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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 avril 2022

L'onction de Marie (Jn 12, 1-11) suivie de réflexions sur la mort et le deuil

Saint Jean nous montre une femme prenant soin des pieds de Jésus, les enduisant de parfum et les essuyant de ses cheveux, ce n'est pas courant dans la Bible ! et Jésus lui-même loue le geste de cette femme, lui suggérant qu'elle a fait ça "pour le jour de sa sépulture", ayant "gardé" le parfum, ce qui est un peu bizarre vu qu'elle vient de le répandre…

C'est Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean qui est notre guide ici[1]. Après la lecture commentée figure une méditation sur la mort, l'avoir-à-mourir, c'est à prendre comme une méditation improvisée.

Ce texte figure déjà en trois endroits sur le blog :

 Ce texte est celui de la liturgie du lundi de la semaine sainte, et vous trouvez une réflexion très intéressante de Olivier Bourion sur https://liturgie.catholique.fr/celebrer-dans-le-temps/du-careme-au-temps-pascal/la-semaine-sainte/17872-onction-bethanie-parfum-lundi-semaine-sainte/.

 

Jn 12, 1-11

 

Ce récit du début du chapitre 12 est entouré de menaces. À la fin du chapitre 11, les grands prêtres et les pharisiens réunis en sanhédrin avec Caïphe à leur tête voulaient tuer Jésus. Au verset 9, après le court récit concernant Marie de Béthanie, ils veulent toujours éliminer Jésus mais aussi Lazare.

 

I – Parcours de Jn 12, 1-11

 

Marie verse le parfum sur les pieds de Jésus, vitrail des studios de Meyer, Munich 18991) Versets 1-3 : le parfum répandu.

« 1Donc Jésus, six jours avant la Pâque, vint à Béthanie où était Lazare qu'il avait ressuscité des morts. 2Ils lui firent donc là un repas, et Marthe est au service – et Lazare était un de des convives avec lui.

Au verset 1 il est fait allusion à la résurrection de Lazare qui fait l'objet du chapitre 11 précédent. Et il faut voir que la scène qui nous occupe était déjà signalée au début de ce chapitre 11, comme si elle avait déjà eu lieu auparavant : « 1Était quelqu'un malade, Lazare de Béthanie, du village de Marie et de Marthe sa sœur. 2Marie était celle-là qui avait oint le Seigneur de myrrhe et avait essuyé ses pieds avec ses cheveux, (elle) dont Lazare le frère était malade. »

 3Alors Marie donc Marie de Béthanieprenant une livre de myrrhe[2] d'un nard authentique – authentique c'est pistikês, de pistis, le mot qui signifie foi. On comprend très bien : "authentique" évoque ce qui est fiable, peut-être aussi pour Jean de grand prix oignit les pieds de Jésus et essuyait de ses cheveux ses pieds.

Il est question d'un nard d'une livre. À la fin du chapitre 19 qui relate la Passion et les préparatifs pour ensevelir Jésus ("ensevelir" se trouve dans notre texte au v. 7), il est question de 100 livres de myrrhe et aloès : « 38Après ces choses, Joseph d'Arimathie sollicite Pilate pour enlever le corps de Jésus. Et Pilate autorise. 39Vient aussi Nicodème (celui qui était venu à lui, de nuit, au début). Il porte un mélange de myrrhe et aloès, environ cent livres. 40Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de linges avec des aromates, selon l'usage des Judéens pour ensevelir (entaphiazeïn).»  Les nombres 10, 100 et 1000 sont des amplifications du 1. Le "cent livres" du verset 39 est l'accomplissement de ce qui est préfiguré dans la livre une de Marie de Béthanie.

