Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 093 671
Archives
1 septembre 2022

Jn 4, 5-42. Jésus et la Samaritaine : la rencontre de Dieu et de l'humanité

Ce texte très connu comporte de nombreux détails très importants et rarement mis en valeur : la sixième heure, la fatigue de Jésus, la rencontre au puits, les questions d'identification, la vue basse et la vue haute… Pour Jean-Marie Martin à qui est dédié le blog, ce texte est tellement important qu'il y faisait allusion dans toutes les sessions : le malentendu de départ, la séparation des eaux, le thème du don, la semaille et la moisson…

La présente lecture est tirée en grande partie de la session sur la Symbolique des éléments (eau, sang, pneuma), elle a été complétée par divers extraits d'autres sessions.

Un message du blog comporte déjà une lecture suivie faite par J-M Martin (La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base), une lectur gnostique évoquée par J-M Martin (Lecture gnostique de la Samaritaine (Jn 4, 4-24) suivie des fragments d'Héracléon cités par Origène), une autre lecture faite par son ami Joseph Pierron en 3 messages (Partie 1 v.1-6 ; Partie 2 v.7-27 ; Partie 3 v.28-42).

N B : J-M Martin évite de traduire le mot pneuma qui signifie l'esprit, le souffle, le vent ; dans les Bibles il est souvent traduit par "Esprit", induisant une lecture avec le présupposé de l'Esprit-Saint.

 

Jn 4, 5-42. Jésus et la Samaritaine

 

Jésus et la Samaritaine, mosaïqueLe chapitre de la Samaritaine est la maintenance en dialogue du pire malentendu avec sa progression vers un commencement d'entendre. Au départ, le rapport entre Jésus et elle est au pire et se maintient dans ce pire, c'est-à-dire que, dans le malentendu, il peut y avoir de la présence active. Au départ, ils sont l'un, pense-t-elle, judéen, et l'autre samaritaine, et ça, ça ne se rencontre pas. L'un est un mâle, l'autre, une femelle, et ça, ça ne se cause pas non plus dans la rue. Mais cela ne les identifie pas. Elle revendique sa samaritaineté ; Jésus ne revendique pas du tout sa judéité. Il y a méprise dans ce malentendu qui va s'amenuisant. Elle pense que, peut-être, il pourrait être le prophète que les Samaritains attendent, ce qu'il n'est pas au sens où elle l'entend. Après, elle pense qu'il est peut-être le Christos, le roi que les Judéens attendent, ce qu'il n'est pas au sens où les Judéens l'attendent. Enfin, au terme, elle et les autres le confessent sous son nom propre de Jésus (Yeshoua), c'est-à-dire sauveur du monde.

C'est la vie du monde, la Samaritaine, c'est l'histoire du monde, depuis le début jusqu'à la fin. C'est le processus, à travers les multiples approximations, à partir d'un malentendu initial total, vers la reconnaissance mutuelle qui est eschatologique. Car la fin de la Samaritaine, c'est la moisson, c'est l'eschatologie. Le malentendu n'est pas, premièrement, quelque chose de dépitant à condition qu'on le gère bien.

 

1) Quelques enjeux du texte

 

a) L'eau de la Samaritaine et l'eau du Christ.

L'eau est en débat. Il y a distinction, partage entre deux eaux : l'eau du puits (ou de la source) où se trouve la Samaritaine, et l'eau dont parle le Christ. Ce serait une erreur de faire ici simplement la distinction entre l'eau matérielle et l'eau spirituelle qui est le baptême. Le débat n'est pas exactement là. Il est à l'intérieur d'un processus d'identification : qui est la Samaritaine, et qui est son interlocuteur ?

Nous disions que dans cette rencontre, on part de la plus grande méprise, du plus grand malentendu pour la Samaritaine à propos de l'identification du personnage qui se présente à elle, puis, par des processus progressifs d'identification qui culminent à la fin de l'épisode, elle finit par l'identifier. Il est intéressant de noter qu'il faut, d'une certaine façon, que la Samaritaine se ré-identifie elle-même pour qu'elle puisse identifier Jésus. C'est un même processus : reconnaître Jésus la ré-identifie.

