "accomplissement" – deux termes qui, comme nous le verrons, traduisent également le mot "Plérôme".
Chez les valentiniens – et nous avons de bonnes raisons de penser que c'est une perspective tout à fait originale dans leur pensée qui est complexe et qui a aussi une histoire –, l'opposition entre image (éikon) et Plérôme (accomplissement ou plénitude), est une opposition fondamentale. Et c'est sans doute par leur intermédiaire qu'Irénée distinguera ensuite "l'image" et "la plénitude de l'image" (qui pour lui est la ressemblance), ce qui nous permet de retrouver en anthropologie ce thème de l'image et de la ressemblance tel qu'il a été traité par Irénée.
Nous considérons d'abord ce qui concerne le deuxième verset de Genèse, c'est-à-dire l'étape préalable à la parution de la lumière. Dans cette étape, il y a déjà une connaissance, mais une connaissance qui est considérée négativement, ou plus exactement, relativement comme une ignorance par rapport à la connaissance pleine – plérôme - au sens où nous pouvons dire que notre petite connaissance d'aujourd'hui, qui est lumière pour nous maintenant, sera pour notre connaissance de demain, ténèbre. Vous voyez donc ce que nous entendons par "désignation relative" des termes de ténèbre et de lumière.
Ce qui est impliqué dans ce deuxième verset de Genèse, c'est le lieu de la ténèbre expliqué par la première pensée chrétienne de façon tout à fait explicite comme désignant l'ignorance, agnoia, qui est le contraire de la connaissance, gnôsis. C'est le lieu du chaos, du désordre, de la terre informe, déserte, vide etc. toutes traductions possibles du terme hébreu difficile à traduire qui est tohu-vabohu.
Par ailleurs, ce qui est montré dans ce verset c'est le lieu de la passion. En effet, la passion (pathos) entendue comme connaissance manquée, – c'est un sens stoïcien du pathos – est exprimée ici dans le langage du débordement ou de la liquidité, de la liquidité passionnelle ; une imagerie de liquide par opposition au solide, la solidité étant conférée par la fixation (la pexis) ; tout cela sur la base d'une dialectique du mou et du dur qui appartient aux données extrêmement fondamentales de l'imagerie humaine.
Donc nous avons déjà commencé à caractériser ce premier stade à l'aide de l'imagerie de la terre désordonnée, de la ténèbre, des eaux. Nous ajoutons que c'est aussi le lieu de l'Esprit de Dieu, car « l'Esprit de Dieu était porté sur ces eaux ténébreuses ». Or cet Esprit de Dieu est soumis chez les valentiniens à une double interprétation, négativement et positivement.
1. D'abord négativement, il est fait appel à la féminité de la rouah (l'Esprit) biblique. Vous savez que le mot rouah est féminin en hébreu, et que cela jouera un certain rôle dans certaines pneumatologies originelles, la rouah étant assimilée ainsi à la mère des spirituels. Et ceci équivaut à une réflexion sur l'état de gestation du spirituel qui n'a pas encore en acte la lumière de connaissance ou, si vous voulez, qui n'est pas encore "au jour". Ce thème de la maternité, d'une maternité divine, est d'une extrême importance dans une certaine mystique chrétienne originelle[1]. Il a ensuite complètement disparu de notre réflexion et nous pensons que c'est dommage.
L'Esprit est donc assimilé à la mère des spirituels, assimilé à la femme ou, comme disent les valentiniens, à la "femelle", et même à la "femelle abortive" à la mesure où sa première production est une production avortée : c'est un des noms du spirituel dans l'état provisoire d'ignorance ; "l'avorton", dans la terminologie de ces mystiques. Disons que c'est une traduction de l'état inachevé, de l'état manqué, de l'état incomplet de la situation de l'homme avant la connaissance. Et tout cela est assimilé par eux à la Sagesse, la Sophia valentinienne.
C'est donc la première interprétation, négative, du Pneuma de Dieu qui est porté sur les eaux.