La maison fut remplie de l'odeur du myrrhe ». Voilà une toute petite phrase johannique comme on pourrait en trouver une douzaine. Elles contiennent en elles la totalité de l'Évangile : la maison, emplir (verbe du pneuma) … Chez Luc à la Pentecôte : « L'Esprit emplit la demeure où ils étaient assis » (Ac 2, 2). Ici il s'agit de la maison, mais nous avons lu « L'Esprit du seigneur emplit l'orbe des terres » (Sg 1, 7 – Introït de la Pentecôte) et puis Étienne « empli de force et d'Esprit » (Ac 6, 5). On pense l'Esprit à partir de la résurrection, c'est « L'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts » (Rm 8,11) ou : « Jésus déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un pneuma de consécration » (Rm 1, 4) et aussi : « Il n'y avait pas encore de pneuma répandu sur l'humanité car Jésus n'avait pas encore été glorifié. » (Jn 7, 37).

D'autre part le thème de l'odeur est un thème très important, car il a à voir avec la différence de l'odeur de consécration (on dit de sainteté parfois) et l'odeur de corruption. Et justement il est question d'odeur au chapitre 11 précédent : « il sent déjà, il est de quatre jours » comme le dit Marthe.

Le processus de corruption est encore autre chose que la mort ; la mort qui, elle-même, est sans doute autre chose que le moment du décès.

 

2) Versets 4-6 : Vendre ou donner ?

S'ouvre maintenant un débat sur la signification, l'opportunité ou l'inopportunité de cette dépense.

« 4Judas Iscariote, un de ses disciples, celui qui devait le livrernous avons un exemple de ces épithètes quasi homériques qui sont répétées à chaque fois pour caractériser quelqu'unil dit : “ 5Pourquoi ce myrrhe n'a-t-il pas été vendu trois cent deniers et donné aux pauvres ?” » Les commentateurs sont en mesure de dire que ça représente une quantité énorme, mais il faut prendre en compte que chez Jean les chiffres ne sont jamais des quantités mais des qualités. Ce passage est à mettre en rapport avec l'ensevelissement.

Nous reconnaissons ici Judas caractérisé chez Jean, comme il va le dire plus loin, comme celui qui porte la bourse, parce qu'il a à voir avec ce qui s'achète et ce qui se vend. En cela il résume un trait de certains disciples. En effet, les disciples, nous les voyons acheter au chapitre 4 de la Samaritaine : Jésus est seul parce que « ses disciples sont allés acheter des nourritures (des provisions) ».

Surtout, au chapitre 6, nous avons mis en évidence la parole entre guillemets "tentatrice", c'est-à-dire la parole provocatrice dans le bon sens du terme, de Jésus à Philippe lors de la multiplication des pains : « Où achèterons-nous des pains pour tant de monde ? » et Jean ajoute : « Il savait ce qu'il allait faire, mais il dit cela pour le tenter » c'est-à-dire lui faire révéler ce qu'il a au cœur. Ce que nous avons au cœur, c'est que du pain, ça s'achète. Or le chapitre 6 est destiné tout entier à dire que le pain, ça se donne. C'est précisé au beau milieu du chapitre : « Le pain que je donnerai, c'est moi-même pour la vie du monde. » Le pain, c'est ce qui entretient la vie. L'entretien de la vie dans le grand sens du terme, c'est la donation que le Christ fait de lui-même.

« Le pain que je donnerai », c'est la révélation du don comme caractérisant l'espace de l'Évangile qui est constamment contre-distingué du domaine du droit et du devoir, c'est-à-dire de la dette et du salaire, mais aussi contre-distingué du domaine de la violence. Nous opposons fortement et légitimement la violence et le droit (ce que nous appelons la justice) comme deux régions totalement différentes. Pour l'Évangile, il y a une secrète connivence entre “le droit et le devoir” et “la violence” qui constituent le monde dans lequel nous sommes, et se distinguent de l'espace nouveau qui est l'espace du don gratuit.

