1ère lettre de Jean 4, 12-21. L'amour vient de Dieu
Le début de ce passage est très connu, il parle d'amour. Lors d'une de ses interventions à Saint-Bernard-de-Montparnasse en 1993, Jean-Marie Martin qui est spécialiste de saint Jean, a proposé de l'entendre avec comme contexte le Baptême du Christ, en particulier la parole : « Tu es mon fils bien-aimé », qui lui est adressée, et qui, en lui, s'adresse à la totalité de l'humanité. Par ailleurs, le débat entre Dieu qu'on ne voit pas et ce qu'il est, ressurgit tout au long du texte, et J-M Martin prend du temps pour l'approcher. C'est tout cela qui figure ici, et cela renouvelle toute lecture déjà faite !
Notez que J-M Martin préfère souvent garder les termes grecs pour ne pas limiter leur sens : agapê, mot souvent traduit par "amour" ; pneuma, mot souvent traduit par Esprit...
1 Jn 4, 12-21
- « 12Dieu, personne ne l'a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. 13A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné de son Esprit. 14Et nous, nous avons contemplé et nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde. 15Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu. 16Et nous, nous avons reconnu l'amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est Amour : celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. 17En ceci consiste la perfection de l'amour en nous : que nous ayons pleine assurance au jour du Jugement, car tel est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. 18Il n'y a pas de crainte dans l'amour ; au contraire, le parfait amour bannit la crainte, car la crainte implique un châtiment, et celui qui craint n'est point parvenu à la perfection de l'amour. 19Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier. 20Si quelqu'un dit : “J'aime Dieu” et qu'il déteste son frère, c'est un menteur : celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas. 21Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. » (Bible de Jérusalem)
Nous allons prendre le texte mais nous allons nous soucier en premier du texte lui-même dans sa teneur, ses articulations, dans son mouvement. Pour cela je vais d'abord le gloser c'est-à-dire le lire de façon un peu méditante. Je fais d'abord une petite remarque.
Remarque préalable. Le Baptême du Christ tel que médité par Jean dans son Prologue
Il est plus difficile de lire un texte de la première épître que de lire des épisodes d'Évangile. quand nous lisions un texte de l'évangile, nous avions toujours le secours de quelque chose qui aurait pu être – mais faussement quand même – pris comme une anecdote, c'est-à-dire qu'il y avait du récit, il y avait du geste, du mouvement ; et lorsqu'un dialogue, un discours surgissait à partir de là, il était en référence à cette narration.
Aussi je vous fais une proposition, et je ne peux pas la justifier pleinement tout de suite parce que cela nous prendrait du temps et que ça nous ferait nous évader du texte. Je vais articuler ce texte à quelque chose qui, à mon avis, ne quitte pas l'esprit de Jean quand il écrit, c'est la scène ouvrante, la scène inaugurale de son évangile. Cette scène, c'est celle du Baptême du Christ, c'est-à-dire que cela nous fournit comme l'icône fondamentale.
L'icône du Baptême contient en elle la totalité avec la mention du ciel et de la terre, avec la parole qui les relie, cette parole qui dit « Tu es mon fils bien-aimé » et qui s'accompagne du pneuma (Esprit, Souffle…) qui descend sous forme de colombe et qui repose sur le Christ, ce qui a à voir avec l'onction par le pneuma.
Or il y a une chose remarquable dont nous avons des indices, c'est que les premiers chrétiens n'ont jamais entendu que la parole « Tu es mon fils bien-aimé (agapêmeno) » s'adresse de façon singulière à Jésus, mais qu'en lui elle s'adresse à la totalité de l'humanité. Il y va donc de l'ampleur de cette agapê qui est ouverte comme un espace ouvert, une nouvelle ère, une nouvelle lumière entre ciel et terre, qui est ouverte et qui est proclamée. Il y va de l'ampleur de cet agapêméno.