2. Positivement, maintenant, ce Pneuma (Esprit) de Dieu, c'est l'Esprit Saint, qui est d'ailleurs l'aspect féminin, lui aussi, mais positif cette fois, du Plérôme. Et le Plérôme est alors désigné ici sous sa dénomination de Christos, le Christ est essentiellement ce qui est oint de l'Esprit Saint. Les deux termes de Christos et de Pneuma interfèrent absolument ici.
Cet Esprit vient "s'étendre" (ekteinetaï) – terme technique pour le Pneuma chez les Anciens, marquant son caractère expansif ou diffusif –, ou il vient "se répandre" (autre terme technique) sur la Sagesse en lui donnant ce qu'ils appellent techniquement une formation (morphosis), mais pas encore ici la formation définitive. Ils distinguent entre "la formation selon la gnose (selon la connaissance)" qui sera l'objet du verset 3 de Genèse (la parution de la lumière), et cette formation antérieure (celle qui nous intéresse ici) et qui est appelée techniquement "formation selon la substance". L'interprétation de cette expression est assez difficile, mais quoi qu'il en soit, nous avons affaire ici à une sorte de connaissance subsidiaire, à une sorte de connaissance provisoire, qui n'est pas encore la connaissance explicite apportée par la lumière du Sauveur. Et cette formation est décrite suivant différentes indications qui se réfèrent toutes à un certain état de connaissance, elles se réfèrent en particulier à une nostalgie ou à une mémoire, à un appel sourd des origines. Ce qui est donné en effet à Sophie ici par l'Esprit Saint, c'est un souvenir du "Père", ou le souvenir de sa propre "racine" – deux termes qui sont synonymes dans ce langage. Et le souvenir est la source de son inspiration, il est la source de ce désir qu'elle a de remonter à sa racine, de remonter au Père.
Tout ce passage est d'ailleurs exprimé dans l'imagerie de l'odeur. Si l'on voulait faire une étude exhaustive et attentive de la notion de "pneuma" dans les premiers siècles, il faudrait tout un chapitre sur le pneuma comme étant le "souffle odorant". Il y a là toute une symbologie de l'odeur, toute une dialectique aussi des rapports entre l'odeur et la lumière, ou si vous voulez, entre l'œil et le nez. Et c'est tout le thème de l'odeur de Dieu, une certaine odeur de divinité qui est conférée, qui existe avant la parution claire de la lumière[2].
À propos de l'odeur il faudrait, comme nous ne pouvons le développer ici, étudier cette notion de façon très réaliste, dans le christianisme orthodoxe surtout, soit par rapport à la chrismation (donc au baptême), étant donné qu'elle est faite par une huile ou par un "myrrhon" qui embaume, soit par rapport à l'eucharistie, étant donné que l'eucharistie est originellement la louange, et que les symboliques de la louange et de l'odeur sont extrêmement mêlées dans les tous premiers siècles.
Tout cela se situe avant l'expérience de la connaissance définitive, avant l'apparition de la lumière, laquelle est décrite dans les Extraits de Théodote faits par Clément d'Alexandrie[3] (n° 44)[4]. Théodote est un valentinien dont on ne connaît rien sinon les Extraits que Clément a relevés dans un carnet de notes où il mêle ses notes personnelles et les extraits de ses lectures sur Théodote et sur d'autres auteurs également ; tout cela est donc assez difficile à authentifier. Mais nous avons le parallèle à peu près exact de ce texte chez Irénée, dans sa grande Notice sur le valentinisme de Ptolémée. Voici ce texte (Extraits de Théodote, 44, 1, Sources chrétiennes 23, p.155) [5].
