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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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22 décembre 2021

La place de Marie dans la spiritualité chrétienne, et la prise de distance des évangiles vis-à-vis de la famille

Marie tient une place singulière dans la dévotion chrétienne. Dans l'évangile de Jean elle apparaît sous le nom de "mère de Jésus", mais de quelle maternité s'agit-il finalement ? Par ailleurs si on lit bien les évangiles, on assiste à une prise de distance vis-à-vis de la famille (père, mère, frères…), et cela a de quoi nous faire réfléchir.

C'est autour de ces deux thèmes qu'a tourné une rencontre animée par Jean-Marie Martin spécialiste de saint Jean (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?). Comme il le dit au début, J-M Martin a été gêné dans sa jeunesse par la façon dont Marie lui était présentée. Bien plus tard il l'a redécouverte au travers des textes des évangiles.

Sur le blog figurent déjà des messages consacrés à ce sujet, voir tag Vierge Marie, en particulier La figure de la Vierge Marie dans le Credo et dans l'Évangile, dossier de 4 interventions de J-M Martin.

 

La place de Marie dans la spiritualité chrétienne,

et la prise de distance des évangiles vis-à-vis de la famille

 

La figure de Marie est très peu évoquée dans l'évangile de Jean. Les lieux que l’on connaît davantage à propos de Marie, c’est le début de Luc (et aussi un peu de Matthieu). C’est là que sont les grandes figures connues par la peinture : l’Annonciation, la Visitation, la naissance de Jésus...

 

Vierge, icône byzantineSOUVENIRS À PROPOS DE MARIE

Dans le séminaire de ma jeunesse, on parlait plus de Marie que du Christ et ça nous gênait beaucoup. Ce séminaire se trouvait à Nevers où était implantée “La Légion de Marie” fondée par une Irlandaise. Il se trouvait que l’évêque de Nevers était d’ascendance irlandaise, il avait introduit ça ! C’était aussi l’époque où on lisait le Bienheureux Grignion de Montfort qui, entre-temps est devenu saint[1]. C’est un aspect dévotionnel qui ne nous apparaissait pas essentiel, à nous, gamins que nous étions. Du même coup, je n’ai pas développé du tout une piété ou un intérêt marial très tôt. Dans un christianisme de catéchisme où il y avait des théories d’une part et, d’autre part, de la piété un peu affective et peu fondée - apparemment en tout cas - ça nous paraissait urgent de retrouver l’essentiel, de retrouver la figure du Christ, sa figure centrale, sa signification et ça, ça a duré assez longtemps chez moi. Puis progressivement, Marie a pris une signification autre que celle qui nous était suggérée comme dévotionnelle dans l’enfance. Il s’est agi pour moi de réexaminer la situation de Marie dans les Écritures, sa signification et ne pas simplement réitérer une attitude enfantine par mimétisme.

À propos de la place de Marie, cela me rappelle une retraite que j'ai prêchée à des religieuses de la Congrégation de Saint-Méen-le-Grand[2], près de Rennes, c'étaient des bretonnes de 90 ans environ et on était dans le début du mois d’août. Nous avons découvert que le nom de Marie et celui de Anne, mère de Marie, se trouvaient dans le nom de 80% d’entre nous, y compris moi-même, puisque je m’appelle Jean-Marie, Johan et Anne étant de la même racine. Nous nous étions dit que nous étions tous “enfants de Marie”.

 

LES ÉCRITURES ET LA DÉVOTION POPULAIRE

Je crois qu’à propos de Marie, il faudrait distinguer ce qu’il y a dans l’Écriture et ce qui est venu ensuite. Or ce qui est venu ensuite n’est pas simplement le fait de l’Institution, mais c'est plutôt le fait d’une dévotion populaire.

Par exemple, au Ve siècle, lors du concile d'Éphèse[3] on s'est posé la question : est-ce qu’on peut appeler Marie “Mère de Dieu” (Théotokos) ? Eh bien, ça a donné lieu à une émeute dans la ville d’Éphèse, une émeute populaire : il fallait absolument pourvoir l'appeler “Théotokos”, “Mère de Dieu”, parce que sans doute Éphèse était célèbre par le grand temple de la déesse Artémis.