Vous savez que saint Jean a particulièrement médité cela à l'intérieur même de ce qu'on appelle son Prologue – qui d'ailleurs n'est pas un prologue puisque le premier verset est déjà dans la méditation de la scène du Baptême même si le Baptiste n'apparaît qu'au troisième verset. De plus cette épiphanie est relatée en référence à (ou dans le langage de) l'épiphanie archétypique de toute épiphanie, de toute manifestation de Dieu. Et ce langage de la théophanie archétypique qui est en Gn 1, c'est : « En archê Dieu fit ciel et terre …, et Dieu dit : “Lumière soit” ». C'est ce que saint Jean commente en disant au début de son évangile : « Dans l'archê était la parole… en lui était la lumière… et la totalité (qui désigne le pneuma) advint en lui ; ce qui advint hors de lui n'était rien… »
Vous voyez que dans ce qu'on appelle Prologue, nous sommes d'emblée dans une méditation de la Genèse. Cela se manifeste encore plus par le sort que Jean fait subir au mot même de "fils". Les Synoptiques disent – et saint Jean lui-même le dit un peu plus loin – : « Tu es mon fils », mais Jean médite ce "fils" en deux noms différents. D'abord il y a le fils Monogène, c'est-à-dire le Fils un et unifiant la totalité : « tout ce qui advint était en lui ; ce qui advint en lui était vie », et ce "tout" désigne les tekna c'est-à-dire les enfants. La notion même de filiation se délivre dans ces deux termes (le Monogène et les tekna) et dans leur relation mutuelle, c'est-à-dire la filiation unifiée et la filiation unifiante. La filiation unifiante c'est le Christ, et la filiation unifiée c'est celle qui en a besoin parce que précisément elle est dans la discorde et non pas dans l'unité : les tekna, les enfants de Dieu, sont les dispersés.
Par ailleurs il est dit « Tu es mon fils bien-aimé » et donc il y a une référence à Isaac qui dans l'Ancien Testament est désigné comme le fils bien-aimé et le fils unique en Genèse 22, celui en qui est toute la semence de la promesse. Là encore il y a un rapport de l'un et des multiples.
Et chez Paul on trouve exactement la même chose à tel point que le rapport de l'un et des multiples, de un et de tous, est vraiment constitutif de l'essentiel de sa structure.
Or Jean est tout proche de cela dans l'organisation de ces textes.
Lecture suivie de 1 Jean 4, 12-21
1°) Versets 11-15
« 11 Bien-aimés, si ainsi Dieu nous a aimés, nous aussi, il faut que nous nous aimions les uns les autres. – Le "il faut" risque de poser problème : est-ce que, sous prétexte que Dieu nous aurait aimé, cela lui donne le droit d'imposer un devoir d'aimer ? Réponse : non. L'amour et la gratuité, le don, la grâce, ne peuvent jamais être considérés comme fondement d'une obligation, même si, vous le savez, cela se dit dans certains milieux. Donc ce n'est pas le sens. En réalité, ce "il faut" qui s'ajoute à la constatation d'un fait, c'est le "il faut" d'un découlement de ce qui est impliqué dans le fait : c'est fondé sur le fait que l'intelligibilité même de l'un implique l'intelligibilité de l'autre.
12Dieu, personne jamais ne l'a contemplé. – Voilà quelque chose qui semble intervenir brutalement, et pour le comprendre, il faut attendre la suite. On peut déjà dire que cela correspond à ce qui est dit dans le Prologue de Jean : « Dieu, personne ne l'a jamais vu » (Jn 1, 16), et ici du coup on attendrait la suite « le Fils… nous en fait l'exégèse » (Jn 1, 18), et l'exégèse est le déploiement, le déplissement de ce qui est impliqué dans un texte.
Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son agapê est pleinement achevée (téléiô) en nous. – On a ici le verbe téléiô qui indique que quelque chose arrive à sa plénitude. J'évite le mot "accomplir" ce qui serait meilleur comme sens, mais il y a un autre mot grec qui se traduit mieux par "accomplir" même si le sens est le même sans doute. C'est-à-dire que cela arrive à son point de perfection mais à condition qu'on entende "perfection" au sens de per-ficere, c'est-à-dire de totalement fait, mais ce n'est pas bon non plus.
13En ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, [en ceci] qu'Il nous a donné de son pneuma. – On a ici le verbe "demeurer", un verbe essentiel qui comporte toujours simultanément deux choses :
- Il y a d'abord l'idée spatiale d'habiter, à savoir "demeurer dans", ici « lui en nous et nous en lui », chose qui demande à être pensée dans une qualité d'espace.