L'identification se fait ici par le lieu d'où l'on est, par les indices du lieu – il s'agit en particulier de l'eau et du puits. Un puits est lieu référentiel en ce sens qu'on y revient, qu'on y puise, c'est la source de l'entretien de la vie. Mais il n'est pas seulement un repère dans l'espace, il est aussi un repère dans le temps car ce puits se creuse dans l'histoire de la Genèse, de Jacob, de Joseph, et à ce titre-là il permet l'identification par des ancêtres.

 

b) La symbolique du masculin – féminin.

Par ailleurs, tout au long du texte court un autre problème identifiant c'est celui du sexe. Le débat est aussi largement dessus. C'est marqué en toutes lettres dans le texte : « Comment peux-tu m'adresser la parole à moi qui suis samaritaine et femme ? » (d'après le v. 9).

C'est un aspect qui est très important dans toute la conduite du texte, déjà parce que, selon l'Écriture, les fiancés, dans le monde patriarcal, se rencontrent au puits. Ensuite Jésus évoque le mari de la Samaritaine, ce qui lui permet à elle d'avouer le manque qui est le premier élément d'une ré-identification possible.

Il y a donc une symbolique du masculin – féminin tout au long de ce texte. J'ai simplement situé l'enjeu du texte en disant cela.

 

2) Lecture suivie

 

●   L'introduction (v. 4-6a).

« 4Il fallait qu'il traversât par la Samarie». Bien sûr, si on veut aller de Judée en Galilée, il faut traverser la Samarie, il faut. Mais ce "il fallait" a bien entendu chez Jean un aspect de destination, de chemin destiné.

« 5Il vient donc vers une ville de Samarie appelée Sichar près du champ que Jacob a donné à Joseph son fils. 6ll y avait là la source de Jacob.

 

 ●   La fatigue de Jésus. Sa soif (v. 6b-7).

« Jésus, fatigué par les difficultés du chemin s'assit près de la source ; c'était environ la sixième heure. 7Vient une femme de Samarie pour puiser de l'eau. Jésus lui dit : "Donne-moi à boire". »

La fatigue, ici, est très importante : kékopiakôs est un mot qui ne se trouve nulle part ailleurs dans l'évangile de Jean sinon précisément ici et au verset 38. Il faut avoir une attention qui nous aide à identifier la fatigue qui est en question ici, voir dans quel contexte le mot est repris : « 38Je vous ai envoyés moissonner là où vous ne vous êtes pas fatigués. »

Cette fatigue, c'est la Passion, ou c'est la vie christique, la vie de Jésus patibilis. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le « Donne-moi à boire » est évidemment un écho du « J'ai soif » de la croix. Il ne faut pas oublier non plus que c'est l'heure de la Passion car il était environ la sixième heure (Jn 19, 14), c'est donc le commencement de la septième heure, du septième jour, nous sommes dès le début dans le non-accomplissement. Il ne faut pas traduire : il était environ midi, parce que midi a chez nous une symbolique de plénitude, alors que six, ici, désigne le contraire.

 

●    Les disciples partent acheter (v. 8-9).

« 8En effet ses disciples étaient partis à la ville pour acheter de la nourriture. » Les disciples vont acheter de la nourriture.

Parfois, pour les tenter, c'est Jésus lui-même qui dit : « Où achèterons-nous des pains ? » (Jn 6, 5). Ils achètent, et ceci prépare la révélation – surtout dans le chapitre 6 – du fait que la nourriture essentielle ne s'achète pas. Quand Jésus dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains ? », Jean précise qu'il dit cela "pour l'éprouver", c'est-à-dire pour révéler la pensée qui est au cœur de Philippe. C'est une parole qui révèle le cœur pour faire prendre conscience de quelque chose qui est d'une autre nature. Le thème du don court tout au long de notre chapitre 4, mais aussi tout au long du chapitre 6. La nourriture essentielle – épiousion – du Notre Père : « Notre pain essentiel, donne-nous ce jour », c'est du domaine de la donation.

Par ailleurs, ses disciples sont partis opportunément, ce qui permet un discours étrange et même scandaleux : « 9La femme, la Samaritaine, lui dit donc : "Comment, toi qui es judéen, me demandes-tu à boire (m'adresses-tu la parole) à moi qui suis samaritaine et femme ? c'est déjà compromettant qu'un homme adresse la parole à une femme inconnue en public, et en plus - les Judéens ne se mêlent pas aux Samaritains.

 

●   La question de l'eau et de qui la donne (v. 10 -15).