- « Lorsque Sagesse l'aperçut, semblable à la lumière qui l'avait abandonnée – en fait c'est le Christ qui, après lui avoir donné l'odeur, s'était retiré – elle le reconnut (égnoriseïn) – dans ce verbe "re-connaître" il y a le mot gnose, mais notez bien que cette Sagesse n'a jamais vu le Sauveur, c'est-à-dire la lumière qui paraît au troisième jour, cependant c'est justement cela qui la ressaisit : le voyant, elle reconnaît l'Esprit homogène (homoïon) à lui dont elle eût expérience antérieurement, mais cet Esprit elle le ressaisit d'une nouvelle manière.
… elle courut à lui, et elle se réjouit, elle fut remplie d'allégresse et elle l'adora. […] Aussitôt le Sauveur - la lumière - lui confère la formation suivant la gnose. – c'est la seconde étape de l'expérience mystique de connaissance dont nous avons parlé tout à l'heure – la guérison de ses "passions" (pathôn) – c'est-à-dire pratiquement de ses "erreurs" – en lui montrant à partir du Père inengendré les êtres qui sont dans le Plérôme et ceux qui vont jusqu'à elle. »[6] C'est bien la description de l'apparition, de l'expérience du Christ, de la connaissance du Christ, sur un préalable d'erreurs et d'errements qui décrit le spirituel avant cette connaissance.
Ensuite intervient toute une histoire ici, car pendant que Sophie était dans la liquidité, dans le nocturne, elle a subi les passions de crainte et de frayeur. Et ces passions se sont ensuite solidifiées et sont devenues ce monde. Il y a là une étude très curieuse mais très intéressante, d'une signification anthropologique des éléments du monde. Dans tout cela, et certainement cela n'apparaît pas à première lecture, il y a une étonnante psychologie spirituelle, une étonnante gnoséogonie, c'est-à-dire une description de l'avènement de la connaissance, l'avènement de la reconnaissance de la lumière qui est le Christ.
Nous n'avons pas le temps d'en dire plus, considérez cela comme une enluminure.
[1] Cf. Vierge qui engendre comme un mâle et Vierge qui prêche. Lecture des Odes de Salomon 19 et 33 par M-J Pierre.
[3] Trois messages donnent les Extraits cités par Jean-Marie Martin, cf. le tag Extraits de Théodote.
[4] Cf. Extraits de Théodote de Clément d'Alexandrie numéros 21-22, 31, 35-36, 44, 48-49 cités en partie et commentés
[5] Le contexte est le suivant. Sophia (la Sagesse), le dernier des éons du Plérôme, entreprend de vouloir connaître le Père, le pénétrer par ses propres ressources, sans l'aide de son conjoint et ça rate car c'est une chose impossible. Ceci ouvre le manque (hustérêma) et introduit un trouble parmi les dénominations de Dieu. Le manque ouvre le champ du "hors Plérôme". Dans son mouvement, Sophia a produit une conception, mais une conception informe. Sa fille est appelée Achamoth, mais peut aussi être appelée Sophie (Sagesse). Son errance se décrit comme le va et vient du Pneuma à la surface de l'abîme et des eaux ténébreuses (Gn 1, 2). Et son salut s'exprime comme la parution de la lumière qui est le Christ, qui est Jésus. Il y a donc bien là un commentaire de l'expérience humaine en tant qu'elle est errance et salut. Nous naissons non complètement formés, nous avons une première formation qui nous donne d’être mais non pas d’être pleinement accomplis. Et par exemple, en Jean 9, le Christ reprend le modelage d’Adam puisqu’il crache à terre, et de sa salive et de la boue il enduit les yeux de l’aveugle-né. Nous sommes, mais nous sommes aveugles de naissance et le Christ reprend la formation là où elle avait été laissée, il rejoue les premiers gestes, puis il dit à l’aveugle : « Va te laver » – c’est le baptême du Pneuma – « Il alla à la fontaine de Siloé et il revint voyant ». Ce qui est en question ici c'est bien l'expérience archétypique de l'humanité, et cela est un commentaire de la Genèse.
[6] Cf d'autres explications dans Extraits de Théodote 21-22, 31, 35-36, 44, 48-49 cités en partie et commentés.