- Il y a aussi le sens de demeurer au sens de "persister", qui correspond à la fidélité, à l'attestation qu'il y a effectivement foi puisque ce n'est pas quelque chose de ponctuel, nous en avions parlé à propos de ce que Jean dit : « ils sont sortis des nôtres, et s'ils avaient été des nôtres, ils seraient demeurés » (1Jn 2, 19), c'est-à-dire que si un jour ils ne sont pas des nôtres c'est qu'en fait ils ne l'étaient pas avant, ils ne l'ont jamais été, même si cela semblait être le cas.
« Il nous a donné de son pneuma » cela veut dire qu'il nous a donné de sa propre connaissance, une connaissance active et qui tient en peu de choses mais qui est essentielle. Et il s'agit d'un pneuma de connaissance, donc un pneuma qui parle (pas nécessairement à notre façon) ; au verset 15 il va même "confesser"…
14Et nous, nous avons contemplé et nous témoignons que le Père a envoyé son Fils comme sauveur du monde. – « Nous avons contemplé… » :il peut avoir une petite difficulté ici puisqu'il a été dit avant « Dieu, personne ne l'a contemplé ». Donc de quoi s'agit-il ? Il s'agit de l'événement christique puisque Jésus dit : « Philippe, qui me voit, voit le Père » (Jn 14,9).
15Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu – on retrouve le « Tu es mon fils » du Baptême ; et comme nous l'avons dit juste avant, ceci est une des formulations de ce que dit le pneuma[1] – Dieu demeure en lui et lui en Dieu.
2°) V. 16 : Le thème de l'agapê de Dieu
16Et nous, nous avons connu et nous avons cru l'agapê que Dieu a en nous. – Confesser qu'il est le Fils bien-aimé, cela nous permet de reconnaître l'agapê de Dieu en nous. Nous notons ici le mot "croire" que nous retrouvons au début du chapitre 5 : « Tout homme qui croit que Jésus est le Christ… », là ce n'est plus le mot Fils mais c'est le mot Christ qui est dans la mouvance du mot chrisma qui est l'onction du pneuma ; ceci veut dire que le thème du pneuma ressurgit avec le thème de foi et de connaissance.
Dieu est agapê et celui qui demeure dans l'agapê demeure en Dieu et Dieu en lui. »
« Dieu est agapê » Nous allons méditer cette phrase dans le contexte, c'est-à-dire dans le mouvement même du texte.
Dieu désigne ici quelque chose comme ce qui souvent s'indique dans le monstratif, c'est-à-dire que Dieu est un mot qui ne dit rien. C'est le cas de "ceci" quand je dis « ceci est un arbre » ; ici : « Dieu est agapê ». Le verbe "être" est très curieux ! Dans le mot "Dieu", il y a donc une fonction de monstration qui est une désignation assez forte, mais qui est nulle au point de vue signification.
Et par ailleurs il y a le mot agapê qui est un abstrait, donc qui ne désigne pas et qui est censé dire ce que "cela" est. Il y a donc « cela est… » et c'est le grand souci de toute l'histoire de la philosophie que de penser cette fonction du verbe "être" dans les limites de la langue grecque. Or le texte de Jean se prête à ce que nous méditions à partir de cela.
En effet j'ai dit que le mot Dieu joue un peu une fonction désignative, qu'il ne signifie rien, et c'est d'ailleurs ce que saint Jean a dit juste avant : « Dieu, personne ne l'a jamais vu » (v. 12), donc on n'en peut rien dire. Dieu, c'est comme "ça" ; et "ça" vient vers nous comme agapê. Et dans les versets précédents, il est dit que l'agapê c'est la manifestation de Dieu : « 9En ceci a été manifestée l'agapê qui est Dieu[2], en nous, [en ceci] que Dieu a envoyé son Fils Monogène (son Fils un et unifiant) », c'est ce qui se trouve dans les versets précédents. Donc l'agapê est la manifestation de Dieu, et ça permet de dire « Dieu est agapê ». Mais par ailleurs, il y a toujours une distance entre la manifestation et ce qui est manifesté, c'est même de cette différence-là que sortent tous les risques. C'est-à-dire que c'est de "l'apparition" – ou plus exactement, de "l'apparaître" – que naissent tous les risques de simple apparence.