La dévotion populaire s'est beaucoup développée dans l’Occident occidental proprement dit, la Gaule, par exemple, à partir du VIe siècle jusqu'au Moyen Âge, en référence aux sources, aux lieux...

A la fontaine miraculeuse,
Pour guérir le mal des ardents
Toutes les saintes et les gueuses
Trempent leur chemise dedans

Ce serait très intéressant pour un folkloriste, c’est-à-dire quelqu’un qui regarde l’histoire des dévotions populaires, de voir ce qui est mis en avant dans les Écritures par des raisons de familiarité, qu’il s’agisse des animaux, des relations familiales, qu’il s’agisse surtout des guérisons, du traitement de la souffrance, des différents saints qui sont voués à tel ou tel mal : c’est toute une histoire qui ne relève pas de “ l’Institution” – même si je ne suis pas sûr que le mot “Institution” soit bon, c’est une façon facile de parler, voyez ce que ça veut dire...

On a souvent mis en exergue dans l’Écriture ce qui “touche”, ce qui est touchant : la crèche est faite de ce qui est familier aux cultures paysannes, les animaux, l’étable etc… C’est mis en exergue, alors que dans Luc, la naissance n'est dite qu'avec un mot tout simple ... C’est pour cette raison aussi que dans les périodes de grandes douleurs des XIVe, XVe siècles où les enfants meurent de la peste, on met en avant, soit les souffrances de la Passion, soit singulièrement la figure de la Piéta. C’est typiquement XIVe, XVe siècles dans la statuaire et la peinture.

Et à propos de Marie, la part du peuple est allée très loin. Par exemple c'est la piété populaire qui est à l'origine de quelque chose d’aussi étrange apparemment que l’Immaculée Conception. Par parenthèse, tout le monde confond, y compris des théologiens, l’Immaculée Conception et la naissance virginale de Jésus alors qu'ils n'ont rien à voir ensemble... et le fait qu’on mélange les deux tient aussi à ce que la sexualité a l’air d’une tache en Occident, c’est une confusion significative. Quand le Magistère a déterminé ce dogme dans les années 1860[4] il s'est fondé sur la piété populaire, selon le principe suivant : il n’est pas vraisemblable qu’une persuasion dure longtemps et soit répandue d’une façon universelle dans l’Église sans que ce soit par le fait de l’Esprit Saint. Cette prise en compte par le Magistère de quelque chose qui n’est pas de lui-même, c’est à la fois intéressant et, en même temps, on peut se demander quelle est la fonction critériologique de cela.

Bernadette SoubirousÀ Nevers en particulier l’Immaculée Conception est très présente, puisque c'est là que repose Bernadette, elle à qui la Vierge a dit : “Je suis l’Immaculée Conception”. À propos de Bernadette, il est intéressant de voir les réponses qu'elle fait aux questions qu'on lui pose. Par exemple quelqu'un lui a lui demandé : « Sœur, est-ce que vous lisez quelquefois votre patron saint Bernard ? » « Oh oui, je le lis quelquefois, mais je ne l'imite guère car lui cherche la souffrance et moi je la fuis. » C'est merveilleux, c'est sain en même temps, et il y a même une pointe d'ironie j'imagine !

Déjà avant Bernadette, il y a eu les phénomènes nombreux d’apparitions de la Vierge au cours des XVIIIe, XIXe siècles etc., C'est un domaine populaire où le Magistère est toujours réticent et prudent. Lorsque c’est une occasion qui est jugée positive, il entérine, mais il n’est pas à la source de cela. À propos des apparitions de la Vierge il y a une question à se poser par rapport à la femme : cette "maternité" de la Vierge, est-ce que c’est une célébration de femmes, ou est-ce une façon d’exclure “les” femmes que de parler de “la” femme ? Ce sont là des choses dont on peut débattre, et c’est complexe, on ne peut pas se contenter de slogans simplistes à ce sujet-là. On a vu d’ailleurs que la symbolique du masculin et du féminin est une symbolique qui fait partie de la structure absolument fondamentale de l’Évangile.

