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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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18 mai 2021

Le tournant théologique avec Tertullien IIe-IIIe s. : "De la cosmogonie à la création" et "Des puissances de Dieu à la Trinité"

Création et Trinité sont aujourd'hui deux notions déterminantes pour l'idée de Dieu dans le christianisme. Ce n'était pas le cas au tout début du christianisme. C'est le moment du tournant qui est examiné ici, celui de la réaction de Tertullien aux idées d'Hermogène.

ITertullien, Contre Hermogènel s'agit d'un chapitre du cours de Christologie de Jean-Marie Martin. Il a été professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris jusqu'en 1993 : un an sur deux il enseignait la Christologie et l'autre année l'Ecclésiologie. D'une fois sur l'autre il modifiait des chapitres, or il a jugé ce chapitre tellement important qu'il l'a toujours repris avec quelques variantes. Ce qui figure ici est une synthèse des cours de 1970 à 1980. Le style oral a été en partie conservé. J'ai rajouté des extraits d'autres cours à propos du passage d'une théologie des puissances à la considération de la Trinité. Les notes ont été ajoutées, elles renvoient souvent au présent blog qui est dédié à J-M Martin.

En annexe figurent deux textes, l'un sur Hermogène et l'autre sur les étapes de la procession divine du Verbe chez Tertullien. Ils sont extraits d'un livre d'Antonio Orbe qui a été professeur de Patristique de J-M Martin à l'Université Grégorienne de Rome, c'est avec lui qu'il a appris à lire de façon neuve les Pères de l'Église et les gnostiques valentiniens.

Ce cours s'appuie sur Adversus Hermogenem un livre de Tertullien dont la traduction française n'est parue qu'en 1999 (Contre Hermogène, Cerf, coll. "Sources chrétiennes" 439). C'est pourquoi J-M Martin avait le texte latin et traduisait devant ses étudiants. J'ai parfois modifié cette traduction et j'ai ajouté des citations de l'Adversus Hermogenem (AH) et de l'Adversus Praxean (AP). Comme J-M Martin le dit, c'est la lecture de Tertullien (en plus de celle des valentiniens) qui lui a permis de lire saint Jean et saint Paul d'une façon plus proche de celle des premiers chrétiens. C'est là aussi qu'il a détecté le moment du changement des structures de base (par exemple le passage du caché/dévoilé au prévu/réalisé). D'autres surprises nous attendent : la notion très difficile de "matière" (hulê), la place fondamentale qu'a la figure de la Sagesse, la naissance du Christ au Fiat lux, les différentes attributions de l'Esprit en deçà de la notion de "personne"…

Le site 'www.tertullian.org' donne l'œuvre de Tertullien en latin, avec une veieille traduction française....

                                                                                Christiane Marmèche

  •  PLAN
    I – Le système d'Hermogène
          Présentation d'Hermogène (AH I, 1)
       1) La doctrine d'Hermogène
       2) L'exégèse d'Hermogène
           a) La matière et le mot arkhê (principium en latin)
           b) La matière et le mot terre (guê)
           c) La matière et d'autres éléments de Gn 1,2
           d) Les problématiques instaurées par Tertullien
    II – La réaction de Tertullien
       1) Le principe de Tertullien
           Le processus de création selon Gn 1, 2
           L'éternité comme étant le propre de Dieu seul pour Tertullien
           Parenthèse sur la triple conception de l’Esprit (Spiritus) à l'époque
       2) Conséquences de ce principe de création
           a) Les conséquences christologiques
                Logos endiathétos (Verbe mental) et le Logos prophorikos (Verbe proféré)
                Ratio, sermo, jussio : trois termes latins correspondant au mot grec logos
                La référence à la Sagesse vétéro-testamentaire
                Théologie des puissances de Dieu
          b) Les conséquences cosmogoniques : abandon de la structure caché/dévoilé.
          c) Les conséquences logiques et théologiques.
    Annexe. Par Antonio Orbe : 1. Hermogène 2. La processsion du Verbe selon Tertullien.

 

De la cosmogonie à la création

Jean-Marie Martin

 

L'idée de création d'une part, l'idée de Trinité d'autre part ont contribué à former une certaine idée de Dieu dans le christianisme et dans l'Occident. Aujourd'hui c'est l'idée de création que nous examinons, mais un peu aussi celle de Trinité, à la mesure où ces choses ne sont jamais complètement disjointes. Ce qui articule notre projet, c'est le mot de "création", et nous proposons une étude ponctuelle. Nous prenons le moment où la notion de ens creatum (être créé) devient structurante pour la pensée chrétienne. Ce moment nous le situons au début du IIIe siècle. Nous allons faire une étude très ponctuelle, ce qui est très peu de choses dans l'histoire de l'Occident, c'est-à-dire que nous allons regarder très minutieusement un site. Un site n'est qu'un point, mais à partir de ce point nous pourrons ensuite apercevoir beaucoup de choses, et peut-être le mouvement même de la pensée chrétienne.

Ce chapitre sera donc occupé par l'étude de la controverse de Tertullien avec Hermogène. D'une part il représente un moment charnière, un moment apte à nous faire réfléchir sur la théologie de la création, et d'autre part c'est une occasion de prendre contact avec un Père de l'Église. Nous avons déjà rencontré Irénée, aujourd'hui c'est Tertullien avec son livre Adversus Hermogenem écrit vers 205.

Lorsque paraît Hermogène dans les années 150-160, paraissent simultanément un certain nombre de réfutations d'Hermogène dont on connaît l'existence parce que d'autres auteurs en parlent. Celles du IIe siècle sont toutes perdues, nous ne possédons que celle de Tertullien.

Dans un premier temps nous allons essayer de restituer la pensée d'Hermogène à travers ce qu'en dit Tertullien, puis nous étudierons la réaction de Tertullien devant cette doctrine.

 

I – Le système d'Hermogène

 

Présentation d'Hermogène (AH I, 1)

D'abord qui était Hermogène ? Nous avons un portrait de lui dessiné par Tertullien, une caricature plutôt.

Tertullien est un polémiste de tout premier ordre, avec autant de finesse et plus de vigueur que le Voltaire français, et parlant dans une langue assez abrupte et neuve. Dans la littérature chrétienne c'est le premier qui parle latin et qui doit donc choisir la traduction des mots grecs. Il parle également grec, mais nous avons perdu ses ouvrages en grec. Si bien qu'il faut essayer de deviner quel mot grec il essaie de traduire en latin, exercice très intéressant ! Auparavant on parlait grec partout, même à Rome. Tertullien lui-même est de la province d'Afrique, l'actuelle Tunisie. Les trois quarts de son œuvre, qui est importante, sont contre quelque chose : contre les païens, contre les Juifs, contre Marcion, contre Praxéas, contre Hermogène etc.

Tertullien présente d'abord Hermogène comme un "hérétique agité", haereticus turbulentus, mais là déjà il faut lire sous les mots, car "agité" n'est pas choisi au hasard. En effet, dans la théorie d'Hermogène, il y a « avant que Dieu ne l'ait pacifiée et mise en ordre, une matière éternelle et toute bouillonnante (materia turbubulenta) », et Tertullien évidemment transpose.

En outre Hermogène devait être peintre. Tertullien dit de lui : « il peint illicitement et se marie à tour de bras (pingit illicite, nubit assidue) ». En réalité cela veut dire qu'il pratique le métier de peintre, ce qui est interdit dans la première communauté chrétienne – nous avons de nombreux échos de cette interdiction – pour la simple raison que dans la structure sociale de l'époque, le peintre est nécessairement quelqu'un qui fabrique des dieux, des idoles. "Il se marie à tour de bras" signifie simplement qu'il est partisan des secondes noces. Il y a toute une dispute à l'époque sur la licéité ou la non-licéité des secondes noces, après la mort du conjoint bien entendu. Tertullien est du côté de l'austérité, ce qui ne nous étonne pas étant donné son caractère abrupt, et notre turbulent bonhomme se trouve de l'autre côté !

Comme dit Tertullien, « il est deux fois faussaire, avec son fer à brûler (son pinceau) comme avec sa plume tout entier adultère, dans son enseignement – là aussi c'est un vieux thème très intéressant qui assimile l'hérésie à l'adultère, thème très riche dans la littérature chrétienne – comme dans sa chair – ici donc, allusion à sa position à l'égard des secondes noces. »

Il est évidemment difficile d'être, en quelques mots, plus incisif, plus féroce pour situer un personnage. Du reste ce tableau est encore inférieur au portrait de Marcion qui se trouve dans le premier livre de l'Adversus Marcionem de Tertullien. Nous faisons allusion à cela simplement comme mode de récréation car, comme Tertullien le dit lui-même, « c'est sa doctrine que je veux discuter. » Quelle est donc la doctrine d'Hermogène ?

 

1) La doctrine d'Hermogène

Essentiellement, Hermogène nie que Dieu ait tout créé ex nihilo (à partir de rien). Pour lui, en effet, il y a deux principes coéternels, Dieu et la matière, une matière « qui a toujours existé (quae ipsa semper fuerit), qui n'est ni engendrée (neque nata), ni faite (neque facta), qui n'a ni commencement ni fin et à partir de laquelle le Seigneur a ensuite fait toutes choses. » Voilà la thèse essentielle d'Hermogène.

Où a-t-il puisé cette doctrine ? Quelles sont ses sources ?

Tertullien l'accuse d'avoir puisé sa doctrine chez les philosophes. Il dit qu'Hermogène a abandonné « la doctrine chrétienne pour se tourner vers les philosophes. » Il l'accuse d'être sorti de l'Église pour entrer à l'Académie (le médio-platonisme) ou au Portique (le stoïcisme). De fait, dans certains thèmes et peut-être surtout dans certains modes de raisonnement d'Hermogène, on trouve des expressions communes à Hermogène et à un certain médio-platonisme contemporain. On pourrait par exemple lire des auteurs mineurs de l'époque, des philosophes comme Apulée. Il est courant dans la littérature de l'époque d'attribuer à Platon cette doctrine d'une matière éternelle, Théophile d'Antioche le prétend par exemple. Et puis, ce dualisme est commode pour expliquer le mal, c'est donc une tentation fréquente dans la pensée du IIe siècle, et c'est ce qui débouchera ensuite dans les différents dualismes, le manichéisme par exemple.

Qu'il y ait là des sources d'Hermogène, c'est possible. Mais ce qui nous intéresse, c'est que pour justifier sa position, Hermogène se réfère explicitement, non pas aux philosophes, mais à une certaine exégèse du début de la Genèse.

Et à partir du chapitre XIX de son opuscule, Tertullien examine les arguments scripturaires d'Hermogène. Il dit d'abord : « J'en appellerai à l'enseignement de Moïse consacré à l'origine (du monde), à partir duquel mon adversaire s'efforce en vain d'étayer ses conjectures (… ad originale instrumentum Moïsi provocabo unde et diversa pars…) ». Notez en passant ce latin étonnant : dans le latin de Tertullien, on a : instrumentum (enseignement) originale (sur les origines), c'est-à-dire le livre de la Genèse qui est censé être écrit par Moïse, unde diversa pars (sur la partie adverse) c'est-à-dire là où l'adversaire prétend appuyer sa doctrine.

Notez en passant l'écho ici du vocabulaire juridique ; on a pensé longtemps – et on le conteste quelquefois aujourd'hui – qu'il fut lui-même juriste et avocat ; en fait son vocabulaire est très fortement un vocabulaire de droit romain. Si nous notons cette chose en passant, c'est qu'elle présente une certaine importance dans la mesure où Tertullien est le premier auteur chrétien qui écrive en latin, et qu'il a ainsi eu une influence considérable sur la constitution du vocabulaire de la théologie occidentale.

Donc Hermogène lui-même se référait à ces termes de la Genèse pour défendre sa théorie. Mais Tertullien conteste la sincérité d'Hermogène dans cette exégèse. Il l'accuse d'être de mauvaise foi, de s'appuyer sur la Genèse uniquement pour ne pas paraître tirer sa doctrine d'ailleurs que des lieux qui conviennent pour l'enseignement chrétien ; il l'accuse d'interpréter faussement le texte « comme c'est l'habitude des hérétiques de tordre tout ce qui est simple (ut haereticis fere mos est simplicia quaeque torquere) » (AH XIX. 1). Plus loin du reste, après avoir critiqué un raisonnement, il lui dira : « Si sur des toiles tu tires des lignes aussi droites que ces raisonnements… » (AH XXXVI) … toujours cette polémique qui intervient !

Or si nous évoquons ces faits qui peuvent paraître très mineurs, c'est qu'ici une surprise nous attend. En regardant de près, nous verrons qu'en fait, dans le détail, l'exégèse d'Hermogène sur la Genèse est beaucoup plus traditionnelle que celle de Tertullien, et que c'est Tertullien qui innove. Nous verrons cependant que, sur la base de cette exégèse traditionnelle, Hermogène rationalise et aboutit à des conclusions que Tertullien avait le droit et le devoir de refuser. Autrement dit, l'exégèse d'Hermogène est, à la base, mystérique et traditionnelle et conforme à l'exégèse du IIe siècle, cependant il utilise déjà ces données en fonction d'une problématique désormais logique qui le pousse à les systématiser faussement. Et à l'inverse Tertullien, qui se dégage radicalement de l'exégèse des siècles antérieurs, conserve de fait (ou annonce) la vraie doctrine de la création ex nihilo.

 

Parenthèse. Cette situation n'est pas sans susciter chez nous un certain nombre de réflexions sur l'utilisation éventuelle du discours chrétien. Dans notre cours nous étudions attentivement le discours chrétien originel car nous savons qu'il faut l'entendre, mais nous savons aussi que notre projet, ou notre propos, n'est pas de le systématiser faussement en dehors de sa propre problématique ; il n'est d'ailleurs pas nécessaire de le répéter. C'est l'esprit créatif sur la base d'expériences qui sera dans le vrai. Lorsque les mots résonnent différemment dans un contexte nouveau, c'est celui qui les conserve dans leur matérialité qui en perd le sens. Il y a donc nécessité d'une certaine reformulation, d'une certaine créativité, en sachant toutefois qu'elle suppose un recours constant et préalable à l'expérience originelle. Car nous avons là aussi avec Tertullien un exemple de créativité qui est accompagné en même temps d'une déperdition. C'est en ce sens par exemple que nous considérons que saint Thomas d'Aquin fait œuvre de créativité lorsqu'il construit sa théologie par rapport aux sources ; nous pensons cependant qu'il y a plus dans saint Paul que dans saint Thomas d'Aquin. Et nous pensons que celui qui se bornera ensuite à répéter saint Thomas perd précisément cela.

Nous avons vu que l'exégèse la plus fidèle dans la lettre, c'est celle d'Hermogène, tandis que Tertullien introduit des façons nouvelles de lire un texte. Cependant ces façons nouvelles nous paraissent très inférieures à la lecture traditionnelle. Il y a donc là, au plan des rapports entre l'innovation et la tradition dans la pensée chrétienne, quelque chose d'assez significatif. Par rapport à la problématique qui est désormais celle du IIIe siècle, c'est Tertullien qui aura raison en défendant la création ex nihilo. Cependant il faut noter que cette découverte d'une vérité dogmatique se paie et se paie cher, car nous pensons que de nombreuses richesses de l'exégèse primitive sont par là rendues désormais impossibles.

