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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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28 mai 2021

Le dernier livre de Jean Lavoué, "Des clairières en attente"- chapitre sur La Christité

Ce livre porte comme sous-titre : "Un chemin avec Jean Sulivan". Voici la 4e de couverture :

  • Lavoué

    « Jean Lavoué fait partie de ces auteurs inclassables, que l'on croit connaître et qui nous surprennent à chaque nouvelle publication. Dans cet ouvrage, à la fois témoignage et méditation poétique, il continue l'exploration et la mise en valeur de ses racines littéraires et spirituelles et nous raconte sa rencontre avec Jean Sulivan, cet écrivain aujourd'hui méconnu mais qui a marqué tant de personnes.
    Ce livre est aussi un plaidoyer pour les petits groupes et les réseaux qui essaient de vivre et annoncer le Poème évangélique. Il témoigne de formes invisibles et cachées de vie ecclésiale. Il fait aussi l'éloge d'un certain nomadisme spirituel dans lequel reprennent souffle beaucoup de laïcs qui se sentent aujourd'hui « hors les murs ». Ces femmes et ces hommes de l'exode sont, pour l'auteur, acteurs de la fécondité de la voie évangélique et du partage eucharistique au cœur de l'humanité et du monde. Voici un chemin qui peut conduire à se laisser évangéliser par ceux-là mêmes qui sont apparemment éloignés de la foi ; une attention aux semences d'Esprit partout répandues, notamment aux périphéries de l'Église. »

Dans ce livre paru aux éditions Médiaspaul[1], J. Lavoué évoque de nombreuses figures : Jean-Marie Martin à qui le présent blog est dédié, Bernard Feillet, Joseph Moingt (décédé l'an dernier), François Cassingena-Trevedy[2]

C'est dans le chapitre intitulé "La Christité" (p. 43-48) qu'il évoque largement Jean-Marie Martin et plusieurs autres auteurs (Dominique Collin, Raimundo Panikkar…) qui cherchent « à décentrer le christianisme de son site occidental pour lui redonner toute sa force d’événement inédit » . Nous publions ce chapitre avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Médiaspaul, nous les en remercions.

 

Des Clairières en attente

La christité

Par Jean Lavoué

 

 

 Au fond, lorsque nous allons à la rencontre les uns des autres dans ces différents petits groupes, selon des modalités différentes, pour revenir aux sources de la Parole, nous retrouvons simplement l’intuition de Jésus qui avait cherché à rassembler autour de lui un groupe d’hommes et de femmes afin de mieux entendre, en lui-même et avec d’autres, la Voix qui, depuis des millénaires, n’avait cessé de vouloir toucher le cœur de son peuple. Le voile du Temple, le grand prêtre, toute la caste des lévites et des anciens n’y suffisaient plus dans leur rôle autant de médiateurs que de coupure. Il fallait réinventer, d’une manière inouïe, le chemin de cette parole cherchant au cœur de l’homme sa voie. Et rien de tel alors que de se réunir à quelques-uns. De laisser circuler les questions, les doutes, les silences. De faire aussi toute leur place aux histoires, aux paraboles, aux récits pour ouvrir entre soi et les autres l’espace du désir et du déplacement intérieur. C’est finalement une manière profondément nouvelle de faire vivre le judaïsme dont Jésus eut l’intuition. Là où la loi juive et ses prescriptions avaient fini par se fossiliser en fardeaux et en interdictions faisant totalement oublier cette histoire d’amour entre Dieu et son peuple, Jésus cassait les codes, retrouvait la voix des prophètes pour inviter chacun seul à seul, mais tous cependant reliés les uns aux autres, à entendre résonner en soi cette tendresse de haut-amour. Cette « agapé » pour laquelle il se disait prêt à donner sa vie.