Cette révélation du don culmine chez Paul, par exemple, dans le salut obtenu par donation gratuite, qu'il appelle charis (la grâce), et non par le mérite ou le gain. Le fait de gagner ne justifie pas. Il s'agit ici de l'ultime de la vie, de l'essentiel de la vie qu'il appelle toujours zoê. Cette région est la région du don. Il s'agit du rapport à Dieu qui n'est pas un rapport de marchandage, pas plus qu'un rapport de forces, mais du même coup il s'agit du rapport aux hommes, du rapport ultime aux hommes.

Quand nous entendons cela, nous pouvons penser qu'il s'agit de quelque chose de très utopique et très loin. Or voilà une question qui n'est pas du tout à éluder, à savoir que prêcher les droits et les devoirs, fussent-ils les droits naturels des gens, et les devoirs quels qu'ils soient, ça n'est pas encore l'Évangile. Et parce que c'est difficile à admettre, c'est toujours l'indice que nous ne comprenons pas très bien ce que cela veut dire. Et parce que c'est difficile, c'est l'indice de quelque chose de très précieux. Quand nous sommes tout à fait satisfaits de la lecture du texte tel qu'il vient, nous n'apprenons rien, c'est l'indice que nous ne sommes pas véritablement au texte. C'est là où sa crisse, où il y a une difficulté, que se cache l'essentiel. Donc première chose : détecter ce lieu-là, surtout si on aperçoit que c'est une constante chez Paul, chez Jean et dans les Synoptiques.

Demandez à un syndicaliste ce qu'il pense du patron pour lequel une heure de travail ou onze heures de travail, c'est le même salaire « parce que, dit ce patron, ça me plaît de lui donner autant ». C'est le comble de ce que nous réfutons légitimement, bien sûr, comme injuste, et relevant de l'arbitraire. Et cependant, c'est le cœur de l'Évangile. Le cœur, c'est ce qu'il y a de plus fragile, de plus précieux, donc de plus susceptible d'être perverti, d'être mal entendu. Il ne faut pas que la crainte de mal entendre soit un prétexte pour ne pas aller y voir. Ce n'est pas parce que la parole que je dis est risquée, périlleuse et qu'elle peut être facilement pervertie, ce n'est pas une raison pour ne pas aller la voir de près, parce que c'est justement la parole essentielle.

Nous reconnaissons en passant que Judas a, d'un coup d'œil, estimé le prix de ce parfum qui est de 300 deniers. Judas voit très bien. Il sait, lui qui vend et qui achète l'homme : il le vend 30 pièces d'argent (Mt 26, 15). Le “30 pièces d'argent” ne se trouve pas chez Jean, il transparaît sous les 300 deniers. Nous savons que dans la symbolique des chiffres, 3, 30, 300, 3000 procèdent radicalement de la même qualité, parce que ces chiffres ne sont pas des quantités chez Jean mais des qualités. 300 n'est que l'extension de ce que veut dire 30. Ceci est constant, même dans l'Ancien Testament.

Jean commente le mot de Judas : « 6Il dit cela non pas parce qu'il avait souci des pauvres, mais parce que, étant voleur et portant la bourse, il prenait ce qu'on y jetait. »

Nous sommes encore sans rapport immédiat – sinon sous la figure de Judas qui a une très grande importance dans le débat – avec ce qui fait la différence, l'opposition, Jésus / Judas. Mais la parole de Jésus sera plus décisive.

 

3) Versets 7-8 : l'interprétation de Jésus.

Ensuite on a donc l'interprétation de Jésus.

« 7Jésus dit alors : “Laisse-là (tranquille) – ce “laisser” qui n'est pas l'abandon, mais qui est le laisser être, laisser faire ; – afin que, pour le jour de mon ensevelissement elle l'a gardé”. 8Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous mais moi, vous ne m'aurez pas toujours.” »

Jésus annonce son absentement en parlant du "jour de mon ensevelissement" et en disant « Vous ne m'aurez pas toujours ».