Une certaine grammaire, une certaine rhétorique, le fait même de la polémique introduit dans la pensée chrétienne quelque chose dont nous pensons que cela s'est très souvent révélé néfaste. La polémique est essentiellement réactive. Et cette attitude réactive se prive sans doute de quelque chose. Là nous le voyons dans le cours du IIe siècle. De nos jours [on est dans les années 1970] où l'Église de France elle-même s'est mise à polémiquer, nous regrettons que très souvent on se soit enfermé dans cette attitude réactive et négative, oubliant de laisser sereinement des choses paraître.

Tout cela concerne au fond notre attitude devant la parole de Dieu, devant le recours fondamentaliste aux sources, la signification ou l'interprétation qu'il convient de donner aux tentatives théologiques de l'histoire, la possibilité, et le droit, et le devoir peut-être, que nous avons de créativité.

 

Donc voilà Hermogène, voilà sa doctrine, voilà la source d'où il prétend tirer son enseignement. Précisons maintenant quelques aspects de cette exégèse d'Hermogène.

 

2) L'exégèse d'Hermogène

 

a) La matière et le mot arkhê (principium en latin)

Hermogène trouve l'idée de matière dans les premiers versets de Genèse. Il la trouve d'abord dans le mot arkhê. Pour lui, « Dans l'arkhê Dieu a fait le ciel et la terre » veut dire : "Dans la matière Dieu a fait le ciel et la terre".

Tertullien l'accusera de « faire du mot principium (arkhê)… quelque chose de substantivum et corpulentum » (AH, XIX, 1) c'est-à-dire une réalité consistante – dans le langage stoïcien les mots corpus et substantia sont à peu près identiques, et pour eux, tout est corpus, même Dieu est corpus[1] – « alors que, dit Tertullien, principium ou commencement n'est qu'un terme d'action, non un nom de substance (ita principium sive initium inceptionis esse verbum, non alicuius substantiae nomen) » (AH XIX, 2).  Pour lui c'est un mot qui ne désigne rien d'autre que "le commencement". C'est du reste ainsi que nous le lisons aujourd'hui.

L'intervention de Tertullien est novatrice sous ce rapport. La distinction entre un mot d'action et un mot de substance est une grille grammaticale – et même précisément, de la grammaire stoïcienne – qui est appliquée sur le texte au détriment de la lecture traditionnelle du texte.

 

Or qu'en était-il traditionnellement ? Arkhê désignait la Sagesse divine[2] ou le Verbe, certes pas la matière, c'est là une différence, mais désignait quelque chose de substantivum. D'ailleurs on peut se demander dans quelle mesure, pour les Anciens, la Sagesse n'est pas précisément la matière très pure en quoi sont constitués les modèles ou les paradigmes du monde, c'est-à-dire la très pure intelligence réceptrice qui est le lieu des idées du monde. – ceci dans un langage de type platonicien. Il y a dans le passage de l'idée de Sagesse à l'idée de matière quelque chose de très intelligible dans la pensée du IIe siècle.

Il faut penser aussi que par exemple dans le valentinisme qui raconte entre autres les malheurs de la Sagesse et son salut[3], la Sagesse elle-même était arkhê mais qu'elle était susceptible de déchéance et qu'elle était le principe de la matière elle-même, dans un sens négatif.

 D'autre part, dans le médio-platonisme hulê (la matière) est connumérée au nombre des trois arkhaï, c'est-à-dire des trois principes[4]. C'est d'ailleurs pourquoi Hermogène a pu dire que arkhê désigne la matière en Gn 1, 1 : « Dans la matière Dieu créa le ciel et la terre. »

Nous venons de voir ce qui permet à Hermogène de dire que arkhê désigne la matière, et le fait que Tertullien innove lorsqu'il veut réduire le mot arkhê à signifier "commencement" en interrogeant le texte en fonction d'une grammaire autre que traditionnelle.

 

b) La matière et le mot terre (guê)

création 1De plus, cette même matière, Hermogène la trouve aussi dans le mot "terre" du verset 2, et il la distingue de celle du verset 1 qui, elle, n'est pas une terre créée : « Dans la matière – pas celle qui est créée mais celle qui est arkhêDieu créa le ciel et la terre, et la terre était invisible et non composée. » (Cf. AH, XXIII, 1). Par contre, pour Tertullien, la terre c'est la terre, et la matière c'est la matière, et donc, si le texte biblique dit "la terre", il ne désigne pas la matière. Et cela aussi est absolument nouveau et tout à fait contraire à une lecture symbolique conforme à celle du IIe siècle.

Du reste Tertullien n'a aucune idée de ce que peut être un principe (arkhê) ; pour lui la terre est un corps et la matière un autre corps. C'est pourquoi il peut proclamer victorieusement : « Pour nous il n'y a qu'une seule terre (nobis autem una terra est). » C'est là un exemple caractéristique en trompette à la Tertullien. C'est lui d'ailleurs qui dit : « Or pour nous, nous n'avons qu'un seul Dieu. » (AH, XXVI, 1).

Or dans toute la patristique, on a constamment distingué deux terres (AH, XXIX) :

  • d'une part la terre (guê) du verset 2 : (la terre était invisible et inorganisée) ;
  • d'autre part la terre aride, sèche (xéros) du verset 9 qui apparaît lorsque les eaux se retirent (“et apparut la terre aride) et qui est considérée comme notre terre de maintenant.

On pense ainsi dans les premiers siècles, mais pas seulement puisque même dans les catalogues d'hérésies de Philastre de Brescia (fin du IVe siècle), on trouve parmi les hérétiques ceux qui considèrent qu'il n'y a qu'une terre et non pas deux.

Dans la pensée sophiologique du IIe siècle, c'est-à-dire la pensée sur le Sagesse – surtout la pensée gnostique –, la terre désigne la Sagesse. Chez les valentiniens par exemple, cette terre est informe avant la venue de la lumière, elle désigne la Sagesse, c'est-à-dire l'être spirituel avant qu'il n'ait l'expérience de la connaissance, l'expérience du Christ, l'expérience de la gnose.

Parenthèse. Nous retrouvons ce qui apparaît déjà chez saint Jean. La lecture de la Genèse n'est pas la lecture de la fabrication du monde au sens d'aujourd'hui, mais c'est la lecture de l'expérience spirituelle, et, lorsqu'il s'agit de la production du monde, c'est toujours lu en référence et en continuité avec ce type de présupposé qui nous est tout à fait étranger. Ce qui permet cette lecture, c'est que la connaissance et la création sont pensées sur le même schème, c'est-à-dire que l'avenir du monde se lit comme le récit de l'expérience de connaissance sur un préalable d'ignorance. L'opposition entre ténèbre et lumière est toujours entendue avec cette incidence anthropologique[5]. Et Paul interprète le Fiat lux comme la parution de la foi dans le cœur : « Car le Dieu qui dit : “Lumière luise d'entre les ténèbres”, c'est lui qui fait luire dans nos cœurs en vue de cet éclairement (cette illumination) qui est la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage du Christ » (2 Cor 4, 6)[6].

Chez les auteurs orthodoxes du IIe siècle eux-mêmes, la terre de Gn 1, 2 est constamment entendue comme désignant la matière. Nous avons lu cela chez saint Justin où les éléments désignés dans Gn 1, 2 désignent la matière (hulê) que Dieu a transformée pour en faire le monde. C'est dans le passage où Justin dit que Platon a emprunté à Moïse, pour avoir idée de la matière à partir de laquelle Dieu crée le monde : « C’est à nos docteurs, nous voulons dire à l’enseignement des prophètes, que Platon emprunte sa théorie, lorsqu’il enseigne que Dieu convertit la matière informe pour en faire le monde (… hulên amorphon ausan strepsanta ton Théon kosmon poiêsaï) […ici Justin cite Gn 1, 1-3…] Le Verbe de Dieu tira donc le monde de cette matière dont parle Moïse. » (1ère Apologie, LIX).Autrement dit, avant qu'il y ait la mise en ordre, tout le magma désordonné est désigné par "la matière". On a la même chose chez Théophile d'Antioche, donc c'est une constante dans le second siècle, orthodoxe ou hétérodoxe.

 

Parenthèse. Pour comprendre pourquoi la terre de Gn 1, 2 est constamment entendue comme désignant la matière, il faut voir qu'aux premiers siècles le mot "matière" ne désigne absolument pas ce que nous mettons spontanément sous ce nom.

Par exemple Philon d'Alexandrie qui est contemporain de Jésus dit que le Dieu philodore, c'est-à-dire le Dieu aimant, le Dieu généreux, n'a pas voulu que cette matière de Genèse reste privée de beauté, d'ordre, et qu'il lui a gracieusement donné l'ordre et la beauté, et la mise en œuvre… : « La réalité n'avait rien de beau par elle-même, mais elle pouvait tout devenir – c'est une définition de la matière chez les Anciens : "une possibilité de tout devenir", ce qui est au fond une définition de l'accueil avec l'incidence anthropologique – elle était sans ordre, sans qualité, sans vie, sans homogénéité, pleine d'hétérogénéité, d'incohérences, objet de mutations. Elle a fait l'objet d'un changement qui en faisait tout le contraire, qui en faisait ce qu'il y a de meilleur, ordre, qualité, tout ce qui relève de l'idée la plus haute. » (Traité de la création du monde[7]). Il va sans dire que dans un texte comme celui-là, la matière en question est une matière mythique. Elle correspond à la fois à ce que Platon décrit dans le Timée comme réalité désordonnée préalable à la constitution du monde, et à ce qu'on lit dans Gn 1, 2 : la terre informe, vide, chaotique, le désordre des eaux, la négativité de la ténèbre, ce sur quoi va surgir la lumière et la mise en ordre.

En effet ce tohu va bohu a été traduit en grec par "invisible et non agencé" (ahoratos kai akataskeuastos)" ; or ahoratos (invisible) et amorphos (informe) sont des synonymes dans la philosophie médio-platonicienne et stoïcienne de l'époque. C'est un mot qu'on trouve dans la citation précédente de Justin. Et justement le mot "informe", c'est-à-dire "privé de forme" suggère que la terre est susceptible de recevoir des formes, or c'est justement la caractéristique de hulê (la matière) – la ténèbre ayant cette signification négative également. Donc nous avons là une interprétation du verset 2 en fonction d'une certaine notion de hulê, matière préexistence, matière qui préexiste au façonnage par le démiurge.

Du reste il y aurait là beaucoup de choses subtiles à suivre comme la distinction entre "la terre qui est fondée" et "la terre qui est créée", à savoir la fondation par opposition à la création. La "fondation" se réfère plutôt aux réalités qui appartiennent à ce que nous appelons la "vocation jussive", c'est-à-dire ce lieu interne de délibération qui fonde les choses et qui est distinct de l'acte de création. Cela du reste joue un certain rôle dans l'orthodoxie du IIe siècle à la mesure où cette "terre fondée", c'est l'Ekklêsia – c'est-à-dire "l'humanité convoquée". D'une certaine manière, ceci est conforme à la lecture valentinienne à laquelle nous venons de faire allusion.

Dans la seconde épître de saint Clément qui est une homélie du IIe siècle, il est question de l'Ekklêsia (l'Église) fondée "avant le soleil et la lune". De même, quand il est dit que les presbytres lisent les premiers versets de la Genèse de l'Église et du Christ, mot qui est constamment rapporté à cette époque, il s'agit d'une lecture de ce type qui est la lecture dominante des mystérieux premiers versets de la Genèse.

Et "l'Église fondée avant le soleil et la lune" est ensuite "suscitée" à un autre moment, moment où en quelque sorte elle est créée. Le rapport de "ce qui est fondé" à "ce qui est créé" est celui du caché au manifesté. Ce rapport continuera sournoisement à jouer à travers ces langages encore assez longtemps dans le cours de la patristique.

 

c) La matière et d'autres éléments de Gn 1,2

En troisième lieu, Hermogène se sert des autres éléments qui sont énumérés dans Gn 1, 2 : la ténèbre, l'abîme, l'Esprit de Dieu, les eaux. Et Tertullien s'insurge contre le fait qu'Hermogène interprète ces éléments (ténèbre, abîme…) comme étant la matière primordiale : « Le plus absurde, c'est que la matière, représentée comme informe, soit reconnue informe à partir d'une telle multiplicité de noms de formes. » (AH XXX). Or c'est exactement ce que faisait saint Justin, ce que faisait Théophile d'Antioche.

La question qui pourrait se poser ici serait de savoir si, pour Hermogène, le pneuma (l'Esprit) de Dieu c'est Dieu comme contre-distingué des autres éléments de la matière, ou si le pneuma de Dieu entre lui-même dans cette matière, c'est-à-dire s'il entre dans ces matériaux ou s'il en est l'antithèse. La pensée d'Hermogène nous est donnée par Tertullien, et dans son texte il y a une question grammaticale difficile à résoudre, c'est la difficulté de lire quidem ou quidam : « À propos de l'Esprit, Amos dit : “Lui qui affermit le tonnerre, crée l'Esprit et annonce aux hommes son Christ”, montrant qu'a été créé cet Esprit qui était destiné aux terres après leur création, qui “était porté au-dessus des eaux”, puissance qui maintient en équilibre, anime et met en mouvement l'univers ; à la différence de ce que pensent certains (non ut quidam putant), Esprit ne désigne pas Dieu lui-même, parce qu'il est écrit : “Dieu est esprit”… » (AH XXXII, 3). Et là, se pose un petit problème de manuscrit qui ne permet pas de répondre : faut-il lire quidem ou quidam ? Or les manuscrits se partagent. Cela ne permet pas de dire si Tertullien assimile l'Esprit de Dieu à la réalité encore informe, ou bien à Dieu qui forme la matière primordiale – question que nous n'avons d'ailleurs pas à débattre ici, elle n'a pas d'importance.

 

Vous voyez ce que je voulais marquer à travers quelques détails : le terme d'arkhê, le terme de "terre", les termes qui désignent les éléments ténébreux ou aquatiques, du deuxième verset de la Genèse, tout cela, l'exégèse traditionnelle le lisait d'une manière "convertible", et cela parce qu'originellement ces textes parlaient de l'expérience humaine, c'est-à-dire du préalable ténébreux de celui qui "se convertit" à la lumière. Cependant, lorsque ces textes sont entendus exclusivement à propos de la cosmogonie, cette structure de la conversion demeure mais elle pose ensuite la question de l'origine de ce qui est converti. Et c'est à ce moment-là que nous voyons paraître deux réponses :

  • la réponse d'Hermogène, selon laquelle ce qui est converti, c'est une matière éternelle et coéternelle à Dieu ;
  • la réponse de l'orthodoxie selon laquelle cette matière, c'est une matière qui a été projetée par le même Dieu avant qu'il ne la mette en ordre ensuite.

Voyez le caractère circonstanciel de cette seconde réponse, qui du reste disparaîtra lorsqu'on arrivera à la théorie de la création au sens théologique de l'onto-théologie médiévale.