A l’origine de l’un des petits groupes dont j’aimerais parler à présent, il y eut la rencontre d’un homme, Jean-Marie Martin, un théologien enseignant de dogmatique à l’Institut Catholique de Paris. Il consacra sa retraite à animer des groupes de travail autour de la lecture de l’Évangile de Jean. Son autre passion était la philosophie de Martin Heidegger. Finalement, l’exigence déconstructrice de ce dernier lui permettait, après des décennies d’enseignement des dogmes, de retrouver l’eau vive de la source dont ils étaient issus. Il avait coutume de dire qu’avec le récit de Jean dans une main et l’œuvre de Heidegger dans l’autre, il avait appris à lire ce que des siècles de culture théologique avaient caché et qu’il s’agissait de remettre au jour : le Poème dont il retrouvait le mouvement dans le texte grec qu’il avait sous les yeux, aussi bien dans les écrits de Paul que dans l’Évangile de Jean. Pour lui, sa nouveauté restait à entendre.

C’était un proche de Maurice Bellet. Pendant très longtemps ils s’étaient donnés l’un après l’autre la parole à la chapelle St-Bernard de Montparnasse, lors de soirées où se pressait tout un peuple de chercheurs, sensibles au tremblement de la voix qui s’emparait soudain de Maurice Bellet lorsque l’émotion le submergeait devant le mystère de l’humain humilié ; attentifs au commentaire de Jean-Marie Martin qui, d’un verset de Jean ou de Paul, était capable d’explorer tant de ressources inconnues de chacun. Un site internet très riche est d’ailleurs consacré à l’enseignement de Jean-Marie Martin. Beaucoup de ses conférences y ont été transcrites par ses amis. On y trouve aussi beaucoup de textes faisant entrer en résonance toutes les connivences accompagnant son travail. Ce site porte ce nom étrange de Christité dont il nous faut dire quelques mots à présent.

Tout d’abord il fait partie de toute une kyrielle d’autres mots qui cherchent à tenter de dire aujourd’hui ce qui, de l’Évangile, n’aurait pas encore été entendu, ou mal entendu. Il s’agit pour cela d’inventer des mots neufs : christianie, christianité, christophanie… Christité… Des mots précisément du côté de « l’inouï » du christianisme, des mots neufs, lavés dans l’écume du Poème. Jean Sulivan et Maurice Bellet furent de ces chercheurs assoiffés de la source. Le théologien dominicain Dominique Collin, marqué par l’existentialisme chrétien de Kierkegaard, aime lui aussi tremper sa parole dans un « christianisme qui n’existe pas encore »[3].  D’autres sont également familiers de ces mots, comme le théologien d’origine indo-espagnole, Raimon Panikkar[4] qui emploie tour à tour le mot de christianité ou de christophanie. Chacun a son axe, mais tous cherchent, au fond, à décentrer le christianisme de son site occidental pour lui redonner toute sa force d’événement inédit. Le philosophe et sinologue incroyant François Julien, fort de ce dépaysement en culture chinoise, revisite, lui aussi, dans un petit livre plein de fraîcheur, les ressources du christianisme[5].   

Jean-Marie Martin, quant à lui, s’en tient essentiellement au texte de Jean. C’est la méthodologie heideggérienne d’exploration des mots, de l’étymologie, des langues grecques ou allemandes, notamment à travers l’analyse de l’œuvre poétique de Hölderlin, qui le retient : elle lui permet de se tenir là avec une oreille neuve devant un texte qui, comme le disait Kierkegaard, n’avait encore jamais été « ouï » avec l’exigence existentielle voulue. Jean-Marie Martin navigue avec aisance dans les secrets du Poème, mais il reste fondamentalement un enseignant. Sans être un pratiquant familier des petits groupes et de la circulation de la parole pouvant devenir le révélateur de chaque singularité, il se laisse cependant déplacer par telle question, telle suggestion, tel malentendu. Maurice Bellet et Jean-Marie Martin étaient, au fond, parfaitement complémentaires. Autant le premier, qui nous a quittés en 2018, naviguait à son aise dans les territoires de l’inconscient, faisant de son écoute un espace de naissance pour chacun, que ce soit dans l’animation de groupes ou dans l’accompagnement individuel, autant Jean-Marie Martin se tient quant à lui, fidèle en cela à Heidegger, résolument au-delà de toute écoute subjective. Le poids des mots, l’irréductibilité de la langue lui suffisent pour retrouver les traces du Poème évangélique par-delà de toute culture. N’est-ce pas de cette culture gréco-romaine qui l’a enclos depuis vingt siècles qu’il s’agit, en effet, de le dégager ?