 

MARIE DANS L'ÉVANGILE DE JEAN

Dans l'évangile de Jean Marie est présente à deux endroits. Elle est présente aux Noces de Cana ainsi que les frères de Jésus et des disciples. C'est elle qui décèle en premier le manque, la carence : « Le vin venant à manquer… »(Jn 2, 3). Elle fait une demande à son fils, une demande qui, à première vue reçoit une sorte de fin de non recevoir, puisque Jésus dit : « Quoi entre moi et toi, femme ? »Dans l'usage courant de l'époque, le mot femme" en lui-même n'a pas le côté dur qu'il peut avoir à votre oreille. Néanmoins Jésus acquiesce à la demande de sa mère, c'est-à-dire qu'il voit sa mère comme la disciple par excellence, celle qui sait entendre et déceler le manque. Et ceci se confirmera à la deuxième parution de Marie dans l'évangile de Jean qui se trouve à la fin, au chapitre 19, le chapitre de la passion du Christ, lorsqu'il dit à Marie parlant du disciple bien-aimé : « Voici ton fils »et au disciple : « Voici ta mère »; or c'est le disciple par excellence : Marie est donc la mère du disciple et c'est cela sa véritable grandeur.

► Est-ce que cette fonction de Marie comme mère de la parole et de l’écoute se retrouve chez les Synoptiques ?

J-M M : Oui, cela correspond par exemple à une phrase bien connue de Luc : Marie “gardait ces choses dans son cœur en les symbolisant” (Lc 2, 19) … C’est la phrase qui répond à celle de Jean et qui est plus connue que celle de Jean. Mais c’est la même chose.

Mais il faut voir que la garde de la parole, c’est aussi le silence, car, au fond, la mère de la parole, c’est le silence, mais le silence plein. Les mots authentiques sont probablement ceux qui sont à la dimension de leur propre silence. Un mot jaillit toujours à partir d’un silence et il est déjà dans son silence. Le silence n’est pas insignifiant. Le silence est la plénitude silencieuse du discours, qui doit rester dans le discours. On voit très bien quand quelqu’un, quand il prononce les mots, les prononce en gardant leur silence à l’intérieur du mot. Ce n’est pas par hasard que mes chers Valentiniens, ces premiers gnostiques chrétiens, mettent comme parèdre de l’Abîme le Silence (mot féminin en grec) : le Père ne s’appelle pas Père, il s’appelle plutôt “Abîme” et sa compagne s’appelle “Siguè”, le silence[5].

 

LES LIENS CHRISTIQUES ET LES LIENS FAMILIAUX

Il pourrait se faire que dans l'histoire des premiers temps, après la mort du Christ, il y ait eu comme une sorte de rivalité entre la famille et le groupe des disciples. Cette rivalité est gérée par nos Écritures. Il y a une sévérité de Jean lui-même par rapport aux frères de Jésus. Au début du chapitre 7, les frères de Jésus le pressent d’aller à Jérusalem (en Judée), alors que c’est risqué.  Symboliquement monter à Jérusalem, c'est aller à la mort, car Jérusalem est la ville qui tue les prophètes. Et Jésus dit à ses frères qu'il ne va pas y monter, et en fait il y montera plus tard, en secret. Dans le texte, saint Jean ajoute : « Ses frères ne croyaient pas en lui. »

Ce qui est clair, c'est que la véritable dignité de Marie et des frères de Jésus ne consiste pas dans le caractère familial natif. Elle réside précisément en ce qu’ils entendent la parole… Les évangiles synoptiques disent la même chose.

Donc nous avons ici une invitation à relire les liens christiques qui existent, qu'il y ait famille ou non. Cela ne dénie pas ces liens. Et d'ailleurs “Notre Père” fait autant difficulté que la Vierge Marie, donc cela en outre nous oblige à ne pas penser père à partir de notre idée psychologique de père. Au contraire, l'idée authentique de Dieu Père devrait nous aider à relire ce qu'il en est de la paternité, et même de la paternité humaine.

Il y a un langage de type familial qui est structurant du Nouveau Testament et cependant, il comporte à l’intérieur de lui-même une critique de la donnée spontanée de cela pour en ressortir quelque chose d’autre. Ce n’est pas une simple application des données psychologiques ou psychiques de la paternité, de la filiation etc... C’est même un des soucis majeurs de l’Évangile de faire opérer ce passage.