 

d) Les problématiques instaurées par Tertullien

L'exégèse traditionnelle d'Hermogène le conduit à théoriser et à construire un système théologique selon lequel il y a deux principes coéternels, la matière et Dieu. Et c'est contre cela que Tertullien va s'insurger.

Nous verrons comment cette insurrection permettra à Tertullien de dégager nettement la notion d'être créé et d'être incréé. Cela débouchera sur le traité futur de la "création ex nihilo" et cela aura alors une incidence sur l'idée occidentale de Dieu – car Dieu sera essentiellement pensé comme "celui qui a fait tout ça" –, mais surtout cela aura une incidence capitale sur l'histoire même de la doctrine trinitaire, ou plus exactement de la logologie (de ce qu'il en est du Christ).

En effet c'est seulement à partir du moment où la distinction entre ens increatum (être incréé) et ens creatum (être créé) devient une distinction primordiale que la question se pose de façon urgente : le Logos est-il ens increatum ou ens creatum ? Autrement dit, la problématique même de l'arianisme et du Concile de Nicée qui condamne l'arianisme, est déjà provoquée. La question posée par l'arianisme c'est : « le Christ est-il vraiment Dieu ? » Pour autant, quand l'arianisme formule cette question, cela ne signifie pas : « le Christ n'est-il pas seulement un homme ? », ce qui serait le sens de notre question aujourd'hui. La question d'alors n'est pas celle-là, mais celle-ci : « le Verbe incarné est-il de nature créée, étant la Première grande Créature, ou est-il de nature incréée ? » Cette question classique qui aboutit à la définition de la divinité du Christ à Nicée se pose ainsi à l'époque. Elle devient urgente dans l'Église du fait que corrélativement la notion de création ex nihilo est développée.

Nous ne disons pas du tout que l'affirmation "le Christ est Dieu" ne soit pas dite auparavant ; bien sûr, cela est dit, et très fortement, mais dans un questionnement qui n'est pas le nôtre aujourd'hui. On dit bien que le Christ est Dieu, mais cela n'engage à rien, puisqu'on dit bien que les êtres dépendent de Dieu, viennent de Dieu… D'une certaine façon une notion large de création, c'est-à-dire de dépendance de Dieu est une notion fondamentale dans le judaïsme comme dans le christianisme, mais elle n'est pas assimilable à la notion de "création ex nihilo" dont nous voyons poindre la problématique au moment de Tertullien.

Par contre, à partir de Nicée, du fait que cela s'installe sur l'opposition de l'ens increatum et de l'ens creatum, c'est la question de la divinité au sens strict. De là, au moment du Concile de Nicée (325), va se dégager la notion de "nature divine incréée" susceptible éventuellement d'être partagée par le Père, le Fils et l'Esprit, question qui n'est absolument pas abordée de cette façon-là dans les siècles antérieurs. Or nous avons toujours tendance à recourir à cette notion de nature divine, ce qui fausse notre lecture ingénue des textes du Nouveau Testament.

C'est en ce sens que nous sommes ici à un moment très important, non pas qu'Hermogène en soi soit important, ni même Tertullien, mais parce qu'ils se trouvent être des témoins – parmi d'autres sans doute – d'un mouvement d'époque qui est décisif pour la constitution de la dogmatique chrétienne telle qu'elle informera la pensée des siècles à venir.

 

 

 II – La réaction de Tertullien

 

Notre analyse du système de l'hérésiarque Hermogène a été pour nous occasion de montrer comment, avec une fidélité matérielle aux formules de la tradition ou de l'exégèse traditionnelle, on peut facilement conclure à un discours théologique erroné. C'est ce qu'il nous faut voir à nouveau, mais de l'autre versant, c'est-à-dire du côté de la réaction de Tertullien qui sera pour une part novatrice. Novateur, il est pour une part seulement. En effet, on pourrait trouver dans la tradition antérieure des indices de cette création ex nihilo mais le concept lui-même, à notre sens, n'a pas jusque-là structuré l'ensemble de la pensée chrétienne – ce qu'il va faire désormais – et moins encore structuré l'exégèse de la Genèse.

On peut trouver des indices par exemple dans un petit ouvrage, le Pasteur d'Hermas qui paraît à Rome dans les années 140-150, qui aura une grande influence dans la littérature du IIe siècle car il a été assez longtemps tenu, à tort, par un grand nombre d'Églises, comme canonique, comme appartenant au canon des Écritures. On y lit cette phrase célèbre : « Le premier article de foi est de croire que Dieu est un et qu'il a tout créé à partir de rien (ek ouk ontôn). » La formule grecque doit être regardée attentivement, car les auteurs disaient couramment que les choses furent créées "ek me ontôn". Ouk et sont deux façons grecques de dire la négation, seulement le "me" est une forme beaucoup plus faible. Et les platoniciens appellent la matière "me on" c'est-à-dire ce qui a "peu" ou "pas" d'être, mais dans la phrase du Pasteur d'Hermas nous avons "ouk ontôn", et c'est beaucoup plus fort.

Cette petite phrase du Pasteur d'Hermas est donc déjà très caractéristique parce qu'elle commente un Credo qui est structuré d'abord par Dieu créateur, donc très différent de ce que nous avons rencontré originellement comme étant le kérygme et l'essentiel de la foi, dans lequel il ne s'agissait pas d'abord de croire que Dieu est et qu'il a créé toutes choses.

Donc un mouvement très ancien se manifeste dès la première moitié du IIe siècle, Tertullien n'innove pas pleinement. Mais il faut voir la place que cette affirmation occupe dans l'ensemble de la pensée chrétienne. Cette affirmation se trouve avant Tertullien et même parfois chez Tertullien dans d'autres doctrines comme la doctrine du Verbe, mais cela n'était pas encore structurant, Or désormais cette distinction de l'être créé et de l'être incréé va être, non pas seulement présente – elle l'était déjà d'une certaine façon – mais va être ce qui structure le discours chrétien.

Alors, quel est le principe de réponse de Tertullien ?

 

1) Le principe de Tertullien

 

●  Le processus de création selon Gn 1, 2

Dans la doctrine d'Hermogène, quel est le point qui scandalise Tertullien ? Ce n'est pas d'abord l'idée d'une certaine antériorité de la matière par rapport à son arrangement.

En effet Tertullien connaît lui aussi une double étape dans la création :

  • un premier acte de Dieu par quoi les choses sont,
  • puis un second acte par quoi elles ne sont pas pour rien ou elles ne sont pas en vain.

Par exemple, il y a d'abord la création du ciel, puis son aménagement avec les étoiles. Ces deux mouvements étaient déjà perçus, par exemple par Théophile d'Antioche mais d'une façon beaucoup plus proche de ce que nous considérons comme le moment du caché et du manifesté. Ici ce n'est pas perçu de la même manière.

En effet, il y a un processus qu'on pourrait caractériser ainsi chez Tertullien : d'abord la création fondamentale, puis l'aménagement de cette création.

 

Dans le premier acte les choses sont constituées comme brutes (rudia) – « 1Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, 2et la terre était rudis et non encore aménagée » – ce qui est une façon de traduire le tohu-va-bohu hébreu.

En effet ce tohu-va-bohu a été traduit en grec par "invisible et non agencé" (ahoratos kai akataskeuastos)". Or ahoratos (invisible) et amorphos (informe) sont synonymes dans la philosophie médio-platonicienne et stoïcienne de l'époque. Notez au passage que le mot "informe" (privé de forme) suggère que la terre est susceptible de recevoir des formes, or c'est justement la caractéristique de hulê (la matière), la ténèbre ayant cette signification négative également. Donc nous avons là une interprétation du verset 2 en fonction d'une certaine notion de hulê, matière préexistence, matière qui préexiste au façonnage par le démiurge.

Par ailleurs en latin, « Terra autem erat rudis et imperfecta » est une des traductions que l'on trouve à l'époque pour "invisible et non agencé" : la terre est rudis (brute) et imperfecta (inachevée), et ensuite elle est achevée. Il y a ici l'idée d'une sorte de continuité d'opérations.

La spéculation du IIe siècle porte sur le mot ahoratos, que Tertullien traduit parfois par "invisible", mais le plus souvent par rudis (brut).

 

Le deuxième acte est donc l'aménagement de cette matière brute, car il s'agit de la même terre pour lui.

Voilà le schéma de pensée qui existe dans l'esprit de Tertullien.

 

●   L'éternité comme étant le propre de Dieu seul pour Tertullien

Ce n'est donc pas toute forme d'antériorité qui scandalise Tertullien. Ce qui le scandalise avant tout, c'est l'éternité de la matière. Hermogène se sert d'un mot, in-fecta, pour désigner la matière : pour lui la matière est in-fecta qui a le sens de imperfecta, inachevée, imparfaite. Mais Hermogène, lui, l'entend au sens de "non-faite" : neque facta, neque nata (ni née, ni faite), c'est-à-dire qu'elle n'a pas de commencement et pas d'advenir, elle est donc éternelle. C'est en ce sens qu'Hermogène entend "l'infection de la matière".

Pour Tertullien, ce qui fait essentiellement difficulté, c'est cette éternité de la matière telle qu'entendue par Hermogène. Pourquoi ? Parce que pour Tertullien l'éternité est le propre de Dieu (AH IV, 1).

Il y a un mot latin de Tertullien difficile à traduire, mais qu'on retrouve constamment chez lui, census : l'éternité c'est le census Dei (la caractéristique propre) de Dieu. Seul Dieu est éternel.

Cela pourrait peut-être vous paraître banal, mais nous ne sommes pas encore dans la problématique du XVIIIe siècle. Quand Tertullien dit que Dieu seul est éternel, il n'entend pas, comme nous le faisons, la nature divine, car pour Tertullien "Dieu" désigne "le Père" : seul le Père est éternel. Dans notre Credo de Nicée, le Père, le Fils et le Saint Esprit sont éternels. Or nous n'en sommes pas là, nous en sommes loin : le Père seul est éternel et tout le reste a un commencement. Et ceci évidemment sera gros de conséquences dans l'ordre trinitaire.

 

Et donc, puisque pour Tertullien seul le Père n'a pas de commencement, d'une certaine manière, le Fils a un commencement. Ici nous allons faire allusion à une argumentation de Tertullien contre Hermogène, une argumentation qui est très compromettante pour Tertullien.

  • Hermogène avait dit : « Dieu qui a toujours été Dieu, a toujours été Seigneur aussi, et jamais il n'a été sans le titre de Seigneur. Or, en aucune façon il n'aurait pu être considéré comme toujours Seigneur – de même qu'il n'a pu être considéré comme toujours Dieu – s'il n'avait pas toujours existé auparavant quelque chose dont il fut toujours considéré comme le Seigneur ; la matière a donc toujours existé avec Dieu. » (AH III, 1).

Pour Hermogène, si Dieu est de toujours Seigneur, cela suppose qu'il a de toujours quelqu'un pour lui obéir ; donc il y a de toute éternité une matière serve, une matière servante pour que Dieu soit Seigneur.

Tertullien ne répond pas à propos de "Dieu est toujours Dieu" parce que Dieu désigne la substance, mais il le dit à propos du terme "Seigneur", car Seigneur désigne un "accident"[8] éventuel, comme Juge, comme Père :

  • « Nous disons que le nom de Dieu a toujours été en sa possession et en lui, mais qu'il n'a pas toujours été Seigneur. En effet, les conditions de l'un et de l'autre sont différentes : Dieu est le nom de la substance elle-même, c'est-à-dire de la divinité, tandis que Seigneur est celui, non pas de la substance, mais de la puissance. La substance a toujours accompagné son nom propre qui est Dieu ; il fut ensuite Seigneur, ce qui est la mention d'un caractère qui vient s'ajouter. Car, dès que commencèrent à exister les créatures sur lesquelles s'exerce la puissance du Seigneur, l'ajout de la puissance le fit aussitôt devenir et appeler Seigneur, puisque si Dieu est Père et s'il est Juge, il ne fut pas toutefois toujours Père et Juge parce qu'il fut toujours Dieu ; il n'a pu être Père avant d'avoir un fils, ni Juge avant de voir un délit. Or il y eut une période où Dieu n'eut ni délit ni fils pour le rendre Juge et Père. De même ne fut-il pas Seigneur avant l'apparition des créatures dont il se montra le Seigneur, mais il était seulement destiné à l'être, et un jour, de même qu'il devint Père par un fils, Juge par un délit, il devint aussi Seigneur par les choses qu'il avait créées à son service. » (AH III, 2-4).

Vous voyez comment Tertullien répond victorieusement à Hermogène, mais comment du même coup est introduite une considération intra-trinitaire qui n'est pas du tout conforme à ce que l'Église retiendra ensuite.

Notez bien que, par là, Tertullien ne s'assimile pas pour autant à ce que sera l'arianisme, car l'arianisme sera la pensée selon laquelle le Logos est une créature, la première grande Créature. Tertullien ne dit pas que le Fils est une créature, il dit simplement qu'il y eût un temps où il n'était pas proféré comme Fils. La différence est que, pour Tertullien, le Fils est bien issu de la substance divine et non pas ex nihilo, cependant non éternellement, et la création, elle, est tirée ex nihilo. Voilà un moment de la réflexion chrétienne dans ce qui deviendra le corpus dogmatique de l'Église.

 

Cependant, pour Tertullien, "commencer" peut se produire de deux manières, et il les distingue bien.

– Il y a "la création ex nihilo", celle qu'il défend dans Contre Hermogène, mais ce n'est pas sur ce schème qu'il entend la production ou le commencement du Fils.

– En effet il y a une autre manière qui est l'extension (ou la prolation) de Dieu. Il dit même un mot qui va vous gêner : une portio de Dieu : le Fils est la prolation ou une portion de Dieu. Cependant son advenir n'est pas conçu sur le mode de la création ex nihilo bien qu'il ait un commencement.

  • « Voici ce que je dis : autre (alium) est le Père, autre (alium) le Fils, et autre (alium) l'Esprit ; et il n'est pas d'illettré ou d'esprit malintentionné qui ne prenne ce mot [alius] de travers, sous prétexte qu'il évoque la diversité et qu'il tend, à partir de cette diversité, à signifier la séparation du Père, du Fils et de l'Esprit Saint. Si je l'emploie, c'est par nécessité, parce qu'ils prétendent que le même est Père et Fils et Esprit, flattant la monarchie par opposition à l'économie. Toutefois le Fils est autre que le Père, non par diversité, mais par distribution ; ni par division, mais par distinction, parce que le Père et le Fils ne sont pas le même, différents l'un de l'autre par la mesure. Car le Père est la substance totale, tandis que le Fils est une dérivation (un écoulement, derivatio) et une portion du tout [...] C'est une bonne chose que le Seigneur lui-même a usé de ce mot [alius] dans le cas du Paraclet, pour signifier, non la division, mais la disposition : “Je demanderai à mon Père, dit-il, et il vous enverra un autre paraclet, l'Esprit de vérité”. » (AP IX, 1-2)

Donc le mode de pro-duction du Fils et le mode de pro-duction du monde sont nettement distingués de ce point de vue, ils ont cependant tous deux en commun d'être soumis à commencement.

