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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 octobre 2021

Mise en cause de nos questions sur "toute-puissance de Dieu et présence du mal". Ce que dit la Kabbale

"Pourquoi Dieu qui est tout-puissant et qui nous aime permet-il la présence du mal ?", voilà une question classique pour laquelle il n'y a pas de réponse même si certains essaient quand même d'y répondre. Lors d'une rencontre en 1997, Jean-Marie Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?) a proposé de regarder cette question et d'autres du même type. « En tant que ressenties, ces questions disent évidemment quelque chose… mais néanmoins le principe même de leur formulation est critiquable, je veux dire par là qu'il est bon de questionner la validité même du questionnement. Ce n'est pas parce qu'une chose nous apparaît comme digne de question qu'elle l'est effectivement. »

Au milieu des réflexions, il y a une petite parenthèse sur la kabbale. En effet J-M Martin a une très haute estime de la kabbale, il s'en explique ici.

En annexe à la fin du message figure un petit conte en rapport avec ce qui a été dit par J-M Martin

 

Mise en cause de nos façons de questionner

Par Jean-Marie Martin

 

main avec enfantJe vous ai souvent dit qu'il fallait questionner la façon dont nous posons les questions. Par exemple, à propos de la création, il y a une question qui a souvent été posée, c'est celle de savoir si Dieu aurait pu créer le monde autrement : s'il est tout-puissant, s'il avait voulu qu'il n'y ait pas de mal, il aurait fait les choses autrement. Cette question est posée sous la forme d'une proposition conditionnelle, d'une proposition alternative, et elle met en évidence notre mode d'être au monde. En effet, nous pensons plus ou moins implicitement que Dieu est un petit bonhomme qui décide des choses et qu'il aurait pu, le malheureux, faire autrement et un peu mieux ! Ceci est une grande naïveté de notre part. C'est une chose d'ailleurs que nous avons tous spontanément dans l'esprit.

C'est pour cela par exemple que des questions très à la mode aujourd'hui sont posées : quel concept de Dieu reste possible après Auschwitz ? … Ce sont pour moi des questions aberrantes même si elles ne sont pas aberrantes pour autant qu'elles sont ressenties par quelqu'un. En effet, en tant que ressenties, elles disent évidemment quelque chose… mais néanmoins le principe même de leur formulation est critiquable, je veux dire par là qu'il est bon de questionner la validité même du questionnement. Ce n'est pas parce qu'une chose nous apparaît comme digne de question qu'elle l'est effectivement.

Alors, quand je dis : ce n'est pas la bonne question, il ne faut pas entendre : vous n'avez pas le droit de poser cette question. En effet vous avez le droit de poser toute question qui est "votre" question.

Par rapport à cela, je ne vais pas entreprendre de répondre, mais je vais me contenter de suggérer des choses qui peuvent, à terme, faire percevoir que la question est inepte au sens original du terme, c'est-à-dire inapte. Elle est inapte à ce qui, éventuellement, serait en question.

 

Et il faut bien voir que les théologiens n'ont pas cessé de poser ce genre de question : si l'homme n'avait pas péché ? Si Dieu n'avait pas décidé d'envoyer le Christ ? … C'est fait avec une théologie même classique. Il y a néanmoins une différence dans le champ théologique, c'est que les Médiévaux, quand ils posent cette question-là, posent la question de la co-possibilité de deux attributs de Dieu. Par exemple comment l'attribut de miséricorde et l'attribut de justice sont-ils possibles ensemble ? C'est donc la question de co-possibilité de deux concepts. Par contre les Modernes, eux, quand ils posent cette question – et ceci depuis le XVIe siècle – posent la question de ce que le petit bonhomme qui est Dieu aurait dû faire ! C'est quand même un degré en dessous dans le champ du questionnement.

► Quand tu parles d'Auschwitz, ce n'est pas tout à fait effectif, c'est la possibilité de la toute-puissance et de la bonté.

J-M M : Je ne crois pas. Je crois que ce n'est pas la co-possibilité de deux concepts, car ce qui est en question c'est le choix que fait quelqu'un (Dieu) quand il laisse faire quelque chose de mal alors qu'étant tout-puissant il pourrait - et ce serait bien plus gentil - ne pas le laisser faire. Nous sommes tout à fait dans le deuxième champ de la question que j'évoque, pas du tout dans le premier.

► Tout de même, ils questionnent la co-possibilité de deux attributs qui, dans le livre de Hans Jonas, sont la toute-puissance et la bonté.

J-M M : Tout à fait. Mais aujourd'hui, même quand nous posons cette question, nous la posons dans le champ que j'évoque en second, alors qu'à l'époque médiévale elle n'est pas explicitement dans ce champ. Ce que je veux dire par là c'est que, pour la question d'Auschwitz, la co-possibilité n'est pas pensée à partir des concepts, même si cela est énoncé ainsi, mais qu'elle est pensée à partir de : comment est-il possible que quelqu'un de très bon choisisse de laisser faire cela ? Et c'est une autre question.