 

Il faudrait regarder comment les relations entre les hommes se sont pensées au cours de l'histoire. Par exemple, au terme des Lumières, l’homme est pensé en fonction d’une certaine idée de la citoyenneté : l’homme est sans famille, l'humanité est une collection d’individus. Les Droits de l’Homme, ce sont les droits de l’individu. Tout est axé sur l’individu, ce qui est très nouveau dans l’histoire de l’humanité. Jusqu’alors, la relation familiale était toujours constitutive de l’être. C'est ce que, très curieusement, justement, on découvre dans le champ de la psychanalyse, mais dont on ne tient pas compte dans le champ de la constitution de la société civile. Quel est le rapport entre la cité et la famille ? La cité et la maison ? C'est un vieux débat grec, mais aussi un débat tout au long de l’histoire à propos des ensembles qui constituent ce qu’on a appelé des peuples, des tribus, des ethnies, des langues, des races etc...

Il y a là une réflexion très importante par rapport à la question de savoir ce qui constitue l’humanité d’un point de vue christique, ceci comparé aux différents liens différemment pensés suivant les dimensions, celle de la famille ou, dimension plus vaste, par rapport à l’humanité tout entière. Renouveler l’homme, c’est renouveler du même coup ce qui constitue la relation constitutive de l’homme - qui n’est jamais un sujet isolé. Je ne fais qu’esquisser quelque chose, mais qui est très important.

L’Occident est justement constitué par l’avènement en Grèce de la polis (de la cité) – la première cité démocratique en un sens –, par rapport à l’oïkos (la maison), comme on dit “la maison de France”, la famille.

Notre Nouveau Testament est fait du discours familial : “Notre père qui est aux cieux...”, "Sainte Marie, mère de Dieu”… et il est fait aussi d’un discours de type étatique puisque Jésus est “Seigneur”, c’est-à-dire “Roi” d’un “Royaume”, voilà un autre langage qui n’est pas le langage familial. Est-ce qu’il y a un débat entre les deux langages ou est-ce qu’ils disent les deux aspects différents d’une même réalité ? Comment cela se situe-t-il par rapport à la conception que nous pouvons avoir et de la famille et de l’État ? Voilà des questions qui sont implicites dans tout cela…. sans compter la première que j’ai soulignée et qu’il ne faudrait surtout pas oublier et qui est le rapport de la famille et du disciple.

► Pourquoi dis-tu que dans notre société nous sommes d'abord des individus ?

Marie madonneJ-M M : Dans certaines cultures, on nomme quelqu’un en rapport avec son père : il est “fils d’untel”. Nous, nous vivons sous un autre rapport qui est le rapport du citoyen : un homme, c’est d’abord un individu qui n’est pas appréhendé par rapport à ses attaches familiales.

Nous disons “nous”, un “nous” qui a bien des dimensions, bien des échelles, bien des formes d’appartenance ; je peux dire “Nous, les Martin... Nous, les Nivernais... Nous, les Français ... Nous, les hommes etc...  Que signifierait le “nous” du Christ ? Comme dit Paul “ceux du Christ” Quel est ce “nous”-là ?  A partir de quoi le penser ? A partir de liens de famille ?  A partie de liens de société ?

Il ne faut pas oublier que l’Église se définissait il n’y a pas si longtemps comme une “société”, societas, au sens juridique du terme, ce qui n’a rien à voir avec l’Évangile, mais qui a pris une grande importance. Et ce n’est pas parce que depuis le Concile on dit “peuple de Dieu” qu’on a fondamentalement changé les choses, puisqu'on pense la notion de “peuple” à partir de la notion de “société” !

D’ailleurs, je viens de prononcer le mot “ Église”, qui est une façon de dire le “nous” christique, mais, très curieusement, c’est une façon non johannique ; le mot “église” ne se trouve pas chez saint Jean sauf une fois dans la deuxième ou la troisième lettre de Jean, qui est un tout petit billet. Par contre, c’est un mot éminemment paulinien. Mais en quoi consiste cet être-ensemble, cette unité ?

 

► Il faudrait rejeter la famille ?

J-M M : La critique de la famille n’est pas une critique-rejet, mais il ne faut pas non plus la diminuer, parce que on ne peut pas dire que cette parole de Jésus ne soit pas forte : « Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs… il ne peut être mon disciple » (Lc 14, 26). Il faut voir ce que ça signifie !!! Donc je veux dire par là qu’il ne faut pas évacuer cela rapidement, et qu'il ne faut pas le corriger rapidement.