 

●   Parenthèse sur la triple conception de l’Esprit (Spiritus) à l'époque

Voici un autre exemple de cette conception. Quand Tertullien commente ce que l'ange dit à Marie en Lc 1, 35 : « L'Esprit de Dieu viendra sur toi », il raisonne ainsi :

  • « En disant "l'Esprit de Dieu" - bien que Dieu (= le Père) soit Esprit -, il n'est pas nommé directement Dieu (= le Père), il (l'ange) a voulu qu'on entendit cette "portion de Dieu" qui devait descendre sous le nom de Fils. » (AP XXVI, 2-3)

Tertullien fait ici une exégèse où "Spiritus Sanctus superveniet in te" s'entend du Fils, et du Fils comme portio Dei. Il n'est pas rare du reste au cours des premiers siècles, de penser que c'est le Fils qui descend sur la Vierge Marie et non pas ce que nous appelons la troisième Personne (l'Esprit Saint).

Ceci est très intéressant pour l'histoire du mot Spiritus qui est un mot extrêmement compliqué, pas seulement difficile à entendre dans le Nouveau Testament, mais très compliqué aussi dans la première littérature chrétienne. En effet :

  • Spiritus est un nom de Dieu – "Dieu est Esprit", saint Jean le dit, et à cette époque c'est entendu : « Le Père est Spiritus ». Nous l'avons vu chez Théophile d'Antioche,
  • C'est aussi un nom du Fils. En effet la réflexion chrétienne du IIe siècle tend à penser la christologie comme un certain rapport du Spiritus (pneuma) et de la sarx (chair).
  • Et il y a ce que Tertullien appelle Spiritus Tertius (l'Esprit troisième) et que nous appelons, nous, le Spiritus Sanctus (le Saint Esprit), et auquel en général nous réservons le nom d'Esprit.

L'histoire trinitaire des trois premiers siècles est extrêmement subtile, extrêmement difficile à restituer pour nous. Comme la triple distinction dont je viens de parler n'est pas faite au moment où ces textes sont écrits, il est très difficile de s'y retrouver et quelquefois parfaitement vain de chercher à les questionner à partir d'une problématique qui n'est pas du tout la leur et qu'ils n'envisagent pas.

Voici par exemple un passage du commentaire du Notre Père fait par Tertullien[9] :

  •  « La nouvelle grâce de Dieu (sa nouvelle donation) a renouvelé toutes choses, de charnelles qu'elles étaient, en spirituelles lorsqu'est venu l'Évangile, destructeur de toute la vieillerie ancienne, [Évangile] dans lequel Notre Seigneur Jésus Christ a été confirmé comme esprit de Dieu et parole de Dieu et ratio[10] de Dieu, esprit par lequel il put (du verbe pouvoir), parole par quoi il enseigna, ratio par quoi il vint (… in quo et Dei spiritus et Dei sermo et Dei ratio approbatus est Dominus noster Iesus Christus, spiritus quo valuit, sermo quo docuit, ratio qua venit.). La prière instituée par le Christ est constituée de trois choses : de parole par quoi elle est énoncée, d'esprit en tant qu'elle peut tellement, de ratio par quoi elle est reçue (ex spiritu quo tantum potest, ex sermone quo enuntiatur, ex ratione qua suscipitur) […].
     Jean aussi avait enseigné à ses disciples la prière, mais, en toutes choses, Jean était précurseur du Christ jusqu'à ce que, celui-ci s'étant accru (du verbe croître), - comme le même Jean l'annonçait par avance en disant qu'il fallait que lui, le Christ, augmentât et que lui, Jean, en réalité, diminuât (cf. Jn 3, 31-32) toute l'œuvre du précurseur passe, avec l'Esprit lui-même, sur le Seigneur. »

La fin est une allusion discrète dont on ne peut comprendre le sens si on ne connaît pas la littérature de l'époque. Il y a cette idée que, dans l'Ancien Testament, l'Esprit de Dieu était distribué de façon partielle, sporadique, sur les prophètes. Ces fragments d'Esprit, si l'on peut dire, se rassemblent dans le précurseur, et lors du baptême du Christ, cela passe sur le Seigneur. Celui-ci a donc en lui la plénitude de l'Esprit, et cet Esprit il l'expirera, c'est-à-dire que l'Esprit est appelé à être diffusé sur la totalité de l'humanité. Nous avons donc, premièrement, une sorte de systole de l'Esprit – c'est le terme technique que certains auteurs du IIe siècle emploient –, une sorte de concentration de l'Esprit dans le Christ qui est appelée à être expirée, répandue par lui, non plus seulement sur un peuple ou sur quelques prophètes, mais sur la totalité de l'humanité[11]. Ce sont des choses quasi-courantes à certaines époques et qui disparaissent ensuite. Il ne serait pas possible aujourd'hui, pour bien des raisons, d'entendre ce discours, et c'est dommage.

 

Nous avons donc dégagé ici le principe général de la réponse de Tertullien, à savoir que l'éternité est la propriété de Dieu le Père. Nous voudrions maintenant montrer les conséquences de ce principe, conséquences christologiques, conséquences cosmogoniques, et conséquences théologiques.

 

2) Conséquences de ce principe de création

 

a) Les conséquences christologiques

Les conséquences christologiques sont assez importantes puisque, même lorsque nous parlons de la création, du monde, et lorsque nous parlons de Dieu, c'est toujours dans une perspective christologique.

Donc chez Tertullien :

  • il y a Dieu qui est éternel,
  • ensuite il y a "l'économie"[12], disons provisoirement "le plan de Dieu".

 

Et dans cette économie s'énumèrent des étapes, à savoir :

  • d'abord la cogitatio de Dieu (la composition intérieure du plan) ;
  • puis la "prolation" extérieure de ce plan (l'extériorisation de ce plan) qui est la naissance du Verbe ;
  • puis, par le Verbe, la diction de l'univers.

Nous verrons que pour traduire le mot logos en latin Tertullien se sert de trois termes qu'il énumère les uns à la suite des autres. Le premier est ratio et le deuxième sermo[13].

  • « Je puis préjuger sans témérité que Dieu, même avant la constitution de l’univers, n’était pas seul : il avait en lui-même la ratio et en elle le sermo, qu’il faisait second à partir de lui-même, en l’agitant à l’intérieur de lui-même » (AP V,6-7).

Pour Tertullien Dieu a donc toujours en lui sa ratio, et celle-ci se co-agite en vue de la création du monde. Tout en restant à l'intérieur de lui-même, elle peut s'appeler Sagesse, c'est le Verbe intérieur. Cela est ensuite proféré à l'extérieur comme Verbe (qui correspond au sermo latin). Enfin par le Verbe (par la Parole) il y a production du cosmos.

  • « Le Verbe lui-même prend aussi sa forme et son ornement, c'est-à-dire le son et la voix, lorsque Dieu dit : “Que la lumière soit !” Voilà donc que la naissance du Verbe est complète, maintenant, qu'il a été manifesté par Dieu. D'abord fondé par lui pour l'œuvre de pensée sous le nom de Sagesse : "le Seigneur m'a fondée principe de ses voies" (Pr 8, 22), il est ensuite engendré pour l'œuvre effective : "quand il ornait le ciel, j'étais près de lui" ; à partir de quoi, [...] il a été fait fils, Premier-Né en tant qu'il a été engendré avant toutes choses, Monogène en tant que seul il a été engendré de Dieu, au sens propre du mot de la vulve de son cœur, selon que le Père lui-même l'atteste: "Mon cœur a proféré (eructavit) un Sermo excellent" (Ps 44, 2). » (AP VII, 1)

Vous avez ici une espèce de narration, d'histoire à l'intérieur de Dieu, une sorte de théogonie pourrait-on dire. Dans cette considération d'un côté il y a le Dieu immobile dans son éternité ; de l'autre Sagesse, Verbe, cosmos constituent un tout qui s'appelle "économie", au sens originel de gestion de la maison : l'Éternel se fait une maison. Vous avez ici une espèce de narration, d'histoire à l'intérieur de Dieu, une sorte de théogonie pourrait-on dire. Dans cette considération il y a : d'un côté, le Dieu immobile dans son éternité ; de l'autre : Sagesse, Verbe, cosmos qui constituent un tout qui s'appelle "économie", au sens originel de gestion de la maison : l'Éternel se fait une maison.

Pour Tertullien donc, comme pour un grand nombre de Pères du IIe siècle, la prolation du Verbe – c'est-à-dire la prononciation de la Parole – est liée à l'idée de la création. C'est un trait assez constant dans la première logologie, que la parution du Logos (sa naissance) est liée à l'idée de création. Et cette "génération" (cette naissance) est considérée comme contemporaine du Fiat lux qui est la Parole (le Verbe) de Dieu qui retentit : voulant créer le monde, Dieu profère la Parole qui est le principe du monde.

Tertullien le dit explicitement : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut, c'est-à-dire le Verbe qui est la véritable lumière. » (AP XII). Vous comprenez comment cela nous a bien aidé dans notre lecture du Prologue de saint Jean pour la compréhension du Logos.

 

Avec Tertullien s'inaugure donc un schéma qui est différent de celui qui structurera la pensée des siècles postérieurs. Pour être bien clair je vais marquer la différence de structuration entre la dogmatique moyenne qui est la nôtre et la pensée de Tertullien :

  1. chez Tertullien il y a Dieu qui est le Père puis l'économie, l'idée de création n'est pas structurante, ce n'est pas elle qui permet de poser la césure. Le Fils fait partie de l'économie, mais le contexte est celui du récit, ce n'est pas une étude de concepts.
  2. chez nous il y a la Trinité puis un abîme, puis la création. C'est la distinction créé/incréé qui justifie cette répartition

schéma comparant Tertullien et nous

Soit donc pour Tertullien :

       1. Dieu le Père,

       2. – la Sagesse cogitatrice (qui est la ratio interne de Dieu),
           – la Parole proférée,
           – et le monde dont la Parole est le principe (l'arkhê).

Chez Tertullien, la césure est donc entre "monarchie" et "économie".

  • "Monarchie" est le mot technique employé pour marquer le seul principe éternel – monos arkhê – qui est Dieu le Père[14].
  • "L'économie" comprend la Sagesse, la prolation de la Parole, la création (le monde).

Nous savons par ailleurs que pour Tertullien, entre "Sagesse et Parole" d'une part et "monde" d'autre part, est introduit un principe discriminateur qui est "être de la substance de Dieu" d'une part, et "être créé ex nihilo" d'autre part. Et lorsque ce principe est structurant, il donne lieu à cette distinction. Ici le principe – qui repose sur la considération nouvelle de la création ex nihilo – est affirmé mais il n'est pas encore structurant par rapport à l'autre principe structurant dominant qui est le rapport de la monarchie et de l'économie c'est-à-dire de Dieu et de "son plan" (pour parler de façon approximative).

 

Et nous, nous lisons :

  1. Trinité[15]
  2. Création (monde).

Pour nous la césure se trouve au lieu d'articulation entre "Trinité" (qui est ici le "Dieu-Sagesse-Parole" de Tertullien) et "monde".

 

Pour Tertullien, la césure est entre Dieu et Sagesse-Parole-monde :

  1. Il y a d'abord la monarchie, c'est-à-dire l'unité du principe qui est le Père sous le rapport d'éternité (il est non-arkhê),
  2. Il y a ensuite l'économie dans laquelle intervient la première cogitatio divine (la prolation de la Parole) et la constitution du monde.

Pour Tertullien il y a Dieu, puis la sagesse cogitatrice ou co-agitatrice ; puis Dieu commence à agiter à l'intérieur de lui-même, à cogiter son plan, qui est ratio interne de Dieu – cependant Tertullien établit encore une petite nuance entre la ratio interne et la cogitation, tout cela est très subtil et peut être pas toujours constant – ; ensuite il y a la Parole, c'est la Sagesse en tant que dite, en tant que proférée ; et enfin il y a le monde, dont la Parole proférée est le principe (l'arkhê).

 

●   Précisions sur la conception de Tertullien et les tendances de l'époque

Une conception comme celle de Tertullien pourrait être accusée de subordinationisme. Elle a l'air en effet de subordonner le Fils au Père, de diminuer le Fils par rapport au Père, de marquer une certaine inégalité entre le Fils et le Père. Et c'est en effet une conception courante au IIe siècle et dans la première moitié du IIIe siècle.

Pour situer cela dans la problématique de l'époque d'une façon un peu sommaire, disons qu'avant le Concile de Nicée, les doctrines trinitaires oscillent entre deux tendances excessives :

  • la tendance subordinationiste dont nous avons un écho ici ;
  • la tendance modaliste dans laquelle le Père, le Fils et l'Esprit ne sont que des noms ou des modes différents de désigner la même réalité sans qu'il y ait de différence véritable entre eux.

La doctrine modaliste se lit dans un passage des Actes de Jean : « On l'appelle tantôt Père, tantôt Fils, tantôt Esprit. » Cette doctrine est un peu prédominante à un certain moment dans l'Église romaine et elle est alors appelée parfois "sabellianisme", du nom de Sabellius qui l'a défendue vers 220, et parfois "patripassianisme" parce qu'elle dit que le Père a souffert, puisqu'il y a identité entre le Père et le Fils. Cette notion de patripassianisme (le Père a subi la passion) est une sorte de conséquence.

J'ai donc cité la "tendance modaliste" et la "tendance subordinationiste", l'une qui exagère l'unité pour dire que la diversité n'est que modale, l'autre qui exagère la diversité en subordonnant, en disant l'un inférieur par rapport à l'autre. Nous avons d'ailleurs trouvé un écho de cette deuxième tendance de façon explicite chez saint Justin lorsqu'il parle du "deuteros Théos", du deuxième Dieu.

Une parenthèse ici. Ce n'est que beaucoup plus tard, au IVe siècle, que se dégagera une doctrine de l'unité de nature dans la diversité des personnes, et qu'on aura victorieusement réponse à tout en disant "une seule nature et trois personnes" ! D'autant plus, du reste, que les termes de nature et personne, quand ils vont paraître, répondront à une question de l'époque, c'est-à-dire à un moment de maturation de la question qui est celui du IVe siècle. Et nous pensons qu'il est assez dommageable pour nous aujourd'hui d'avoir purement et simplement reconduit cette formule sans avoir essayé de la repenser et éventuellement de la relire en fonction des présupposés d'aujourd'hui qui sont différents de ceux du IVe siècle. Pour avancer dans ce sens, il faudrait une documentation très sérieuse, une connaissance intime de l'histoire de la pensée chrétienne dans sa mouvance. Ici nous ne pouvons évidemment donner qu'un écho très partiel, très fragmentaire.

Donc, nous avons dit qu'en cette époque pré-nicéenne, Tertullien se trouve "dans la tendance subordinationiste". Nous ne disons pas qu'il est subordinationiste au sens qui sera défini ensuite, car c'est une façon négative de lire. En effet le problème de l'égalité des personnes ne se pose pas alors sous la forme que nous connaissons. La question de Tertullien est uniquement de savoir s'il y a commencement ou non, et non pas de savoir s'il y a égalité ou pas égalité.