La Christité est finalement pour Jean-Marie Martin cette ligne de fuite permettant d’arracher le souffle évangélique à cette culture qui l’a séquestré. C’est ainsi qu’il fut réduit à constituer au Moyen-Âge, de manière grandiose et puissante, ce que l’on nomma « chrétienté ». Puis, lorsque cette culture cléricale autocentrée autour du rayonnement de ses monastères, de ses royaumes et surtout de l’empire de Rome fut mis en demeure de s’ouvrir à un monde plus vaste, notamment sous l’effet de la Renaissance, est venu, avec le temps des colonisations, celui du christianisme.  L’objectif fut, au fond, d’universaliser le principe de cette première culture de chrétienté dans laquelle s’était exprimée jusqu’alors la réception et la compréhension de l’Évangile. Les puissances temporelles, notamment lors de la conversion de l’empereur Constantin, jouèrent un grand rôle à cet égard. Avec l’expansion de l’Occident vers toutes les nations de la terre à partir du XVIème siècle, la matrice gréco-romaine reste encore dominante, mais elle s’exporte désormais vers toutes sortes d’horizons nouveaux. Elle ne quitte pas pour autant cette prédominance de la culture occidentale sur le Poème. Cela ne fit que renforcer l’acculturation de l’Événement évangélique. Rome ne fut plus seulement pour l’Église le centre de l’Occident, mais aussi celui d’un monde en voie de christianisation. Ainsi était-on passé de l’état de « chrétienté » à celui de « christianisme ».

Désormais, pour Jean-Marie Martin, était venu le temps de la Christité. Il n’en donnait d’ailleurs pas d’explication très développée. Il laissait ce mot à l’état d’horizon, de mystère. Comme si l’actualisation de l’inouï de l’Évangile s’y jouait sans que l’on ne puisse mettre la main sur lui. Et c’est pour cela qu’en dépit de leurs différences d’approches, les sensibilités de Maurice Bellet et de Jean-Marie Martin pouvaient converger autour de ce noyau d’indicible.  L’un et l’autre rendaient compte d’une redécouverte possible de la source. L’écoute attentive des paroles subjectives des femmes et des hommes pour le premier, l’exploration patiente des questions de Jean pour le second, s’accordaient dans cette perception d’un nouvel âge de la voie évangélique. À ce qui avait, en quelque sorte, encadré de l’extérieur les fidèles de la chrétienté et du christianisme, succédait à présent une proposition nouvelle faisant de chacun le creuset d’une réception inédite et d’un engendrement de et par la parole : « que chacun puisse l’entendre dans sa propre langue » (Act. 2, 6).

Dans son livre d’entretiens avec Gwendoline Jarkczyk[6], Raimon Panikkar éclaire à propos de la christianie toute cette recherche actuelle.

  •   « Le christianisme, en sa réalité profonde, procède d'une lecture d'une intelligence des "moments favorables" que l'Esprit inscrit dans l'histoire. Ces moments sont enchevêtrés les uns dans les autres et ne sont pas séparables comme s'il s'agissait d'en traiter de manière chronologique… Ma conviction ou ma lecture propre des "signes du temps" est que la "chrétienté" est morte – même si certains continuent à rêver d'une "Europe chrétienne". Je pense que le "christianisme" institutionnel est moribond – il n'y a qu'à considérer les églises vides : le monde s'en va ailleurs. Mais la "christianie", elle, est florissante, aussi vivante que jamais.
     Elle serait le troisième moment kaïrologique de l'identité chrétienne. Cette identité – mon identité – je la découvre ; on ne me la donne pas. Plus qu'une appartenance juridique ou un consensus doctrinal, la christianie recouvre donc une réalité expérientielle.
    Lorsque l'on a fait l'expérience de ce Christ ou de ce Jésus qui a été fait Christ… qui a affirmé que le sabbat était fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat, sans s'effrayer de tous les dangers d'anarchie qu'une telle attitude pouvait comporter ; un homme si plein de confiance dans l'Esprit qu'il pouvait affirmer : “Il vous est bon que je m'en aille, autrement l'Esprit ne viendra pas” (Jn 16, 7) – cet acte de confiance dans l'Esprit est proprement prodigieux, car il porte sur une confiance totale en l'homme parce qu'avec lui il y a l'Esprit. C'est cela la christianie. Cette expérience je la trouve partout, indépendamment des étiquettes de catholiques ou de chrétiens que l'on peut apposer ici ou là ou dont on se recommanderait… »