La toute première pensée occidentale a été très attentive à cela. Là je parle de Parménide, d'Héraclite[3]. Cette toute première pensée est plus proche de l'Évangile que les contemporains grecs de l'Évangile. C'est une pensée sourcielle. Et voici un principe que vous pouvez mettre en œuvre : dès que vous avez une pensée par mode de caché/manifesté, vous avez une pensée première ; dès que vous avez une pensée sur mode de prévu/réalisé, vous avez la pensée dérivée occidentale.
La pensée par mode de caché/manifesté s'exprime dans le rapport de la semence au fruit. Il y a donc toujours cette semence qui reste, qui perdure en semence et qui est identique au fruit puisque c'est au fruit que je connais la semence, et cependant il y a une différence du fruit et de la semence à certains égards. Je crois que ça c'est le cœur de toute pensée authentiquement traditionnelle, c'est-à-dire celle qui s'ouvre sur le langage du phaneïn, de l'épiphanie, de la théophanie. C'est celle qui attend tout de cette monstration, de cette expérience, de cet événement au sens fort du terme – événement ou avènement –, de ce venir comme une plante vient à fruit. "Venir" est un mot absolument fondamental chez saint Jean.
On dit que le Père envoie et que le Fils vient – envoyer et venir –, et c'est très important de penser qu'en cela ils sont un. En effet il n'y a pas cette idée de dualité qu'on a quand on dit que le pape envoie un nonce : le pape c'est lui-même et le nonce c'est l'autre, il lui donne une mission et l'autre s'en va en mission. Pour le Père et le Fils, que le Fils vienne c'est la manifestation de ce qu'est le Père, et cela demande à être pensé dans le rapport secret du caché et du manifesté, donc du même.
C'est un événement et non un fait historique, puisqu'on n'a jamais vu que le Père ait envoyé le Fils comme sauveur du monde ! Donc cet événement est un fait dans une parole, et ce n'est pas le fait qui est au cœur, c'est ce qui précède cette distinction que nous faisons du fait et de la façon de dire.
Le fait est parole, et la parole est effective, elle réalise ce qu'elle dit. On peut être aidé du reste par cela qu'en hébreu le mot davar qui signifie "parole", signifie aussi bien "événement".
Donc cela manifeste Dieu, dit ce qu'il en est de Dieu sans que pour autant nous le voyions. En effet ce débat entre Dieu qu'on ne voit pas et ce qu'il est, ressurgit tout au long de notre texte. C'est là qu'il prend place, c'est dans une perspective de ce genre-là que cela devient pertinent, que ça a un sens. Et par ailleurs, on pourrait dire que l'hexis de Dieu c'est-à-dire sa posture en nous[4] – le verbe qui est employé ici à plusieurs reprises est le verbe ékheïn (avoir), un verbe basique qui est apparemment plat comme le verbe "être" et qui dit la posture de Dieu, comment il est par rapport à nous puisqu'il s'agit de « l'agapê que Dieu a en nous ». C'est pour cela que le verbe "avoir" est pour moi plus riche que le verbe "être", ce qui est à rebours de ce qu'on dit légitimement à d'autres points de vue à propos des verbes "être" et "avoir".
Et ce qui est intéressant ici, c'est de scruter, de méditer la présence du Christ qui me dit ce qu'il en est du Père. Et ce qui en est dit dans la mort du Christ, c'est ce témoignage de la surabondance de l'extrême de l'amour, de l'extrême de l'agapê. Saint Jean lui-même le dit dans le chapitre 15 de son évangile : « Il n'y a pas de plus grand agapê que de donner sa psyché pour ses amis. » Alors bien sûr, il ne faut pas du tout essayer de penser cela à partir des modes de générosité usuelle de quelqu'un qui se met devant le revolver pour sauver l'autre. Ce sont des choses magnifiques sans doute, peut-être, je ne sais pas. Néanmoins c'est l'inverse qui est vrai, c'est-à-dire que c'est à partir de l'inouï de ce que nous n'entendons pas, de ce qui est en question ici, que même nos générosités prennent sens, c'est cela et non pas l'inverse[5]. Donc il y a là quelque chose du dernier mystère de la dernière manifestation de ce qu'il en est de l'être de Dieu, qui est d'être donnable, d'où effectivement donné.