C'est une mauvaise méthode que de juger des pensées anciennes à la lumière des problématiques plus récentes. Or on le fait constamment à propos des Pères du IIe siècle parce qu'on les juge du haut de la dogmatique dominante, plus aboutie, des siècles postérieurs au lieu de les entendre à partir de la lecture même qu'ils font de l'Écriture. C'est une tendance très générale de considérer ces auteurs comme inchoatifs, archaïques, contradictoires, n'ayant pas encore atteint la grande dogmatique. C'est une tentation de lire l'histoire et le progrès de la dogmatique comme une sorte de maturation continue. Or il n'est pas du tout sûr que l'histoire de la pensée chrétienne doive se lire sur ce schéma-là. En tout cas, méthodologiquement, si on veut faire une étude sur Justin ou sur Tertullien, pour les entendre, il importe de se situer autant que possible à l'endroit d'eux-mêmes, et à partir de quoi ils lisent, et non pas à partir d'une dogmatique postérieure.

Finalement ce qui est décisif dans la pensée de Tertullien, c'est l'éternité comme contre-distinguée de tout ce qui a commencement. Et c'est ainsi qu'il argue a fortiori contre Hermogène. En effet Hermogène prétendait que la matière était éternelle, et Tertullien argue : la Sagesse elle-même a un commencement ; comment voulez-vous que la matière, elle, n'ait pas de commencement ? Voilà le genre de raisonnement que l'on appelle a fortiori. Il y a un seul qui n'a pas de commencement, qui est an-arkhos, c'est Dieu le Père.

Nous insistons sur le fait que cela est susceptible d'être traité de subordinationisme mais qu'il n'est pas opportun de le faire car c'est juger une problématique antérieure à la lumière des grands conciles.

À ce propos nous vous signalons qu'en saint Jean lui-même – et nous n'allons pas l'accuser d'être hérétique – le Fils dit : « Le Père est plus grand que moi » (Jn 14, 28), ce qui est vrai dans une certaine perspective. C'est d'ailleurs un texte qui fera grosse difficulté au moment des luttes ariennes où commencera à être fortement notée l'égalité entre le Père et le Fils. Les Pères de l'Église ont souvent été gênés par ce texte, mais il est intéressant de suivre leurs commentaires et de voir que certains, par facilité, disent que cela se réfère à l'humanité du Christ, ce qui n'est pas du tout conforme non plus à l'intention de l'évangile de Jean. Mais beaucoup d'autre Pères de l'Église continuent à dire qu'il s'agit précisément de "l'origination", c'est-à-dire de la dépendance d'origine qui constitue le Fils éternellement, c'est cela qui trouve à s'exprimer par cette notion de "plus grand".

 

●  Logos endiathétos (Verbe mental) et Logos prophorikos (Verbe proféré)

D'autre part, pour Tertullien, comme pour la plupart de ses contemporains, la doctrine du "commencement du Verbe" se corrige - si l'on peut dire - par l'affirmation d'un Verbe préexistant en Dieu mais non encore proféré. On pourrait dire, d'un point de vue trinitaire ou logologique, qu'il y a comme deux états du Logos : "un état interne au Père" et "un état proféré qui mérite le nom de Fils"[16]. En cela Tertullien est précédé par un certain nombre de Pères de l'Église comme saint Théophile d'Antioche[17] qui sont aidés par une terminologie stoïcienne.

En effet, le langage stoïcien distingue le Logos endiathétos et le Logos prophorikos, c'est-à-dire le "Verbe mental" et le "Verbe exprimé en parole extérieure" (la Parole mentale et la Parole exprimée). Cela nous conduit dans la direction d'une considération de la notion de Verbe à partir du "Verbe mental" et à partir de "la connaissance". Saint Augustin développera la notion de "Verbe mental" comme modèle d'intelligence du Logos au détriment de la "Parole proférée", et ensuite, par saint Augustin, ce sera dans la grande pensée dogmatique occidentale.

Ces considérations de Tertullien ne sont pas pleinement satisfaisantes d'un point de vue nicéen, mais cela marque bien qu'il ne s'agit pas d'un subordinationisme du type de celui d'Arius au IVe siècle, contre lequel le Concile de Nicée a procédé, et qui prétendait que le Verbe était simplement la Première grande Créature. Ici il n'en va pas de même.

 

●  Ratio, sermo, jussio : trois termes latins correspondant au mot grec logos

Il est intéressant de voir comment Tertullien traduit le terme de logos. Étant le premier à s'exprimer en latin, il a en effet la tâche de trouver les mots qui correspondent au grec du premier christianisme. Il se sert de plusieurs termes qu'il énumère les uns à la suite des autres :

1. D'abord le terme ratio qu'on peut traduire provisoirement comme "sens" ou "conscience" de Dieu, mais ce que nous voulons dire par là c'est que c'est très différent de la notion médiévale de ratio. Cette ratio est éternelle sous une certaine forme, mais elle commence à un certain moment à se mettre en mouvement, c'est l'agitatio. Et cette agitatio est co-agitatio, c'est-à-dire cogitatio : Dieu cogite le plan. C'est sous cet aspect que la ratio éternelle de Dieu mise en mouvement pour cogiter le monde mérite la dénomination de Sagesse, de Sagesse en acte de cogiter, de constituer le plan du monde. Mais tout cela est toujours intérieur à Dieu.

2. Ensuite, lorsque Tertullien veut traduire le mot Logos au sens de "Parole proférée", c'est-à-dire ce qui naît au Fiat lux et qui est, disons, l'extériorisation de cette cogitatio, alors il traduit naturellement le mot logos par le mot latin sermo[18] (discours, parole, parole proférée).

3. Et lorsqu'il veut traduire un certain aspect de ce discours en tant qu'il ne se borne pas à commenter mais en tant qu'il est effectif, en tant qu'il commande, il traduit logos par jussio (du latin jubere, ordonner), l'acte d'inférer, d'ordonner. C'est une des caractéristiques du Logos que d'être un impératif. Nous avons dit que le Logos est « Que la lumière soit », le logos est un impératif et c'est ce qui est traduit par le terme de jussio – un jussif – dans le latin de Tertullien.

  • « Avant toutes choses Dieu était seul, étant lui-même à lui seul et le monde et le lieu et tout. Seul, car en dehors de lui il n’y avait rien d’autre au dehors. Et cependant il n’était pas seul même à ce moment-là, car il avait avec lui celui qui est en lui, sa raison (ratio). Car Dieu est rationnel [...]. Car, bien que Dieu n'eût pas encore envoyé son Verbe (Sermo), il le tenait au-dedans de lui-même, méditant et disposant silencieusement ce qu’il allait bientôt dire par son Verbe [...]. Dieu, même à ce moment-là, avant la constitution de l’univers, n’était pas seul : il avait en lui-même la raison (ratio) et en elle le Verbe (Sermo), qu’il faisait second à partir de lui-même, en l’agitant à l’intérieur de lui-même. » (Apologie 5, 2-7).
  • « Le Verbe (Sermo) reçut l'ornement qui le caractérise, le son et la voix, au moment où Dieu dit “Que la lumière soit”… quand il sortit (procedit) de Dieu […] En premier lieu, alors que le Fils n'apparaissait pas encore, “Dieu dit : 'Que la lumière soit', et elle fut faite”, à savoir le Sermo lui-même, vraie lumière qui éclaire l'homme venant en ce monde, et par lui (fut faite) également la lumière du monde. Ensuite, le Christ dans le Sermo, assistant à titre de ministre, Dieu voulut que (tout) fût fait, et Dieu fit. » (AP VII et XII)

Quand nous avons parlé de "délibération jussive" en lisant saint Paul, ce n'était pas sans connaître ce langage de Tertullien. Par exemple, en Éphésiens 1 qui est structuré par les deux moments du caché et du dévoilé, rétrospectivement, le langage de Tertullien nous aidait à découvrir le moment de la boulé (délibération) et le moment du thêlêma comme étant dans le premier moment mais sous une forme qui ne comporte pas exactement la même élaboration, boulé et thélêma étant donc deux aspects qui appartiennent à la première pensée chrétienne[19].

 

●   La référence à la Sagesse vétéro-testamentaire

Toutes ces considérations sont traitées dans un contexte de Sagesse.

  • « Telle est la parfaite naissance du Verbe (Sermo) qui procède de Dieu. D’abord établi par Dieu pour la pensée sous le nom de Sagesse : “Le Seigneur m’a établie principe de ses voies” (Pr 8,22), il est ensuite engendré pour l’œuvre effective : “Quand il ornait le ciel, j’étais près de lui” ; à partir de quoi [...] il a été fait Fils, Premier-né en tant qu’il a été engendré avant toutes les choses, Fils unique en tant que seul il a été engendré de Dieu, au sens propre du mot, de la vulve de son cœur, comme le Père lui-même l’atteste (Ps 44,2) » (Apologie, 7,1)

Nous avions vu que des termes de la sophiologie sont empruntés par saint Paul pour désigner le Christ, par exemple en Col 1. Nous avons dit aussi que la lecture du Prologue de Jean était d'une certaine façon empreinte de références sapientielles. Et il faut voir que cela est le premier lieu du développement de la christologie au IIe siècle.

Théophile d'Antioche énumère différents noms du Christ : « Dieu engendra son "Verbe immanent" (Logos endiathêtos) […] On l'appelle Principe (arkhê) […] C'est lui, "Esprit de Dieu", "Principe", et "Sagesse" et "Force (dunamis) du Très-Haut"… » (À Autolycus, II, X). Pour le Verbe on a donc : Arkhê (Principe), Pneuma (Esprit), Sophia (Sagesse)…

Et la référence privilégiée est Proverbes 8 où on a la présence de la Sagesse qui assiste et co-opère à la création. C'est un des textes les plus cités au cours de ces siècles :

  • « 22Le Seigneur me créa, arkhê (commencement, principe) de ses voies vers ses œuvres, 23avant cet aïon il me fonda dans l'arkhê, 24avant de faire la terre et avant de faire les abîmes, avant que ne s'avancent les sources des eaux, 25avant que les montagnes ne soient fixées, avant toutes les collines, il m'engendre. Le Seigneur fit les pays peuplés et les inhabités et les extrémités habitées de celle qui est sous le ciel (= la terre). 27Quand il préparait le ciel, j'étais à ses côtés, et lorsqu'il déterminait son trône sur les vents. 28Quand il faisait solides les nuages d'en haut, et comme il plaçait inébranlables les sources de celle qui est sous le ciel – [lorsqu'il imposa à la mer son ordonnance, 29et les eaux ne transgresseront pas sa parole] et il faisait solides les fondements de la terre, 30j'étais auprès de lui en plein accord (harmôzousa), moi, j'étais celle en qui il se réjouissait, jour après jour, j'étais dans la joie en sa présence à tout moment lorsqu'il était dans la joie d'avoir achevé la terre habitée, et qu'il trouvait sa joie dans les fils des hommes. […] 26elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image (eikôn) de sa bonté. »

 

●   Théologie des puissances de Dieu

Mais cette sophiologie elle-même se développe dans le contexte de ce que l'on pourra appeler une théologie des puissances de Dieu, ce qui suppose une certaine distinction entre Dieu et ses puissances. Les puissances de Dieu ce sont, pourrait-on dire, ses mains ouvrières. Irénée avait déjà dit que le Verbe et l'Esprit sont les deux mains ouvrières de Dieu, ce avec quoi il œuvre et il modèle le corps d'Adam.

Dans le langage symbolique, la main désigne normalement une puissance (dunamis). Il est assez caractéristique que certaines traductions grecques de l'Ancien Testament qui sont connues pour vouloir éviter les anthropomorphismes, traduisent le mot hébreu yad (main) par le mot dunamis. C'est du reste la signification symbolique profonde de yad (la main). Et justement Tertullien traduit yad / dunamis par vires, les "forces" de Dieu. Il aura précisément occasion de mettre en œuvre cette doctrine des mains de Dieu – dont nous avons dit qu'elle est traditionnelle et se trouve déjà chez Irénée – et par suite de mettre en œuvre toute une théologie des puissances en polémiquant contre Hermogène.

En effet il y a un aspect de la doctrine d'Hermogène que nous n'avons pas relevé antérieurement en exposant Hermogène parce que ce n'était pas particulièrement central dans sa pensée. Pour Hermogène Dieu a ordonné (a cosmisé), donc a mis en œuvre (ou a mis en monde, en cosmos) la matière chaotique et bouillonnante antérieure. Comment ? Par sa parution, en lui apparaissant : Dieu paraît à la matière, et le bouillonnement s'apaise. Tertullien dit, mais c'est sans doute un mot d'Hermogène : « comme la beauté frappe et fixe l'âme d'admiration ou de stupeur ». Là c'est un vieux thème très important, très intéressant, qui se réfère peut-être à celui de la tempête apaisée, thème dont on trouve par exemple l'exploitation dans la première patristique. Mais c'est plus précisément la reprise du thème épiphanique de la lumière qui, en paraissant, fait disparaître la ténèbre et le désordre.

  • Parenthèse. Ce thème est un thème épiphanique et il marque une fois encore la signification par rapport à la pneumatologie de la connaissance, de la parution de la lumière à laquelle nous avons déjà fait allusion. Il a surtout été développé dans le valentinisme[20] où l'apparition de la lumière explicitement guérit Sagesse (Sophie) qui a des malheurs et des passions dans les lieux de l'ombre et du vide, il la guérit de ses passions, de son désordre, de ses errances, de ses erreurs, de ses bouillonnements, et la constitue achevée et parfaite. Même dans le valentinisme, le thème du bouillonnement est explicitement conservé pour marquer clairement et l'errance et l'incertitude. C'est au fond une description phénoménologique de l'état d'ignorance, de l'état de l'homme antérieur à l'expérience de la lumière. Dans le valentinisme il y a le terme de ekbebrastaï (bouillonnement) – brasmos est un terme qui désigne le mouvement des vagues incohérentes –, c'est ce qui est pacifié par l'apparition de la lumière. Dans le mythe valentinien ce terme ekbebrastaï, est utilisé pour désigner l'attitude antérieure à l'apparition de la lumière, celle-ci ayant pour objet d'éclairer mais aussi de constituer et de fixer : en venant la lumière dissipe les ténèbres, rejette l'ignorance, et fixe ce qui était fluctuant, le constitue.

création, deux mains de DieuTelle est donc l'imagerie que reprend Hermogène, imagerie qui, une fois encore, ressortit à une symbolique assez fondamentale, traditionnelle dans la première littérature chrétienne. Tertullien aurait pu défendre ce thème avec brio s'il en avait eu besoin – car il est surtout un homme de mauvaise foi, un avocat qui fait feu de tout bois pour défendre sa cause, un polémiste qui utilise absolument tous les prétextes – et il combattra ce thème. Pour le combattre, il utilisera un autre thème, également traditionnel, le thème des mains de Dieu.

Non, dira-t-il, ce n'est pas par simple parution oisive, non, Dieu a mis la main à la pâte (cf. AH XLV). Et vous voyez tous les développements possibles de Tertullien sur les mains ouvrières, aspect qui devient à ce moment-là pour Tertullien essentiel au christianisme, et qu'Hermogène oublie complètement par sa doctrine de la simple parution qui suffit à cosmiser, mettre en ordre. Tertullien affirme donc que Dieu a véritablement travaillé de ses mains, autrement dit qu'il a réellement mis en œuvre ses puissances opératives.