« 10Jésus répondit et lui dit : "Si tu savais le don de Dieu"  c'est la révélation de la donation. Le trait premier de l'eau qui est en question, c'est la donation. Cela, bien sûr, la Samaritaine ne le sait pas, les disciples eux-mêmes ne le savent pas. et qui est celui qui te dit “ Donne-moi à boire ” la question est de savoir "qui est", c'est pourquoi je disais qu'il s'agissait d'un processus d'identification dont la question est explicitement dans le texte – c'est toi qui lui aurais demandé, et il t'aurait donné l'eau vivante ». Dans le processus johannique, une méprise s'indique ici. Dans d'autres passages, il s'agit de la méprise faite par les apôtres. Souvent ces méprises nous paraissent très grossières, mais ne le sont pas autant qu'elles paraissent. Elles sont là pour relancer. Il y a aussi la méprise de Nicodème : « Comment un homme devenu vieux… peut-il entrer dans le sein de sa mère une deuxième fois et naître ? » (Jn 3, 4). C'est constant chez Jean. C'est à méditer comme processus de mise en place d'une révélation.

« 11La femme lui dit : "Seigneur tu n'as pas de seau et le puits est profond, d'où donc as-tu l'eau vive ?" » « D'où as-tu l'eau vive ? », c'est une phrase qui a un sens dans son contexte et c'est une de ses multiples petites phrases qu'on peut prendre à part et méditer indéfiniment : comme : « La maison fut remplie de l'odeur emplit du parfum » (12, 3) ; « Le fils demeure toujours à la maison » (8, 35). Il y a tout, il y a la filiation… C'est vrai qu'elles ont un sens plein dans leur contexte, mais d'en être retirées et prises pour elles-mêmes, pour ce qu'elles suggèrent, est un excellent processus de méditation.

« 12Es-tu plus grand que notre père Jacob qui nous a donné le puits, et lui en a bu ainsi que ses fils et ses troupeaux ?» La thématique du "plus grand" est ici sous mode d'incrédulité, de question – mais pour le lecteur qui est habitué à entendre la parole, c'est implicitement une profession de foi de la résurrection. "Plus grand" signifie la résurrection.

"Notre père Jacob" : est-ce que la Samaritaine est suffisamment identifiée par sa référence, sa naissance dans la lignée du patriarche, par la référence de son lieu, par la qualité de propos de son eau ? Car l'eau est aussi, nous l'avons dit, la parole. La parole est le breuvage essentiel, et je serais tenté d'interpréter la suite à propos des cinq maris, comme les cinq livres du Pentateuque samaritain, en référence aux cinq pains qui sont le Pentateuque des Juifs, ce qui n'est pas une nourriture suffisante tant qu'il n'y a pas l'eau nouvelle, l'eau vive. Au verset 11 a été prononcé le mot de "l'eau vivante".

« 13Jésus répondit et lui dit : "Tout homme qui boit de cette eau (la tienne) aura soif à nouveau, 14celui qui boira de l'eau que je donnerai n'aura plus jamais soif". » C'est un thème un peu ambigu qui sera repris littéralement avec la réplique : « Donne-nous toujours de cette eau" dans le chapitre 6 à propos du pain (et c'est un parallèle important à retenir) : « Donne-nous toujours de ce pain ». C'est un indice pour la symbolique commune, la parole constituant la symbolique soit pour l'eau, soit pour le pain.

D'une manière étrange, cette formule se trouve dans la littérature sapientielle sous la forme inversée, c'est-à-dire qu'il est bon d'avoir toujours soif, que la soif soit constamment relancée. Chez Jean : « Il n'aura plus jamais soif ». Or, c'est la même chose dans l'inversion même : ici, l'avoir encore soif est dit négativement, de l'inextinguible par opposition à la plénitude, et dans l'autre texte, la plénitude consiste dans le perpétuel rejaillissement de la soif. Ce glissement est intéressant. C'est une petite énigme !

« Mais l'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant vers la vie éternelle – La vie (zôê) ou la vie éternelle, c'est la même chose chez saint Jean. Voici donc l'eau nouvelle, cette autre eau et le partage des eaux est situé dans un processus d'identification.

15La femme lui dit : Seigneur donne-moi de cette eau que je n'aie plus soif et que je ne vienne plus ici pour puiser." »

 

●    La question des maris (v.16-18).