Donc « Dieu est agapê », voilà en quel sens on entend cela dans les structures de notre texte. Ce n'est pas du tout pour réduire, c'est au contraire pour ouvrir la capacité d'intelligence de ce qui est audible pour nous à partir de là.
« Dieu est agapê et celui qui demeure dans l'agapê demeure en Dieu et Dieu en lui. » Nous avons ici le verbe demeurer (méneïn) dont nous parlions. Et le mode de demeurer en Dieu que nous ne connaissons pas, c'est de demeurer dans l'agapê. Ici, cela est dit à propos de l'agapê, mais il ne faut pas oublier que la même chose se dit de la "foi" qui est entendre[6].
Il ne s'agit pas d'exploiter hâtivement ces formules, elles sont bien plus riches que les simples exploitations hâtives que nous pouvons en faire.
3°) V. 17-19 : l'accomplissement de l'agapê de Dieu en termes d'aisance par opposition à la crainte
S'ouvre maintenant un passage sur la confiance, l'assurance (ou l'aisance) par opposition à la crainte
« 17En ceci est achevée (est pleinement accomplie, portée à sa plénitude) l’agapê avec nous, – l'agapê continue à être l'agapê de Dieu, c'est-à-dire l'agapê dont Dieu nous aime. Il faut bien voir que quand nous disons « nous aimons » c'est toujours dans un sens second, car ce qui est premier c'est que Dieu aime, c'est lui qui a l'initiative de cette ouverture d'espace en disant « Tu es mon fils bien-aimé (agapêmeno) ». Le fait que c'est Dieu qui a l'initiative, nous l'avons déjà entendu et nous l'attendons encore puisque ça se retrouve au verset 20. C'est là qu'apparaît le fait que, en un sens ce n'est pas moi qui aime, mais c'est Dieu qui, aimant tous les hommes, aime. Est-ce que ça veut dire que je n'ai rien à faire ? Bien sûr que non. Mais la question est posée et cela ne doit pas être entendu au détriment de ce qu'il en est de l'homme, ce serait une mauvaise compréhension. Bien au contraire, l'intelligence de ce qui est en question ici est une promotion incroyable de la relation de l'homme à Dieu.
« En ceci l'Agapê de Dieu avec nous a son achèvement », voilà quelque chose que nous avions déjà entendu mais dans un premier sens : que nous soyons aimés de Dieu, cela s'achevait, s'accomplissait en ce que nous aimions les autres. Et ici on va avoir un tout autre aspect de l'achèvement ou de l'accomplissement de l'agapê qui est mis en évidence, c'est « que nous ayons parrhêsié (assurance, aisance) au jour de la krisis, car tel est Celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. »
Parrhêsia est un mot qui est difficile à traduire, il a en lui rhéma qui signifie la parole. Donc cela indique le discours libre, le discours aisé, c'est-à-dire se tenir devant quelqu'un dans une facilité de parole, une facilité de communication, de présence. Le thème de la parrhêsia figure déjà à la fin du chapitre 2 : « Et maintenant, petits-enfants, demeurez en lui afin que quand il paraîtra nous ayons parrhêsia et que nous ne soyons pas honteux ». Dans ce verset il y a le mot "honte", mais il faut penser que c'est beaucoup plus large ; de même que le mot grec qui dit "haine" n'est pas bien traduit quand on le traduit de façon sectorielle par le mot "haine". Le mot "honte" ici dit cette attitude qui me retire de la Présence.
Vous savez qu'en premier, "être", c'est toujours "être à"[7], et donc on peut ou être accueilli ou être refusé par autrui ; et le refus ou l'attitude jugeante d'autrui me met dans une position de crainte (phobos), mot qu'on a dans le verset suivant, ce qui correspond ici à la honte. Ce n'est donc pas quelque chose qui survient après coup, c'est constitutif de la posture fondamentale de l'homme.