Si l'on veut entendre le sens original de ces deux thèmes, le thème des mains et le thème de l'épiphanie (de la parution, de la manifestation), il faut comprendre qu'ils se rejoignent. Ils désignent tous les deux le déploiement d'une des puissances opératives de Dieu. Seulement si l'on prend les choses au plan superficiel et au plan polémiquement utilisable, il est certain que regarder et travailler, ce n'est pas la même chose ! Et Tertullien, prenant l'un de façon superficielle, s'en sert pour combattre l'autre.

Nous avons déjà eu occasion de signaler ici que la main, qui pour nous se réfère premièrement au verbe "faire", est une image qui recouvre assez bien l'idée banale de création que nous avons aujourd'hui et qui est pensée à partir de ce verbe. Or il serait intéressant, à travers les textes primitifs qui parlent des mains, ou à travers les représentations iconographiques de la main dans le premier christianisme, de montrer que la main dit tout autre chose. Il faut éviter l'interprétation hâtive de la main par le verbe "faire", d'abord parce que le "faire artistique" ne se pense pas à partir de "faire", et que la main c'est aussi ce qui garde, ce qui maintient, ce qui protège, ce qui caresse, et donc c'est tout autre chose que le simple "faire".

Pour combattre Hermogène, évidemment Tertullien ne manque pas de références. Les anciens Pères de l'Église ont une mémoire des textes de l'Ancien Testament, des textes de l'Écriture en général, qui atteste une fréquentation tout à fait étonnante. Il cite par exemple le psaume 101 : « Les cieux sont l'œuvre de tes mains. » Tout ce qui tourne autour de la symbologie de la main et de l'emploi du mot "main" dans l'Ancien Testament, tous ces textes seront aussitôt rassemblés et utilisés.

Cette puissance divine – ces mains de Dieu – correspond, dit Tertullien, aux invisibilia de Rm 1 où Paul parle des nations à qui il est donné de connaître Dieu, de connaître « ses invisibles à partir de la création du monde, par ses œuvres et son éternelle dunamis et sa divinité » (Rm 1, 20). Bien sûr il ne s'agit pas ici de la problématique du XIXe siècle selon laquelle on peut prouver l'existence de Dieu à partir de la création, le texte de Rm 1 ayant été utilisé en ce sens par Vatican I[21], nous avons eu occasion de voir que le texte de Paul parle de tout autre chose. En effet, Paul exprime cette notion très intéressante de la révélation (du dévoilement) que Dieu fait à quiconque à partir de la ktisis (la création). Autrement dit, dans cette création se dévoilent les puissances invisibles de Dieu.

 La théologie des puissances s'articulera donc aussi à cette mention des invisibilia que sont ses puissances (ses dynaméis) ou ses forces (ses vires), et que Tertullien appelle également les sensualia de Dieu.

Vous ne lirez peut-être jamais le latin de Tertullien qui est un latin difficile, merveilleux, très étonnant du reste pour quelqu'un qui est habitué au latin classique parce qu'il est très particulier. Il y a toujours un arrière-fond de mots grecs dans le latin de Tertullien : ces invisibilia, il les appelle aussi sensualia,et nous serions tentés de dire "choses sensibles" mais nous nous tromperions car chez Tertullien sensualia signifie "les intelligibles". En effet il s'agit du mot "noéta" qui signifie "les intelligibles". Le mot noéta se trouve par exemple sous forme verbale dans Rm 1, le texte de Paul auquel nous faisions allusion. Le terme noùs est habituellement traduit par Tertullien par sensus dans un sens assez proche de notre mot "le bon sens", et alors l'adjectif noeta qui en est dérivé se traduit facilement par sensualis.

Pour apprendre un latin difficile et un latin en rapport avec le grec hellénistique, Tertullien est un lieu merveilleux !

  • Parenthèse. On pourrait faire un résumé sur l'histoire de la pensée chrétienne qui serait dégagé de toute allusion personnelle et qui serait un résumé éventuellement parfait de l'histoire, mais ce n'est pas intéressant, et de plus ce n'est pas vrai. Il est beaucoup plus intéressant de prendre contact avec un moment privilégié, un moment important, y compris avec tout le côté vivant d'un auteur comme Tertullien. Bien sûr, il faut savoir que c'est ponctuel, et nous aurons ensuite à nous poser la question qui ressort de cette étude ponctuelle : comment cela se situe-t-il par rapport à un ensemble ? Mais ce n'est pas du tout la même chose de tenter un contact de ce genre. L'histoire de la pensée ne signifie plus rien si elle devient une histoire vague de concepts ; elle est dans des situations et dans des lieux, et dans des moments. C'est ce que nous essayons de voir en ce moment.

Ces intelligibles, ces puissances opératives de Dieu sont parfois énumérées par Tertullien. Nous en avons plusieurs listes qui ne sont d'ailleurs jamais ni définitives ni exhaustives.

On peut citer : Sophia (la Sagesse) ; sensus (l'intellect, traduction du noùs), ratio (qu'il faudrait peut-être traduire par "sens", au sens où nous parlons en français d'un "sens" du texte) ; sermo (parole proférée) ; spiritus (Esprit de Dieu) ; virtus (la force) ; dunamis (puissance de Dieu) ; boulê (conseil, délibération divine) ; thélêma (volonté de Dieu).

Thélêma (volonté de Dieu) est la constitution des choses dans le caché à la différence de leur parution. Autrement dit, "l'acte constitutif des choses dans le caché" et "l'épiphanie (la manifestation) de ces choses" relèvent de deux puissances divines.

Nous ne vous cachons pas que la fréquentation de ces auteurs du IIe siècle, qui sont très attentifs à attribuer à chaque puissance de Dieu ce qui lui revient, nous a été de grande utilité pour la lecture de saint Paul, par exemple dans l'épître aux Éphésiens pour la distinction du moment de la boulé.

 

Il y a une chose importante que nous voulons dire ici. Si l'on suit la première littérature chrétienne, on s'aperçoit que c'est à l'intérieur d'une réflexion sur les diverses puissances de Dieu que se constituera une théologie trinitaire. Si l'on situe cette théologie des puissances dans l'histoire de la pensée chrétienne, en se plaçant du point de vue de ce que sera la plate-forme de la pensée classique, on pourrait dire que dans cette théologie des puissances à laquelle nous venons de faire allusion et qui est dominante dans les premiers siècles, il y a confusion entre deux choses qui seront ensuite nettement distinguées, à savoir d'une part ce que l'on appellera les personnes divines (Père, Fils et Saint-Esprit), et d'autre part les attributs de Dieu (la Sagesse, l'intelligence, la bonté, la justice…). C'est alors que paraîtra la notion de sujet, ou la notion d'hypostase, de personne divine. Et il faudra opérer une centralisation de certains effets à certains sujets, l'attribution de ceci et de cela au Père, au Fils (ou Verbe) et au Pneuma (à l'Esprit). Et il y aura là une certaine incertitude au départ. Plus tard la Sagesse disparaîtra de la théologie classique – toute la sophiologie disparaîtra –, et elle sera référée parfois à l'Esprit et parfois au Verbe suivant les auteurs. Il y a là une sorte d'indétermination.

Comme je l'ai déjà dit, le mot Spiritus sera également très difficile dans ce domaine puisque :

  • Spiritus signifie Dieu même, puisque que « Dieu est Esprit » (Jn 4, 24).
  • La Sagesse qui est Spiritus sera quelquefois référée au Verbe, ce que l'on appellera plus tard la seconde Personne. Plus précisément chez Tertullien la Sagesse désigne un état du Verbe antérieur à la prolation. Mais chez Théophile d'Antioche par contre, la Sagesse est toujours l'Esprit Saint, ce qui est aussi le cas pour la lignée qui parle des deux mains de Dieu qui sont son Verbe et sa Sagesse.
  • Tertullien parle aussi d'un Spiritus Tertius, l'Esprit en tant que troisième, en référence à la connumération « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ».

Cette énumération ternaire du Spiritus a joué un certain rôle dans l'élaboration de la doctrine.

 

C'est là un moment très important de l'histoire de la pensée chrétienne. Du point de vue de la plate-forme de la théologie classique, on pourrait dire qu'il y a ici dans cette théologie des puissances, confusion entre deux choses qui seront ensuite nettement distinguées :

  • d'une part les personnes divines (Père, Fils et Esprit Saint) ;
  • d'autre part les attributs divins. La boulé, la sagesse, l'intelligence.... tout cela sera connuméré par la théologie classique dans les attributs divins.

Cette distinction entre personnes et attributs se voit nettement chez saint Augustin, et par lui cela passera à toute la théologie occidentale Or ce sera un thème essentiel de la théologie classique, qu'il n'y a pas de distinction réelle entre la substance de Dieu et ses attributs, alors qu'il y a une distinction réelle entre les personnes. Nous sommes là dans la problématique fondamentale qui structure les traités de Thomas d'Aquin, De Deo uno et De Deo trino (Traité de Dieu Un et Traité de la Trinité), dans leur distinction même. Cela ira très loin à la mesure où le traité De Deo Uno sera ensuite usurpé par la philosophie, et le traité De Deo trino sera réservé en tant que mystère. Ce sera là le germe de la distinction qui existe entre la philosophie au sens occidental – son existence même – dans son rapport à ce que fut une certaine théologie. Dans ces petites choses il y a l'histoire de l'Occident, pour autant que l'idée de Dieu – en tant qu'elle articule des choses, ou en tant qu'elle n'en articule plus –, est quelque chose de décisif pour une histoire.

Le fait qu'il n'y ait pas de distinction réelle entre la substance de Dieu et ses attributs posera ensuite question, puisqu'on ne pourra pas se servir des attributs pour définir les personnes. On les définira donc à partir d'une distinction plus fondamentale qui est à la base du Traité de la Trinité, la distinction entre la nature divine et les personnes divines.

À l'époque de Tertullien, il n'est pas encore question de nature divine, si bien que ;

  • quand Tertullien dit "Dieu", cela désigne le Père.
  • quand nous, nous disons "Dieu", nous désignons la nature divine commune au Père, au Fils et à l'Esprit.

Donc déjà là nous avons une sorte d'ouverture à partir de l'indéterminé d'un certain fonctionnement de la pensée chrétienne affrontée à parler de Dieu à partir du fait du Christ et de l'Esprit, et affrontée à un certain nombre de questions et de problèmes. Il y a là quelque chose qui est pour nous comme une indétermination de langage par rapport à la problématique qui deviendra dominante en Occident, mais, à notre sens, cette indétermination est au moins aussi riche que la problématique à venir.

Sur cette étude des conséquences christologiques de la position de Tertullien, ajoutons ce que dit Tertullien (AH XVIII, 1) à propos de Proverbes 8, 22 qui est le lieu de référence pour la Sagesse : « Le Seigneur m'a créée, principe de ses voies pour ses œuvres ». Or dans le latin de Tertullien, “il m'a créée” c'est condidit[22] qui évidemment, après ce que nous avons dit, n'est pas à entendre d'une création ex nihilo, puisque c'est Tertullien le premier qui formule de façon radicale cette notion de création ex nihilo. Donc ici, pour Tertullien, la Sagesse et la Parole ont été "créées" de la substance du Père, mais pas "ex nihilo".

 

b) Les conséquences cosmogoniques : abandon de la structure caché/dévoilé

Après les conséquences christologiques, les conséquences cosmogoniques. Nous en disons un tout petit mot.

Tertullien reprend dans la lecture de Genèse, mais en réduisant l'intelligence traditionnelle de ce texte pour pouvoir affirmer la non-éternité de la matière. Autrement dit, il abandonne définitivement le point de vue du caché / dévoilé qui impliquait cette espèce de réceptacle mythique à quoi Dieu se dévoile. Et cela pour introduire de façon de plus en plus claire le point de vue du "projet" et de sa "réalisation"[23].

Nous savons d'autre part que dans la "réalisation" il admet un processus en distinguant "le rudiment" (ou l'ébauche) et "l'achèvement". Chez lui la distinction entre la terre rudis et la terre tout court est une distinction d'étape dans le processus : il y a d'abord l'effectivité de l'état du matériau brut, ensuite l'achèvement ou la perfection de ce matériau. C'est très différent des considérations antérieures où les réalités de "la terre antérieure à notre terre" étaient très souvent considérées comme désignant la terre en Sagesse, c'est-à-dire la terre fondée et non pas créée, ou la réserve de Dieu, ou le caché de ce qui se dévoilera dans la terre.

Nous sommes désormais sur le chemin de la théologie de la création. Cette théologie de la création ne se trouve pas encore explicitement chez Tertullien dans toutes ses dimensions, mais nous allons la voir se dégager lorsque nous étudierons la notion thomiste de Dieu créateur.

Nous aurons à situer cela, c'est très important, parce qu'à partir de la notion de Dieu créateur, puis de l'usurpation philosophique de la notion de création à travers la notion de Dieu "cause efficiente", jusqu'à l'idée vulgaire de Dieu (« il a bien fallu quelqu'un pour faire tout cela »), il y a tout un chemin de l'histoire de Dieu en Occident qui est très lié à la notion de création. C'est pourquoi le moment du surgissement de cette notion de création est très important.

 

c) Conséquences logiques et théologiques

Nous voudrions simplement ajouter quelques conséquences logiques ou théologiques.

Le langage de Tertullien est un langage logique, il faudrait dire plus exactement un langage à tendance logique. Nous avons fait une réflexion analogue à propos d'Irénée en marquant qu'il y avait chez lui un vœu et un besoin de logique qui s'exprimait par exemple par la nécessité de définir l'homme, de poser la question « qu'est-ce que l'homme ? », pour fournir ainsi comme la base d'un argument à partir de la définition. Or nous avons remarqué en même temps que chez Irénée la réalisation de cette logique n'était pas définitive, et en tout cas ne coïncidait pas pleinement avec ce que l'on appellera "logique" dans la pensée de l'université médiévale du XIIIe siècle.

La même réflexion peut se faire ici à propos de Tertullien. En effet la théologie de Tertullien continue à s'appuyer sur un certain nombre de bases que nous serions tentés de caractériser comme "mythiques" si nous nous situions du point de vue de la logique. Du reste, on pourrait se demander dans quelle mesure une logique même peut se constituer sans une certaine base mythique. Mais cela pose la question de savoir ce qui est premier : est-ce le langage ou est-ce la logique ? Est-ce le discours ou est-ce la ratio ? Disons que le langage de Tertullien s'appuie sur une certaine imagerie – de toute façon même la logique s'appuie sur une certaine imagerie – mais chez lui cette imagerie est commune avec l'imagerie et la logique stoïciennes bien que Tertullien soit un adversaire résolu des philosophes.