La phrase du verset 7 est très difficile à traduire parce qu'elle est apparemment incorrecte. Cela ne nous étonne pas. En effet, le mot “afin que” est à éliminer étant donné que chez Jean, “afin que” n'est pas final, “parce que” n'est pas causal, “si” n'est pas conditionnel[3]. Je ne reviens pas sur ce point vous l'avez suffisamment en mémoire. Laissons provisoirement tomber cette difficulté pour laquelle il y a une solution, c'est de dire qu'il faut supprimer le hina (afin que). Un certain nombre de manuscrits ne se privent pas de le faire, mais rien n'est moins assuré parce que les manuscrits les plus authentiques le portent.

Ce qui est important, c'est que Jésus met un rapport entre le geste de Marie et son ensevelissement (entaphiasmos), chose que nous avons signalée en lisant le verset 3 où nous avons cité Jn 19,40 : « 40Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de linges avec des aromates, selon l'usage des Judéens d'ensevelir (entaphiazeïn). » Entaphiasmos est un mot de même racine que entaphiazeïn.

La phrase ici est curieuse et décisive – « Pour le jour de mon ensevelissement elle l'a gardé » – et c'est vraiment très étrange que Jésus se permette de dire le sens du geste qui a été accompli. On aurait demandé à Marie pourquoi elle a fait ça, elle n'aurait pas répondu « ensevelissement ». Autrement dit, Jésus relit un geste en mettant dans ce geste un sens que la conscience de celui qui le pose n'épuise pas, un geste qui est plus grand que l'idée ou la volonté de celui qui l'accomplit et dont la racine ou la semence – pour garder notre métaphore usuelle – est seule susceptible d'être dans la lecture que le Christ fait de Marie.

       ● La connaissance de Jésus au cœur.

Là aussi, si on prend Jésus comme un homme quelconque et Marie comme une femme quelconque, et que quelqu'un prétende savoir mieux qu'elle ce qu'elle fait, c'est tout à fait aberrant. Mais Jésus, justement, ne lit pas les gestes, il lit le cœur et même le cœur insu. C'est le propre de Jésus, et c'est un thème constant. Il court depuis la première annonce qui se trouve à la fin du chapitre 2 : « Beaucoup crurent en lui, mais Jésus, lui, ne croyait pas en eux – donc il ne se confiait pas à eux, c'est le même verbe – parce qu'il les connaissait tous et qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un témoigne au sujet de l'homme, car lui savait ce qu'il y a dans l'homme. » Donc Jésus est toujours en dialogue, non pas avec l'apparence de ce qui se dit, mais avec le cœur, avec éventuellement le non-dit et le non-su de ce qui se gestue ou s'accomplit. Ceci est souvent mal accepté par ceux qui travaillent le texte : ça a l'air de dire que… est-ce que la volonté de Jean est de marquer cette espèce de supériorité qui lui permet de… Pas du tout ! D'être au cœur, de savoir d'avance l'événement, la personne, c'est ce qui atteste la liberté de Jésus en tout ce en quoi il entre ; et tout le conflit dans lequel il va entrer, il y entre librement parce qu'il sait d'avance, c'est l'attestation de sa liberté. Nous l'avons vu dans notre texte puisqu'il s'avance de lui-même en posant la question « Qui cherchez-vous ? ». Ensuite on le lie, on l'attache, on le mène, on le porte, on le manipule ; seulement il s'est donné à être lié, le sachant, donc librement. « Entrant librement dans sa Passion », c'est le mot qu'on emploie dans la deuxième prière eucharistique. Je l'aime beaucoup, elle est la plus archaïque, la plus ancienne, elle date du IIe siècle pour l'essentiel. Elle est censément en usage dans l'Église d'Hippolyte de Rome (c'est peut-être le pseudo-Hippolyte).

 

       ● « Elle l'a gardé »

Par sa parole Jésus a donc donné sens au geste de Marie. Comment alors comprendre le "elle l'a gardé ?" Il faut voir que "garder" c'est "laisser se déployer", c'est "avoir égard", regard à quelque chose, c'est en quelque sorte soin et préservation de quelque chose. Nous avons souvent parlé de la "garde de la parole", et par exemple d'après Luc, Marie gardait toutes ces paroles dans son cœur.