 

J’eus la chance plusieurs fois de me trouver à Montparnasse avant de reprendre un train pour la Bretagne. Il m’arrivait alors d’aller attendre sous la gare, à la chapelle Saint-Bernard qui fut aussi le lieu d’expérience liturgiques créatrices et audacieuses pour Bernard Feillet. J’écoutais Jean-Marie Martin puis Maurice Bellet avant de retrouver plus tard dans leurs textes, publiés pour ce dernier, largement diffusés par ses amis pour l’autre, ces voix penchées autour du même puits. Jean-Marie Martin vint fréquemment en Bretagne, notamment au village de Guervœur, situé juste à l’entrée de la presqu’île de Crozon. Je l’y retrouvais parfois. Puis, pour ne plus autant s’éloigner de Paris, il s’arrêta bientôt à Hennebont où ma femme et moi l’avons aussi accueilli. Chaque fois, un groupe de quinze ou vingt personnes venaient se familiariser avec sa lecture exigeante et inattendue des écrits johanniques et pauliniens. Très vite, pour des raisons de santé, il ne lui fut plus possible de se déplacer aussi loin. À quelques-uns, nous avons alors imaginé de poursuivre sans lui cette exploration des textes. Plusieurs avaient été formés à ce qu’il convient d’appeler la lecture figurative de la Bible. Jean-Marie Martin, au fond, tout en s’étant spécialisé dans l’approfondissement de certains textes, n’était pas lui-même éloigné de cette approche des « figures » constituant la matrice des écrits bibliques. Les méthodes étaient cependant sensiblement différentes. Si Jean-Marie Martin restait avant tout le professeur qu’il avait été, cette poursuite de l’aventure en groupe s’appuyait, elle, sur une méthode participative à laquelle s’étaient formés les amis qui nous proposaient ainsi de poursuivre l’aventure.



[1] Paru début mai 2021, ce livre est vendu au prix de 15 € et fait 131 pages. Lien vers la vidéo de présentation du livre par Jean Lavoué : https://www.youtube.com/watch?v=9Jm5hkO3TAM&t=4s et vers ce qu'en dit Jean-Claude Guillebaud qui a beaucoup apprécié ce livre  : https://www.lavie.fr/idees/chroniques/des-clairieres-en-attente-une-metaphore-des-chretiens-en-exode-73747.php . D'autres livres de Jean Lavoué sont parus dans sa propre maison d'édition, voir http://www.enfancedesarbres.com/ .

[2] Le fil rouge du livre Des clairières en attente est Jean Sulivan. Par exemple Jean Lavoué parle de François Cassingena, il commence par parler des "lettres aux amis confinés" que celui-ci a écrites en utilisant des moyens comme facebook, il dit à son sujet : « Quand il s’adresse ainsi par les réseaux sociaux aux centaines de personnes venues boire à la source de sa parole neuve et intrépide, comment ne pas songer à Jean Sulivan ? » Notez d'ailleurs que ces lettres ont été en grande partie publiées dans Chroniques du temps de peste....

[3] Dominique Collin, Le christianisme n’existe pas encore, Salvator, 2018 ; L’Évangile inouï, Salvator, 2019.

[4] Raimon Panikkar, Plénitude de l’homme, une christophanie, Actes Sud, 2007 ; Une christophanie pour notre temps, Actes Sud, 2001 ; Entre Dieu et le cosmos, Entretiens avec Gwendoline Jarkczyk, Albin Michel, 2013.

[5] François Jullien, Ressources du christianisme, L’Herne, 2018.

[6] Entre Dieu et le cosmos, Entretiens avec Gwendoline Jarkczyk, Albin Michel, 2013.

 

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