 

Et là, si l'on veut lire Tertullien et aussi les premiers Pères de l'Église, il faut être quelque peu familiarisé avec la philosophie stoïcienne. Il est assez curieux que ce qui a dominé l'histoire de notre Occident, c'est Platon et Aristote. Il est même curieux qu'un Heidegger par exemple, qui est très soucieux de la lecture de l'Occident à partir des premiers Grecs, ne parle jamais du stoïcisme ; en effet, c'est quelque chose qui n'a pas joué de fonction, à la différence de Platon et d'Aristote. Par contre, les premiers Pères de l'Église se servent essentiellement du stoïcisme dont le mode de pensée, la structure de pensée disparaîtra rapidement. D'ailleurs le milieu hellénistique contemporain du christianisme naissant se sert beaucoup d'un certain stoïcisme piétiste ; il y avait en effet dans le stoïcisme de quoi également s'exprimer et exprimer une certaine piété hellénistique, une piété diffuse. C'est un langage qui nous est étranger, qui est très difficile. Si le langage de nos sources est très difficile, le langage du stoïcisme l'est également. Il existe dans la collection "Que sais-je ?" un petit ouvrage de M. Brun intitulé Le stoïcisme qui est bien fait et facile d'accès.

 

Cela aussi peut être l'objet d'une très courte réflexion. Tertullien est parmi les Pères de l'Église un des plus opposés à la philosophie grecque. Lorsque la pensée chrétienne s'est trouvée affrontée à l'hellénisme, les penseurs, les écrivains chrétiens se sont trouvés spontanément rangés dans deux camps, le camp de ceux qui accordaient un crédit à la philosophie grecque pour l'expression du christianisme, et le camp de ceux qui ont été de toujours extrêmement opposés. Dans le premier cas on peut déjà citer Justin, et surtout Clément d'Alexandrie qui est très caractéristique dans ce domaine. Dans le second cas, il faut citer Tatien qui, bien que disciple de Justin, est un des adversaires les plus rigoureux de la philosophie, en particulier dans son Discours contre les Grecs ; mais ce qui est très curieux, c'est que si l'on enlevait de son discours ce qui est implicitement du stoïcisme, il ne resterait pas grand-chose ! Autrement dit il ne sert à rien de vitupérer contre des structures dont implicitement on se sert.

Donc ceci à propos de la situation de Tertullien par rapport à ce que nous avons considéré comme les deux pôles éventuellement structurants d'une pensée : une pensée de type plutôt symbolique ou de type plutôt logique. Tertullien, comme Irénée, se trouve dans un moment de l'introduction de certains besoins de logique, mais d'une certaine logique qui est encore à mi-chemin, qui n'arrive évidemment pas au questionnement proprement logique qui sera celui de l'âge scolastique.

 

Introduction aux chapitres suivants du cours

Au point de vue du contenu théologique, il faut bien voir que dans nos études des chapitres antérieurs, tout est impliqué : une certaine conception du monde, une cosmologie chrétienne ; une certaine conception de l'homme, une anthropologie chrétienne ; une doctrine du salut et donc du sens de l'homme en général ; une christologie ; et enfin une connaissance sur Dieu, ce que nous appelons théologie au sens strict. De plus une certaine conception de la Trinité se trouve impliquée dans le discours sur le monde, dans le discours sur l'homme, dans le discours sur le Christ. Or, progressivement, nous allons voir ces différents aspects se distinguer en parties adéquates d'études. Par exemple, à la mesure où la création au sens strict sera définie comme "production ex nihilo", la question de la divinité du Christ pourra se poser : le Verbe de Dieu est-il Dieu au sens théologique d'incréé ? Notez bien que le mot Dieu a été employé à propos du Christ de très bonne heure puisque saint Jean dit : « et le logos était Dieu ». Oui, mais pas en fonction de la problématique stricte que nous avons évoquée dans notre chapitre. C'est ce qui fait que la question de la divinité, en dépit de ces affirmations antérieures, pourra se reposer et qu'elle sera en effet sujette à beaucoup de vicissitudes et d'incertitudes au cours du IVe siècle.

Si bien que le chapitre que nous venons de voir débouche sur plusieurs études ultérieures disjointes, distinctes. Il débouchera, dans la ligne de la christologie, sur le problème de la divinité du Christ, ce qui suscitera le problème explicite de la Trinité, c'est-à-dire : comment le Père, le Fils et l'Esprit sont-ils également Dieu ? C'est ainsi que se constituera – disons – une théologie trinitaire. Et en particulier, c'est un des premiers sens du mot "théologie" dans l'emploi chrétien, pas le sens dans lequel personnellement nous l'employons habituellement, mais le premier sens où l'on distinguera, chez les Grecs notamment, entre les deux disciplines : l'économie et la théologie. D'une part la théologie est l'étude du Père, du Fils et de l'Esprit dans une "Trinité immanente" déjà reconnue pour elle-même, c'est l'étude de Dieu, et d'autre part l'économie est le plan de Dieu, le dessein de Dieu où entre l'Incarnation etc. Nous avons là une sorte de distinction de traités, de points de vue, de questions posées, qui n'appartient pas sous cette forme à la première pensée chrétienne mais que nous voyons poindre ici avec Hermogène et Tertullien.

Notre présent chapitre débouchera également sur le traité de la création. En d'autres termes, l'antique conception, l'antique mystique du sens du monde va se réduire à être la question de la création ex nihilo, donc la question du Dieu créateur.

Ce que nous avons voulu marquer maintenant, c'est comment ces différentes questions, ces questions disjointes, se trouvent impliquées en germe, en source, mais distribuées autrement dans le chapitre que nous venons d'étudier.

 

*  *  *

 

ANNEXE

Hermogène, par Antonio Orbe[24]

 

Son argumentation est axée sur deux points :

a) Dieu a dû faire de l'univers à partir de lui-même, du néant ou de quelque chose d'extradivin. Or il n'a pu le faire à partir de lui-même ni du néant – en ce dernier cas il serait le créateur du mal –, mais seulement à partir d'une substance extradivine c'est-à-dire la matière.

b) Pour que Dieu ait toujours été seigneur, il a dû nécessairement et depuis toujours exercer sa domination sur quelque chose, à savoir la matière éternelle. (cf. AH III, 1).

Le premier argument est le plus intéressant. À ce sujet, Tertullien écrit :

  • « Hermogène soutient également de la façon suivante que Dieu n'a pu créer du néant : il définit le Seigneur comme un être bon et tout bon, qui voudrait faire des créatures bonnes et toutes bonnes comme lui ; mieux, il ne veut créer et ne crée rien qui ne soit bon et excellent. Il faudrait donc que toutes les créatures eussent été faites par lui bonnes et toutes bonnes, conformément à sa propre condition. Or on trouve des choses mauvaises créées par lui, indépendamment bien sûr de sa décision et de sa volonté, puisque, s'il s'agissait de sa décision et de sa volonté, il ne créerait rien qui ne lui convînt pas et fût indigne de lui. On doit donc comprendre que ce qu'il n'a pas créé de sa propre décision est né de l'imperfection de quelque chose, la matière sans aucun doute. » (AH II, 4).

La création actuelle est mauvaise ; non qu'elle vienne d'un Dieu méchant – Dieu est bon –, mais à cause de la matière, éternelle et sans commencement, dont le Créateur a dû se servir.

L'argument est quelque peu recherché. Il ne s'agit pas de savoir si Dieu a pu créer à partir du néant. Hermogène semble prêt à l'accepter en théorie : Dieu aurait pu créer du néant un monde bon, mais il est question du monde présent, matériel. C'est le mal dans le monde – et non la puissance de Dieu (ni sa libre volonté) – qui conditionne l'argument : Dieu a-t-il pu créer du néant ce monde mauvais ?

En même temps que le Seigneur Dieu, toujours Dieu et toujours Seigneur, il existait la matière incréée, sans commencement ni fin., Une matière informe, dotée d'un mouvement confus et turbulent :

  • « Quant à [dire que la terre était] invisible et brute (Gn 1,2), cela s'explique par la volonté [d'Hermogène] de voir la matière informe, confuse et inorganisée » (AH XXIII 1).

Notre monde ou terre visible procède de la matière ou Terre invisible.

  • « Il veut donc que dans ce passage de l'Écriture deux terres soient présentées, l'une que Dieu créa au commencement (Gn 1,1), l'autre étant la matière à partir de laquelle il créa et au sujet de laquelle il est dit : “et la terre était invisible et brute” » (AH XXV, 1).

Il convient de distinguer la domination ou souveraineté éternelle de Dieu sur la matière coexistante, de la démiurgie au modelage de cette matière. Seigneur de la matière et ayant le pouvoir d'intervenir dans sa formation, Dieu n'a pas voulu, semble-t-il, exercer ce pouvoir depuis toujours (quoi qu'en dise Hippolyte, Réfutation VIII, 17). Autre est donc la matière incréée éternelle, autre le cosmos – ciel et terre – créé (= façonné) par Dieu dans le temps, selon l'Écriture.

Le mode de formation de la matière coéternelle dans le temps est curieux. Le Christ, Fils de Dieu – et non directement Dieu lui-même – aurait formé toutes choses (cf.  Hippolyte, Réfutation VIII, 17, 3). Et il ne l'aurait pas fait comme un pneuma qui pénètre la matière pour la doter d'espèces ou formes séminales, mais par sa seule apparition à distance :

  • « Non […], il ne crée pas le monde en la traversant [la matière], mais seulement en se manifestant et en s'approchant d'elle, comme la beauté produit un effet par sa manifestation, et un aimant par son simple rapprochement. » (AH XLIV, 1).

L'efficacité par “manifestation et rapprochement” évoque probablement la philosophie du Portique (stoïcisme). Hermogène évite de parler d'une démiurgie directe et immédiate de Dieu (ou Fils de Dieu) pour mieux expliquer la présence du mal dans le monde. En effet, si Dieu a agi comme Démiurge, quoi de plus simple pour lui que d'ordonner le mouvement confus de la matière et d'éliminer ipso facto l'origine du mal dans le monde ?

La solution de ce problème consiste à attribuer à Dieu une efficacité de persuasion et non d'imposition. Au lieu d'imaginer Dieu dans l'exercice de sa domination sur la matière turbulente pour supprimer toute turbulence et corriger le mal, nous le faisons intervenir comme la beauté de la femme qui exerce une influence sur l'homme ou comme l'attraction d'un aimant.

En définitive, le Dieu d'Hermogène ignore, pour l'origine de ce monde, non seulement la création ex nihilo au sens strict, mais encore la véritable démiurgie par impression de ses propres formes dans la matière, démiurgie qu'il tient pour excessive. Il agit en respectant les lois de cette matière étrange, qui s'approprie ou non les formes de Dieu.

Hermogène ignore, quant à lui, le troisième principe habituel du platonisme doxographique : le Paradigme. Ou, s'il le connaît, il l'identifie à Dieu dans sa beauté, à en juger par la causalité qu'il lui attribue (apparens et adpropinquans) par rapport à la matière. En tout cas, il semble avoir accepté, avec l'Écriture et la foi dans le Christ, la doctrine de la création du monde sensible in tempore.                                                                    

  • « Quelles peuvent être les dimensions de ce lieu dans lequel Dieu était assez loin de la matière pour ne pas se manifester à elle ni être à proximité d'elle avant la construction du monde ? Il a dû, j'imagine, faire un long voyage dans sa direction dès qu'il a voulu se manifester à elle et s'en approcher. » (AH XLIV, 5).

Ni païen ni chrétien, Hermogène veut concilier la prémisse philosophique païenne imposée par l'unde malum (avec la matière éternelle incréée) et les données de la Révélation (avec le monde sensible créé dans le temps). Il laisse en suspens bon nombre de thèmes, par exemple l'apparition du Fils de Dieu (caractère personnel, intervention démiurgique) et la ktisis du monde céleste par contraste avec la terre visible. Il en omet d'autres sur lesquels spéculaient les exégètes païens du Timée.

2 – Le mystère de la procession divine du Verbe chez Tertullien

Voici les étapes à prendre en considération :

1. Phase éternelle. Elle correspond au Logos (éternel) de Dieu ; encore mieux, au Sensus (noùs) ou Intellect divin en contemplation tranquille et inféconde de Lui-même (« Quae ratio Sensus ipsius est », « Cette raison n'est pas autre chose que son Intellect » AP V, 2). Depuis toujours il était l'Intellect de Dieu ; dès le commencement et même avant le commencement des êtres. Depuis toujours il restait en contemplation ininterrompue, inféconde et sereine de Lui-même. Il était Intellect, et non "discours" ou, encore moins, "parole" ; Intellect orienté vers Dieu ; à la fois contemplateur et contemplation, avec l'identité la plus simple et la plus parfaite. L'Écriture ne fait pas expressément allusion à cette phase ; elle la présuppose.

2. Deuxième phase, ante tempus, non éternelle. Par suite d'une décision positive et libre de Dieu, le Logos (= Sensus) passe de la contemplation de Lui-même à la pensée de l'Économie du salut. Il envisage d'établir une Économie de révélation pour se manifester à d'autres, à la manière d'un architecte qui, pour se faire connaître, décide de construire un palais. L'Intellect divin, en conformité avec la libre Volonté (origine de l'Économie gratuite), se met alors à "réfléchir". L'Écriture ne fait pas non plus mention explicite de cette phase, qui est déjà implicite dans le sens prégnant du Logos = logismos.

3. Troisième phase, ante tempus. Le Logos = logismos s'arrête enfin à une parole intérieure, logos endiathétos. Tertullien remplace ce terme par Sophia. Cette phase, d'une importance exceptionnelle, indique le moment de la conception de la Sagesse (personnelle), point de départ des chemins de Dieu. C'est à cela que fait allusion Pr 8, 22s. : Le Seigneur [= Dieu] m'a créée [la Sagesse] au commencement de ses voies, avant ses œuvres, j'étais ; avant les origines de la terre, avant les montagnes, avant les collines, il m'a engendrée. Telle est donc l'origine personnelle de Sophia : conçue dans l'Intellect de Dieu, pas encore engendrée au sens strict ni sortie de Lui. Deuxième personne, elle subsiste cependant en communion de substance avec Dieu, mais encore sans substance (= esprit) propre. En elle – Forme personnelle – comme modèle, Dieu conçoit la future Économie et anticipe la vérité de toutes les créatures (espèces, formes individuelles). Conformément à ce modèle, Yahvé façonnera l'univers et tout ce qu'il contient.

4. Quatrième phase, le premier jour (Gn 1, 3), après la création de la matière informe par Dieu. Sophia (= Logos endiathétos) est "proférée" – engendrée – en dehors de Dieu et devient ainsi Fils (subsistant). Ipso facto, par sa génération, Dieu devient son vrai Père, au sens strict. Par analogie avec le verbe humain qui, sans changer en tant que verbe, passe de endiathétos à prophorikos, Sophia passe – sans changement de personne – d'invisible à visible. La prophéra rend sensible le verbe humain, mais il ne subsiste pas, en raison de la non-subsistance du souffle humain. En devenant Verbe parlé, Sophia acquiert la subsistance – en tant que Fils subsistant – grâce à la consistance de l'Esprit (divin) qui la soutient. D'où Fils (= Verbe au sens strict) = Sophia + Esprit. La génération ou prolatio extérieure de la Sagesse personnelle n'entraîne pas une nouvelle intellection ou un nouveau discours, mais seulement une exhalation, une révélation – par souffle divin – de la Sagesse intérieure. En vertu de cette révélation, tout en demeurant comme Sagesse personnelle dans le sein du Père, elle commence aussi à vivre – avec un Esprit ou substrat divin propre – à l'extérieur du Père, comme Verbe ou Sagesse subsistante. Gn 1, 3 (Que la lumière soit faite), Ps 44, 2 (Tu es mon fils, moi aujourd'hui, je t'ai engendré) et Ps 109, 3 (Avant l'aurore, je t'ai engendré) se rapportent à cette phase. […]

La procession du Verbe est une sorte de prélude à l'Économie du salut humain. La deuxième personne s'oriente, à double titre (Sophia et Verbe), vers la création et le salut du monde. En tant que Forme librement conçue par Dieu, Sophia laisse entrevoir en elle les formes de la future création. Le Verbe – Sophia subsistante – de Dieu naît pour être le Démiurge de la matière informe et le Sauveur de l'homme futur.