 

Il faut voir que cette question n'a cessé de préoccuper la pensée au long des temps et des temps, et les articulations sont diverses soit dans l'Évangile proprement dit, soit ensuite dans les hautes mystiques de la charia islamique, et ensuite dans les lectures du judaïsme qui se sont profondément intéressées à ces choses. Je pense ici tout particulièrement à la kabbale juive qui est caractérisée par un certain respect de cette question mais qui n'est pas du tout réduite à cela. Et d'ailleurs aujourd'hui, un lecteur de Jean peut se référer de bonne foi à ce que dit la kabbale, mais il ne peut pas se transporter dans le questionnement médiéval même s'il reprend les mêmes formules.

 

Le questionnement de la kabbale.

Avec la kabbale nous sommes dans un autre type de questionnement. Vous connaissez sans doute l'arbre séphirotique, c'est-à-dire la table symbolique des différentes sephirot, c'est-à-dire des modalités, des différentes mesures (mais pas au sens quantitatif), des différentes déterminations du non-étant qu'est Dieu, à savoir Dieu lorsqu'il se donne à entendre et à voir, ce que l'Évangile met au compte du Christ dans sa dimension de résurrection. En effet l'arbre séphirotique de la kabbale présente l'homme avec la tête et les pieds, et les multiples répartitions.

En particulier :

  • la colonne de droite est la colonne de la miséricorde, elle est représentée par Abraham, non pas Mr. Abraham, mais Abraham comme collectif portant la promesse ;
  • la colonne de gauche est celle de la colère ou de la rigueur ou de la justice ou du jugement ;
  • la colonne médiane est l'équilibre des deux, c'est là que se trouve la Beauté, le Fondement... et c'est le passage de l'Homme, de l'Homme qu'est Adam. Et finalement, en bas, ce qui recueille le tout, c'est Malkout (le Royaume).

arbre des sephirot pour blog la Christité

Or cela, c'est un principe de lecture de la Bible. En effet, un kabbaliste qui lit la Bible ne se pose pas d'autre question que celle-ci : tel mot que je rencontre à tel verset se réfère à laquelle des séphirot ? Et alors un verset n'est entendu qu'à la mesure où il résonne juste avec les données séphirotiques. Or, ces données séphirotiques ouvrent la question de la différence, celle de la miséricorde (et de la grâce) et de la colère, et il faut tenir les deux ensemble. Il y a donc un équilibre de ces choses pour employer leur langage.

Pour moi ce moment de la kabbale est magnifique. Et nous sommes très loin même de percevoir ce que cela peut impliquer. Là nous avons une méditation qui est une façon de gérer le scandale ou la difficulté de la donation du bien ou du mal.

 

Le questionnement chrétien médiéval.

Dans le champ chrétien, une solution a été prise de très bonne heure, en particulier au moment médiéval. Cela peut vous faire sourire de voir la sagacité de l'homme qui doit équilibrer à la fois son respect de la lettre écrite et reçue, et aussi sa capacité de révolte. C'est une belle chose que de voir cela dans l'histoire de la pensée.

La pensée médiévale se sert surtout d'une sorte de principe proprement occidental pour discriminer dans la lettre de l'Écriture ce qui est à entendre au sens propre et ce qui n'est qu'image métaphorique. Tout ce qui est image métaphorique c'est d'abord tout ce qui est de l'ordre du corps, c'est par exemple la main de Dieu, le bras puissant de Dieu, son siège – le ciel est son siège et la terre est l'escabeau de ses pieds – ; "Dieu vient" et le verbe "venir" est un verbe concernant le Christ. Mais qu'est-ce que ça veut dire qu'il vient… et puis, qu'est-ce qui bouge ? Ce sont des questions qui importent.

Donc les choses du corps sont réputées métaphoriques et puis il y a aussi les choses de l'ordre des affects, ceux qui sont réputés pas jolis, pas moraux : la vengeance, la colère qui se trouvent à pleines pages à propos de Dieu. Celles-là aussi on les prend au sens métaphorique.

Par là nous avons une répartition qui ne répartit pas grand-chose sinon qu'elle détermine la capacité d'une époque à entendre quelque chose. C'est un aveu, n'est-ce pas ? En tout cas c'est mortel pour l'Écriture.

L'Écriture n'est pas écrite sur cette répartition-là. Et ce qui est grave, c'est que si je répartis ainsi, je récuse un sens que je répète négatif du texte et du même coup je n'entends pas le sens positif de la grâce pour la bonne raison que j'entends ce que j'ai choisi et non pas ce qui est dit, du simple fait que j'ai recueilli positivement ce qui apparaît comme négatif.