Le geste de Marie est gardé parce qu'il prend sens de par la parole de Jésus, un sens où la mémoire est véhiculée par le parfum, comme il arrive souvent. D'après le texte, il s'agit de la "mémoire du futur", et en effet, dans son grand sens le mot "mémoire" n'est pas réduit à la capacité de se souvenir du passé.

 

 4) Versets 9-11. Annonce de la mort de Jésus et aussi de Lazare.

« 9Cependant une grande foule de Juifs avaient appris que Jésus était là, et ils arrivèrent non seulement à cause de Jésus lui-même, mais aussi pour voir ce Lazare qu'il avait relevé d'entre les morts. 10Les grands-prêtres dès lors décidèrent de faire mourir aussi Lazare, 11puisque c'était à cause de lui qu'un grand nombre de juifs les quittaient et croyaient en Jésus. »

Ces versets évoquent la persécution de Jésus et des siens, c'est écrit à un moment où les chrétiens étaient persécutés.

 

II – Méditations sur la mort distinguée du décès

      

● Différentes dénominations de la mort

Une petite difficulté se présente puisque Jésus dit : « Elle a gardé ce myrrhe pour le jour de mon ensevelissement » et justement pas ! La phrase est quand même bizarre, non ? Il est déjà enseveli. C'est le jour de son ensevelissement !

« Pour ce jour ». L'heure de Jésus, c'est toujours l'heure de sa mort et de sa résurrection.

Pour Jésus la mort se dit dans différentes dénominations. Le trouble de la séparation de l'ami (la mort de Lazare) ; l'être sous le regard accusateur ; l'être flagellé ; l'être crucifié ; l'être expiré ; l'être enseveli… sont des dénominations de la mort, c'est-à-dire des dénominations du pâtir christique. Nous, nous considérons ce qui est dit ici comme une sorte de prophétie de l'ensevelissement à venir, mais Jésus le vit maintenant, c'est son heure. L'heure, c'est tout cela.

 “Mon heure” veut dire ma saison. L'heure, c'est la saison d'épanouissement, la saison du fruit, de la fructification. Tout homme est semence et il a son heure, son fruit. Et “mon heure” correspond à mon œuvre. « Accomplir l'œuvre », c'est cela qui le tient en vie, c'est son être. « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre. »

Je rappelle que c'est la structure de base de notre Écriture, la volonté signifiant le moment caché et séminal de ce qui apparaît et est manifesté comme œuvre ou comme fruit. Le rapport du secret et du dévoilé s'oppose à notre rapport habituel du projeté et du fait. On n'accomplit que ce qui est déjà sur mode inaccompli, on ne fait que ce qui n'est pas.

 

► Moi je pense que si elle répand le parfum, cela veut dire que le moment où cela se passe correspond au jour de l'ensevelissement lui-même.

J-M M : Quand tu dis cela, c'est probablement vrai, mais c'est beaucoup trop facile puisque Jésus n'est pas encore mort au moment où cela se passe.

Pourquoi est-ce que je dis cela ? Je le dis parce que ce n'est pas prendre assez sérieusement en compte ce qu'il en est de la hantise, de l'angoisse, de la crainte de la mort, de ce qu'il en est de toutes les circonstances d'un décès dans l'ordre ordinaire, que de dire simplement : oui mais c'est autre chose que cela, la mort et la vie. Bien sûr nous seront conduits à dire « c'est autre chose » mais nous ne pourrons le dire en vérité qu'à la mesure où nous garderons très attentivement la capacité de revenir sur l'effectif de ces choses que j'évoque maintenant.