Je passe assez rapidement sur l'évocation des maris qui n'est pas sans poser de problèmes. Dans ce texte, les réponses sont autant d'enchantements, lorsqu'on les trouve ! La réponse à « 15Donne-moi de cette eau», c'est : «16Va chercher ton mari. »Voilà qui apparaît comme une rupture incongrue : il parle de la symbolique de l'eau, et puis il semble l'ennuyer avec des questions de vie privée, comme le disait un participant à une session. En réalité, cela poursuit le processus de réidentification de la Samaritaine et reprend le thème de la femme par rapport à l'homme. Le fait que Jésus dise cette parole atteste qu'il n'a pas besoin qu'on cause pour savoir, il est au cœur de la question, car le secret honteux de cette femme, c'est cela. Et de lui permettre de l'évoquer d'une façon un peu voilée, mais que Jésus lui-même dévoile en disant : « 18Tu as eu cinq maris, celui que tu as maintenant n'est pas ton mari » : voilà qu'elle ne peut plus être dans le déni puisque, d'une certaine façon, elle est dénoncée ; cela lui permet de s'avouer et d'avouer le manque qui est le premier élément d'une ré-identification possible. Il ne la laisse pas dans le déni de ce qu'elle est. 

Cette parole de Jésus peut paraître sévère. On l'entend souvent comme une parole de condamnation : voilà qu'il vient l'ennuyer avec l'obligation d'avouer. Mais, quelle est la tonalité de cette parole ? Lisons le texte. La femme, aussitôt, va appeler les autres et dit : « 29Venez voir quelqu'un qui m'a dit ce que j'ai fait. » Autrement dit, ce n'est pas entendu comme une parole de condamnation. C'est nous qui injectons cette signification, éventuellement parce que nous sommes ennuyés par la parole de Jésus.

Quelle est la qualité de cette parole qui est dite au cœur de telle façon que cela délie le cœur et permet un aveu qui n'est pas un aveu dans la condamnation ? Une parole qui est entendue comme une parole libérante, et donc comme une parole de pardon ? Il y a là quelque chose de très important à méditer.

 

●   Une question d'identification par le titre (v. 19).

« 19La femme lui dit : "Seigneur, je constate que tu es prophète". » Elle commence à l'identifier comme étant peut-être le prophète Moïse qu'attendent les Samaritains. Mais Jésus est et n'est pas le prophète. En un sens oui, Jésus est le nouveau Moïse, mais pas au sens où l'attend celle-ci, donc nous sommes encore dans la méprise, même à propos du même mot.

Entre-temps, il y a eu cet autre thème qui est initié par la Samaritaine elle-même parce qu'au moment où elle sent que sa tentative d'identification n'est peut-être pas la vraie, elle se pose question : Est-ce que le vrai n'est pas plutôt chez les Judéens ? – en effet elle pense qu'il est peut-être plutôt judéen, ce qui est une erreur. Jésus n'est pas judéen, non pas du tout parce qu'il serait nazaréen. Jésus n'est pas judéen parce qu'il n'est pas identifié en vérité quand il est identifié comme judéen : Jésus n'est pas ressuscité judéen, juif. Lire saint Paul, par exemple : « Dans la dimension de Jésus ressuscité, dans le Christos, il n'y a ni Juif ni Grec... » (d'après Ga 3, 28).

 

●   Une question d'identification par le lieu (v. 20-23).

Cette question est à nouveau une question d'identification par le lieu : Où faut-il adorer ? Quel est le lieu axial ? Quel est le lieu sacré ?

Le mot adorer qui se rapporte à la bouche n'est pas une bonne traduction. Le verbe grec proskuneïn traduit l'hébreu his-chetahaweh, qui signifie se prosterner à terre, le nez à terre.

« 20Nos Pères se sont prosternés sur cette montagne – le mont Garizim que l'on voit – et vous dites (vous les Judéens) que c'est à Jérusalem qu'il faut se prosterner. 21Jésus lui dit : "Crois-moi, femme, l'heure vient où ni sur cette montagne, ni à Jérusalem, vous ne vous prosternerez devant le Père. 22Vous vous prosternez devant ce que vous ne savez pas, nous nous prosternons devant ce que nous savons, car le salut vient des Judéens".  Cette dernière phrase est très étonnante et ça ne va pas de soi. C'est le même problème que celui de l'intitulé de Pilate : « Jésus roi des Judéens. » (19, 21). Il y a des réponses à cela. Le pire serait de passer sur le texte sans apercevoir qu'il y a problème (mais ce n'est pas mon problème d'aujourd'hui).