Par ailleurs ce passage est difficile et il y a plusieurs façons de le comprendre. Que signifie "le jour de la krisis" ? Je crois que ce qui est en question ici, ce n'est pas la parousia, la présence, le retour du Christ pour juger. Le jour du jugement, c'est maintenant.
La krisis a lieu dans ce maintenant dont saint Jean parle à plusieurs reprises : « Maintenant le prince de ce monde est jugé » donc maintenant a lieu la krisis, et cette krisis, c'est en fait que nous soyons jugés par tout ce qui nous juge, puisque « comme lui est, nous aussi nous sommes dans ce monde ».
18Il n'y a pas de crainte (phobos) dans l'agapê, mais l’agapê accomplie jette dehors la crainte, car la crainte implique un châtiment – c'est-à-dire qu'elle est déjà elle-même un châtiment – et celui qui craint n'est pas pleinement achevé – ou "accompli", c'est le verbe téléiô – dans l'agapê. – il est question de "celui qui", mais il ne s'agit pas d'un individu puisque vous savez qu'en nous, il y a de l'agapê mais aussi de la non-agapê.
Voyez bien le débat qui est ici, il ne faut pas le reculer dans notre imaginaire eschatologique, mais il faut l'entendre dans l'eschatologie johannique du maintenant. Pour bien montrer cela, il faudrait relever tous les passages où saint Jean encourage les membres des premières communautés devant le fait qu'ils sont traînés devant des tribunaux par la synagogue, qu'ils sont accusés, qu'ils sont persécutés, martyrisés… Et la krisis ici c'est d'être jugé, mais précisément l'agapê elle-même met hors de krisis effective comme elle a mis le Christ hors de krisis. "Apparemment" elle ne l'a pas mis hors de krisis puisqu'il a été jugé, condamné et exécuté, mais en fait sa vie était donnée d'avance : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne » (Jn 10, 18), c'est-à-dire qu'elle n'était pas prenable. Et de même pour nous. La vérité de l'agapê me met hors du jugement définitif, du jugement autre qu'apparent – mais voyez en quel sens j'emploie le mot "apparent" ici, car c'est en fait très réel à d'autres égards. En me mettant hors du jugement, l'agapê me met hors de la crainte, car il y a un rapport entre la crainte, le jugement et le châtiment.
Je ne crois pas qu'il soit directement question ici de la crainte du jugement dernier, sauf sous ce rapport que celui qui est dans la crainte par rapport à ce jugement n'entend pas la parole de Dieu, c'est-à-dire se fait un Dieu jugeant et punissant, autrement dit il se fait un Dieu à l'image de ce que nous sommes c'est-à-dire constamment jugeant et punissant. Bien évidemment tout cela est très largement inscrit en nous, dans notre natif, dans notre naissance première, et il ne s'agit pas de constituer une nouvelle psychologie qui évacuerait cela. Mais il s'agit de laisser advenir dans la foi et l'agapê cela qui est plus fort que l'espace de l'indéfini jugement, de la condamnation et du meurtre, c'est-à-dire d'accueillir en nous ce que saint Jean appelle un peu plus loin la victoire.
La victoire apparaît au verset 4 du chapitre 5 : « Tout homme qui est né de Dieu vainc le monde ». Vaincre le monde, c'est ça qui est en débat. À certains égards, je suis vaincu et jugé par le monde comme le Christ a été jugé et vaincu par le monde. Mais cela c'est l'apparence. En réalité la foi et l'agapê me mettent dans l'espace qui est, par rapport à cela, la victoire : victoire sur la mort et victoire sur le meurtre.
19Nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés. – nous avons longuement parlé de cela : ce qui est premier c'est que Dieu aime, c'est lui qui ouvre un espace en disant « Tu es mon fils bien-aimé (agapêmeno) ».
3°) V. 20-21 retour au thème du rapport agapê de Dieu / agapê du frère
20Si quelqu'un dit : "J'aime Dieu" et qu'il haïsse son frère, il est faussaire (pseustes) car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas.