Je fais souvent allusion à ceux-là[4] qui distinguent le périr et le mourir. Peut-être que quand nous parlons de la mort, nous parlons du "périr" de façon usuelle. Peut-être que la mort n'est pas authentiquement située quand on la situe ponctuellement, au sens où quelqu'un observe le périr d'un autre (son décès). Mais ça demande à être médité attentivement. On ne peut pas sauter comme ça rapidement par-dessus. Et par ailleurs, la relecture qui serait faite de ce que veut dire vie et mort dans la perspective chrétienne, est encore autre chose qu'une simple phénoménologie exigeante telle que celle que je viens d'évoquer. Il faut avoir des directions de pensée, et il ne faut surtout pas résoudre les problèmes avant qu'ils soient endurés, qu'ils aient leur poids.

On peut dire que la mort est l'acquiescement déjà accompli éventuellement à mon plus propre… oui, mais la mort c'est aussi l'agonie pour celui va mourir, c'est aussi pour ceux qui sont autour, le deuil, le deuil qui suscite des conjectures sur ce qu'il en est (ou sur ce qu'il n'en est pas) de celui-là qui est mort, et donc de ce qu'il en sera (on n'en sera pas) pour moi-même. Il y a tout cela.

La mort, qui est mon plus propre parce que je suis seul à mourir quand je meurs, a cependant aussi à voir avec le deuil de ceux qui m'entourent, et même avec l'angoisse que j'ai pour ceux que je laisse.

« Un laboureur sentant sa mort prochaine, fit venir ses enfants, leur parla sans témoin.[5] » Cela ne se fait pas trop comme ça aujourd'hui, enfin pas souvent. Il y a une histoire des attitudes sociologiques autour du deuil. Elle a été faite. Mais l'histoire du deuil n'est pas véritablement égale au sens le plus propre de la mort, même du point de vue des exigences philosophiques, à plus forte raison cette histoire ne dit pas non plus immédiatement, suffisamment, ce qu'il en est de la mort en perspective christique.

 

● Le thème de l'ensevelissement chez saint Paul.

Nous avons vu qu'il y a le thème de l'ensevelissement. Marie, avec le thème du parfum, fait référence à l'ensevelissement. Dans le Credo nous disons « est mort et a été enseveli » : quelle est la signification de cet ensevelissement ?

Je vous signale que, quand la page que nous lisons ici est écrite, le thème de la mort et de l'ensevelissement a déjà été traité par saint Paul :

  • « Ignorez-vous que nous tous qui avons été plongés (baptisés) dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été plongés ? Nous avons donc été co-ensevelis avec lui par la plongée (le baptême) dans sa mort, en sorte que, de même qu'il s'est relevé Christ d'entre les morts par la gloire du Père, ainsi, nous aussi, nous marchions en nouveauté de vie. » (Rm 6, 3-4).

Il y a plusieurs choses à remarquer ici. La première chose qu'il ne faut pas oublier, c'est que le thème n'est pas « nous mourrons », mais c'est « nous sommes morts ». Alors, c'est là que ça peut paraître un petit peu léger : est-ce seulement une façon de parler, ou bien s'agit-il de quelque chose qui a plus de poids que ce que nous appelons la mort ?

 

● L'avoir-à-mourir

Il faut voir qu'au chapitre 11, pour Lazare, on parle de la mort dans le langage de l'assoupissement. Ce thème de la vie comme sommeil, c'est-à-dire comme le fait de n'être pas éveillé au véritable jour, c'est un thème qui court dans plusieurs littératures, mais aussi, fortement, dans le Nouveau Testament et dans les premiers écrits patristiques. Ceci nous invite à repenser la mort au sens usuel et banal du terme comme étant quelque chose de la vie, de ce que nous appelons au sens banal la vie.

La mort ne désigne pas, au sens notarial du terme, le décès, et cela nous invite à considérer la vie comme étant déjà tout entière marquée de l'avoir-à-mourir. Et au fond la mort, à la différence du décès, c'est probablement essentiellement l'avoir à mourir. D'ailleurs quand le décédé n'est plus, le mot même de mort n'a plus de sens.