« 23Mais vient l'heure et c'est maintenant que les véritables prosternateurs se prosterneront devant le Père en pneumati kaï alêthéïa (en pneuma et vérité) car le Père cherche de tels prosternateurs. 24Dieu est pneuma et il faut que ceux qui se prosternent devant lui, se prosternent en pneuma et vérité. »Il y a d'abord la question de l'heure, la question de la temporalité, mais ce n'est pas notre sujet.

La Samaritaine n'a pas posé la question : Qu'est-ce que se prosterner ? ou : Comment se prosterner ? Sa question est une question topographique : « Où faut-il se prosterner ? » La réponse est : « dans le pneuma ». Elle avait posé la question : ou bien … ou bien …, sur le mont Garizim ou à Jérusalem ? La réponse est : ni ici, ni là. Ainsi le Christ lui dit que le lieu où il faut se prosterner n'est pas un troisième lieu. Ce lieu est un non-lieu par rapport aux lieux repérables de notre cartographie. Ce qui se joue ici, c'est la symbolique du lieu nouveau.

Le pneuma (l'Esprit) est donc le lieu en quoi s'accomplit la posture essentielle de la prosternation.

Se prosterner devant qui ? Devant le Père, sans doute. Et se prosterner dans le Pneuma signifie se prosterner dans la donation. En effet nous avons vu : « Si tu savais le don de Dieu » (v. 10), nous avons vu que l'eau désigne la donation. Or, l'eau vivante, c'est le pneuma.

Ceci nous invite à penser la prosternation (l'adoration) comme autre chose que ce qui irait vers l'anéantissement du "je". Il n'y a pas à distinguer des prières d'adoration devant l'immense grandeur de Dieu et des prières d'action de grâce pour son don. Car la grandeur de Dieu est de donner et rien d'autre. Or, donner, c'est recevoir, et recevoir, c'est restituer, c'est verser, nous allons le voir bientôt. Si cette prière-là peut venir en nous, c'est parce qu'en nous (et en tout homme) il y a semence de pneuma qui est l'insu de nous-mêmes : « le pneuma, tu ne sais. »

 

Et nous avons ici l'hendiadys[1] "en pneuma et vérité" qui signifie « en pneuma qui est vérité ». Je dis souvent que le pneuma et le royaume désignent le même. Ici le pneuma et la vérité désignent le même. Et l'indication que je donne habituellement, c'est de penser pneuma, royaume et vérité comme le même. Évidemment, ce sont des mots qui, dans notre discours spontané, sont totalement disparates, ils n'appartiennent pas au même registre. Si nous continuons à les entendre dans le champ de signification qu'ils ont chez nous, nous ne les entendons pas. Il s'agit donc de les entendre à partir de l'insu comme étant la même réalité fondamentale qui se donne à entendre sous trois dénominations, trois noms. Tel est le processus et telle est la signification de l'hendiadys chez Jean.

Je rappelle d'autres expressions : « le pneuma de la vérité » (Jn 14, 17 ; 15, 26 ; 16, 13 et 1Jn 4, 6), qui est la façon dont le paraclet est annoncé, et enfin : « le pneuma est vérité » dans « Le pneuma est le témoignant car le pneuma est la vérité » (1 Jn 5, 6). Voilà trois expressions qui montrent comment fonctionne l'hendiadys.

Cela nous oblige à repenser le pneuma dans le contexte de l'identification du lieu (d'où ?), de la tentative d'orientation, de la référence à la source, de la recherche sourcielle du puits ou du temple ou du lieu, et c'est une invitation à penser à partir de cela le mot de vérité. Je ne vais pas ouvrir cette question de la signification de la vérité qui est très vaste. Mon but était d'arriver à cette hendiadys qui conforte le principe de lecture hendiadyque.

 

●   Est-il le Messie qu'attendent les Judéens (v. 25-26a) ?