Dans les évangiles synoptiques Jésus dit en positif qui, pour lui, est une mère, un frère.

« Tandis que Jésus parlait ainsi, une femme, élevant la voix du milieu de la foule, lui dit : Heureux le sein qui t'a porté ! heureuses les mamelles qui t'ont allaité ! Et il répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! » (Lc 11, 27-28)

« Comme Jésus parlait encore à la foule, voici que sa mère et ses frères se tenaient au-dehors, cherchant à lui parler. Quelqu'un lui dit : “Ta mère et tes frères sont là dehors, qui cherchent à te parler.”Jésus répondit à cet homme : “Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?”Puis, tendant la main vers ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur et une mère. » (Mt 12, 46-50)

On peut donc dire que la véritable maternité de Marie est de “faire la volonté” et “d’entendre la parole”, deux expressions qui sont caractéristiques de “garder la parole”.

Jésus récuse sa mère pour la glorifier comme “mère” en un sens plus éminent ; elle n’est pas simplement mère au titre de la naissance charnelle et des liens familiaux, elle est mère au sens où c’est “celui qui entend ma parole qui est ma mère, mon frère, ma sœur etc”... C’est-à-dire que des paroles qui paraissaient dures par rapport à la mère ou par rapport aux frères sont en même temps des invitations à repenser la mère elle-même au titre de celle qui “fait la volonté” ou qui “entend la parole’’.

Marie est donc mère de la parole et de l’écoute, c’est-à-dire qu’elle est ce que représente la mère, c’est-à-dire la source - pas simplement le modèle exemplaire. Ce qui est de l’ordre de la similitude et ce qui est de l’ordre de l’origine vont ensemble dans la notion de maternité. Nous, nous distinguons très clairement des choses qui sont semblables et puis des choses qui dérivent l’une de l’autre : l’un est de l’ordre de la qualité et l’autre est de l’ordre de l’efficience. C’est mal dit, ça, et pourtant c’est très important : des choses peuvent être semblables sans être de même origine... 

La donation d'une origine, c’est la signification de la maternité comme de la paternité d’ailleurs, et il y a un nom qui est commun à toute la descendance ; et s'il est rendu commun pour toute la descendance c'est parce que c’est la donation du nom éponyme, c’est-à-dire du premier dont découle la donation du nom, c’est-à-dire de la paternité.

C’est la phrase de Paul : « Je fléchis les genoux en présence du Père, de qui patria (descendance) reçoit son nom, au ciel et sur la terre » (Ep 3, 14-15). Le nom qui, pour nous, est de l’ordre de la similitude, du genre, est pensé ici comme donation d’une origine.

C’est très simple ce que je veux dire, au fond. Pour nous, ce n’est pas parce que les choses ont le même nom qu’elles ont le même père. Par contre, chez les Anciens, la notion de père et la notion de nom ne sont pas pensées selon notre mode.. Par exemple, ça va de soi que les Moabites ont pour père commun un certain Moab. Dire “Moab” et présenter le personnage de Moab, c’est attester tout simplement qu’il existe un peuple de Moabites : ils sont issus du même, ils sont issus de l’éponyme, qui est en même temps un patronyme. Les conséquences sont très, très considérables comme mode d’être au monde. Vous ne pouvez pas imaginer combien il y a de façons d’être au monde. Vous ne soupçonnez pas du tout l’impact, la différence que ça implique.

 

MARIE ET LA SAGESSE (SOPHIA)

Marie mère de Jésus assume des titres qui sont des titres de Jésus lui-même. Par exemple Jésus dit : ”Je suis la vérité.” Or qu’est-ce que c’est que la vérité, sinon précisément la mêmeté de la parole et de l’écoute. La vérité est un titre de Jésus et néanmoins, c’est un titre féminin.

La sagesse (sophia), ce n’est pas un titre que Jésus se donne. La sagesse, c’est un titre qui se trouve chez Paul et qui aura une grande importance dans le développement de la théologie trinitaire dès le cours du IIe siècle. À cette époque les termes de Logos (parole) et de Sophia (sagesse) sont beaucoup plus importants que le terme de “Fils”... Or, de même que la vérité, la sophia, qui est un terme féminin dit une dimension christique qui est assumée, toutes proportions gardées, par la mère de Jésus. Je dis cela parce que, dans la lecture que la liturgie nous propose à propos de Marie, vous avez des textes de la Sagesse : la liturgie l'assimile à la Sagesse.