Or, notre idée de Dieu en Occident, c'est celle-là. On a épuré les lieux. Et en plus, on est contents, on trouve que c'est un bon processus de moralisation. Dieu est un être qu'il fallait hautement moraliser évidemment ! Je plaisante un peu mais c'est une chose assez grave. En effet, épurant Dieu, c'est-à-dire décidant de ce qui lui convient au sens propre et de ce qu'il ne faut pas retenir de l'Écriture, nous nous mettons dans une position où nous enjoignons à Dieu ce qu'il doit être, et nous le fabriquons à l'image de notre possible, c'est-à-dire que nous sommes proprement idolâtriques.

Alors je ne dis pas qu'il soit tout à fait aisé de se tenir devant ces textes qui attribuent à Dieu, par exemple dans l'Ancien Testament, des choses que nous répétons, nous, peu recommandables. Je ne dis pas que ce soit aisé, mais c'est le genre de réduction à laquelle l'Occident s'est prêté en croyant entendre la Parole.

 

Quand nous parlons d'Évangile aujourd'hui, nous parlons beaucoup plus de l'écoute occidentale de l'Évangile, et cette réduction est mortelle. Dans un premier temps, elle paraît s'imposer, elle crée un certain confort d'écoute puisqu'elle récuse tout ce qui serait inconfortable dans l'écoute. Pourtant, il faut endurer le difficile de l'écoute, c'est la plupart du temps le seul moyen que nous ayons pour entrer dans la vérité de la chose.

Si, dans ce que propose l'interlocuteur, nous nous hâtons de faire un tri de ce qui est audible pour nous et de ce que nous projetons, du même coup nous n'entrons jamais dans ce qui fait l'unité secrète de ces choses que nous, nous répétons non-compatibles, non co-possibles, ces choses qu'il nous faut pourtant tenir ensemble.

 

ANNEXE : Conte d'après Henri Gougaud

L’arbre prodigieux

 

Dans un pays aride s’élevait autrefois un arbre prodigieux.

 Sur la plaine, on ne voyait que lui, largement déployé entre les blés et le ciel. Personne ne savait son âge. Des femmes stériles venaient parfois le supplier de les rendre fécondes, les hommes en secret cherchaient auprès de lui des réponses à des questions inexprimables, mais personne jamais ne goûtait à ses fruits. Ils étaient pourtant magnifiques, si luisants et dorés le long de ses deux branches maîtresses qu’ils attiraient les mains et les bouches des enfants ignorants.

 Eux seuls osaient les désirer. On leur apprenait alors l’étrange et vieille vérité. La moitié de ses fruits était empoisonnée. Or tous, bons ou mauvais, étaient d’aspect semblable. Des deux branches ouvertes en haut du tronc énorme, l’une portait la mort, l’autre portait la vie, mais on ne savait laquelle nourrissait et laquelle tuait. Et donc on regardait, mais on ne touchait pas. Vint un été trop chaud, puis un automne sec, puis un hiver glacial.

La famine envahit le pays. Seul sur la plaine, l’arbre demeura immuable. Aucun de ses fruits n’avait péri. Les gens, voyant ce vieux père miraculeusement rescapé des bourrasques, s’approchèrent de lui, indécis et craintifs. Ils se dirent qu’il leur fallait choisir entre le risque de tomber foudroyés, s’ils goûtaient aux merveilles dorées qui luisaient parmi les feuilles, et la certitude de mourir de faim, s’ils n’y goûtaient pas.

Comme ils se laissaient aller en discussions confuses, un homme dont le fils ne vivait plus qu’à peine osa soudain s’avancer. Sous la branche de droite il cueillit un fruit, le croqua et resta debout, le souffle bienheureux. Alors tous à sa suite se bousculèrent et se gorgèrent des fruits sains de la branche de droite qui repoussèrent aussitôt, à peine cueillis, parmi les verdures bruissantes.

Les hommes s’en réjouirent infiniment. Huit jours durant ils festoyèrent, riant de leurs effrois passés. Ils savaient désormais où étaient les rejetons malfaisants de cet arbre : sur la branche de gauche.

Leur vint une rancune haineuse. À cause de la peur qu’ils avaient eu d’elle, ils avaient failli mourir de faim. Ils la jugèrent bientôt aussi inutile que dangereuse. Un enfant étourdi pouvait un jour se prendre à ses fruits mortels que rien ne distinguait des bons. Ils décidèrent donc de la couper au ras du tronc, ce qu’ils firent avec une joie vengeresse.

Le lendemain tous les bons fruits de la branche de droite étaient tombés et pourrissaient dans la poussière. L’arbre amputé de sa moitié mauvaise n’offrait plus au grand soleil qu’un feuillage racorni. Son écorce avait noirci.

Les oiseaux l’avaient fui. Il était mort.

 

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