« 25La femme lui dit : "Je sais que vient le Messie, celui qui est appelé Christos, quand celui-ci viendra, il nous annoncera toutes ces choses". 26Jésus lui dit : "Je suis, moi qui te parle. La question concerne le Messie, le Roi oint qu'attendent les Judéens. C'est l'autre attente après celle du Prophète (cf. verset 19). Jésus est-il ce Roi messie ? Oui et non. Non pas au sens où, probablement, elle le conjecture, et pourtant il dit : « Eïmi (je suis)» avec le double sens de : peut-être « Je le suis », et aussi le « Je suis » qui identifie ultimement Jésus, mais d'une façon qui n'est pas encore entendue pleinement par la Samaritaine.

 

●   Le retour des disciples et la question de la nourriture (v. 26b-34).

« Et là-dessus vinrent ses disciples et ils s'étonnaient qu'il parle avec une femme ; personne toutefois ne dit : "Que cherches-tu ou que dis-tu avec elle ?"

« 28La femme laisse donc sa jarre et s'en va vers la ville dire aux hommes : 29"Allez, voyez un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait, autrement dit, ce que lui a dit Jésus sur ses maris n'était pas une dénonciation pour elle. Elle l'a entendu dans la tonalité du pardon – n'est-il pas le Christos ?" 30Ils sortirent donc de la ville et vinrent auprès de lui.

La Samaritaine s'est absentée et les disciples sont revenus. Au verset 8 il nous était dit qu'ils « étaient allés à la ville acheter des nourritures. » Les disciples, c'est ceux qui font les courses et qui ici ramènent de la nourriture.

« 31Les disciples, entre temps, l'interrogeaient en disant : Rabbi, mange”. Celui-ci leur dit : 32J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas. Et ils se disent les uns aux autres : “Quelqu'un lui a apporté à manger ?” donc ils restent toujours à ce niveau, c'est d'ailleurs dans leur tâche. Cela jusqu'à la phrase très énigmatique sans doute à première écoute, mais qui bouleverse le sens ordinaire des mots – 32Il leur dit : “J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas”.Ce qui suscite une remarque des disciples.

« 33Alors les disciples se disent entre eux : "Est-ce que quelqu'un lui a apporté à manger ?" – toujours la méprise.

« 34Jésus leur dit : "Ma nourriture est que je fasse la volonté (la volonté secrète, thelêma) de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre". – Cette expression est étrange, on pourrait penser qu'il s'agit d'une figure de style. Cette phrase risque d'être entendue dans une sorte de crispation : « faire la volonté d’un autre c'est cela qui me tient en vie ».

  • Petite parenthèse. L'expression faire la volonté n'est pas dans le Notre Père. Nous traduisons « genêthêthô to thélêma sou » par« que ta volonté soit faite », mais le verbe faire ne s'y trouve pas. De toute façon dans le Nouveau Testament le verbe "faire"n'a jamais le sens de fabriquer, il signifie : "laisser venir ce qui a à être". L'allemand lassen est pour cela très intéressant : il signifie laisser dans le sens positif du terme et également faire. Il faudrait penser le laisser-faire (le grand, le vrai) comme la plus haute pointe de l'activité possible pour l'homme.

 « Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre. » Voilà une phrase très importante, d'abord pour le vocabulaire : faire la volonté, c'est la même chose qu'accomplir l'œuvre. Elle signifie que la nourriture est un des autres noms de la vie : ce qui me tient en vie, ce qui garde l'essence de ma vie. Nous disons parfois : moi, ma vie, c'est de faire ceci ou cela. Ici : « ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé ». Ça dit que ce qui tient le Christ en vie, c'est d'être l'accomplissement du vouloir secret du Père pour l'humanité, c'est son être.

L'œuvre chez saint Jean désigne soit la mort-résurrection – et donc la même chose que l'heure –, soit l'accomplissement de l'humanité, mais c'est la même chose. La mort-résurrection du Christ est l'accomplissement de l'humanité, c'est cela l'œuvre. Or cet accomplissement-là, « c'est ce qui me tient en vie, c'est cela la nourriture de ma vie" » et ça peut paraître une phrase grandiloquente : ma nourriture à moi… mais elle s'entend très bien.

J'ai dit qu'accomplir l'œuvre est la nourriture du Christ, mais c'est aussi sa boisson. Quand il dit : « J'ai soif », il s'agit du désir d'accomplir l'œuvre qui est mort et résurrection. C'est pourquoi nous avions raison d'interpréter la fatigue, la sixième heure, le « J'ai soif », la donation, dans la perspective de la mort du Christ. Ce n'est pas développé dans le texte à propos de la boisson, mais c'est développé à propos de la nourriture, et c'est la même chose.