Bien sûr, ensuite, dans la théologie, y compris dans la théologie orientale, le thème de la sophia perdurera. Il ne durera pas beaucoup dans la philosophie occidentale. Par contre en Orient, par suite de la distinction qui s’introduit au cours du IIe siècle et qui met en premier la distinction du créé et de l’incréé, on distingue la sophia créée et la sophia incréée. Vous avez ça dans Soloviev (fin du XIXe siècle), dans des auteurs russes, dans l’Église d’Orient. Je dis ceci pour apercevoir qu’il y a une figure féminine qui s’entend à différents niveaux, mais des niveaux qui se répondent, qui se correspondent.

Au niveau de la liturgie on peut évoquer le texte de l'Apocalypse lu le jour de l’Assomption[6], celui du chapitre 12. Or, il paraît évident que, dans le livre de l’Apocalypse, la femme en question n’est pas directement Marie. Ce n’est pas non plus la sophia – ce n’est pas le problème ici – mais c’est l’ecclésia, c’est la communauté chrétienne dans sa fonction d’enfantement du Christ.[7]

Nous avons déjà remarqué par ailleurs que les figures féminines chez Jean étaient des figures de signification collective, tout en précisant bien que notre idée de collectif n’est pas suffisante pour dire l’intime unité dont il s’agit dans ces choses. Néanmoins, disons qu’elle est plurielle et qu’elle considère précisément l’unité du pluriel, l’unité des pluriels.

► Est-ce qu'un jour vous pourriez nous lire l'Apocalypse ?

J-M M : J’ai voulu à plusieurs reprises m’introduire dans l’Apocalypse, j’ai toujours renoncé à le travailler... Il faut savoir que l’Apocalypse de Jean est une apocalypse parmi une cinquantaine d’apocalypses qui existent, soit proprement juives, soit dans l’intertestamentaire, soit dans ce qui est issu du Nouveau Testament... C’est très vaste. Il y a des constantes, il y a un certain type de poétique qui nous est très étranger, dans lequel il faut pénétrer ; il y a des thématiques qui courent tout au long, qui précèdent l’Apocalypse de Jean et qui sont reprises par lui, déjà dans la Prophétique. C’est quelque chose de très complexe. J’ai été tenté. Seulement, l’investissement pour faire des choses sérieuses dans ce domaine est tel que j’ai pensé que j’avais peut-être des choses à faire plus utiles.

Tout à l’heure j’ai seulement évoqué la question : comment se fait-il qu’on lise à propos de Marie un texte qui, apparemment, ne parle pas d’abord d’elle, mais de l’Église ? C’est peu de chose. C’est une petite indication de principe, mais je ne crois pas être en mesure de traiter le texte dans son détail de façon approfondie.

 

EN GUISE DE CONCLUSION

Dans le Nouveau Testament nous avons une sorte d’attestation des significations multiples d’une féminité fondamentale, originelle, et l’on comprend que, dans une perspective symbolique, les différents niveaux puissent se témoigner les uns les autres, c’est-à-dire que des textes visant la sophia, des textes visant l’ecclésia, peuvent être dits aussi de Marie et vice et versa. C’est-à-dire que ce ne sont pas des bévues de lecture, des attributions gratuites ; ça fait entrer dans le grand mouvement symbolique induit par cette figure dans le Nouveau Testament.

Une autre chose qui est très importante à ce sujet, c’est que nous sommes en mesure de comprendre maintenant la distance voulue entre Jésus et sa mère comme condition de révélation d’un nouveau sens de la maternité. Nous avons vu que chez les Synoptiques, en des lieux très significatifs et non hasardeux, Marie paraît récusée, c’est-à-dire qu'elle passe au second plan par rapport à ceux qui “font la volonté de Dieu”, et la famille elle-même passe après ceux qui ”entendent la parole et qui la gardent”. En réalité, nous avons là l’esquisse de ce qui prépare l’attestation selon laquelle celle qui garde la parole de Dieu, c’est précisément Marie, c’est-à-dire que nous passons d’une maternité simplement biologique ou au sens le plus banal - banal  n’est pas forcément négatif et signifie “ce qui est partagé couramment” : un four banal, c’est un four où tout le monde va cuire son pain, le moulin banal moudre son grain etc... - donc, le langage comporte une banalité qui est un caractère partageable, suffisant et utile dans le courant de la vie, mais cette conception de la maternité au sens banal du terme demande à mourir pour ressusciter. Tous les mots de notre vocabulaire doivent mourir à leur sens usuel ou à leur sens simplement psychologique pour ressusciter à la capacité de dire la nouveauté christique. La dénonciation ici d’un sens banal de la maternité est la condition pour que j’entende en quel sens neuf est proclamée la mère de l’écoute, c’est-à-dire celle qui essentiellement garde la parole – mère de l’écoute parce que mère du disciple. 