Je pense qu'une réflexion sur la mort qui serait reprise sur des bases de ce genre aurait une autre tonalité que la réflexion sur la mort que justement nous ne cessons d'éviter. Je ne suis pas sûr que cet évitement ne soit pas très nocif, ne travaille pas sourdement dans ce que nous appelons notre vie.

Que la mort soit l'avoir-à-mourir, cela nous est suggéré par saint Jean puisqu'il médite la totalité de la mort du Christ en la célébrant sous des dénominations diverses.

– Cela se dit dans la dormition à propos de Lazare,

– Cela se dit en termes de faiblesse (asthénéia), qui dit la dimension mortelle de la vie humaine.

– Le Christ lui-même tremble de tout son être, chose qui revient plusieurs fois[6], par exemple en Jn 12,27 : « Maintenant ma psyché est totalement ébranlée (tétaraktaï) – c'est un verbe au parfait – et que dis-je ? Père sauve-moi de cette heure ? Mais je suis venu pour cette heure. Père glorifie ton nom. ». D'ailleurs ce tremblement est à étudier à la mesure où le Christ est d'autre figure que nous dans ce domaine – remarquez que je n'ai pas dit "d'autre nature" mais d'autre figure, d'autre posture que nous. C'est dans un rapide éclair qu'il tremble de tout l'être et qu'il acquiesce à sa mort. Quelle proximité ! Chez nous il y a des délais dans ces choses et légitimement. Cependant cette proximité fait sens. Le Christ est, au cœur de l'humanité, celui qui est capable de vivre cette proximité, c'est-à-dire qu'il est la pure donation.

– Le moment de l'expiration - qui est le moment de remettre le souffle - est un des noms de la mort parmi d'autres.

Mais il y a aussi des noms qui ont à voir avec sans doute, après la mort, pour ceux à qui on meurt. Peut-être il ne faut pas simplement traiter du deuil sont traiter du mort, peut-être pas traiter du mort sans traiter du deuil, or nous avons l'habitude d'écarter mort et deuil comme deux choses différentes.

– Le moment de la transfixion est un moment qui dit toute la mort.

– Le moment de l'ensevelissement est un thème majeur, il est même passé dans notre Credo ainsi que la thématique de la descente aux enfers qui appartient à la toute première christologie judaïsante.

Nous savons aussi que chaque chapitre de l'évangile de Jean est l'annonce explicite de la mort et de la résurrection du Christ qui s'accomplit.

 

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[1] J-M Martin a évoqué à plusieurs reprises ce texte lorsqu'il lisait un autre texte, ce qui figure ici reprend des choses extraites de plusieurs interventions. Pour savoir qui il est : Qui est Jean-Marie Martin ?

[2] La myrrhe est une gomme-résine aromatique provenant d'un arbre, elle est utilisée lors des embaumements des morts durant l'antiquité. Elle possède de nombreuses vertus antiseptiques, cicatrisantes et anti-inflammatoires, et servait aussi à soulager de nombreux maux à travers la terre. Elle est l'une des trois offrandes des rois mages.

[4] Allusion à la phénoménologie de Heidegger. « Les mortels sont ceux qui peuvent faire l'expérience de la mort comme mort. La bête n'en est pas capable. Mais la bête ne peut pas non plus parler. Entre la mort et la parole la relation essentielle scintille le temps d'un éclair, mais elle demeure encore impensée. » (Acheminements vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 201)

[5] Le laboureur et ses enfants de Jean de la Fontaine.

[6] Autre exemple quand il rencontre Marie au chapitre 11 : « 33Jésus, quand il la vit en pleurs, ainsi que tous les Judéens qui étaient venus avec elle et qui étaient en pleurs, frémit(enebrimêsato)dans son esprit et se troubla (etaraxen) en lui-même (il entra dans un ébranlement de son être). » Au chapitre 13 : « 21Ayant dit ces mots Jésus fut troublé (étarachthê) dans son pneuma (dans son être) et il témoigna en disant : "L'un d'entre vous me trahira”. »

 

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