 

Ici nous avons une indication sur le rapport œuvre / volonté : faire la volonté, c'est achever l'œuvre. En effet l'œuvre du Père n'est pas achevée, il est donné au Christ de l'achever. Telle est sa "nourriture" : faire l'œuvre du Père, c'est ce qui tient en vie le Fils comme Fils. Et accueillir l'œuvre, laisser qu'elle s'accomplisse en nous (autrement dit la foi), telle est la nourriture qui tient en vie l'homme.

Le mot œuvre, chez Jean, signifie toujours la Mort-Résurrection du Christet simultanément l'accomplissement de la totalité de l'humanité. Il faut repérer ces deux sens du mot œuvre, quitte à méditer longuement comment ces deux expressions peuvent dire la même chose.

Ce petit passage de Jn 4 a apporté en propre les mots de "volonté" et d"'œuvre accomplie" : la volonté n'est pas quelque chose d'extérieur à l'œuvre, elle est la semence de l'œuvre. Accomplir l'œuvre c'est faire venir cette semence à fruit, et le fruit c'est que l'homme vive. Nous trouvons ici une structure de pensée qui est une des plus fondamentales, c'est celle qui conduit de de la semence au fruit, ou de la volonté à l'œuvre accomplie, ou du mustêrion c'est-à-dire du caché, tenu en secret, à l'apocalupsis, au dévoilement accomplissant. J'ai souvent indiqué ces choses[2].

Le rapport volonté / œuvre est l'équivalent de semence / fruit, et c'est donc tout naturellement qu'intervient dans la suite du texte la thématique de la semaille et de la moisson.

 

●   Le thème de la semaille et de la moisson ; vue basse et vue haute (v. 35-37)

Jésus à nouveau va révéler quelque chose aux disciples en changeant leur regard. Nous allons trouver une des expressions qui met en cause le verbe voir, elle se trouve quatre fois dans l'évangile de Jean, dans des lieux à chaque fois signifiant : « lever les yeux ». On va avoir la distinction d'une vue courte (d'une vue basse) et d'une vue d'en haut. Naître d'en haut, c'est aussi voir d'en haut. Le thème de « lever les yeux » est très important parce qu'il y va ici de supprimer une méprise.

 « 35Vous dites encore un quadrimestre (quatre mois) et la moisson vient. Moi je vous dis : "Levez les yeux"– la vue basse dit : "encore quatre mois". En réalité, si on lève les yeux on voit autre chose – et contemplez les champs, ils sont blancs, prêts pour la moisson. » celui qui a les yeux levés voit que c'est maintenant. C'est très important pour la conception johannique du temps.

Il y a un regard qui voit toutes choses dans la lumière de l'eschaton, dans l'espace de l'eschaton, dans l'âge (l'aïon) de l'eschaton. Et c'est cet espace qui est en question ici dans notre texte.

« 36Le moissonneur reçoit salaire, c'est-à-dire qu'il rassemble (recueille, synageï) le fruit pour la vie éternelle – là aussi il ne s'agit pas d'une simple anecdote de la parabole : un semeur ne recueille pas la moisson pour la vie éternelle, mais "le" semeur dont il parle et qui est au cœur de la parabole – en sorte que le semeur se réjouisse en même temps que le moissonneur. – Le mot important ici, c'est homou : « le semeur et le moissonneur se réjouissent ensemble (homou) », ensemble, un adverbe de temps qui signifie "en même temps", "simultanément". C'est aussi le point simultané qui est visé dans « vous ne me constatez plus et vous commencez à me voir » (Jn 16, 16)[3], ce n'est pas d'abord et ensuite !

Semeur et moissonneur, c'est la même chose que semence et fruit ; ce n'est pas la différence entre le semeur et la semence, c'est la différence entre semence (semeur) d'un côté et fruit (moissonneur) de l'autre. C'est la même symbolique. Le semeur et le moissonneur ne sont pas “en même temps”, ils sont homou (simultanément), comme la semence et le fruit. Nous ne faisons ici que pointer un lieu digne d'être médité. La vue haute donne de voir la simultanéité ultime du moment séminal et du moment de la fructification, autrement dit l'unité.

Vous avez ici la joie qui est un thème récurrent chez saint Jean mais qui est toujours un thème eschatologique, le thème de ce qui se voit à partir de l'accomplissement, qui voit l'accomplissement même en regardant la semence.