Ce point-là que Jésus met entre lui et sa famille, nous avons vu que cela se poursuit au cours de l’évangile de Jean à propos des « frères » :  le mot de "frère" a lui aussi besoin de changer de sens, et dans son sens non pas simplement banal, mais dans son sens biblique premier. En effet dans la Bible, la fratrie est essentiellement le lieu du meurtre. La fratrie archétypique, c’est Abel et Caïn. Que le meurtre ait lieu au sein de la fratrie, cela se comprend très bien, parce qu’on n’est pas aisément meurtrier de quelqu’un qui ne vous touche pas, qui est loin, que je n’ai aucune raison de mettre à mort, mais le frère, c’est quotidien.  La rupture opérée par la mauvaise écoute de la parole instituante, la falsification de cette écoute par le diabolos introduit la mort et le meurtre. Or, la première mort, le premier meurtre, c’est Abel et Caïn. Et les Anciens ne pensent pas à partir de la nature des choses, mais à partir de l’archétype qui, pour la fratrie, est Abel et Caïn.

 

► Marie est mère, mais elle est aussi vierge…

J-M M : Tu es la première à évoquer la “virginité”. Le plus bel oxymoron, c’est “virginité féconde”. Or, ça, ce sont précisément deux dimensions essentielles de Marie, deux dimensions qui ne s’ajoutent pas, mais qui ont une signification en rapport l’une avec l’autre. Mais qu’est-ce que c’est que cette maternité paradoxale, oxymoresque ?



[1] Louis-Marie Grignion de Montfort est un prêtre catholique français (1673-1716). Béatifié au XIXe siècle par Léon XIII, en 1888, il est canonisé au XXe siècle par Pie XII, en 1947.

[2] Congrégation des sœurs de l'Immaculée.

[3] « Le Concile d’Ephèse a proclamé en 431 que Marie est devenue en toute vérité "Mère de Dieu" par la conception humaine du Fils de Dieu dans son sein : mère de Dieu non parce que le Verbe de Dieu a tiré d'elle sa nature divine, mais parce que c'est d'elle qu'il tient le corps sacré doté d'une âme rationnelle, uni auquel en sa personne le Verbe est dit naître selon la chair. » (Catéchisme de l'Église universelle, paragraphe 466)

[4] Le dogme de l’Immaculée Conception a été défini le 8 décembre 1854 par le pape Pie IX.

[5] Voir les messages du tag gnose valentinienne

[6] L'Assomption signifie qu'après sa mort, Marie a été élevée au ciel par Dieu. Les chrétiens d'Orient (orthodoxes) parlent eux de la Dormition de Marie

[7] « Un grand signe parut dans le ciel : une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. Elle était enceinte, et elle criait, étant en travail et dans les douleurs de l'enfantement… » (Apocalypse 12). Lors de la messe du jour de l'Assomption la référence de la lecture est Ap 11, 19a ; 12, 1-6a.10ab.
La tradition chrétienne a donc mis en rapport Ap 12 et Marie alors qu'il s'agit de l'écclesia.
De même, dans les Odes de Salomon, il est question d'une vierge qui enfante. Contrairement à ce qui a été souvent dit l'Ode 19 ne parle pas de la Vierge Marie, elle parle d'une virginité antérieure. Il s'agit ici d'un discours de Sagesse qui sera lu plus tard comme mariologie, lorsque surgiront au IVe siècle les controverses à propos de la "mère de Dieu". (Cf. Vierge qui engendre comme un mâle et Vierge qui prêche. Lecture des Odes de Salomon 19 et 33 par M-J Pierre)

 

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