Entre les deux dernières phases – la conception personnelle et la génération – se situe la création de la matière informe. Cette "création première" provient exclusivement de la volonté et de la puissance de Yahvé quasi materia ex qua.

La matière informe est venue ex Deo (= Patre) par création ; le Verbe, quant à lui, procède ex Deo Patre par génération (= prolatio de l'Esprit) de sa substance même. La matière fut créée avant les sept jours de la Genèse (Gn 1, 2) ; la naissance du Verbe eut lieu le premier jour (Gn 1, 3). Il naquit comme Démiurge, pour façonner la matière informe, modeler l'homme[25] et enfin le sauver. […]

Dans la pensée de Tertullien, il ne faut pas confondre la raison pour laquelle le Fils devient deuxième personne et celle pour laquelle il devient Dieu ou fils de Dieu.

Il est conçu personnellement, en tant que personne distincte de Dieu, en vertu d'une "réflexion" (logismos, pas noêsis à proprement parlé) ou intellection imparfaite (= discursive) dont le terme est un objet créé, à savoir l'Économie libre.

En revanche, il devient Fils de Dieu pour avoir été exhalé par la substance même de Dieu, comme Esprit sorti de lui sous la forme personnelle de Sophia. Il est engendré en dehors de Dieu, parce qu'il est sorti de Dieu avec un Esprit qui lui est propre. Ainsi, en tant que personne – comme Sophia et comme Verbe –, le Verbe est Médiateur naturel pour la formation de l'univers et le modelage de l'homme. Il est également Médiateur du salut en tant que dieu, Esprit sorti de Dieu ; il peut donc communiquer son Esprit à ceux qui sont appelés au salut et les rendre capables des actions propres aux hommes divins, afin qu'ils parviennent à la vision de Dieu.



[1] « La notion de corps se trouve appliquée à des domaines qui pourraient nous surprendre : tout est corps, la nuée est un corps, le soir, l'aurore, minuit, sont des corps (cf.  Plutarque), la parole est un corps (cf. Sextus Empiricus), Dieu est un corps (Hippolytus), l'âme est un corps, les vertus sont des corps (cf. Sénèque) […] Si tout est corps, il y a tout de même place dans le stoïcisme pour la notion d'incorporels : “Les stoïciens comptent quatre sortes d'incorporels : l'exprimable, le vide, le lieu et le temps” (Sextus Empiricus, Adv. Math., X, 218) » (Jean Brun, Le stoïcisme, PUF, p. 54-55)

[2] Pour la Sagesse divine, cela vient de Pr 8, 22 dans la version grecque : « Le Seigneur me créa, arkhê de ses voies vers ses œuvres. » Pour le lien du Verbe et de la Sagesse apparaitra plus tard dans le cours : la Sagesse et le Verbe intérieur au Père (cf. II, 2° a).

[4] « Selon le platonisme des IIe et IIIe siècles, repris en bonne partie par Hermogène, l'univers part d'une trilogie : Démiurge/paradigme/matière. » (Antonio Orbe, op. cité note 24, p. 241.

[5] Par exemple, voici ce que dit Tatien (120-173) : « Quand je parle, et que vous m'entendez – voilà à partir de quoi la Genèse est entendue : Dieu parle, j'entends – quand je fais entendre ma voix, je me suis proposé d'ordonner la matière inordonnée qui est en vous – c'est-à-dire que votre ignorance, votre ténèbre, votre confusion, est ce sur quoi paraît ma parole qui dissout la ténèbre, éclaire, met en ordre, vous fait venir au monde. Ce qui est intéressant, du reste, c'est qu'il ne s'agit pas d'une simple comparaison, mais d'une continuité, c'est-à-dire que le logos, cette première parole, a engendré notre monde ; moi aussi, régénéré sur le modèle du Logos et créé pour (ou illuminé par) la saisie du vrai, je transforme la confusion de la matière* qui m'est innée. » (Partie V du Discours contre les Grecs, avec des commentaires de J-M Martin)

[7] Édition bilingue grec-français, Ed. du Cerf, p. 155.

[8] Selon la différence qu'Aristote fait entre substance et accidents.

[9] Cela se trouve dans le De Oratione. La citation de Tertullien et le commentaire qui suit ont été ajoutés ici, c'est extrait de Le Notre Père présenté par Tertullien. Les titres attribués au Christ au IIe siècle.

[10] On peut traduire ratio provisoirement comme "le sens" ou "la conscience" de Dieu, mais ce que nous voulons dire par là c'est que c'est très différent de la notion médiévale de ratio.

[11] Le propre du pneuma (de l'Esprit) c'est la respiration, comme le mot l'indique : le souffle, c'est-à-dire l'expir et l'inspir. L'inspir est le pneuma totalement retenu dans le Christ, et l'expir est le moment où le pneuma se répand et se diffuse sur la totalité de l'humanité. Le rapport entre inspir et expir est analogue à celui de la semence et du fruit. C'est le rapport du sômatikos, du tenu en compact (le Christ est le pneuma en compact), et de la diffusion du Christ sur l'humanité. […] L'Esprit est répandu ou versé dans les cœurs. Donc bien entendre une phrase comme celle-ci : le Pneuma c'est le Christ ressuscité répandu, c'est le Christ répandu. Bien sûr, nous ne disons pas que le Saint Esprit n'est pas une personne distincte de la deuxième personne de la Sainte Trinité, nous ne disons pas le contraire non plus ici. Mais le terme de "personne" en particulier nous empêche d'entendre les textes du Nouveau Testament. » (J-M Martin, Le Pneuma (l'Esprit Saint) chez saint Jean). Voir aussi : La notion de "personne" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile.

[12] L'économie correspond à la façon dont Dieu réalise sa volonté de salut dans l'histoire des hommes. « Une notion… celle d'"économie" ou de "disposition", servait à la fois à repousser le dualisme et à montrer la distinction des Personnes divines. Les contradictions apparentes de l'Ancien et du Nouveau Testament, expose Irénée, ne sont en réalité que les "dispositions" temporelles, nombreuses et diverses, du plan historique de la création et du salut, plan "administré" sous la conduite du Père par le Fils et le Saint-Esprit, qui se manifestent ainsi dans des fonctions caractéristiques et font reconnaître le pouvoir qu'ils ont reçu du Père. (AH IV, 6, 7 ; IV, 7, 3-4 ; IV, 20, 3, 6, 10-12… » (Joseph Moingt, "Le problème du Dieu unique chez Tertullien", RSR 1970)

[13] « Le stoïcisme d’expression latine traduit usuellement le λóγος de ses sources grecques par ratio. En fait le complexe ratio – sermo est indispensable pour accéder à la dualité de notions impliquée par le λóγος stoïcien : d’une part la raison immanente, la pensée, le verbe latent (λóγος ἐνδίαθετος) ; d’autre part la parole, le verbe proféré, externé (λóγος προσφοριϰός). Cette distinction avait été reprise par Théophile d’Antioche pour manifester la divinité du Verbe : existant en Dieu avant la Création, il est ensuite proféré extérieurement comme Parole créatrice. » (Florent Urfels, "Le corps de Dieu", NRT 131-3 (2009), https://www.nrt.be/fr/articles/le-corps-de-dieu-745)

[14] Le terme "monarchie" était déjà utilisé par Justin, Théophile d'Antioche. D'après Joseph Moingt, Tertullien n'emploie le mot "monarchie" qu'après 213, pour combattre le paganisme. Comme dit Tertullien : « Pour moi, qui connais aussi le grec, la 'Monarchie' ne signifie pas autre chose que le commandement d'un seul. Mais cela n'implique pas que la 'Monarchie', parce qu'elle est 'd'un seul', ou bien prive ce dernier de Fils, ou l'empêche de se donner un Fils, ou l'empêche d'administrer son pouvoir unique (monarchia) par qui bon lui semble" (AP III,2).

[15] Rappelons que l'ébauche du mot "Trinité" apparaît pour la première fois en l'an 180, dans l'œuvre de Théophile d'Antioche, et plus exactement, c'est le mot grec trias, qui désigne Dieu, son Logos et sa Sagesse. Le terme Trinitas (= tri + unitas) est forgé en latin par Tertullien, de même que les mots persona et substantia qui, chez lui, n'ont évidemment pas le sens qu'ils auront ensuite dans le dogme. Le mot "trinité" apparaît pour la première fois dans Adversus Praxean, un texte écrit entre 217 et 222 : « Le sacrement de l'économie… dispose l'unité en trinité en alignant les trois, le Père, le Fils et l'Esprit, — trois non par l'essence mais par le degré ; non par la substance mais par la forme ; non par la puissance mais par l'aspect (non statu sed gradu, nec substantia sed forma, nec potestate sed specie) » (AP II, 4). Le Père, le Fils et l'Esprit sont trois "par le degré", c'est-à-dire qu'ils sont en quelque sorte trois moments du déploiement : « Tout ce qui sort de quelque chose est nécessairement second de la chose d'où il sort, sans en être pour autant séparé. Or là où il y a un second, ils sont deux ; et trois, là où il y a une troisième. Troisième est en effet l'Esprit à partir de Dieu et du Fils, de même que troisième à partir de la racine est le fruit qui sort de la branche, troisième à partir de la source le ruisseau qui sort du fleuve, troisième à partir du soleil la pointe qui sort du rayon. Aucun d'eux toutefois n'est étranger au principe dont il tire ses propriétés. Ainsi la Trinité, se déroulant à partir du Père par des degrés sertis et conjoints, d'une part ne nuit en rien à la monarchie, d'autre part protège le statut de l'économie. » (AP VII, 7)

[16] « La véritable "émission" (probolè), gardienne de l'unité, nous la tenons en disant que le Fils a été proféré hors du Père, mais non séparé. Car Dieu a proféré le Verbe (Sermo), ainsi que le Paraclet l'enseigne lui-même, comme la racine (promeut) la branche, et la source le fleuve, et le soleil le rayon ; car ces espèces sont, elles aussi, des "émissions" (probolai) de ces substances d'où elles sortent... Mais ni la branche n'est séparée de la racine, ni le fleuve de la source, ni le rayon du soleil, pas davantage de Dieu ne l'est le Verbe (Sermo) » (AP VIII,5). On voit ici bien mis en évidence le rapport entre le "caché" et le "révélé" : avant leur manifestation (ou leur apparition), le fleuve, la branche, le rayon de soleil, existent déjà, mais cachés dans la source, la racine, le soleil. J-M Martin insiste beaucoup pour dire que la structure de base de la Bible c'est celle-là, caché/dévoilé, et non prévu/réalisé qui est la structure que nous appliquons spontanément à tort à la création.

[17] « [...] Le Verbe existe toujours immanent (Logos endiathétos) dans le cœur de Dieu. Avant que rien ne fût, il tenait conseil avec lui qui est son intelligence (noùs) et sa sagesse. Et quand Dieu décida de faire tout ce qu’il avait délibéré, il engendra ce Verbe au-dehors (Logos prophorikos), Premier-né de toute créature (Col. 1,15), sans être privé lui-même de Verbe, mais ayant engendré le Verbe et s’entretenant toujours avec son Verbe » (Théophile d’Antioche, Trois Livres à Autolycus, II, 22 ; SC 20, p. 155).

[18] « Cette appellation du Fils comme sermo Dei, omniprésente dans tout le no VII (du Contre Praxéas). Son point d’ancrage scripturaire est évidemment le prologue du quatrième évangile, que Tertullien citera explicitement en VII,8 : Et sermo erat apud Deum, et Deus erat sermo. Habitués que nous sommes à la Vulgate : Et verbum erat apud Deum… nous pouvons nous interroger sur l’origine de cette leçon. Existe-t-elle vraiment sous la forme d’une tradition manuscrite possédée par Tertullien, ou ce dernier aurait-il de son propre chef modifié la traduction usuelle pour qu’elle épouse les catégories du stoïcisme d’expression latine et se prête mieux à son raisonnement ? En fait cette alternative n’a guère de sens puisqu’à l’époque de Tertullien n’existait pas encore de Bible latine « autorisée ». Par ailleurs l’étude des versions latines des Écritures montre que, pour la traduction du λóγος johannique, les deux termes de verbum et de sermo se sont fait concurrence jusqu’au IVe siècle, avec une prédominance du premier à Rome et du second en Afrique. Tertullien lui-même utilise les deux formules, même s’il marque une nette prédilection pour sermo (144 occurrences contre 22 dans toute son œuvre). » (Florent Urfels, op. cité, https://www.nrt.be/fr/articles/le-corps-de-dieu-745)

[19] Voir le message sur la lecture de Ep 1, 3-23 qui sera publié sur le blog en juin 2021 : "Rm 8, 29-30 et Ep 1, 3-23 : Structure et notions essentielles (caché/dévoilé, corps du Christ…)".

[21] J-M Martin a parlé de ce texte de Vatican I : « Un dogme tient dans une phrase, et dans la proposition principale de la phrase : les incidentes ne sont pas "définies" dogmatiquement. De même, il n'est pas "défini" que soient pertinents les textes allégués pour le prouver. Nous en avons des exemples : ainsi pour prouver censément qu'on peut connaître Dieu d'une façon naturelle, on a emprunté à Paul un passage du chapitre 1 des Romains, mais on en a fait une mauvaise lecture. Donc cette mauvaise lecture, je peux la dénoncer, je peux impunément dire : « C'est une mauvaise lecture des Romains », parce que l'argument sur lequel repose le dogme n'est pas "défini", lui, et ce quel que soit l'argument. » (Du bon usage des dogmes)

[22] Dans le latin de Tertullien : « Dominus, inquit, condidit me initium viarum suarum in opera sua : ante saecula fundavit me, priusquam faceret terram » (AH XVIII, 1)

[23] Nous vivons dans la structure du prévu / réalisé (c'est-à-dire dans une structure du "faire"), et pas dans la structure du caché / manifesté (qui est une structure de "l'accomplir") : on ne peut "faire" que ce qui n'est pas, on ne peut "accomplir" que ce qui est déjà.  Accomplir, c'est faire venir à fruit ce qui est déjà sur mode séminal, sur mode de semence. Sur la structure caché/manifesté, voir Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....

[24] Introduction à la théologie des IIe et IIIe siècles, Cerf, Tome 1, p. 261-264 (Hermogène), p. 177-183 (Tertullien).

[25]  Par exemple Jésus accomplit cela quand, en Jn 9, 6, il fait de la boue et en enduit les yeux de l'aveugle-né qui passe ainsi de la ténèbre à la lumière, et obtient la vision de Dieu. (Cf. Que veut dire voir chez saint Jean ? Jn 9, 1-7 : La guérison de l'aveugle-né)

 

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