 

 « 37Car en ceci la parole est vraie : "autre le semeur, autre le moissonneur" Ils sont le même (homou) parce qu'ils sont autres. Autrement dit, pour être vraiment un, il faut être deux. Ce fut le thème d'une série de conférences[4].

« 38Je vous ai envoyés moissonner là où vous ne vous êtes pas fatigués, d'autres se sont fatigués et vous vous êtes entrés dans leur champ" –Le semeur, c'est celui qui souffre, celui qui travaille, qui se fatigue. La fatigue du chemin, la fatigue du Christ est un thème important, dans la Samaritaine : « il est fatigué, il s'assied. » Le verbe "fatiguer" ne se trouve que deux fois chez Jean, au début (v. 6) et ici à la fin du récit. Autrement dit, il fait un rappel. La fatigue, ici, c'est la Passion. En effet, il est la sixième heure, c'est-à-dire midi, le commencement de la Passion du Christ.

Le début du texte répond à la fin, ou la fin répond au début, sous la modalité de la semaille et sous la modalité de la moisson. La semaille et la moisson, c'est la même chose, mais c'est la même chose dans une différence : différence de l'état séminal et de l'état achevé (accompli) de cette chose.

Comme du reste, pour la même raison, l'Ancien Testament et le Nouveau Testament, c'est la même chose, avec cette différence que tout le Nouveau Testament est séminalement dans l'Ancien, et que l'Ancien est sur mode manifesté et accompli dans le Nouveau : c'est la lecture christique de l'Ancien Testament que fait le Nouveau Testament. Et il faut qu'elle le fasse. Je ne dis pas que c'est le seul mode d'approche de l'Ancien Testament, libre à d'autres de l'approcher d'autres manières. C'est le mode christique d'aborder l'Ancien Testament, et je ne lis l'Ancien Testament, pour ma part, jamais autrement.

 

●   Les gens de la ville (v. 39-42)

« 39De cette ville beaucoup crurent en lui, parmi les Samaritains, à cause de la parole que la femme avait témoignée disant : "Il m'a dit tout ce que j'ai fait". 40Quand donc les Samaritains arrivèrentlorsque la Samaritaine a convoqué la ville, les gens viennent vers Jésus – ils lui demandèrent de demeurer auprès d'eux, et il demeura là deux jours.

« 41Et beaucoup plus nombreux, ils crurent, à cause de sa parole 42et ils disaient à la femme : "Ça n'est plus à cause de ton discours que nous croyons car nous-mêmes nous avons entendu c'est-à-dire que le dire de l'annonce est un dire qui est voué à se développer en voir : c'est le dire qui donne de voir[5], thème johannique confirmé ici – et nous savons que celui-ci est véritablement le sauveur du monde". »

 

Le thème masculo-féminin court tout au long du texte. D'abord parce que les patriarches rencontrent leur fiancée au puits. Ici, une conversation s'engage entre Jésus et cette Samaritaine anonyme. D'autre part, parmi les thématiques qui constituent leurs échanges, il y a la thématique de « Va chercher ton mari ». Qu'est-ce que ça vient faire là ? Mais c'était là dès le début parce que la thématique masculin/féminin, ou époux/épouse plus exactement ici, est en question d'emblée dans le texte. Bien sûr qu'elle n'a pas de mari et ne pourra en avoir que lorsqu'elle aura été capable de se ré-identifier et de reconnaître Jésus comme « le sauveur de son corps », comme dira Paul (Ep 5, 23), « le sauveur du monde » (Jn 4, 42), c'est-à-dire Jésus dans la figure de l'époux.[6] C'est pourquoi la Samaritaine a ici une signification collective.

 


[1] Un hendiadys est une figure de style qui est connue d'ailleurs même dans le monde des rhétoriciens latins (Quintilien, etc). Hendiadys signifie : dire une seule chose à travers deux mots

[4] Il s'agit du cycle de 5 conférences au Forum 104, sur le thème "Plus on est deux, plus on est un", tag PLUS 2 PLUS 1.

[6] Voir ce qui est dit dans La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base  et une lecture gnostique où la symbolique de l'époux est très importante : Lecture gnostique de la Samaritaine (Jn 4, 4-24) suivie des fragments d'Héracléon cités par Origène.

 

Commentaires