Plusieurs fois en saint Jean nous avons des phrases du genre : « Si quelqu'un fait…. alors il est… » ou bien : « À ceci nous connaissons que… », et ça ressemble à un critère. Mais si on lit plus attentivement saint Jean, on découvre la réversibilité de tous ces prétendus critères qui ne sont pas des critères. Ici on a : « celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas », Or l'inverse est dit : « Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu quand nous aimons Dieu. » (1 Jn 5, 2).
Du reste, il faut se défaire de l'idée que la charité au sens usuel du terme soit un critère pour savoir quelle est notre relation à Dieu. La charité au sens usuel du terme, dans le meilleur des cas, c'est livrer son corps pour servir quelqu'un, or, comme dit saint Paul : « Si je livre mon corps et que je n'ai pas l'agapê, je ne suis qu'une cymbale retentissante. » Il y a donc là tout un ensemble de choses à bien entendre.
21Oui, voilà la disposition (entolê) que nous avons de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. »
Le mot entolê[8] signifie "commandement" mais le mot commandement est pris chez nous dans un contexte qui implique une sorte de chantage implicite : il y a la loi, une transgression possible, et à la transgression répond le châtiment. Chez saint Jean le mot entolê a clairement un autre sens. Par exemple au chapitre 2, il dit : « Je vous écris un commandement nouveau qui est vrai, en lui et en vous, à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière véritable déjà luit. » (1 Jn 2, 8). Il ne s'agit pas d'un commandement mais d'une annonce. Ultimement, chez Jean, l'entolê est une parole qui fait ce qu'elle dit. C'est une parole qui donne de faire, donc non seulement de pouvoir faire mais de faire. C'est pour cela que le mot disposition est un bon mot pour traduire entolê. Pour ce qui est d'aimer son frère, cela ne relève pas d'un ordre, mais cela découle de l'agapê de Dieu lui-même.
[1] « Ici c'est le pneuma entendu comme enseignement, mais un enseignement qui n'est pas nécessairement articulé en paroles puisque nous ne sommes pas dans la région où la conscience est décisive pour la définition de la connaissance. C'est important parce que “celui qui ne confesse pas Jésus-Christ”, ça ne veut pas dire : celui qui n'en a jamais entendu parler, ou qui en a entendu mal parler, et qui par suite ne le confesse pas ; ça veut dire : celui qui nie Jésus-Christ… Autrement dit, cette christité peut être présente d'une façon qui, pour nous, serait considérée comme muette. « Personne ne vient au Père sinon par moi » ; on est sauvé par le Nom de Jésus, mais le Nom n'est pas l'énonciation verbale. Les Anciens distinguent très bien le visible et l'invisible du Nom. L'expression “l'invisible du Nom” se trouve en particulier très développé dans l'Évangile de la Vérité… Ceci pour éclairer une difficulté très grande sur la nécessité de professer la foi. En effet : on passe par le Nom de Jésus, mais pas le nom articulé. L'Évangile de la Vérité nous dit bien qu'il ne s'agit pas du nom composé de six lettres. Six : Jésus en grec, Iêsous, c'est six lettres, et comme il nous parle en grec, il dit “six lettres”. » (J-M Martin, session Connaître-aimer, Ch VIII. Lecture commentée de 1 Jean 4)
[2] Dans le texte c'est "l'agapê de Dieu", mais on peut traduire par "l'agapê qui est Dieu". Par exemple "la ville de Paris" signifie "la ville qui est Paris".
[3] Voir les quatre messages sur les présocratiques dans le tag présocratiques.
[4] Le mot ἕξις (héxis) vient de ἔχω, (ékhô) qui signifie "avoir". Dès le début du VIe siècle Boëce traduit l'hexis d'Aristote par un mot latin, habitus, dérivé du verbe habere, avoir. En français ce sera traduit par « disposition » ou « manière d'être ».
[5] Cf. Symbole au grand sens distingué de la métaphore et du signe au sens classique. En référence à Jn 6.
[6] Voir La foi comme entendre, un entendre qui est acte pascal ; la foi comme recueil de la Résurrection.
[8] Ceci est développé dans Comment entendre le mot "commandement" dans le NT ? Exemples chez saint Jean.